Précis de sociologie/III/VIII

Félix Alcan (p. 90-94).
Livre III. Chapitre VIII.


CHAPITRE VIII


loi de dogmatisme et d’optimisme social

Nous avons vu que toute société constituée tend à imposer à ses membres un conformisme intellectuel et moral. Une conséquence de cette loi est l’existence dans toute société d’un dogmatisme social plus ou moins conscient. Nous entendons par là que toute société organisée, nation, cité, aristocratie, classe, caste, a besoin de croire à elle-même, à sa propre valeur morale et sociale. Suivant l’expression de Nietzche, cette croyance en soi est « l’épine dorsale » de la cité. Toute société éprouve le besoin instinctif d’ériger en dogme son autorité, sa discipline, ses lois et sa morale. À l’origine des sociétés, nous voyons toujours les institutions sociales se revêtir spontanément d’un caractère divin et sacré.

Le dogmatisme social peut être de trois sortes : religieux, métaphysique et moral.

Religieux, il regarde la société comme une Divinité, comme un être divin supérieur à l’individu, ou tout au moins il pose l’autorité sociale comme une émanation de la volonté divine. Qu’on se rappelle Bossuet. — Cette forme de pensée n’est pas d’ailleurs exclusivement propre aux politiques théologiens. Elle se rencontre chez beaucoup de sociologues indépendants en apparence de toute attache religieuse. Mais ces derniers, au lieu de regarder l’autorité sociale comme une émanation et un symbole de l’autorité divine, regardent au contraire le concept de Dieu comme une transposition métaphysique de notre concept expérimental de société.

En tout cas, il existe des analogies indéniables entre notre concept de société et notre concept de Dieu. Simmel les a bien mises en lumière. D’après lui, « le développement des sciences de la société nous fait apercevoir dans toute idée religieuse le symbole d’une réalité sociale. Toutes les représentations qui vont se rencontrer dans l’idée de Dieu comme dans un foyer imaginaire peuvent se déduire des rapports réels que la société soutient avec l’individu. Elle est la puissance universelle dont il dépend, à la fois différent d’elle et identique à elle. Par les générations passées et les générations présentes, elle est à la fois en lui et hors de lui. La multiplicité de ses volontés inexpliquées contient le principe de toutes les luttes des êtres, et cependant elle est une unité. Elle donne à l’individu ses forces en même temps que ses devoirs : elle le détermine, et elle le veut responsable. Tous les sentiments en un mot, toutes les idées, toutes les obligations que la théologie explique par le rapport de l’individu à Dieu, la Sociologie les explique par le rapport de l’individu à la société. Celle-ci tient, dans la science de la morale, le rôle de la divinité[1] ».

Par ces analogies s’explique naturellement ce platonisme social, on pourrait dire ce fétichisme social qui déifie la société[2].

D’autres fois, le dogmatisme social revêt une forme métaphysique. Telle est la forme qu’il prend chez Hegel. D’après ce philosophe, l’État est rationnel en soi ; il est une réalité absolue planant au-dessus de l’individu. Il a le droit suprême en face des individus. Il existe de par une Raison immanente en lui et divine. « Il est divin dans son essence. »

Sous sa forme morale, le dogmatisme social affirme que la fonction suprême et justificatrice de l’État est une fonction morale, la justice. Il tend à faire prédominer cette croyance qu’il y a dans la société, dans son ensemble, un principe de raison immanente qui fait triompher en fin de compte ce qui est conforme à la justice, c’est-à dire à la nature des choses, non seulement dans le présent, mais encore dans un état à venir, non-existant. Ce qu’on appelle nature des choses n’est d’ailleurs pas autre chose que l’ensemble des nécessités vitales de la société, ou, en d’autres termes, l’intérêt général. La morale n’est au fond qu’un utilitarisme social. « Quand nous voyons, dit M. Novicow, les événements prendre une tournure qui nous paraît être conforme à la nature des choses, nous disons que le bien triomphe. Quand nous voyons les institutions humaines s’arranger selon ce qui nous paraît conforme à la nature des choses, nous disons que la justice triomphe[3]. »

Plus on examine les codes moraux des diverses sociétés, plus ils apparaissent comme une sublimisation des nécessités vitales sociales, comme un impératif de l’égoïsme collectif.

