Pourquoi rit-on ? Etude sur la cause psychologique du rire

Pourquoi rit-on ? Etude sur la cause psychologique du rire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 612-630).
POURQUOI RIT-ON?

ÉTUDE SUR LA CAUSE PSYCHOLOGIQUE DU RIRE

On rit dans les circonstances les plus diverses. Quand on énumère au hasard les cas de rire, même les plus communs, on est effrayé du chaos. Un calembour, un ronflement qui s’élève dans une assemblée grave, une naïveté d’enfant, un chien qui entre à l’église pendant la messe, un quiproquo, un ivrogne qui titube, une parodie, la robe de l’actrice qui s’accroche à un clou du plancher, un costume démodé, le lapsus d’un orateur, une cabriole de clown, voilà quelques échantillons au gré du souvenir. — Nous voudrions montrer qu’ils se ressemblent tous. Nous voudrions dégager de tous ces cas l’élément commun, la cause, partout présente, qui fait jaillir le rire[1].

Les philosophes, les savans, les curieux, ont beaucoup cherché cette cause. Kant, Hegel, Darwin, Spencer, ont proposé leur solution. Récemment encore, dans la Revue philosophique[2], M. Penjon exposait avec verve une théorie ingénieuse. Nous aurons à juger si aucun d’eux n’a trouvé la vérité. En tout cas, leurs indications nous seront précieuses.

J’ai déjà cherché, ici même[3], la cause psychologique de la rougeur. Je voudrais appliquer au rire la même méthode : me borner à l’analyse intérieure, sans me soucier de ce qui se passe dans les centres nerveux. Ce n’est pas que la psychologie physiologique soit à dédaigner, et nous avons tous pour les travaux de M. Ribot la plus réelle admiration. Mais il est non moins évident que les faits moraux, en eux-mêmes, ont, pour l’humanité, un intérêt capital; qu’en connaître les lois ne peut pas être superflu; et que, par suite, la psychologie pure est légitime. Nous chercherons aussi à nous préserver de toute métaphysique, à ne rien dire qui ne puisse être vérifié par chaque lecteur, sur lui-même. Et enfin nous tâcherons d’appliquer aux faits psychologiques les procédés rigoureux de preuve qu’emploie la physique. Il est trop clair qu’ils perdront ici, faute de mesures précises, un peu de leur puissance. Ce n’en est pas moins un devoir de les employer dans les limites où nous le pouvons.


I

Quelles sont, d’abord, les principales solutions qui ont été proposées? — Il est à peine besoin d’indiquer l’opinion vulgaire, d’après laquelle le rire serait causé par la joie. Cette opinion n’a que le mérite de la simplicité. Il est trop évident que la joie ne fait pas toujours rire : il y a des joies graves. Il est également évident qu’on rit parfois sans être joyeux : il y a des rencontres qui arrachent le rire, même à la tristesse. Sans doute, la joie dispose au rire, elle ne le produit pas.

Voici une des opinions les plus communes : ce qui fait rire, ce serait le baroque, l’insolite, ce qui est en désaccord avec nos habitudes d’esprit; plus exactement, ce qui leur est contraire; ce qui viole les usages traditionnels ; ce qui rompt le cours familier des choses. Que faut-il penser de cette solution[4] ?

Reconnaissons d’abord que le baroque est souvent risible. Dans un costume démodé ou sentant sa province, ce qui fait rire, c’est la bizarrerie des couleurs ou des formes. Une caricature fait rire par des disproportions qui sont contraires à toutes les lois naturelles. Un homme qui parle tout seul à haute voix est risible : c’est qu’il y a là un oubli anormal de toutes les contraintes sociales. La promenade paisible d’un chien dans une église, pendant la messe, ou mieux, pendant le sermon, fait rire pour la même raison : cette visite est contraire à toutes les habitudes de recueillement, à la majesté traditionnelle du lieu. — Ainsi le baroque est souvent risible. Nous saurons plus tard à quelle condition.

Nous pouvons même accorder que, dans tout ce qui fait rire, il y a du baroque. Il n’y a sans doute pas un mot, un acte, une situation, une attitude, qui soient vraiment risibles sans présenter quelque étrange té. — Un mot plaisant est un mot baroque, qui, sans doute, semble naturel dès qu’on pense à la situation ou au caractère de celui qui parle, ou à l’objet désigné, mais qui, avant tout, est baroque. — Une action risible est toujours une action qui paraît baroque, au moins au premier moment : telles les fausses rentrées d’un comédien ou les titubations d’un homme ivre. — Une attitude n’est jamais risible sans quelque bizarrerie : les mines des acteurs, quand elles font rire, sont étranges, soit par leur placidité dans les circonstances les plus critiques, soit par leur ahurissement dans les circonstances les plus ordinaires. — Enfin une situation plaisante est toujours une situation insolite : ce sera la rencontre paradoxale de plusieurs personnes qui semblent s’exclure ; la rencontre, en un même cœur, de deux sentimens étonnés d’être ensemble ; la présence d’un personnage là où, de toute évidence, il ne devrait pas être ; ou simplement une complication inédite de mésaventures. — Il y a donc, dans la théorie que nous discutons, une large part de vérité : il y a du baroque dans tout ce qui fait rire.

