Préface — Un Conte par Madame de Chatelain

RAYONS ET REFLETS.


PRÉFACE.


Lecteur,

J’ai bien envie de vous brûler cette fois la politesse et de ne pas faire de préface à ce livre.

— « Mais vous n’y pensez pas, mon cher Maître, » me dit une Petite Voix à laquelle je donne l’hospitalité depuis mon enfance, et qui se tient cachée sous les replis les plus secrets de mon for intérieur, « vous n’y pensez pas, un livre sans préface, c’est comme eut été une Maison Romaine sans le Cave canem ou le Salve ! Une préface est chose indispensable, c’est le jour qui doit éclairer le monument, si monument il y a. »

— « Peut-être avez vous raison Petite Voix. Allons ! va pour la préface. Donc je vais dire pourquoi j’ai fait ce livre, pourquoi j’ai mis tel poème, pourquoi j’ai omis tel autre ; tant pis pour te lecteur, si mes confidences l’amusent prou, au moins, lui aurai-je coulé en douceur mon « sic volo, sic jubaeo !  »

— « Mais prenez garde, Maître, » interrompt la Petite Voix, « prenez garde, en écrivant votre préface de ne faire qu’un Moi délayé :

 « Le Moi dans une bouche a plus d’une syllabe !
C’est un écueil qu’il faut éviter à tout prix. »

— « Parbleu, Petite Voix, vous avez raison, je pense entièrement comme vous sur l’inconvenance du Moi — Écoutez plutôt ces quelques vers de ma façon sur ce monosyllabe, qui de tous temps a grisé tant de monde et est destiné à en griser encore tant, per omnia sœcula sœculorum :


Moi.

Rien n’est beau que le “ Moi," Le “Moi” seul est aimable !
C’est un mot ravissant, c’est un mot adorable !
En trois lettres il dit plus que tout l’alphabet,
Le “Tu,” le “Vous," le “ Leur," il les occit tout net.
Lorsque nous disons “ Moi !’’ s’agrandit notre bouche,
Tant le beau du sujet, et nous charme et nous touche :
“ Moi !… des mots c’est le Roi ! car ma pensée à Moi,
C’est mon bien, mon joujou, mon bijou, mon émoi.
Pour ce qui m’intéresse, oh ! je suis bon apôtre,
Mais je me ris pas mal ou du “ Leur ” ou du “ Vôtre ! "
Je suis Moi ! rien que Moi ! — Moi vaut bien mieux que Toi !
Aussi m’accoquiné-je à “ Moi,” toujours à “ Moi ! ”
Peut-être direz-vous que c’est de l’Egoïsme ;
Ne pense comme Vous, pour Moi, c’est Héroïsme ;
Donc du qu’en dira-t-on me moque, et je dis Moi :
“ Vive Moi ! vive Moi ! vive Moi ! vive Moi !'
“ Moi” ça vaut, voyez-vous, tous les “Vous” de ce monde :
C’est mon idée à “ Moi ” — honni soit qui la fronde !


Après cette profession de foi, crânement faite, me croirez-vous encore, Petite Voix, apte à écrire une préface honnête, et pas trop personnelle ? ”

— “ Dame ! avisez-y.”

— “ Oh ! par ma foi, non ! Il ne faut pas tenter le diable ; j’aime mieux, en guise de préface, narrer au lecteur un petit conte que je trouve se promenant dans les œuvres de mon féal et ami collaborateur, Madame de Châtelain. Je traduis donc Tony the Sleepless, m’engageant à dire au lecteur le pourquoi de se narré… au bout du conte.”

. . . . . .

. . . . .

Il y avait une fois un chasseur qui vivait dans une belle et antique forêt, asile impénétrable de gibier de toute espèce, si bien qu’en vendant la peau des bêtes qui tombaient sous ses coups, et en se nourissant de leur chair il s’était fait une existence aisée, où l’utile et l'agréable se trouvaient réunis. En effet, le jour se passait à errer à l’ombre d’arbres séculaires, et quand venait la nuit, il avait pour s’abriter et se délasser de ses fatigues une petite chaumière toute gentille et toute proprette, entourée d’un charmant petit jardin qu’il cultivait avec amour pendant ses heures de loisir.

Tony vivait déjà de cette douce vie depuis plusieurs années, et était très connu dans tous les environs comme le chasseur le plus intrépide et le meilleur compagnon qu’on pût trouver à bien des milles à la ronde, quand un soir, comme il revenait chez lui par un beau clair de lune, il trouva le sentier qu’il parcourait, intercepté par un étrange personnage, qui avait plutôt l’air d’un spectre lunaire que d’une créature en chair et on os, comme vous et moi, tant son être paraissait diaphane, tant ses yeux surtout étaient d’un brillant inaccoutumé. Heureusement notre rencontré portait sur le dos une sorte de ballot-havresac, ce qui faisait naître la pensée qu’il appartenait à la classe essentiellement ambulante des colporteurs. Toutefois, une âme moins fortement trempée que celle de Tony eut bien pu être quelque peu émue à la vue de ce quasi-fantôme. Cependant d’une voix, qui n’avait rien que de naturel, le voyageur pria Tony de lui indiquer la route la plus directe et la plus courte pour sortir de la forêt.

