Félix Alcan (p. 1-9).
Livre I. Chapitre I.
PRÉCIS DE SOCIOLOGIE

LIVRE PREMIER


PRÉLIMINAIRES : Définition, Méthode
et Divisions de la Sociologie

CHAPITRE PREMIER


définition de la sociologie

Le terme Sociologie semble trop clair pour avoir besoin d’être défini. Il signifie étymologiquement science de la société ou des sociétés. Toutefois, cette clarté n’est qu’apparente. On peut en effet prendre cette expression « science des sociétés » dans plusieurs sens différents.

Un premier sens, le plus large de tous, consiste à entendre par sociologie l’ensemble des sciences sociales : Économie politique, Politique, Ethnologie, Linguistique, Sciences des Religions, des Arts, etc. Il est manifeste qu’une semblable science, manquant d’objet distinct, n’a aucun droit à l’existence. On peut en second lieu entendre par Sociologie la systématisation des sciences sociales particulières, ou, si l’on préfère, la science des rapports qu’ont entre elles ces diverses sciences. La Sociologie serait aux diverses sciences sociales ce qu’est, d’après le positivisme, la philosophie, par rapport aux sciences particulières qu’elle systématise. Elle montrerait les relations des sciences sociales entre elles et comblerait leurs lacunes. Ce sens est déjà plus précis que le précédent. Toutefois, il n’est pas encore satisfaisant. Car on ne sépare pas suffisamment ici les phénomènes sociaux proprement dits des phénomènes ethnologiques, économiques, juridiques, politiques, etc., qui les accompagnent ou les engendrent. — De plus, la prétention de combler les lacunes de l’Économie politique, du Droit, de la Morale, etc., ne serait pas plus justifiée, de la part des sociologues, que la prétention qu’ont eue certains philosophes de combler par des hypothèses plus ou moins contestables les lacunes des sciences physiques et naturelles.

Une autre solution consiste à assigner pour objet à la Sociologie l’étude des formes sociales, abstraction faite de leur contenu. « Une armée, une famille, une Société d’actionnaires ont, quelle que soit la différence de leurs origines et de leurs fins, certains traits communs, la hiérarchie, l’interdépendance, la différenciation, etc., qui peuvent être étudiés à part. — Le seul fait que des individus s’associent produit sur eux certains effets spécifiques. Qu’il s’agisse de phénomènes économiques, ou juridiques ou moraux, ils sont soumis à l’action du milieu social[1]. » — « On pourra, dit ailleurs le même auteur, classer les différentes espèces de milieux sociaux ; on remarquera que si leurs propriétés, comme leur valeur, leur densité, la coalescence de leurs unités varient, l’action qu’ils exercent sur les individus est soumise à des variations concomitantes. On obtiendra ainsi une science où observation, classification et explication seront purement sociologiques. »

Cette conception, soutenue en Allemagne par Simmel, et en France par M.  Bouglé, renferme une part de vérité. Elle a l’avantage de mettre en lumière ce fait que le nombre, la masse, la population des groupements sociaux exercent par eux-mêmes une grande influence sur l’évolution de ces groupements. Toutefois on peut adresser à cette définition les objections suivantes : 1o Cette sociologie stricto sensu, comme l’appelle M.  Bouglé, ne peut se constituer que concurremment avec les différentes études particulières, dont l’ensemble composerait la Sociologie lato sensu. — On ne peut déterminer les lois abstraites qui régissent les modalités des groupements sociaux en général, qu’après avoir étudié dans le détail ces groupements eux-mêmes. 2o Il est un contenu dont il est impossible de faire abstraction : c’est le contenu psychologique des groupes étudiés. Car c’est en idées, en croyances, en désirs, que se traduisent finalement tous les phénomènes statiques ou dynamiques dont se compose la vie des sociétés. La notation psychologique reste celle à laquelle se ramènent en définitive toutes les autres. Faire abstraction, comme le demande M.  Bouglé, des « idées des unités sociales » pour s’attacher aux lois purement formelles des groupements, c’est abandonner de gaieté de cœur ce qu’il y a de plus réel et de plus concret dans la vie sociale ; c’est lâcher la proie pour l’ombre[2].