Mais ce que nous contestons, c’est que le baroque fasse toujours rire. Il y a des événemens contraires à l’ordre normal et qui n’ont rien de risible. Si je vois un fardeau écrasant sur les épaules d’une pauvre petite vieille, voilà de l’insolite et du baroque : pourtant je ne ris pas. — Bien plus, si la théorie était vraie, quels seraient les spectacles qui feraient le plus sûrement rire ? Ce seraient ceux qui, par leur nature même, sont étranges et insolites. Ce seraient d’abord les exercices de cirque ; le cirque moderne est le royaume du baroque : on y voit des chevaux qui dansent, des cochons qui jouent à saute-mouton, des musiciens qui jouent leurs airs sur des bouteilles ; ce devrait être aussi le royaume du rire : toutes nos habitudes s’y trouvent contrariées, toutes nos routines bouleversées. Cependant nous ne voyons pas qu’on y rie beaucoup plus qu’ailleurs ; et même tous ces exercices extravagans ne font guère rire : si l’on rit au cirque, c’est des facéties accessoires, ou des incidens de détail. — Mieux encore, la prestidigitation serait l’idéal du risible : son objet propre est précisément de produire des effets contraires à toutes les lois connues, à toutes nos habitudes d’esprit : une muscade disparaît, reparaît, passe d’un gobelet sous un autre ; une cage, avec un oiseau s’évanouit entre les doigts du magicien ; un mouchoir déchiré, brûlé, se retrouve intact au fond de trois boîtes ficelées et cachetées d’avance ; d’un chapeau sortent des boulets de canon : voilà par excellence de l’anormal, de l’imprévu, de l’extraordinaire. Voilà, par excellence, des cas où l’on devrait rire. Or l’escamotage ne fait pas rire. On rit parfois des plaisanteries du magicien, non de sa magie; on est intrigué, étonné, ahuri : on ne rit pas.

M. Penjon[5] a récemment proposé une théorie qui, au fond, diffère assez peu de la précédente. D’après lui, ce qui fait rire, c’est ce qui nous apparaît comme libre, comme échappant à toute loi, comme produit par une activité qui se joue. Les manifestations capricieuses du libre arbitre, voilà la cause du rire : par exemple, les boutades, les jeux de mots, les déguisemens, les niches d’écolier, les difformités, « niches faites par la nature ». « La même raison de rire se retrouverait dans tous les exemples que je pourrais donner... Toujours avec mille nuances, la manifestation soudaine d’une liberté qui détruit les prévisions, mais sans dommage pour nous, sans dommage réel pour les autres. Et, de quelque manière qu’on le prenne, c’est toujours cette spontanéité éclatant à l’improviste, en l’absence de toute cause proprement dite, qui nous fait rire... La spontanéité, ou mieux la liberté même, telle est en effet l’essence de l’agréable ou du risible sous toutes leurs formes, et le rire n’est que l’expression de la liberté ressentie ou de notre sympathie pour certaines manifestations, réelles ou imaginées, d’une liberté étrangère : toujours et partout, il est comme l’écho naturel en nous de la liberté. » — Ainsi la théorie, malgré une certaine préoccupation métaphysique, est très nette : Est risible tout ce qui révèle une liberté ; par suite, tout ce qui est jeu et caprice.

Il ne nous échappe pas que cette théorie, à quelques nuances près, est tout simplement la théorie du baroque. La parenté, l’identité est visible. Comment se révèle la liberté? C’est précisément par l’imprévu de ses effets, par la bizarrerie de ses jeux. Quand un acte nous donner a-t-il le sentiment d’une liberté? C’est quand il nous paraîtra insolite, quand il sera contraire à toutes les lois, à toutes les habitudes, à toutes les conventions, quand il détruira les prévisions, selon le mot de M. Penjon lui-même. — Ainsi, dire que le risible c’est ce qui est libre, ou dire que le risible c’est l’insolite, c’est tout un. Si l’un est vrai, l’autre est vrai ; si l’un est faux, l’autre est faux.

