Félix Alcan (p. 67-70).
Livre III. Chapitre I.


LIVRE III


COMMENT LES SOCIÉTÉS SE CONSERVENT



CHAPITRE PREMIER


loi générale de la conservation sociale

Une société, une fois formée, tend à se maintenir.

Voyons donc à présent quelles sont les lois qui président à la conservation des sociétés.

Suivant une remarque de Schopenhauer, la vie sociale est la forme la plus énergique du vouloir vivre universel. « L’État, dit quelque part ce philosophe, est le chef-d’œuvre de l’égoïsme humain. » Le mot est vrai non seulement de l’État, mais de toute société. Un groupe social, quel qu’il soit, est férocement attaché à l’existence. Il déploie, pour se défendre et s’accroître une avidité, une astuce, une ténacité, une cruauté, une absence de scrupule, absolument inconnues de la psychologie individuelle. Joignez à cela l’exposant d’hypocrisie dont s’affecte tout égoïsme collectif. Comme il s’agit de la défense d’un Intérêt général qu’on érige en dogme sacré, toutes les fourberies et toutes les immoralités deviendront légitimes au nom de la Raison d’État, au nom de l’Impératif vital du groupe.

Toutes les énergies individuelles seront, sur tous les domaines, — économique, politique, juridique, moral, — étroitement subordonnées à l’utilité commune.

Salus societatis suprema lex esto. Malheur aux énergies qui ne se plient pas à cette discipline. La société les brise ou les élimine, sans hâte comme sans pitié. Elle apporte dans cette exécution le mépris le plus absolu de l’Individu. Elle agit comme un instinct aveugle, irrésistible et implacable. Elle représente sous une forme terriblement concrète cette force brutale que Schopenhauer a décrite : la Volonté de Vie séparée de l’Intellect.

La plupart du temps en effet, elle accomplit d’une façon presque inconsciente sa loi de conservation. Elle ment, tue, vole, usurpe avec une souveraine tranquillité.

En dépit des utopies optimistes, toute société est et sera exploiteuse, usurpatrice, dominatrice et tyrannique. Elle l’est non par accident, mais par essence. « Le corps social, dit Nietzche, devra être la volonté de puissance incarnée, il voudra grandir, s’étendre, attirer à lui, atteindre la prépondérance, — non par un motif moral ou immoral, mais par ce qu’il vit, et par ce que la vie est précisément volonté de puissance. En aucun point cependant la conscience générale des Européens n’est plus réfractaire aux enseignements qu’ici. On s’engoue maintenant partout, même sous le déguisement scientifique, pour un état futur de la société auquel manquerait « le caractère exploiteur », — cela sonne à mon oreille, comme si l’on promettait d’inventer une vie dépouillée de toute fonction organique. L’« exploitation » ne fait pas partie d’une société corrompue ou imparfaite et primitive : elle appartient à l’essence de la vie, comme fonction organique fondamentale, elle est une conséquence de la véritable volonté de puissance, qui est précisément la volonté de la vie, — admettons que, comme théorie, ceci soit une nouveauté, — comme réalité, c’est le fait primitif de toute histoire ; qu’on soit donc assez loyal envers soi-même pour se l’avouer[1] ! »

Pour étudier avec précision le phénomène de la conservation des sociétés, nous distinguerons une loi générale et des lois particulières qui ne sont que des applications de la loi générale.

Cette dernière a été nettement formulée par MM. Simmel[2] et Sighele :

« Dans chaque société, dit M. Simmel, se produit un phénomène qui caractérise également la vie individuelle : à chaque instant, des forces perturbatrices, externes ou non, s’attaquent au groupement, et s’il était livré à leur seule action, elles ne tarderaient pas à le dissoudre, c’est-à-dire à en transférer les éléments dans des groupements étrangers. — Mais à ces causes de destruction s’opposent des forces conservatrices qui maintiennent ensemble ces éléments, assurent leur cohésion, et par là garantissent l’unité du tout jusqu’au moment où, comme toutes les choses terrestres, ils s’abandonneront aux puissances dissolvantes qui les assiègent. — À cette occasion on peut voir combien il est juste de présenter la société comme une unité sui generis, distincte de ses éléments individuels. Car les énergies qu’elle met en jeu pour se conserver n’ont rien de commun avec l’instinct de conservation des individus. Elle emploie pour cela des procédés tellement différents, que très souvent la vie des individus reste intacte et prospère, alors que celle du groupe s’affaiblit, et inversement[3]. »

M. Sighele résume de son côté de la manière suivante la loi essentielle de la conservation sociale : « Une loi de conservation domine nécessairement tous les organismes. Tout organisme a, pour vivre, besoin de deux séries d’actions ; l’une de coopération à l’intérieur et l’autre de défense à l’extérieur[4]. » Ces lois générales engendrent toutes les lois secondaires qui assurent la conservation des groupes humains.



  1. Nietzche, Par delà le Bien et le Mal, § 259.
  2. Nous nous sommes beaucoup aidé, dans cette partie de notre travail de la remarquable étude de M. Simmel : Comment les formes sociales se maintiennent (Année sociologique, 1897).
  3. Simmel, Comment les formes sociales se maintiennent. (Année sociologique, 1896-97, p. 75. Paris, F. Alcan).
  4. Sighele, Psychologie des Sectes, p. 111.