À nos yeux, la Sociologie n’est autre chose que la Psychologie sociale. Et nous entendons par Psychologie sociale la science qui étudie la mentalité des unités rapprochées par la vie sociale.

Nous n’éprouverons aucun scrupule si l’on nous objecte que cette définition ramène au fond la Psychologie sociale et par suite la Sociologie elle-même à la Psychologie individuelle. — À nos yeux, c’est à cette dernière qu’il faut toujours en revenir. Elle reste, qu’on le veuille ou non, la clef qui ouvre toutes les portes. L’énergie sociale par excellence reste toujours le psychisme, non le psychisme collectif dont parle M.  de Roberty[3], mais le psychisme tout court, ou psychisme individuel. C’est ce dernier qui peut seul donner un sens à cette expression de psychisme collectif.

La Psychologie sociale aura ainsi un double objet :

1o Rechercher comment les insertions des consciences individuelles interviennent dans la formation et dans l’évolution de la conscience sociale (Nous entendons ici par conscience sociale l’ensemble d’idées, de croyances et de désirs qui composent la mentalité dominante d’une société et qui imposent aux unités associées un conformisme intellectuel, émotionnel et moral plus ou moins conscient). La Psychologie des grands hommes est ici d’un haut intérêt.

2o Rechercher comment inversement cette conscience sociale agit sur les consciences individuelles. Quelles modifications ou dégradations, parfois dépressions, ce conformisme social exerce-t-il sur les intelligences et les caractères individuels ? Quels sont les effets psychologiques de la solidarité qui unit les unités humaines, que cette solidarité soit professionnelle, économique, religieuse, morale, etc ? — Comme le remarque avec raison M.  Barth, « chaque transformation de la société entraîne une transformation du type humain et des changements corrélatifs dans la conscience des individus qui constituent la société, changements qui réagissent à leur tour sur la société elle-même[4] ». Ces actions et ces réactions constituent l’objet propre de la Psychologie sociale.

Quand M.  Lebon fait la psychologie du socialisme, quand M.  Sighele écrit ses livres sur la psychologie des Foules et des Sectes, quand M.  Max Nordau étudie de près l’atmosphère de mensonge dont la société contemporaine enveloppe l’individu ; quand Mme  Laura Marholm[5] suit les variations de la mentalité féminine d’après les variations du milieu social ; lorsque Schopenhauer analyse la mentalité de « la Dame », et son rôle dans la société actuelle, lorsque Nietzche étudie les conséquences sociales de la généralisation du sentiment de la Pitié dans notre civilisation européenne, ou encore lorsqu’il analyse la nature morale et les effets sociaux du renversement de l’échelle des valeurs opéré par le christianisme, il n’est personne qui puisse méconnaître le haut intérêt sociologique de semblables recherches psychologiques.

D’une manière générale, la psychologie sociale recherche les rapports de la conscience individuelle et de la conscience sociale. Tantôt elle met en lumière les points de contact qui peuvent se rencontrer entre ces deux consciences, tantôt elle insiste sur leurs contradictions et les conflits qui en résultent.

Il y a de profondes et délicates analogies entre l’âme des individus et celle des sociétés. Telle est par exemple cette vérité aperçue par Nietzche que parfois un heurt violent, une rupture énergique avec le passé est, pour les peuples comme pour les individus, une condition du renouvellement de la vitalité. « Il y a, dit Nietzche, un degré d’insommie, de rumination, de sens historique, qui nuit à l’être vivant et qui finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation. »

De telles intuitions, empruntées à la psychologie la plus pénétrante nous font saisir sur le vif les conditions les plus délicates de la vie des sociétés.