Nous accorderons donc sans peine qu’il y a, dans la théorie de M. Penjon, une large part de vérité. Oui, sans doute, on pourrait trouver, — en forçant seulement un peu les termes, — dans tout objet risible, quelque apparence de liberté. Oui, si l’on veut. un calembour nous révèle une liberté qui joue capricieusement avec les mots. Oui, si l’on y tient, une situation de vaudeville nous révèle une liberté (celle de l’auteur, sans doute), qui jongle avec les hommes et avec les vraisemblances. Oui, une grimace drôle révèle une liberté qui s’ébat aux dépens de l’esthétique. — Rien n’empêche d’exprimer ainsi les choses. Ce sont des mots qui en valent d’autres. — Mais il est non moins évident que souvent une liberté se manifeste à nous sans que nous ayons envie de rire : les extravagances d’un homme ne sont pas toujours risibles ; pourtant elles trahissent une liberté insouciante des règles. Les caprices d’une volonté, même quand on n’a pas à en souffrir, sont loin de faire toujours rire : ils surprennent sans égayer. Le mauvais goût d’un écrivain, les métaphores bizarres font parfois rire, mais pas toujours : ce sont pourtant les jeux d’une liberté sans lest. Pour que les extravagances, pour que les caprices, pour que les métaphores bizarres fassent rire, il faut qu’il s’y ajoute un certain caractère que nous aurons à déterminer : la liberté qui s’y montre ne suffit pas. — Mieux encore, une action hautement morale, un sacrifice héroïque, sont les manifestations par excellence de la liberté : y a-t-il rien de plus grave, de plus loin du rire? — Règle générale, dans toute œuvre dramatique, nous assistons au déploiement d’une liberté : pourtant toute œuvre dramatique n’est pas comique. Un coup de théâtre est presque toujours l’acte imprévu d’une volonté libre : il y a des coups de théâtre qui ne font pas rire. — Il est superflu d’insister. On voit assez que la théorie de M. Penjon, pour ingénieuse qu’elle soit, ne saurait avoir qu’une vérité relative.

Une autre théorie très répandue est la théorie du contraste. Ce qui fait rire, ce serait la perception brusque d’un contraste, entre l’attente et l’événement[6], entre l’apparence et la réalité, entre le masque et la figure, entre le ton et les paroles, entre la forme et le fond. « Le rire, dit Hegel, est un signe qui annonce que nous sommes si sages que nous comprenons le contraste et nous en rendons compte[7]. » L. Dumont[8] a exposé cette même solution sous une forme plus précise. D’après lui, le rire est produit par la rencontre, en notre esprit de deux pensées contradictoires. Deux idées ou deux images qui s’excluent mutuellement se présentent ensemble à nous : de là un choc, de là le rire. « La connaissance d’un objet donne d’abord à notre entendement une certaine impulsion et stimule son activité dans une certaine direction, mais immédiatement une impression contraire lui vient d’une autre qualité de ce même objet et imprime à cette activité, avec une assez forte secousse, la direction contraire. » On le voit, ce n’est, avec plus de précision seulement, que la théorie commune du contraste. C’est toujours le contraste entre deux objets ou deux idées qui fait rire; seulement, pour Dumont, le contraste n’est pas quelconque : c’est une contradiction logique.

Il est incontestable que beaucoup de contrastes sont risibles. Dans une parodie, l’effet comique est produit par le contraste entre la gravité de l’œuvre originale et l’irrévérence du travestissement. Dans une naïveté d’enfant, ce qui nous fait rire, c’est le contraste entre la portée du mot et la candeur de celui qui le dit. Certaines transpositions font rire pour une raison analogue : une tragédie traduite en style trivial, une aventure cornélienne caricaturée en scène bourgeoise, les sentimens sublimes exprimés en argot parisien, l’héroïsme sur le ton pot-au-feu; certaines conférences de M. Sarcey, sont, à ce point de vue, d’un comique irrésistible. Le clown qui s’élance, grisé d’enthousiasme, pour imiter l’écuyère, et qui s’aplatit lourdement sur le sol, cause le rire en provoquant une impression forte et grossière de contraste.

Mais il y a beaucoup de contrastes qui n’ont rien de risible. Le couac d’un chanteur, dans la plupart des cas, est tout simplement pénible : c’est pourtant un effet de contraste. La vue d’un corps difforme, surtout auprès d’autres corps sains et bien faits, n’égaie pas. Mettez du noir sur du blanc : vous ne rirez pas. Au lieu du clown, si c’est l’écuyère elle-même qui tombe, le contraste entre sa chute et sa voltige de tout à l’heure est très net : pourtant aucune envie de rire. Un mot qui, en lui-même, serait plaisant, précisément s’il est prononcé dans des circonstances solennelles avec lesquelles il fait contraste, cesse de l’être : rien d’insupportable comme un compagnon facétieux quand on est recueilli dans l’admiration ou dans la tristesse. — Tout ce qui détonne fait contraste, et pourtant ne fait pas rire.

Même sous la forme plus précise que lui a donnée Dumont, la théorie est contestable. Il arrive souvent que deux idées contradictoires se présentent ensemble à notre esprit, sans que nous ayons envie de rire. L’escamotage nous fournira encore un exemple très concluant : l’escamoteur prend un œuf dans sa main ; nous le voyons clair comme le jour, dans cette main il y a un œuf. Elle se rouvre : plus d’œuf, un oiseau vivant, Voilà un cas très net d’idées contradictoires : nous savons qu’il y a un œuf et nous voyons qu’il y a un oiseau, — rencontre et choc d’images qui s’excluent. Voilà, s’il en fut, un cas où l’on devrait rire, si la théorie de Dumont était vraie. Pourtant, nous le savons, on rit peu : un sourire tout au plus, si le tour est fait avec aisance et grâce, sourire de satisfaction, sourire esthétique; pas de rire.