On pourrait noter ici l’antinomie qui existe la plupart du temps entre le moralisme apparent et l’immoralisme réel des établissements sociaux. Machiavel a probablement formulé la politique de tout gouvernement quand il a formulé la politique de son Prince. « Il y a si loin de la manière dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qu’on devrait faire apprend à se ruiner plutôt qu’à se préserver, car il faut qu’un homme qui veut faire profession d’être tout à fait bon au milieu de tant d’autres qui ne le sont pas périsse tôt ou tard. Il est donc nécessaire que le prince qui veut se maintenir apprenne le talent de ne pas être bon, pour s’en servir ou non selon que la nécessité l’exige. Tout bien considéré, telle chose qui paraît une vertu, s’il la pratiquait, le ruinerait ; et telle autre qui paraît un vice, se trouvera être la cause de sa sécurité et de son bonheur[4]. » La société qui veut avant tout se maintenir ne se reconnaît au fond aucun devoir envers l’Individu. Elle se fabrique des pédagogies destinées à faire, dans la mesure nécessaire, illusion à l’Individu.

La forme spontanée du dogmatisme social est la sagesse autoritaire et prud’hommesque de l’opinion publique, cette divinité au culte de plus en plus envahisseur. — Misonéisme et conservatisme, haine des personnes et plat respect des institutions, voilà les éléments essentiels dont elle se compose.

Nous dirons maintenant quelques mots de la loi que nous avons appelée loi d’optimisme social. Cette loi n’est qu’une forme du dogmatisme social. Le groupe social a intérêt à empêcher la propagation de toutes les doctrines de pessimisme social propres à favoriser la généralisation du mécontentement ou de la défiance à l’égard du principe social.

Il veut avec Leibnitz « qu’on ne soit pas facilement du nombre des mécontents dans la république où l’on est ». Il veut que l’on croie que tout est pour le mieux dans la meilleure des sociétés. L’individu doit être persuadé que la société lui présente la promesse d’un bonheur qui n’échappe qu’aux maladroits et aux faibles. Comme l’individu ne se range naturellement pas dans ces deux catégories, il s’élancera vers l’action avec la naïve et utile confiance dont la société aime à le voir animé. L’idéal serait que l’individu fût tellement imbu de la croyance en la perfection du mécanisme social, que, même vaincu, il n’attribuât sa défaite qu’à lui-même et ne s’en prît jamais à la société.

À cette loi d’optimisme social on peut rattacher le discrédit significatif dont le philistin, c’est-à-dire le parfait conformiste, l’homme imbu des orthodoxes doctrines sociales, frappe unanimement les écrivains pessimistes. Le philistin regarde comme personnellement injurieuse pour lui une conception pessimiste de l’humanité et de la société. Pour lui, les pessimistes sociaux sont des esprits mal faits ou aigris, en tout cas des impolis[5].



  1. Bouglé, Les Sciences sociales en Allemagne, p. 61 (Paris, F. Alcan).
  2. Parfois le lien entre Dieu et la société est un lien physiologique. — Le clan totémique descend du dieu. Le totem et ses adorateurs ont même chair et même sang. Le rite a pour effet d’entretenir et de garantir cette vie commune (Voir Hubert et Maus, Essai sur le sacrifice, Année sociologique, 1897-98).
  3. Novicow, Conscience et Volonté sociales, p. 180.
  4. Machiavel, Le Prince, ch. xv.
  5. Au moment où nous corrigeons les épreuves de ce travail, a lieu la publication de l’œuvre posthume de Challemel-Lacour : Études et Réflexions d’un Pessimiste (Paris, 1901), admirable livre de libération intellectuelle, de sagesse hautaine et sereine, jet de lumière crue projeté par un penseur d’une absolue franchise sur les bas-fonds de la sottise grégaire. Qu’on lise par exemple ce que dit Challemel-Lacour de la tactique employée par la société pour imposer silence à ceux qui ne partagent pas l’obligatoire optimisme béat : « Si vous êtes d’une santé fragile, atteint de quelque triste infirmité, si vous avez été assez maltraité par la fortune pour qu’on puisse vous supposer aigri, on triomphera de vous facilement. Il faudra désormais vous en tenir aux axiomes, si vous ne voulez pas qu’on vous réponde d’un accent qui n’admet pas de réplique ces mots écrasants : Vous êtes malade ! » Challemel-Lacour, Études et Réflexions d’un Pessimiste, p. 37.