—Oh ! rien n’est plus facile, répondit Tony, mais je vous en préviens, le plus prochain village est à une distance assez considérable, et il n’y a aucune auberge sur la route avant d’y arriver, ainsi donc vous ferez mieux de venir dormir sous mon toit, et de remettre à demain matin la continuation de votre voyage.

Tony fit cette offre à l’étranger, porté en partie par ce bon naturel qui faisait la base de son caractère, et en partie, l’avouerons-nous, pour se forcer lui-même à s’assurer qu’il u’y avait rien de surhumain dans l’homme-apparition qu’il — Dormir ! répéta l’étranger dont les yeux semblèrent se dilater outre mesure, tandis qu’un rire singulièrement strident faisait vibrer les feuilles paisibles des plus vieux arbres de la forêt ; je ne pense pas que je puisse dormir» à moins que vous n'ayez du sommeil à me vendre. Malgré ce, j’accepte volontiers une nuit de logement chez vous, et je vous remercie sincèrement de votre offre.

Tony conclut de cette singulière réponse qu’il avait à faire à un homme bizarre, au cerveau quelque feu fêlé ; et sans chercher autrement à approfondir qui il pouvait être, il se mit en devoir de lui montrer le chemin de sa chaumière, se promettant, à part soi, de tirer amusement des excentricités du bon homme. Arrivés à leur destination, l’étranger se débarassa du fardeau qui paraissait fatiguer ses épaules, quant à Tony il s’empressa de couvrir la table de mets substantiels dûment accompagnés d’un large cruchon de bière. Cela fait, il invita avec cordialité son diaphane compagnon à prendre place à table et à faire fête à ce repas improvisé.

— Ils venaient de s’asseoir, quand Tony s'adressant à son hôte :

— Dites-moi, l’ami, quelles sortes de choses avez-vous ainsi dans la boutique que vous portez sur le dos ?

— Toutes sortes d’étranges choses, répondit le colporteur, fixant ses yeux perçants sur son interrogateur. Mon ballot ne ressemble pas mal à un jeu de cartes, qui renferme dans les combinaisons inédites de ses feuilles légères ce qui constitue la bonne et la mauvaise fortune.

Tony se mit à rire de cette réponse évasive, et, sans permettre à sa curiosité de chercher autrement à pénétrer les secrets de son convive, il le laissa causer sur tout autre sujet, se tenant, quant à lui, si peu sur la défensive, qu’avant la fin du souper, après une conversation à bâtons rompus, il avait, sans y faire attention, mis sa biographie complète sous les yeux de son nouvel ami, sans que, par contre, il eut reçu de son interlocuteur, en échange de cette confiance sans bornes, la moindre confidence. C’est que, à vrai dire, l’étranger avait un tel laisser-aller de conversation, il racontait si bien des choses si merveilleuses et si interressantes qui n’avaient jamais auparavant frappé les oreilles de Tony, que ce dernier eut été bien fâché, ma foi ! d’interrompre le récit de son hôte par des questions oiseuses.

A la fin cependant, il se fit tard, et étant accoutumé à se coucher de bonne heure, Tony ne put pas plus longtemps résister à l’envie de dormir qui s’emparait de lui ; aussi offrit-il son lit à l’étranger, et il se disposait à s’étendre sur quelques peaux de bêtes placées dans un des coins de sa cabane, lorsque celui-ci l’assura que l’heure de son coucher n’était pas encore venue, et qu’il préférait, du reste, passer la nuit sur une chaise. Tony le laissa donc faire à sa guise, et s’étant jeté sur son lit, il s’endormit bien vite de ce sommeil profond que la fatigue et une bonne constitution assurent toujours à l’homme actif et travailleur.

Un tiers de la nuit n’était pas écoulé, quand Tony fut soudain éveillé par la voix de l’étranger qui lui disait :

Holà maître, il est temps de se lever ; voilà le point du jour.

Tony ouvrit avec peine ses paupières rebelles.

—Baste ! vous vous trompez brave homme, repartit-il, et vous prenez pour le point du jour le clair de lune. Pour Dieu ne pourriez-vous me laisser dormir eu repos ?

Et se prenant au mot lui-même, il se retourna sur sa couche, et incontinent recommença à ronfler de plus belle et à cœur joie.

L’étranger se remit sur la chaise, puis la quitta, puis marcha deçà delà dans la chambre, puis se remit sur sa chaise, et puis patienta quelques moments ; mais avant que les deux tiers de la nuit ne fussent achevés, de nouveau il interpella Tony pour lui dire qu’il faisait jour.

De nouveau, et bien malgré lui, Tony se hasarda à ouvrir les yeux, de nouveau il s’apperçut sans peine qu’il n’y avait aucun signe qui annonçât le point du jour : et jugeant d’après le bon appétit de sommeil qui lui restait à satisfaire, que l’heure où il avait coutume de se lever était encore loin, il répondit de mauvaise humeur àcette seconde interruption d’une occupation favorite ;

— Allez vous promener, si vous en avez l’envie, mais en vérité mon cher, laissez les autres dormir.