Enfin une explication très intéressante a été proposée par Bain[9]. D’après lui, ce qui cause le rire c’est ce qu’il appelle une dégradation. Il veut dire par là que nous rions lorsque, dans une personne ou dans un objet respectés, nous apercevons brusquement quelque chose de dégradant, une mesquinerie, une faiblesse, une petitesse; lorsque, dans un personnage imposant, les infirmités de la nature humaine se trahissent; lorsque, dans une circonstance solennelle, quelque vulgarité nous ramène sur la terre; lorsque le petit côté des grandes choses, l’envers des grands hommes nous est soudain révélé. « L’occasion du rire, c’est la dégradation d’une personne ou d’un intérêt ayant de la dignité, dans des circonstances qui n’excitent pas quelque émotion plus forte. Dans toutes les théories du rire on a plus ou moins signalé ce fait important... Le risible naît lorsque quelque chose qu’on respectait avant, est présenté comme médiocre et vil ; car dépeindre comme mesquine une chose qu’on considère déjà comme telle, ne causerait aucun rire[10]. »

Que cette solution soit d’accord avec beaucoup de faits, voilà ce qu’il est impossible de nier.

Très souvent, le plus souvent peut-être, nous rions de quelque dégradation. Les mots risibles sont très souvent des mots qui font ressortir tout d’un coup le travers ou même le vice d’un personnage. Il suffit de relire l’Avare, le Misanthrope, Tartuffe, pour en trouver d’admirables exemples. — Dans une parodie la dégradation est l’essence même. — Nous rions du lapsus d’un orateur, parce qu’en plein essor sublime, l’homme, avec ses faiblesses, reparaît tout à coup : dégradation. — Un ronflement qui s’élève dans une assemblée d’hommes graves fait rire pour la même raison : sous la gravité se trahit l’humanité. — Les singes font rire parce que leurs mines, leurs attitudes dégradent jusqu’à eux l’homme qu’ils imitent. — En général, la fatuité, les prétentions, l’affectation, sont risibles parce que la vulgarité se voit à chaque instant sous le masque.

Pourtant ce n’est pas encore la cause véritable. Parfois nous avons le spectacle d’une « dégradation » sans avoir envie de rire. Chez une personne vénérée, nous apercevons une petitesse : nous en sommes tout simplement attristés. Quand on nous révèle les travers d’autrui, on ne nous fait pas toujours rire : ce qui nous fait rire, c’est une certaine façon de nous les révéler. Il y a une médisance plaisante, mais il y en a une qui est froide et morne ; pourtant elle est dégradante par définition.

Ainsi ni le baroque, ni le déploiement de la liberté, ni le contraste, ni la dégradation ne sont la cause réelle du rire. Il y a des spectacles baroques qui ne font pas rire, des actions libres qui sont austères, des contrastes qui sont tristes, des dégradations qui sont mornes. — Reprenons donc nous-mêmes une poursuite qui semble infructueuse ; par l’observation détaillée, par l’analyse des faits, cherchons la vraie cause, — la circonstance partout présente, qu’il suffit de produire pour produire le rire, de supprimer pour supprimer le rire, de faire varier pour que le rire croisse ou décroisse.


II

Nous n’étudierons qu’un petit nombre de cas, et des cas aussi connus qu’il se pourra. Ce qui importe, ce n’est pas la quantité des observations, c’est leur qualité. Ce qu’il nous faut, ce ne sont pas des faits rares et curieux, mais des faits francs, dont chacun de nous ait ri. Plus un cas sera vulgaire, mieux il vaudra.

Examinons d’abord quelques actions risibles. Ensuite nous examinerons quelques mots risibles.

Nous avons tous ri de l’enfoncement d’une porte ouverte. Un homme rassemble ses forces, contracte ses muscles, crispe sa face, s’arc-boute sur ses jambes pour pousser une porte : nous voyons que cette porte est ouverte, et nous rions. — Les clowns de cirque font rire par un moyen analogue : ils exécutent un effort immense pour soulever de terre un énorme boulet de canon : mais nous savons déjà que ce boulet est en carton creux, et léger comme une plume. — Que se passe-t-il donc en nous quand nous avons ce spectacle sous les yeux ?

Il est évident que l’action nous paraît d’abord baroque, même absurde. Ce déploiement de forces, pour soulever un poids que nous savons infime, est absolument insolite. Cette poussée herculéenne pour vaincre une résistance que nous savons nulle, est absolument incompréhensible. Voilà notre première impression ; voilà le premier temps du phénomène. — Mais il y en a un second, et le tort des psychologues est de ne pas l’avoir vu. Ils ont été frappés par ce premier aspect : le baroque. Ils en sont restés là. — Cherchons plus patiemment : au moment même où nous trouvons cet acte absurde, une réflexion rapide nous le fait trouver très simple. Nous songeons que notre homme croit la porte fermée. Nous songeons qu’aux yeux du clown le boulet est un vrai boulet. L’effort qu’ils font est donc très naturel : nous en aurions fait autant. C’est alors que nous rions.

