Félix Alcan (p. 29-37).
Livre I. Chapitre VI.

CHAPITRE VI

DIVISIONS DE LA SOCIOLOGIE. — LE PROBLÈME DE LA CLASSIFICATION

Les sociétés se forment, se maintiennent, évoluent et se transforment ; enfin se désagrègent et disparaissent.

De là les quatre divisions naturelles de la sociologie. Il faut étudier successivement : 1o comment les sociétés se forment ; 2o comment elles se maintiennent ; 3o comment elles évoluent ; 4o comment elles se désagrègent et meurent. Avant d’étudier la formation et l’évolution des sociétés, nous devons dire un mot du problème de la classification en sociologie.

Il serait excessif de faire de la Sociologie, comme certains, une science purement classifiante. Dans aucune science la classification ne peut suffire. Mais, dans toutes, elle est indispensable. Elle l’est surtout dans les sciences qui, comme la Sociologie, en sont à leurs débuts. M. Worms voudrait ajourner toute classification en sociologie jusqu’à ce que les vrais rapports sociaux nous fussent mieux connus[1]. Nous serions plutôt de l’avis de M. Steinmetz, qui croit que c’est la classification seule qui rendra possibles et fertiles les recherches sociologiques[2].

Les classifications sociologiques sont nombreuses, et nous devons essayer de les ramener à quelques groupes essentiels. Nous distinguerons ainsi : 1o les classifications morphologiques ; 2o les classifications économiques ; 3o les classifications géographico-ethnographiques ; 4o les classifications psychologiques. Les classifications morphologiques sont caractérisées par l’importance fondamentale attribuée au fait de la différenciation.

La première de ces classifications est celle de Spencer. Il divise les sociétés d’après leur degré de complication (intégration) et de différenciation. La différenciation croissante n’est d’ailleurs qu’un corollaire de la complication croissante. Sur ce principe, Spencer constitue quatre classes de sociétés : sociétés simples, sociétés simplement composées, sociétés doublement composées, sociétés triplement composées. Ailleurs, Spencer propose une autre classification : la division en sociétés militaires et industrielles, les premières caractérisées par la coopération forcée, les secondes par la coopération volontaire (compulsory cooperation, voluntary cooperation).

On ne voit pas suffisamment peut-être comment cette dernière classification cadre avec la première. De plus, on peut se demander si le militarisme ou l’industrialisme d’une société sont bien propres à servir de base à une classification. « Ce caractère, remarque M. Steinmetz, n’est pas très stable ; les États-Unis nous semblaient l’État le moins militariste du monde, et pourtant la manière dont ils se sont emparés des colonies espagnoles a révélé chez eux un militarisme extrême, révélation dont le sens a été encore accentué par la tentative qu’ils ont faite pour supprimer la liberté des Philippines. » « Nous ne connaissons jusqu’ici, continue plus loin M. Steinmetz, aucun peuple civilisé qui ne soit plus ou moins militaire[3]. » — Le caractère industriel ou militaire d’une société ne peut donc fournir un principe de division.

Quant à la division fondée sur la complication et la différenciation des sociétés, elle offre un principe plus exact et plus essentiel. Aussi se retrouve-t-elle, plus ou moins modifiée, dans les classifications de M. Durckheim et de M. Giddings.

M. Durckheim abandonne à bon droit la distinction en sociétés militaires et industrielles. Il admet la division d’après le degré de composition. Il distingue ainsi dans les sociétés deux formes de solidarité : la solidarité mécanique et la solidarité organique. La première résulte des similitudes, l’autre de la division du travail. Les sociétés du premier type sont des sociétés non différenciées, dont les éléments ressemblent aux cellules homogènes des organismes primitifs ; les secondes sont des sociétés différenciées, dans lesquelles les éléments spécialisés pour des fonctions différentes ressemblent plutôt à des organes hétérogènes. — M. Durckheim remarque de plus que la solidarité mécanique est en raison inverse, la solidarité organique en raison directe de la personnalité individuelle (Durkheim, Division du travail social, ch. iii).