Les luttes qui se livrent au sein des consciences individuelles ne sont souvent que le reflet d’antagonismes extérieurs et sociaux. Un critique, M.  Ch. Saroléa[6], fait une distinction très fine entre ce qu’il appelle les conflits individuels et les conflits sociaux. Il entend par conflits sociaux ceux qui résultent de l’antagonisme entre deux classes (par exemple entre la noblesse et la roture, entre la classe riche et la classe pauvre), au contraire, il entend par conflits individuels les conflits de l’individu avec lui-même déterminés par les divers cercles sociaux auxquels il peut appartenir et par les influences sociales contradictoires auxquelles il peut se trouver soumis. — Le parallélisme de ces antagonismes dans le milieu social et dans la conscience individuelle constitue un sujet d’étude des plus importants pour le psychologue social.

L’importance des rapports entre la mentalité individuelle et la mentalité de la cité ou société a été aperçue dès longtemps par ceux qui se sont occupés des problèmes sociaux et politiques. — Dans le chapitre iii du livre III de sa Politique, Aristote se pose, dans des termes assez obscurs il est vrai, la question de savoir si le concept de vertu doit être défini de la même façon quand il s’agit de l’homme privé et du citoyen. Sighele étudie un problème du même ordre quand il se pose la question de savoir si le fait de prendre contact, de se tasser, de s’agglomérer tend à élever ou à abaisser le niveau intellectuel et moral des individus[7]. M.  de Roberty se pose aussi le même problème que Sighele et lui donne une solution semblable, mais qu’il interprète autrement[8].

Les points sur lesquels il y a conflit entre la conscience individuelle et la conscience sociale sont plus nombreux et plus importants que ceux sur lesquels il y a accord. Nous ne développerons pas longuement ce point de vue en ce moment. Nous nous bornerons aux remarques suivantes : Il y a souvent dans les idées, les mœurs, les croyances, les institutions d’une société donnée des contradictions qui sautent aux yeux d’un observateur un peu attentif. Du jour où la conscience d’un individu aperçoit ces contradictions, elle ne peut s’empêcher d’en être surprise et de se poser un point d’interrogation sur la valeur de la mentalité sociale ambiante. Ce sont ces contradictions sociales qui, d’après le Dr  Nordau, sont la cause de l’inquiétude et du malaise qui pèsent sur les consciences contemporaines.

La conscience sociale opprime souvent les consciences individuelles. Les égoïsmes individuels sont très souvent les esclaves et les dupes de l’égoïsme collectif. Nietzche a fortement exprimé cette antinomie : « La plupart des gens, dit-il, quoi qu’ils puissent penser et dire de leur « égoïsme », ne font rien, leur vie durant, pour leur ego, mais seulement pour le fantôme de leur ego qui s’est formé sur eux dans le cerveau de leur entourage avant de se communiquer à eux ; — par conséquent, ils vivent tous dans une nuée d’opinions impersonnelles, d’appréciations fortuites et fictives, l’un vis-à-vis de l’autre et ainsi de suite d’esprit en esprit : singulier monde de phantasmes qui sait se donner une apparence si raisonnable ! Cette brume d’opinions et d’habitudes grandit et vit presque indépendamment des hommes qu’elle entoure ; c’est elle qui cause la fausseté inhérente aux jugements d’ordre général que l’on porte sur « l’homme », — tous ces hommes inconnus l’un à l’autre croient à cette chose abstraite qui s’appelle « l’homme », à une fiction ; et tout changement tenté sur cette chose abstraite par les jugements d’individualités puissantes (telles que les princes et les philosophes) fait un effet extraordinaire et insensé sur le grand nombre. — Tout cela, parce que chaque individu ne sait pas opposer, dans ce grand nombre, un ego véritable, qui lui est propre et qu’il a approfondi à la pâle fiction universelle qu’il détruirait par là même[9]. » — Schopenhauer avait aussi noté cette illusion qui fait que tant d’hommes placent « leur bonheur et l’intérêt de leur vie entière dans la tête d’autrui[10] ».

Ce qui est socialement respectable est souvent sans valeur aux yeux de la raison individuelle de l’homme réfléchi.