Ainsi un acte qui nous semblait baroque nous semble naturel. Nous reconnaissons, dans un fait insolite, un fait habituel, dans un fait absurde un fait banal. Une même chose nous apparaît comme surprenante et nous apparaît comme familière. Voilà ce qu’il y a dans l’esprit du rieur.

Voici un second exemple : les fausses sorties et les fausses rentrées d’un acteur. Le procédé est très connu et très banal. Un personnage, généralement animé d’un sentiment vif, de colère par exemple, sort en proférant une menace. On le croit parti; la porte se rouvre, il reparaît en renouvelant ses menaces; nouvelle sortie, nouvelle rentrée, souvent jusqu’à satiété. Cependant nous rions presque toujours, pour peu que le comédien y mette de l’entrain. Que se passe-t-il donc en nous? — Avant tout, ces fausses sorties nous paraissent baroques, absurdes. C’est la première impression, toute naturelle : dans la vie ordinaire, on ne rentre pas ainsi quatre ou cinq fois de suite ; il y a là quelque chose de contraire à toutes nos habitudes et au bon sens même. Mais ce n’est là que le premier temps, il y en a un second. Cette action, à peine nous a-t-elle paru baroque qu’elle nous paraît très simple : nous songeons que ce personnage est fort en colère, et que la colère a de ces insistances et de ces retours : c’est une expérience qui nous est familière. — Nous reconnaissons donc, dans un fait qui semblait insolite, un fait qui nous est familier; dans une action qui semblait absurde une action très rationnelle. Le même acte, vu d’un côté, est baroque; vu de l’autre, il est vulgaire[11].

Considérons un dernier exemple d’action plaisante. Il s’agit cette fois d’une invention de clown qui soulevait, à l’Hippodrome je crois, une formidable tempête de rire. Le clown jetait son chapeau sur le sol ; et alors, avec des précautions infinies, avec la sournoiserie d’un chat qui s’apprête à saisir une proie, se glissant, hésitant, s’arrêtant, rampant, faisant signe de se taire à toute l’assistance, insensiblement il se rapprochait de ce chapeau de clown, qu’il feignait de prendre pour un oiseau. Parvenu à distance convenable, rasé contre terre, il étendait la main pour le saisir ; mais au même moment, d’un coup de pied habile, il l’envoyait à dix pas : l’objet lui échappait et sa main ne saisissait que le vide. Cette pantomime était fort drôle, mais la suite l’était beaucoup plus. Le clown recommençait cinq ou six fois la même manœuvre, s’approchant chaque fois avec la même prudence de Peau-Rouge : chaque fois le chapeau-oiseau s’envolait, animé d’un coup de pied. Alors le clown faisait une tentative suprême: plus prudent, plus subtil, plus tortueux, plus sournois que jamais, il arrivait à portée du chapeau, et là... il le ramassait tout simplement comme si rien ne s’était passé. L’effet était irrésistible. Que se passait-il donc dans nos esprits?

Voici, très probablement, ce qui s’y passait: L’insuccès répété du clown, les envolemens successifs du chapeau, avaient un effet très simple : une idée s’installait en nous, l’idée que ce chapeau était un être animé, que ce chapeau fuirait toujours, que le même coup de pied l’enverrait indéfiniment dans l’espace. A la sixième fois, il ne restait plus en nous aucun doute : le pli était pris ; le clown ferait bien mieux de s’arrêter, il allait encore échouer : le chapeau allait encore s’envoler. Et voilà ce chapeau qui se laissait ramasser comme un vulgaire chapeau de bourgeois! Cela nous paraissait baroque, absurde : l’habitude était déjà si bien prise! Au premier moment on ne comprenait plus. Mais tout de suite la pensée revenait : Ce n’est qu’un chapeau ; il est assez ordinaire que les chapeaux ne se sauvent pas tout seuls. De sorte que ce fait, baroque au premier moment, était aussitôt reconnu comme le plus naturel, le plus commun, le plus banal des faits. Ici encore, dans le surprenant on retrouvait le banal. Le même fait, d’un côté, était absurde, et de l’autre, familier, inévitable, nécessaire.

Les trois analyses que nous venons de faire coïncident donc sur ce point. Chaque fois que nous rions, il se produit en nous un double phénomène. Un acte nous paraît surprenant : voilà le premier temps, et aussitôt nous le reconnaissons comme habituel : voilà le deuxième temps. — On pourrait très facilement contrôler ce résultat sur d’autres exemples : un ronflement dans une grave assemblée ; les titubations d’un homme ivre ; les mines des singes; au théâtre, dans la scène du crime, un pistolet qui rate deux fois de suite; un petit homme qui se baisse en passant sous une porte beaucoup plus haute que lui. Partout on retrouvera le même élément : quelque chose de surprenant et d’absurde qui, d’un autre côté, est naturel et banal.