La division de M. Giddings ressemble beaucoup à celle de M. Durckheim. — Elle distingue deux types de société : la composition et la constitution sociale qui répondent à peu près aux deux solidarités de M. Durckheim. Une différence toutefois est à noter : M. Giddings ne conçoit pas de la même façon que M. Durckheim les rapports des individus à l’intérieur du groupe dans les deux systèmes de société. Il croit que les individus sont plus dissemblables à l’intérieur des groupes qui font partie d’une société composée (solidarité mécanique) plus semblables à l’intérieur des groupes qui font partie d’une société constituée (solidarité organique). Les faits semblent donner raison à M. Durckheim contre M. Giddings. Car il est incontestable que le progrès de la civilisation, correspondant à la substitution des sociétés constituées aux sociétés composées, a partout eu pour résultat de différencier les individus eux-mêmes[4].

Les classifications économiques sont fondées sur l’organisation économique des sociétés. Citons ici la classification d’Hildebrand fondée sur le mode de distribution des produits : 1o organisation économique marquée par l’échange naturel (Naturalwirthschaft) ; 2o celle que caractérise l’usage de la monnaie (Geldwirthschaft) ; 3o enfin celle où le crédit domine et pénètre toutes les relations économiques (Creditwirthschaft).

M. Karl Bucher, professeur à l’Université de Leipzig, distingue quatre phases économiques, d’après l’organisation générale de la vie économique : 1o la phase dans laquelle la vie économique était caractérisée par la recherche individuelle de la subsistance[5] ; la seconde phase est celle de la geschlossene Hauswirthschaft, où chaque famille au sens le plus large forme un ménage tout à fait séparé de ceux des autres et pourvoit elle-même à ses besoins ; la troisième phase serait celle de l’économie communale (Stadtwirtschaft) à laquelle aurait appartenu surtout notre moyen âge. Enfin, la quatrième et dernière phase est celle de l’Économie nationale (Volkswirthschaft), où les produits passent par plusieurs mains avant d’arriver au consommateur. Avant de quitter le domaine des classifications économiques, mentionnons la division de Grosse et de Hahn fondée sur le développement de la technique.

Les auteurs des classifications géographico-ethnographiques croient pouvoir distinguer des domaines séparés où un seul principe de civilisation domine. On détermine ainsi des zones définies de civilisation. Ratzel insiste surtout sur l’influence du milieu géographique dans la formation de ces zones.

Les classifications psychologiques ont pour type la classification de Comte, qui croit pouvoir déduire tous les changements sociaux de la loi de développement des états successifs de l’esprit humain (loi des trois états). Cette conception est diamétralement opposée à celle de Marx, qui regarde le processus économique comme la base de tous les autres[6]. Au contraire, d’après Comte, la conception du monde, à un moment donné, met son empreinte sur tous les autres faits sociaux. M. Steinmetz se place aussi au point de vue psychologique pour classer les types sociaux. Il distingue les sociétés humaines en quatre embranchements, selon le caractère prédominant de leur vie intellectuelle.

Le premier embranchement est celui qu’on pourrait appeler en allemand celui des Urmenschen (hommes primitifs). « Il faut entendre par là des êtres qui ne pensent pas d’une manière bien différente des bêtes, qui ne se forment pas d’idées sur les choses inconnues, des matérialistes purs, des positivistes comme il n’y en a plus. Ce n’est pas la religion seule qui leur manque, mais aussi l’idée d’âme, d’esprit, de fétiches ; ils n’ont pas encore conçu l’animisme. Peut-être y a-t-il encore des traces de cette phase. En général, elle est préhistorique et par là hypothétique. Mais inévitablement elle doit avoir précédé la seconde » (Steinmetz). Le second embranchement est celui des sauvages ou des sociétés primitives. Le type dominant de leur vie intellectuelle est marqué par la naïveté[7] ; ils ne pensent que par association. Ces hommes n’ont pas encore besoin de système dans leurs conceptions ; leur force intellectuelle est trop faible pour un tel effort.

