Félix Alcan (p. 15-17).
Livre I. Chapitre III.

CHAPITRE III

HISTOIRE DE LA SOCIOLOGIE

Le mot Sociologie est nouveau. La science que ce mot désigne est-elle plus ancienne ? — De tout temps l’attention des hommes s’est portée sur des phénomènes qui les touchaient d’aussi près que les phénomènes sociaux. Toutefois, dans l’antiquité, cette étude a été constamment subordonnée à des considérations métaphysiques ou morales. Même chez Aristote, la conception de la Sociologie reste vague, et son objet ne se distingue pas de celui de sciences voisines, telles que l’Économique et la Politique. Il en est de même chez tous les philosophes qui ont été les héritiers de la tradition gréco-latine. Thomas Morus, Campanella, etc., ont été des politiques constructeurs de cités idéales plutôt que des sociologues.

Au XVIIIe siècle, Montesquieu semble le premier avoir eu le pressentiment d’une sociologie scientifique. L’École positiviste a ensuite fait le plus puissant effort pour constituer la Sociologie à l’état de science. En France, A. Comte, en Angleterre, H. Spencer ont cru à la possibilité de réduire à des lois exactes les phénomènes sociaux. Ils ont même imprimé à la sociologie sa double grande direction. Tandis que Spencer s’orientait dans la voie du biologisme social, A. Comte a vu d’emblée l’importance du point de vue psychologique en sociologie, puisqu’il a fait reposer toute l’évolution sociale sur une loi psychologique, la loi des trois états.

Si l’on cherche à suivre l’évolution de la Sociologie dans notre siècle, on voit que cette évolution semble avoir traversé trois phases : 1o la phase économiste ; 2o la phase naturaliste ; 3o la phase psychologique.

M.  H. Mazel retrace excellemment dans les lignes suivantes les trois phases de cette évolution : « Il y a quelque vingt ou trente ans, le domaine sociologique semblait être le fief des économistes, et ceux-ci se faisaient de leur science une idée singulièrement étroite. Cette étroitesse, on peut la deviner à la seule définition que l’on donnait alors de l’économie politique : la science de la richesse. La richesse était en voie de devenir une sorte d’idole à laquelle on sacrifiait l’homme ; sa production, fin unique des sociétés, devait être poussée à son maximum. Il y a non plus trente ans, mais cinq ou six seulement, le champ sociologique était devenu l’apanage des naturalistes ; le puissant mouvement d’idées produit par l’hypothèse évolutionniste avait eu son contre-coup dans les sciences sociales, et celles-ci, suivant le mot connu de Taine, se détachaient des spéculations métaphysiques pour se souder aux sciences naturelles. On n’entend plus alors s’entrechoquer les mots rente et valeur, libre-échange et protection, double étalon et simple étalon, mais les termes organisme, sélection, lutte pour la vie reviennent sans cesse ; les préoccupations d’hérédité, d’atavisme, de croisements et de retour au type deviennent dominantes ; chez les disciples appliqués, plus caractéristiques que les maîtres, la théorie devient tyrannique et toute différence s’efface entre les sociétés humaines et les sociétés animales. C’est dans ce milieu que M.  Tarde vient d’élever la voix, et déjà son influence semble aussi décisive contre l’abus naturaliste que l’avait été celle de Le Play contre l’abus économiste. Lui aussi ne s’avise pourtant que d’une chose bien simple, à savoir que les hommes ne sont pas des anthropoïdes et que la Sociologie ne doit pas être l’étude seule des facteurs géographiques ou physiologiques, mais encore celle des facteurs moraux, l’influence de la nature ou de l’hérédité sur une société étant en somme moindre que l’action des individus qui la composent ou des autres sociétés qui l’avoisinent. En remplaçant, ou mieux en ajoutant aux causes climat et race les causes invention et imitation, il rendait à la Sociologie son indépendance comme aux sociétés humaines leur liberté[1]. »

À l’heure présente, remarquons-le toutefois, les considérations économiques n’ont pas disparu. Elles dominent en particulier toute la sociologie socialiste. Mais en même temps sous l’influence de penseurs tels que MM.  Tarde, Simmel, Sighele, Nordau, se dessine une orientation nettement psychologique. Ajoutons à ces influences celle de deux philosophes qui, bien que n’étant pas des sociologues proprement dits, ont apporté dans la critique des choses morales et sociales le plus pénétrant esprit d’analyse : Schopenhauer et Nietzche. L’influence de ce dernier en particulier s’est encore peu fait sentir en sociologie. Mais demain peut-être, en dépit de certaines idées rétrogrades[2] qui gâtent son œuvre, cet ennemi du dogmatisme sera-t-il, en raison même de son inspiration antidoctrinaire, un de ceux qui contribueront le plus à la rénovation d’une science où l’on a parfois trop dogmatisé.


  1. H. Mazel, La Synergie sociale, p. 330.
  2. Celles relatives au faux aristocratisme de Nietzche.