Étudions maintenant non plus des actes, mais des mots plaisans; cherchons comment s’y prennent les « professionnels », ceux qui ont pour métier de faire rire, et qui y réussissent. Nous verrons qu’ils s’y prennent tous de la même façon : ils nous présentent des mots qui, d’un côté, sont invraisemblables jusqu’à l’absurde, et de l’autre naturels jusqu’à la naïveté; absurdes si on les isole, naturels si on songe aux « préparations ».

Que font, par exemple, les vaudevillistes? Ils s’arrangent pour amener une situation absolument insolite : par exemple, la rencontre en un même lieu de plusieurs personnes qui semblent s’exclure. Dans les Surprises du divorce, un divorcé remarié voit arriver dans son nouveau domicile qui? Son ancienne femme et son ancienne belle-mère. Et son ancienne femme est devenue sa belle-mère. Voilà une situation baroque jusqu’à l’invraisemblance. Mais en même temps les auteurs s’arrangent pour que cette situation baroque paraisse naturelle. Ils préparent notre esprit, ils le travaillent jusqu’à ce qu’il soit prêt à accepter cette extravagance, jusqu’à ce qu’il la désire, jusqu’à ce qu’il la trouve toute simple. Quand nous sommes à point, ils nous la posent hardiment sous les yeux. Que veulent-ils donc? Ils veulent que chaque scène soit d’un côté absurde et de l’autre inévitable; que chaque réplique nous semble à la fois absolument folle et absolument juste. Ils triomphent quand nous sommes à la fois étonnés de la baroquerie du mot et de son évidente nécessité.

Le vaudeville vit de méprises et de quiproquos. Qu’est-ce donc que les quiproquos ? Le mécanisme en est partout le même : nous, spectateurs, nous savons la vérité : le personnage, lui, ne la sait pas. Nous savons que tel événement s’est passé : le personnage l’ignore. Nous savons qu’il se trouve en tel lieu : lui, il croit être ailleurs. Nous savons qu’il se trouve avec telle personne : lui, il ne s’en doute pas. Nous savons qu’on lui parle de sa fille : il croit qu’on lui parle de sa cassette. — Et alors il dit des choses qui sont parfaitement absurdes, étant donné l’événement, le lieu, la personne, mais qui sont parfaitement sensées, étant donné ce qu’il ignore. C’est absurde, sachant ce que nous savons; c’est nécessaire, croyant ce qu’il croit. A chaque mot notre impression est double : le mot nous paraît extravagant d’abord et aussitôt après naturel. — Sans aller chercher un exemple dans quelque vaudeville, prenons le modèle : relisons, dans l’Avare, le fameux quiproquo de la cassette. Parlant de la fille, Valère dit : « J’aimerais mieux mourir que de lui avoir fait paraître aucune pensée offensante : elle est trop sage et trop honnête pour cela. » — Harpagon, n’ayant dans l’esprit que sa cassette, répond : « Ma cassette, trop honnête? » — Valère reprend : « Rien de criminel n’a profané la passion que ses beaux yeux m’ont inspirée. » — Et Harpagon, qui commence à ne plus comprendre, se dit : « Les beaux yeux de ma cassette? » — Le dialogue est ici d’autant plus plaisant que non seulement chaque mot d’Harpagon, mais aussi chaque mot de Valère, est risible. Quand Harpagon commence à parler, nous pensons encore à la fille ; de sorte qu’Harpagon, avec sa cassette, nous paraît extravaguer. Lorsque Valère reprend la parole, nous pensons à la cassette ; de sorte que Valère, à son tour, nous a l’air d’un fou. — Puis une réflexion instantanée nous fait voir ce qu’il y a de naturel dans leur absurdité apparente, ce qui s’y trouve même de nécessaire et de fatal.

Un autre procédé, très efficace, est le suivant : On nous montre un acteur qui ne sait pas son rôle, qui entend mal ce que lui dit le souffleur, et qui récite des extravagances. Rappelons-nous le plaidoyer de Petit-Jean[12]. Petit-Jean, après les premières lignes de son discours, s’arrête : il ne sait plus. Le souffleur, qui se tient derrière lui, lui souffle : « Des Persans. » — Petit-Jean déclame : « Des serpens. » — Le souffleur souffle : « Démocratique. » — Petit-Jean récite : « Démocrite. » — Le souffleur, impatienté, dit : « Hé! le cheval! » — Petit-Jean répète docilement : « Et le cheval. »