— Dormir ! murmura l’étranger, ne dirait-on pas que ce soit ce qu’il y a de plus désirable dans le monde entier ?

Mais la remarque mourut sans écho ; comme pour prouver qu’effectivement dormir était pour lui le souverain bien, notre Tony e’tait déjà rentré en possession de son sommeil, ou plutôt de son trésor, un instant égaré, et de nouveau ronflait fort bien, et bien fort.

L’étranger fut donc encore une fois forcé de prendre patience, jusqu’à ce qu’enfin, à son grand contentement, l’aurore aux doigts de rose, comme disent les poètes, ouvrit les portes de l’orient, et vint épandre ses feux sur la nature rajeunie.

À ce moment il commença à ouvrir la porte, à remuer sa chaise, à reculer la table, à faire en un mot toute espèce de bruit qui put suppléer aux paroles, afin de n’avoir pas à avertir de nouveau son voisin le dormeur qu’il était temps de se lever. Tony, toutefois, ne fut pas longtemps sourd an bruyant appel de l’inconnu :

— Maintenant, je suis votre homme, lui dit-il en se jetant hors du lit, et suis prêt à parcourir toute la forêt avec vous, si tel est votre bon plaisir, après, bien entendu, que nous aurons déjeûné.

S’apercevant ensuite que l’inconnu ne paraissait ni fatigué, ni reposé de la nuit qu’il avait passé, et que ses yeux, nu contraire, étaient tout aussi profondément brillants que jamais, il ne put s’empêcher de dire :

— Vous êtes un singulier homme d’être ainsi éveillé, êtes-vous donc si pressé de partir ?

L’étranger fit un signe de tête négatif.

— Si vous passez ainsi des nuits blanches, poursuivit Tony, vous laisserez vos forces à ce jeu. Asseyez-vous maintenant, et reconfortez-vous en faisant honneur an déjeûner.

— Oh ! répliqua l’étranger, en prenant place à table, tout cela est affaire d’habitude, J'ai passé ces dix-huit derniers mois de la même manière, et je ne m’en porte pas plus mal.

Le couteau de Tony s’échappa de sa main à cette singulière assertion, et regardant l’étranger avec une indicible stupéfaction :

— Comment ? Sans avoir fermé l’œil une seule fois ?...

— Ainsi que vous le dites, répéta l’étranger.

— Alors vous êtes le diable en personne, s’écria Tony, se levant tout à coup avec un sentiment d’horreur qu’il éprouvait pour la première fois de sa vie.

— Donnez-vous donc, je vous prie, la peine de vous rasseoir, mon brave, reprit le colporteur, riant de la frayeur qu’il venait d’exciter ; pour vous rassurer, demeurez convaincu que chaque fois que je puis me procurer un an ou deux de bon sommeil en échange de ma marchandise, je n’en néglige pas l’occasion. Mais assez causé là-dessus. Maintenant répondez-moi à cette seule question : Qui vous rend si friand de sommeil ?

— Mais, reprit Tony, ne sachant trop comment répondre à une question qui l’embarrassait par sa simplicité même ; mais quand on a chassé tout le jour durant, m’est avis qu’on a besoin de sommeil, n’est-il pas vrai ?

— Peut-être ; mais si vous étiez riche, si vous ne chassiez que pour votre plaisir, si vous aviez un beau palais avec nombre de vassaux et de vassales, et que jour et nuit vous pussiez dépenser votre vie au milieu de plaisirs sans nombre, alors ne pourriez-vous pas vous passer de sommeil ?

— Je pense que lorsque viendrait la nuit, je sentirais encore le besoin de dormir, reprit Tony.

— Mais si ce besoin de dormir, on vous empêchait de le ressentir ? continua l’étranger.

— Oh ! alors, ce serait tout profit et fort agréable, par ma foi, de vivre ainsi doublement, et de s’amuser sans interruption ! — C’est, en effet, un marché de roi, et ce sera le vôtre, s’il vous convient, reprit l’étranger. Voulez-vous vivre dans un beau palais et devenir prince ? Vendez-moi sept années de sommeil.

— Mais comment cela peut-il se faire ? reprit Tony au comble de l'étonnement.

— C’est mon affaire, laissez m’en le soin, répondit l’étranger ; consentez-vous ?

— J’y consens, reprit Tony émerveillé de la splendide perspective qui s’ouvrait devant lui.

L’étranger retira alors de son havresac une sonnette d’argent de petite dimension et d’un riche travail d’orfèvrerie, et la présentant à Tony :

— Vous pourrez sonner, loi dit-il, pour tout ce qu’il vous plaira, et de suite vos désirs seront accomplis. A. la fin de la septième année, si vous sonnez pour que je vienne, nous pourrons renouveler bail pour sept, quatorze et vingt et une nouvelles années à votre choix.

— Mais, reprit prudemment Tony, supposons que je sois fatigué de ne jamais dormir avant l’accomplissement de ces sept années ?

— Vous pourrez sonner pour dormir le dernier jour de chaque année ; mais prenez garde que votre palais ne s’écroule pour ne jamais se relever de ses ruines.