Inutile d’insister davantage sur les conflits qui se présentent entre la conscience individuelle et la conscience sociale. Ce que nous venons de dire suffit à montrer qu’il y a là tout un champ ouvert aux investigations du psychologue social. Sa tâche principale serait de déterminer, parmi ces antinomies, lesquelles ne sont que provisoires et lesquelles apparaissent comme essentielles et définitives.

On objectera à ces études d’être plutôt littéraires que scientifiques. Ce reproche n’est pas de nature à nous inquiéter, si l’on entend par là que le sociologue doit s’attacher à la considération de l’aspect subjectif, — sentimental ou intellectuel — des phénomènes sociaux, au moyen d’une intuition psychologique analogue à celle qu’emploient le romancier, le moraliste, et d’une manière générale le peintre social. Car il vient forcément un moment où, dans le domaine complexe et délicat des choses sociales, l’esprit scientifique, avec ses compartiments rigides, — souvent artificiels, — doit céder la place à l’esprit de finesse. La méthode du psychologue social n’est pas « celle de la vulgaire logique de l’École, qui range les vérités à la file, chacune tenant les pans de sa voisine, mais celle de la Raison Pratique, procédant par de larges intuitions qui embrassent des groupes et des règnes entiers systématiques ; de là pourrions-nous dire, la noble complexité, presque semblable à celle de la nature, qui règne dans cette peinture spirituelle[11] ».

Ajoutons que, selon nous, le psychologue social ne s’interdira nullement les investigations sur la société contemporaine. Suivant l’expression de Nietzche, il faut savoir être « un bon voisin des choses voisines » et ne pas craindre de les regarder de près. Certains sociologues se défient de ces investigations sur la société actuelle ; c’est à tort, selon nous, car si la connaissance du passé est indispensable à celle du présent, cette dernière peut aussi aider à interpréter les idées et les mœurs du passé.

Si nous nous étendons si longuement sur la Psychologie sociale, c’est que nous la regardons comme le vrai noyau de la Sociologie. Les partisans d’une sociologie formelle font eux-mêmes, par la force des choses, une large part à la déduction psychologique[12] ; ils reconnaissent que c’est toujours d’une loi psychologique que se déduisent les lois sociologiques[13]. L’influence de facteurs tels que la masse, la densité, l’hétérogénéité, la mobilité de la population mérite d’être étudiée. Mais le complément nécessaire et le point d’aboutissement de cette étude est la psychologie sociale.


  1. Bouglé, Les Sciences sociales en Allemagne, p. 160 (Paris, F. Alcan).
  2. Bouglé, Les Idées égalitaires, p. 18 (Paris, F. Alcan).
  3. De Roberty, Morale et Psychologie (Reçue philosophique, octobre 1900).
  4. Barth, Die Philosophie des Geschichte als Sociologie, p. 10.
  5. Laura Marholm, Zur Psychologie der Frau. Berlin, 1897.
  6. Ch. Saroléa, Henrik Ibsen et son œuvre, p. 71.
  7. Sighele, Contre le Parlementarisme, 1895.
  8. De Roberty, Morale et Psychologie (Revue philosophique, octobre 1900).
  9. Nietzche, Aurore, § 105.
  10. Nietzche, Aurore, § 105.
  11. Carlyle, Sartor Resartus (édition du Mercure de France, p. 69).
  12. Voir sur ce point Lapie, Les Civilisations tunisiennes, p. 283 (Paris, F. Alcan).
  13. M.  Remy de Gourmont, après avoir analysé les effets sociaux du phénomène psychologique de la Dissociation des idées, dit fort justement : « On pourrait essayer une psychologie historique de l’humanité en recherchant à quel degré de dissociation se trouvèrent dans la suite des siècles un certain nombre de ces vérités que les gens bien pensants s’accordent à qualifier de primordiales. Cette recherche devrait être le but même de l’histoire. Puisque tout dans l’homme se ramène à l’intelligence, tout dans l’histoire doit se ramener à la psychologie » (La Culture des Idées, p. 88).