Les scènes de ce genre produisent souvent une envie de rire irrésistible. Je défie, par exemple, l’homme le plus grave de lire sans éclater de rire une courte scène, intitulée Roland, d’un de nos amuseurs les moins ennuyeux. L’acteur qui joue Roland dans le Fils de Ganelon ne sait pas son rôle. Le souffleur souffle : « Voici mes vieux compagnons d’armes. Salut ô mes preux! » — L’acteur récite : « Voici mes vieux compagnons d’Arles. Salut aux nez creux ! » — Le souffleur rectifie : « O mes preux. » — L’acteur se reprend : « Aux lépreux, c’est vrai. Salut, aux lépreux ! » — Le souffleur souffle : « Je suis le fameux paladin ! » — L’acteur déclame : « Je suis le fameux Paul Adam. » Le souffleur rectifie : « Paladin ! paladin ! » — L’acteur se reprend : « Péladan. Je suis le fameux Péladan! » — Le souffleur souffle : « Aussi vrai que je suis Roland ! » — L’autre écorche : « Aussi vrai que je suis Laurent, Durand. » — Le souffleur reprend : « Aussi vrai que je suis neveu de Charlemagne. » — L’acteur débite : « Aussi vrai que je suis le vieux Charlemagne. » — Le souffleur continue : « Avoir tant de vaillance ! » — L’acteur clame : « Avorton de Mayence! Heu, heu, je suis Gontran, je suis Gontran, vous dis-je, et je suis également Laurent, et même l’empereur Charlemagne! »

Il faut lire la scène tout entière pour en sentir la puissante bouffonnerie. Si jamais cas de rire fut franc, c’est bien celui-là. Demandons-nous donc ce qui se passe en nous à cette lecture.

Une remarque avant tout. Pour que les scènes de ce genre soient plaisantes, il faut que nous entendions nous-mêmes ce que dit le souffleur. Un acteur qui, à la scène, dans les conditions ordinaires, se tromperait, sans que nous entendions la phrase soufflée, ferait beaucoup moins rire. Dans la bouffonnerie précédente, si nous supprimions le rôle du souffleur, l’effet serait détruit : il resterait de l’extravagance pure et simple. Cette remarque prouve déjà une vérité importante : c’est la phrase soufflée, présente à notre esprit, qui rend plaisante l’extravagance débitée par l’acteur.

Choisissons une de ces extravagances ; par exemple la phrase : « Salut mes bons compagnons d’Arles! Salut aux nez creux ! » Quand nous l’entendons, notre première impression est très simple : nous ne comprenons pas, nous trouvons cette phrase absurde; il nous semble que l’acteur est devenu fou. Jusque-là rien de risible : un pur non-sens. Mais aussitôt une réflexion rapide nous fait tout comprendre : l’acteur a mal entendu le souffleur : il répète tout bonnement ce qu’il a entendu. Rien de plus ordinaire, rien de plus banal. Il arrive tous les jours qu’un homme entende mal ce qu’on lui dit et le répète de travers. C’est alors que nous rions. Il est évident que ces deux impressions n’en font en réalité qu’une seule; que je les sépare seulement pour la clarté de l’analyse. Mais il est évident aussi qu’elles se produisent en nous, et qu’il suffit d’un peu d’attention pour les distinguer. Ce cas ressemble donc aux autres. Ici encore un même mot d’un côté est absurde, et de l’autre naturel.

Enfin le jeu de mots, le vulgaire calembour, repose sur le même principe. Soit, par exemple, le calembour classique des Saltimbanques : « Sauvons la caisse. » Au premier moment, ce mot nous paraît baroque : il n’y a pas là de caisse, c’est-à-dire de coffre-fort à sauver. Mais aussitôt le mot nous paraît très juste : nous songeons qu’il s’agit de la grosse caisse. Nous disons : « Ah! c’est vrai », et nous rions. — Soit encore le mot de Figaro à Basile. Basile dit : « Je ne veux pas lutter contre le pot de fer, moi qui ne suis... » Figaro termine : « Qu’une cruche. » Ce mot : « Qu’une cruche », nous paraît d’abord absurde, contraire à toutes les convenances; c’est une insulte si triviale qu’elle en est extravagante; nous en sommes comme effrayés et un peu scandalisés. Mais tout de suite nous la trouvons très juste : nous pensons au pot de terre et au pot de fer. Cruche n’est qu’un synonyme, plutôt humiliant, mais exact. Et puis le mot nous paraît encore juste d’une autre façon, comme définition de Basile. Ainsi le calembour plaisant est un mot qui est en même temps absurde et très juste, surprenant et presque prévu.

Que font maintenant les journalistes facétieux, qui se proposent l’étrange tâche d’égayer périodiquement le Gil Blas, le Journal, etc. Nous ne pouvons ici étudier tous leurs procédés; mais il y en a un qui est très employé, et qui réussit souvent! Il consiste à partir d’une donnée très simple, un fait d’« actualité », un vote de la Chambre, un jugement rendu par un tribunal, une candidature à l’Académie, une course de bicyclettes, un projet industriel, et à déduire de là, avec une logique rigoureuse, les conséquences les plus extrêmes. On arrive ainsi à des trouvailles parfaitement cocasses. Par exemple, le chroniqueur prend pour point de départ une idée qu’il trouve dans le Matin : l’idée de créer des marchandises-monnaies, ayant une valeur fixe comme l’or, et par exemple un charbon-monnaie. De cette donnée il déduit les conséquences suivantes :