Ces derniers mots furent articulés d’une voix à moitié endormie par l’étranger, qui, retombant sur sa chaise, prit immédiatement possession de cette bienheureuse nuit de sommeil si longtemps espérée en vain, de cette nuit qui devait avoir pour lui, pour le moins, la durée d’un an.

— Un palais ! un palais ! à moi vite un palais ! cria soudain Tony agitant sa sonnette comme un possédé.

En moins d’un clin d’œil, les simples habits de Tony firent place à la riche tenue d’un grand seigneur, la cabane disparut, et en son lieu s’éleva instantanément un superbe portique aux nombreuses colonnes du plus beau marbre annonçant majestueusement l’entrée d’une demeure princière. Le tout petit jardin s’allongea, s’allongea encore.

s’allongea toujours, jusqu’à ce qu’enfin il fut devenu digne de rivaliser pour la grandeur et la beauté, avec les belles Iles Borromées elles-mêmes ; la forêt servit tout naturellement de confins à ce vaste et magnifique domaine si merveilleusement créé. Le palais se trouvait occupé par une foule de gentilshommes de la chambre ; un nombreux domestique en faisait le service, tout, en un mot, était d’un luxe royal. Tony cherchait des yeux le colporteur pour lui faire son compliment, et lui exprimer son admiration, mais le colporteur était devenu invisible à l’œil nu. Le nouveau seigneur s’en fut donc parcourir le palais, il en examina les peintures et les curiosités, demeurant en extase devant tout ce qu’il voyait, surtout quand il se prenait à penser que toutes ces belles choses lui appartenaient ; puis quand il eut assez admiré, il sonna pour le dîner. Aussitôt le dîner fut servi, un dîner splendide. Les gentilhommes de la chambre prirent place avec lui à table, chacun d’eux s’efforçant, par son esprit et sa gaîté, de lui complaire, de l’amuser, et s’empressant d’aller au devant des désirs qu’il pouvait former. Tony qui de sa vie ne s’était trouvé à pareille fête, fit largement honneur au festin ; mais bien qu’il eut mangé de tous les mets et bu de tous les vins, il ne se sentit pas la moindre envie de faire sa méridienne, selon son habitude, aussi cousu !ta-t-il ses convives sur ce qu’il avait de mieux à faire pour passer la soirée. Ils lui conseillèrent de jouer à différents jeux que chacun d’eux, à l’envi l’un de l’autre, s’offrait d’enseigner à son Altesse ; c’était de ce titre qu’ils le saluaient. On apporta des cartes, et Tony se mit en devoir d’apprendre ceux des jeux les plus aisés.

Toutefois, après s’être livré pendant assez longtemps à cet exercice nouveau qui lui parut une fatigue plutôt qu’un délassement, Tony se rappelant quel joyeux dîner il avait fait, ordonna qu’on servît le souper. Les gentilhommes de la chambre se rendirent au vœu de son Altesse, et l’on passa dans la salle du banquet où l’on soupa largement, le repas étant interrompu souvent soit par des intermèdes de chant, soit par des anecdotes gaînent et spirituellement racontées. Cependant après un certain laps de temps, en dépit de leurs efforts pour se tenir éveillés, les convives commencèrent à devenir moins causeurs, puis bientôt ils devinrent à peu près silencieux, et quoique stimulés de temps à autre par Tony qui les apostrophait gaînent de propos semblables à ceux-ci : Allons, joyeux camarades, amusez-moi, vous connaissez le proverbe : “ Pas de chanson, pas de souper ! ” la nature eut le dessus, et graduellement, chacun des joyeux camarades tomba de sommeil sur l’épaule de son voisin.

Quand son Altesse se vit ainsi seule, aussi éveillée que jamais, elle commença à penser qu’un tel état de choses était fort ennuyeux ; et après avoir tenté, mais vainement, de rappeler ses gens au sentiment de politesse, que, selon lui, ils n’eussent pas dû oublier, en leur jetant à la figure des boulettes de mie de pain que, par passe-temps, il s’amusait à pétrir dans ses doigts ; il commanda à un domestique de le conduire à sa chambre à coucher, pensant que, si, selon son habitude, il allait se mettre au lit, il ne tarderait pas à s’endormir. Toutefois, il n’en fut pas ainsi, car après s’être tourné et retourné de côté et d’autre pendant deux heures à la recherche d’un sommeil impossible, Tony ne trouva rien de mieux à faire que de se lever et de s’habiller, et s’en fut-il bravement promener son insomnie dans la forêt, ne sachant comment tuer le temps. Or il arriva que cette nuit là était pluvieuse, si bien que Tony dans ses habits d’or et de soie, fut mouillé de part en part, et rentra dans son palais en compagnie d’un rhume violent, et d’un torticolis qui l’obligea à garder le lit trois jours durant, chose qui ne lui était jamais arrivée dans sa vie, et chose doublement fâcheuse, puisque ces trois jours durant, il ne put un instant fermer l’œil, et jouir des bienfaits d’un sommeil réparateur.