Dans le troisième embranchement apparaît l’aptitude à systématiser et à unifier les idées. Les premières mythologies, théogonies, cosmologies, poèmes philosophiques apparaissent. Mais l’esprit humain n’est pas libre encore.

Dès la Renaissance et le XVIe siècle, le quatrième embranchement prend naissance. Il est caractérisé par la libre critique, l’attitude méthodique et scientifique envers le monde entier. Une morale humanitaire, des réformes sociales méthodiques et point spasmodiques, des progrès scientifiques réguliers sont l’effet nécessaire de ce développement de l’intelligence.

Après la classification de M. Steinmetz, nous pourrions mentionner plusieurs classifications psychologiques proposées par des sociologues contemporains. Ce genre de classification fondée sur les différences de mentalité des sociétés tend à prévaloir de plus en plus de nos jours, ce qui confirme ce que nous avons dit plus haut de l’orientation nettement psychologique que prend la Sociologie.

Nous dirons un mot seulement de la classification de MM. Sighele et Bagehot et de celle de Nietzche. M. Sighele, dans son livre : La Psychologie des Sectes, distingue deux types de civilisation : la civilisation reposant sur la violence et la civilisation reposant sur le dol. À la civilisation du premier type appartiennent ou ont appartenu la Corse, une partie de la Sardaigne, le Montenegro, les villes italiennes du moyen âge et en général presque toutes les civilisations primitives. À la seconde, au contraire, appartiennent tous les peuples civilisés modernes, c’est-à-dire ceux dont le régime capitaliste bourgeois a entièrement envahi toutes les parties de l’organisme. À ces deux types de civilisation répondent deux types distincts de criminalité : la criminalité atavique, retour de certains individus à des moyens violents dans la lutte pour la vie, moyens supprimés désormais par la civilisation : l’homicide, le vol et le viol ; et la criminalité évolutive qui est également perverse et qui l’est peut-être davantage en intention, mais qui est beaucoup plus civile dans ses moyens, puisqu’elle a substitué à la force et à la violence l’astuce et le dol[8].

M. Bagehot, dans son livre : Les Lois scientifiques du développement des nations, distingue deux âges dans l’évolution historique des sociétés : l’âge de la contrainte et l’âge de la libre discussion. Il regarde le régime de la discussion comme l’organe essentiel du perfectionnement du genre humain[9].

Nous terminerons la revue de ces essais de classification par la célèbre distinction nietzchéenne qui a soulevé et soulèvera encore tant de débats. Nietzche distingue les sociétés où domine la morale des Esclaves et celle où domine la morale des Maîtres. La première morale est caractérisée par le triomphe de l’Esprit grégaire, par la lâcheté et la férocité collectives, par l’asservissement veule de l’Individu aux volontés grégaires, par la défiance des supériorités, par la compassion hypocrite pour les faibles et les petits. — La morale des Maîtres est caractérisée par l’indépendance de l’esprit et du cœur, par l’attitude héroïque et dédaigneuse de la souffrance de soi-même et des autres. La morale d’Esclaves est dupe de l’Illusion du Progrès et se berce de je ne sais quel rêve d’avenir humanitaire qui ne serait en réalité que l’universel asservissement. La morale des Maîtres a le culte du Passé, de la Vieillesse et de la Tradition. Elle veut développer dans le Présent la Volonté de Puissance de l’Individu, dédaigneuse des promesses et des rêves de l’Avenir[10]. — Nietzche identifie les sociétés fondées sur la Morale d’Esclaves avec les sociétés démocratiques et les sociétés fondées sur la Morale des Maîtres avec les sociétés aristocratiques. À notre avis, Nietzche a eu raison de diriger ses sarcasmes méprisants contre l’Esprit grégaire, cet esprit de lâcheté et de cruauté collectives, dont il reste trop de traces dans nos sociétés. Il a le mérite d’avoir été un de ces généreux esprits qui, de nos jours, ont élevé contre l’Esprit grégaire la protestation de l’Individualisme et qui diraient volontiers avec un héros d’Ibsen : « L’homme le plus puissant est celui qui est le plus seul. »

Mais Nietzche a eu le tort de confondre ici l’Esprit grégaire et l’Esprit démocratique. L’Esprit démocratique n’a précisément, à notre avis, d’autre raison d’être que d’être une affirmation de l’Individualisme en face des tyrannies grégaires. En effet, l’Esprit grégaire n’est-il pas au fond de tous les préjugés stupides ou féroces qui déshonorent encore notre morale sociale et contre lesquels lutte précisément l’Esprit démocratique ? — Les prétendus Maîtres n’ont-ils pas aussi leur esprit grégaire, qui s’appellera ici l’Honneur de Caste, là l’Esprit de Corps. Esprit de Corps ou Esprit de Caste, peu importe, ce ne sont là que des manifestations d’un égoïsme collectif essentiellement grégaire et anti-invidualiste.

On s’étonne que le puissant esprit de Nietzche ait établi une confusion de cette nature, grosse de conséquences sociales et qui, par un singulier malentendu, permettrait aux défenseurs des tyrannies grégaires du Passé de regarder Nietzche, ce génial individualiste, comme un des leurs.


  1. Worms. Organisme et Société, p. 285.
  2. Dans ce chapitre, nous nous sommes inspirés, pour l’historique des classifications, de la substantielle étude de M. Steinmetz : Classification des types sociaux (Année sociologique, 1898-1899. Paris, F. Alcan).
  3. Steinmeiz, Classification des types sociaux (Année sociologique, 1898-99, p. 90.
  4. Voir sur ce point Bouglé, Analyse de Giddings (Année sociologique, 1896-97).
  5. Point contesté par M. Steinmetz.
  6. Ce point de vue matérialiste est aussi développé par M. de Greef, d’après lequel les formes économiques soutiennent les formes familiales qui précèdent les formes artistiques et les institutions scientifiques ; au sommet de l’échelle apparaissent les formes sociales les plus complexes : morales, juridiques et politiques.
  7. Carlyle a marqué en traits d’une admirable poésie cette naïveté de l’intuition chez les premiers hommes : « L’homme se tenait nu devant le monde face à face ; tout était divin ou Dieu. Jean-Paul encore le trouve ainsi, le géant Jean-Paul qui a le pouvoir de s’échapper des oui-dire ; mais il n’y avait alors nuls oui-dire. Canope brillait d’en haut sur tout le désert avec sa splendeur bleue de diamant. Cette sauvage splendeur bleue pareille à un esprit (de beaucoup plus splendide que rien de ce que nous contemplons jamais ici-bas) perçait jusqu’au fond du cœur du sauvage Ismaélite qu’elle guidait à travers le désert solitaire. À son cœur sauvage qui contenait tous les sentiments, qui n’avait de parole pour aucun sentiment, elle pouvait sembler un petit œil, cette Canope, jetant sur lui son regard du sein de la grande et profonde Éternité, lui révélant l’intérieure splendeur… Tel est pour moi le secret de toutes les formes du Paganisme » (Carlyle, Le Héros et l’Héroïque dans l’Histoire, trad. Izoulet, p. 14).
  8. Voir Sighele, Psychologie des Sectes, p. 14.
  9. Voir Bagehot, Lois scientifiques du développement des nations (Paris, F. Alcan), p. 195.
  10. Voir sur la distinction de la Morale des Maîtres et de la Morale des Esclaves, Nietzche, Par delà le Bien et le Mal, ch. ix. Qu’est-ce qui est noble ? Éd. du Mercure, p. 219.