Sitôt qu’il fut rétabli, Tony pensa que la meilleure manière de s’amuser était de retourner à ses anciennes et favorites occupations, à la chasse pour laquelle il avait toujours eu un goût très prononcé ; mais cette fois à la chasse sur une plus grande échelle. Il sonna donc pour une meute de chiens et une troupe de chasseurs, et incontinent il se mit en campagne avec toute sa suite. Il chassa tout le jour, si bien qu’à la fin du jour ses compagnons se trouvèrent tellement fatigués, que plutôt que de coutume, cette fois, ils tombèrent de sommeil, en sorte que, plutôt aussi, Tony se trouva livré à ses propres et seules ressources. Alors la pensée lui vint de prendre le plaisir d’une chasse aux flambeaux, mais lorsqu’il fut question de réunir son monde, il apprit que tous les chasseurs étaient allés se mettre au lit, et que les chiens eux-mêmes étaient assoupis dans leur chenil.

— Du diable ! s’écria Tony, qui les rend donc si avides de sommeil ? Ne pourraient-ils donc pas se tenir éveillés comme moi ?

Il oubliait que le colporteur avait fait devant lui semblable exclamation !

Tony très agité, sonna de nouveau pour une nouvelle meute, et une nouvelle troupe de chasseurs, et toute la nuit, il s’eu fut courir sus aux bêtes fauves de la forêt, et il ne rentra à son palais qu’au jour levé. Ainsi fit-il chaque jour et chaque nuit, plusieurs jours durant, à la fin cependant, malgré une santé de fer, cet incessant exercice finit par le fatiguer tellement que force, lui lut de rester sans sortir pendant plusieurs nuits. Il alors pour une nouvelle compagnie de gentilshommes de la chambre et de courtisans, afin qu’il y eût la unit comme le jour autour de lui des gens disposés à l’amuser ; mais même avec cette compagnie de rechange, il se trouva souvent peu amusé, les plus spirituels et les plus gais perdant de leur esprit et de leur gaîté après plusieurs heures consécutives de verve et d’entrain.

— Que ferai-je pour passer le temps ? pensa Tony un matin. Je puis faire ce que je veux, les vingt-quatre heures durant, je n’ai qu’à désirer pour obtenir, et ... . je ne sais quoi demander !... Sur cette réflexion, il donna ordre à ses valets de faire venir devant lui tous les gentilshommes de sa cour, tant ceux chargés du service de jour, que ceux chargés du service de nuit, ce qu’il appelait plus facétieusement que correctement, passer en revue sa garde-robe, et il avertit tous et chacun, qu’il ferait la fortune de celui d’entr’eux qui lui indiquerait quelque chose de nouveau capable de l’amuser.

Un des gentilshommes s'avança alors, et s’inclinant devant lui :

— J’ai, dit-il, cinq filles toutes jeunes et toutes belles, si Votre Altesse vent me permettre de les lui présenter, j’ose croire que par leur esprit, elles dissiperont ses augustes ennuis.

— Bien pensé ! s’écria Tony. Parbleu ! j’ai toujours eu un goût très vif pour les jolies filles. J’en épouserai une, et nous aurons un bal. Allez donc, mon brave, allez vite et revenez plus vite encore, avec vos cinq filles, je veux les voir toutes, entendez-vous ?

Tandis que le gentilhomme s’empressait d’accomplir l’ordre de son seigneur et maître, Tony envoya tous ceux qui l’entouraient quérir ceux-ci leurs filles, ceux-là leurs femmes, leurs sœurs, leurs cousines, ou parentes de quelque degré qu’elles fussent, pourvu qu’elles ne fussent ni trop vieilles, ni trop laides, après quoi, il sonna pour avoir tout ce qu’il fallait pour un grand bal ; et en même temps, pour que cette fête, toute improvisée qu’elle fût, n’eut pas l’air bourgeois d’une fête de famille, il commanda cent jeunes damoiselles et cent jeunes cavaliers vêtus les unes et les autres de vêtements assez somptueux pour lui faire honneur.

Aussi jamais la lune n’éclaira une soirée plus délicieuse, un bal plus splendidement magnifique que ne fut cette nuit là le bal donné par Tony. Cependant à l’arrivée du vieux gentilhomme et de ses cinq filles, toutes les beautés furent éclipsées, même celles servies par la sonnette magique : aussi Tony enchanté, dansa t-il, avec chacune d’elles, et finit par choisir pour fiancée la plus jeune des cinq sœurs.

— Et maintenant, dit Tony, voilà la vie dont je veux vivre ; je chasserai le jour, et toute la nuit j’aurai bal ; ce sera joyeuse manière de dépenser le temps jusqu’au jour de mes noces ; car lorsque je serai marié le temps volera à tire d’ailes.

Dire et faire pour Tony, c’était tout un, par suite le bal fut régulièrement l’ordre ... de la nuit ; et on dansa tant et tant de nuits consécutives, que danseurs et danseuses étaient sur les dents, voire Tony lui-même, bleu que son immense fatigue ne put lui faire trouver l’heure si bonne et si désirée du sommeil.

Vint enfin le jour des noces. Tony sonna pour de riches présents pour la mariée, pour ses sœurs, pour ses gentilshommes, pour tous les gens de sa cour, leurs familles comprises ; et il y eut une nouvelle série de fêtes, bals, concerts, parties de chasse, parties de pêche, et la mariée fut admirée de tous ceux qui eurent occasion de la voir, et sa beauté alla d’écho en écho semer à cent lieues à la ronde l’inappréciable bonheur de Tony.

Quand il eut joui de cette existence de plaisirs continus pendant un laps de temps assez long, Tony voyant la fatigue se peindre sur le visage de chacun, et le besoin de repos se faire sentir, "bien que lui comme l’homme monumental de Balzac, fut imposable, il congédia ses hôtes supplémentaires, et commença à vivre plus tranquillement et plus en famille. Mais si déjà il avait trouvé bien difficile de remplir les longues heures de son extra-existence au milieu du tourbillon de la dissipation et des plaisirs de toute sorte, ce fut bien autre chose quand il se renferma dans les habitudes plus modestes du cercle de la famille, et les heures lui pesèrent longues et silencieuses au milieu du calme monotone qui vint succéder au désordre bruyant des fêtes passées ; pour combler la mesure, des dissentiments se firent jour entre sa femme et lui. Tony ne pouvait souffrir patiemment que Madame Tony s’assoupît, et souvent s’endormît lorsqu’il causait avec elle au coin du feu ; et Madame Tony, de son côté, déclarait qu’un mari qui ne dormait jamais était un être insupportable, et que si papa ne lui eut caché cette particularité, jamais elle n’eut donné son consentement à épouser un homme perpétuellement éveillé, un homme maudit. A cela Tony rétorquait que loin d’être un homme maudit, li- non besoin de sommeil dont il jouissait prouvait au contraire sa supériorité sur tous les autres hommes. Ces querelles et d’autres devinrent si fréquentes que Tony finit par avertir sa belle épousée que si elles continuaient, il sonnerait pour réduire à néant le palais qu’ils habitaient.

— Sonnez pour cela, si bon vous semble, reprit sa femme, vous en êtes le maître, et je n’y mets pas d’obstacle.

Mais Tony se rappelant qu’il lui fallait attendre la fin de l’année avant de pouvoir résilier son marché ; fit de nécessité vertu, et disant à haute voix qu’il ne voulait pas en venir à de telles extrémités sans lui avoir donné le temps de réfléchir sérieusement, il sortit du palais furieux, et courut dans la forêt chercher un peu de calme à ses sens agités.

Je voudrais bien rencontrer mon ami le colporteur, pensait-il, mais il n’est pas si bête que de perdre le temps à se promener ; je gage qu’il dort profondément dans quelque coin caché. En vérité cette vie sans entr’acte commence à devenir pour moi intolérable.

Cependant, après une minute de réflexion, ses yeux brillèrent, et agitant brusquement sa sonnette :

— Je désire avoir des compagnons aussi perpétuellement éveillés que moi, dit-il.

Un bruissement soudain agita le feuillage, et un instant après Tony se trouva entouré de tout un peuple de petites fées. Ces charmantes créatures pendaient par grappes aux branches des arbres, et elles couvraient le sol par myriades si innombrables qu’à peine Tony osait-il faire un pas de peur d’en écraser des centaines, et de devenir ainsi meurtrier sans le vouloir.

— Tiens, tiens, tiens !… dit Tony, en voilà vraiment des compagnons, et bon nombre… mais d’où diable venez-vous ?… Oh ! non ! ce ne serait pas poli. Dites-moi, cependant, s’adressant à une gentille fée, qui paraissait être la Reine de la troupe ; dites-moi, qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?

— Qui je suis ? reprit la fée… Mon nom est Lumière des Étoiles. D’où je viens ?… je viens de bien loin, à votre requête seigneur. Maintenant dites-moi à votre tour ce que vous voulez ; seulement répondez-moi promptement, car j’ai peu de temps à perdre.

— Ah bah ! reprit Tony ; j’ai besoin de vous et de votre peuple pour me tenir compagnie, attendu que je ne puis dormir ; et si mon palais n’est pas assez vaste pour vous et les vôtres, qu’à cela ne tienne ; je le ferai élargir et le rendrai aussi grand que la place du marché de la ville voisine.

— Nous ne pouvons rester avec vous, repartit la Reine ; sans nous le monde retomberait dans l’obscurité du chaos. Nous devons veiller tandis que les autres donnent ; tout ce que je puis faire pour vous, c’est d’accorder à la personne que vous me désignerez le don de se tenir toujours éveillée.

À cette proposition Tony ne se sentit pas de joie, et pria la Reine d’accorder ce don à sa femme.

— Où est-elle ? demanda Lumière des Étoiles.

— Dans mon palais, répondit Tony.

Et soudain il y conduisit la Reine. La femme de Tony, par suite des fatigues éprouvées par elle à veiller tard, reposait assoupie dans son fauteuil. Lumière des Étoiles n’eut pas plutôt touché ses paupières de sa baguette quelle s’éveilla, et voyant Tony lui sourire, elle lui demanda, d’assez mauvaise humeur, pourquoi il venait la déranger ainsi de son sommeil.

— J’ai pensé, lui dit Tony, que vous aviez assez dormi…

— Disant ces mots, Tony se tourna pour échanger un regard d’intelligence avec la Fée, mais celle-ci avait disparu.

— Oui, je crois aussi avoir assez sommeillé, reprit à son tour la femme de Tony, car je ne me sens plus aucune envie de dormir.

Dans la joie de son cœur, Tony ne put s’empêcher de raconter à sa femme ce qui venait d’arriver, ajoutant : — Maintenant nous serons à deux de jeu ; et par suite tout à fait confortables !

Mais la femme fut atterrée à la pensée d’être réduite à la même condition que son mari. Étant née belle dame, elle avait toujours trouvé que le temps était plutôt un fardeau trop lourd qu’un fardeau trop léger à porter ; et ce n’était pas sans effroi qu’elle voyait le supplément de longues heures que son mari ajoutait à sa vie déjà ennuyée. Elle se répandit donc en amers reproches contre Tony, qui commença à s’apercevoir, mais trop tard hélas ! qu’il avait agi follement pour leurs mutuels intérêts. Il arriva, en effet, que, depuis ce moment, il n’y eut plus ni paix ni trêve dans la maison, ni pour les domestiques, qui étaient sonnés à chaque heure de la nuit aussi bien qu’à chaque heure du jour, ni pour les gentilshommes de la chambre et les dames de la suite, qui eux, et elles aussi, étaient appelés à toute leur pour mettre le holà entre les deux Altesse, qui ayant double temps pour disputer, usaient et abusaient de ce fâcheux privilège au détriment de tout ce qui les entourait ; car ils avaient, bien entendu le double de querelles de chaque ménage, assez heureusement constitué, pour n’avoir que douze heures, au lieu de vingt-quatre heures à se chamailler.

À la fin, l’année — qui pour Tony avait eu la durée d’un siècle — arriva à son terme. Tony avait été saturé de grandeurs, de festins, de bals et du plaisir d’être servi à souhait par un troupeau de valets de toutes sortes ; cependant par simple habitude, il était assis à un banquet famille, — et se voyait présenter sur de la vaisselle d’or des mets exquis qui charmaient l’odorat et le goût, et qui étaient étalés sur une table ornée de vases de fleurs et de groupes de statues d’argent admirablement ciselées, servant de porte-flambeaux.

— Tout cela est fort beau, pensait-il, mais autrefois je mangeais avec plus d’appétit.

Sa femme s’enquit de lui si le dîner n’était pas de son goût qu’il ne touchait à rien de ce qui était servi.

— Si fait ! c’est assez bon ! répondit Tony ; seulement je pensais qu’il y avait ici quelque chose qui brillait par son absence…

— Quoi donc ! demanda-t-elle.

— Un bon somme à faire après dîner, répliqua Tony.

— Pourquoi Votre Altesse ne sonne-t-elle par pour cela ? dit un des courtisans, un aussi grand prince que Votre Altesse peut certainement demander, et qui plus est exiger, ce qui lui plaît ?

Règle générale : les courtisans n’ont existé de tout temps que pour conduire par leurs flatteries ou leurs conseils maladroits les meilleurs princes à leur ruine.

Le pourquoi du courtisan remit en mémoire à Tony que ce jour même était le dernier jour de l’année qu’il avait passé dans cet incroyable tohu-bohu de vie dissipée où le lendemain toutefois ressemblait si fort à la veille, on le bien-être acquis sans fatigue se dépensait sans plaisir, et saisissant sa sonnette : Par ma foi, je sonnerai, dit-il ; … puis, après s’être arrêté une seconde comme pour se demander à lui-même : Renouvellerai-je le bail pour toutes ces belles choses ?… Il sonna à coups redoublés, comme un possédé, en s’écriant : Du sommeil !… Du sommeil !… je veux du sommeil !… mon palais pour du sommeil !…

Le palais soudain s’annihila dans les airs ainsi que s’annihile une bulle de savon… banquet, femme, gentils-hommes de la chambre, courtisans, dames d’atour, tout disparut ; et Tony se retrouva Tony comme devant ; sur le sol même de sa chaumière redevenue ce qu'elle était un an avant, jour pour jour.

Le colporteur se leva brusquement de la chaise sur laquelle il était tombé pour dormir en s'écriant :

— Me voilà ! me voilà…. présent !…

Ah ! ah ! s’écria Tony, parodiant les paroles du colporteur ; qui vous rend donc si friand de sommeil ?

— Eh ! quoi donc, homme, dit le colporteur, ne pouviez-vous attendre la fin des sept années avant de culbuter ainsi votre palais ?

— Ne me parlez pas de palais, reprit Tony ; nature nous commande de manger quand nous avons faim, de boire quand nous avons soif, et de dormir quand nous avons sommeil ; et j'ai appris maintenant, à mes dépens, la valeur d’un bon somme ; ainsi donc bonsoir ami !…

Sur ce, le colporteur reprit sa sonnette d’argent et s'en fut, bâillant et se tiraillant, évidemment très désappointé de n’avoir dormi qu'une année, tandis que notre Tony s'endormait à cœur joie. L'histoire ajoute que tant qu’il vécut, Tony ne regretta jamais, fut-ce une seule fois, les grandeurs jadis achetées par lui si cher au colporteur

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Le pourquoi du narré de ce conte, je le dois au lecteur, le voici :

C’est que, Moi qui ai l’honneur de lui parler, je me fais l’effet de ressembler terriblement au colporteur. Comme lui, il est vrai, je ne cherche pas à acheter du sommeil, Dieu merci ! je dors bien, ayant pour habitude me lever tôt, et me coucher de bonne heure, deux excellents instincts, qui conduisent l’homme tranquillement, sans fatigue aucune, car chi va piano va sano, dit la sagesse des nations, jusqu'au jour où la cloche solennelle l’appelle à partager à jamais ce sommeil qui ne doit plus avoir qu’un dernier réveil.

Tony ne pouvait souffrir patiemment que Madame Tony s’assoupît, et souvent s’endormît lorsqu’il causait avec elle au coin du feu ; et Madame Tony, de son côté, déclarait qu’un mari qui ne dormait jamais était un être insupportable, et que si papa ne lui eût caché cette particularité, jamais elle n’eût donné son consentement à épouser un homme perpétuellement éveillé, un homme maudit. À cela Tony rétorquait que loin d’être un homme maudit, le non besoin de sommeil dont il jouissait prouvait au contraire sa supériorité sur tous les autres hommes. Ces querelles et d’autres devinrent si fréquentes que Tony finit par avertir sa belle épousée que si elles continuaient, il sonnerait pour réduire à néant le palais qu’ils habitaient.

— Sonnez pour cela, si bon vous semble, reprit sa femme, vous en êtes le maître, et je n’y mets pas d’obstacle.

Mais Tony se rappelant qu’il lui fallait attendre la fin de l’année avant de pouvoir résilier son marché, fit de nécessité vertu, et disant à haute voix qu’il ne voulait pas en venir à de telles extrémités sans lui avoir donné le temps de réfléchir sérieusement, il sortit du palais furieux, et courut dans la forêt chercher un peu de calme à ses sens agités.

Je voudrais bien rencontrer mon ami le colporteur, pensait-il, mais il n’est pas si bête que de perdre le temps à se promener ; je gage qu’il dort profondément dans quelque coin caché. En vérité cette vie sans entr’acte commence à devenir pour moi intolérable.

Cependant, après une minute de réflexion, ses yeux brillèrent, et agitant brusquement sa sonnette :

— Je désire avoir des compagnons aussi perpétuellement éveillés que moi, dit-il.

Un bruissement soudain agita le feuillage, et un instant après Tony se trouva entouré de tout un peuple de petites fées. Ces charmantes créature pendaient par grappes aux branches des arbres, et elles couvraient le sol par myriades si innombrables qu’à peine Tony osait-il faire un Mais, comme le colporteur je porte dans mon havresac. à défaut de sonnettes magiques, de l’admiration,—de l’admiration, et j’en possède un grand fonds, pour tout esprit qui traduit sa pensée en vers—pour moi resté le langage des Dieux .... et cette admiration je l’éprouve principalement pour les poètes Anglais parce qu’à mon avis, ils ont beaucoup de jeunesse dans la pensée, aussi beaucoup de profondeur, et de plus une naïveté toujours charmante. Et ici je ne parle pas seulement des poètes auréolés de par nos ayeux, de ceux-là qui nous ont légué des perles, mais je parle aussi des poètes modernes, de ceux même auxquels la critique dénie souventefois le nom de poètes,—parce que dans un volume, par exemple, elle prétend devoir trouver tout —first rate ; tandis que, mon pauvre moi, se contente de trouver dans un volume de trois à quatre cents pages un ou deux petits chefs-d’œuvre .... Il n’en faut pas plus pour me satisfaire.

Or, mon admiration à moi n’est pas égoïste, elle est au contraire extrêmement expansive, c’est à ce point que si je n’en fais pas part à mes compatriotes eu leur disant : “ tenez, voilà du nanan," oh ! alors :

“ I am cabin’d, cribb’d, confin’d.”

C’est donc pour cause de sauté que je confie ces “ Rayons et Reflets" urbi et orbi.

Et maintenant je dois au lecteur un mot sur la manière dont j’ai conçu mon travail de traducteur. . Je me suis étudié, autant que possible, à me conformer aux excellents préceptes formulés par Voltaire.

Or Voltaire fait précéder sa traduction du Jules César de Shakespeare des lignes que voici :

“ On peut traduire un poète en exprimant seulement le fond de ses pensées ; mais pour le bien faire connaître, pour donner une idée juste de sa langue, il faut traduire non seulement ses pensées, mais tous les accessoires. Si le poète a employé une métaphore, il ne faut pas lui substituer une autre métaphore ; s’il se sert d’un mot qui soit bas, dans sa langue, on doit le rendre par un mot qui soit bas dans la notre. C’est un tableau dont il faut copier l’ordonnance, les attitudes, le coloris, les défauts et les beautés, sans quoi vous donnez votre ouvrage pour le sien.”

Voltaire écrivait cela, et il était de bonne foi en l’écrivant ; mais il n’a pas toujours suivi ces préceptes à la lettre, et je crains bien, moi aussi, d’avoir imité parfois le sans façon de Voltaire, pour ce péché que j’avoue, et pour nombre d’autres péchés que je n’avoue pas :

” Puisse le vent de la critiqué m’être léger ! ”


Le Chevalier de Chatelain.