— Première conséquence : « Vous déjeunez à la Maison d’Or, et Gustave vous apporte une modeste addition dans les huit francs : immédiatement vous tirez de votre gousset trois hectolitres de coke, et vous laissez, comme pourboire, une demi-douzaine de briquettes économiques. Exiger neuf trous. »

— Deuxième conséquence : Vous avez un versement important à faire : « Vous sortez de votre portefeuille une liasse de sacs de charbon de terre. »

— Troisième conséquence : Vous montez en tramway : « Votre voisin se fera un plaisir de passer au conducteur les trois petits paquets de margotins que vous prendrez dans votre poche à menue monnaie. »

— Quatrième conséquence : « Si le soir vous allez au théâtre, rien ne vous empêcherait de payer votre fauteuil avec du poussier de motte; une douzaine d’allume-feux à l’ouvreuse. »

— Cinquième conséquence: On emportera « quelques fagots pour les mendians. »

— Sixième conséquence : On n’en restera pas au charbon-monnaie : il y aura une foule d’autres « denrées » monnaies. Et alors « pour la monnaie de 500 francs par exemple on vous donnera : des bois et charbons, avec des denrées alimentaires et des pavés, de la réglisse, des laissés-pour-compte de tailleurs, des sucres de pomme et des billets de faveur pour l’Éden, des faux Rembrandt, et, cela va sans dire, des numéros du Times, puisque Time is money. »

Est-ce là l’idéal de la finesse et de la grâce dans la plaisanterie? Ce serait à discuter. J’ai choisi cet exemple, parce que le procédé y est grossièrement visible : il s’agit d’extravaguer logiquement. Comme le dit M. Jules Lemaitre, ce sont des inventions de fou dialecticien. C’est aussi méthodique que déraisonnable. On se propose d’amener des formules qui soient d’un côté absurdes et de l’autre naturelles, absurdes par leur sens, naturelles par la déduction qui les impose. Quand elles sont à la fois assez absurdes et assez naturelles, le rire éclate.

Que font maintenant les poètes comiques ? Ils font prononcer par un personnage un mot qui, pris en lui-même, est déraisonnable, et qui cependant semble tout simple, dès qu’on songe au caractère de ce personnage. Quand Alceste dit : « J’aurai le plaisir de perdre mon procès, » il dit quelque chose d’extravagant : un homme sensé ne peut prendre plaisir à perdre son procès. Mais, étant donné le caractère, le mot est si simple qu’il était presque prévu. — Quand Argan, au moment de contrefaire le mort pour mettre sa femme à l’épreuve, demande : « N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ? » il dit quelque chose d’insensé, qui cependant paraît tout naturel, venant du Malade imaginaire. — Rappelons-nous aussi les vers d’Orgon :


Et je verrais mourir frère, enfans, mère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela.


Ne retrouvons-nous pas là la double face que nous avons trouvée partout ? Ces mots, pris en eux-mêmes, sont absurdes ; et dès qu’on songe aux caractères d’Orgon et de Tartuffe, ils sont terriblement naturels. Par le sentiment qu’ils expriment, ils sont d’une extravagance féroce ; par l’idée qu’ils veulent exprimer, ils sont d’une simplicité naïve. Comme déclaration de principes, ils sont tellement inhumains qu’ils en sont déraisonnables ; comme peinture involontaire de la fausse religion, ils sont tellement justes qu’ils en sont niais.

On pourrait multiplier les exemples : passer en revue tous les mots bouffons, ou spirituels, ou comiques. Partout on retrouverait cet élément, seul constant dans la diversité des cas : sous le baroque nous apercevons l’habituel, sous l’absurde le normal, sous le surprenant le déjà vu et le souvent vu. Nous reconnaissons dans un fait imprévu un fait vulgaire ; un objet qui échappait à notre raison rentre de lui-même dans une catégorie familière. — La loi du rire nous apparaît donc sous cette forme provisoire : Ce qui fait rire, c’est ce qui est à la fois, d’un côté, absurde, et de l’autre, familier.


III

Mettons cette hypothèse à l’épreuve. Cherchons si elle ne serait pas démentie par certains faits, comme les théories exposées au début. Assurons-nous que cette cause est la vraie cause : qu’il suffit de la supprimer pour supprimer le rire, de la faire varier pour que le rire croisse ou décroisse. Une observation facile à faire nous prouvera qu’il suffit de la supprimer pour supprimer le rire. Il arrive souvent aux esprits lents, il nous arrive à tous quelquefois de rire en retard, de rire quelques instans après le mot plaisant. Sur le moment nous n’en avions pas ri, nous n’en avions pas vu le double fond, le double sens; il nous avait tout au plus paru bizarre, imprévu; nous n’avions pas compris. Or à quel moment rions-nous ? C’est quand nous apercevons la seconde face du mot, quand nous voyons que ce mot bizarre était un mot tout simple, qu’il tombait juste, qu’il était inévitable. Alors nous nous disons : « Ah ! c’est vrai ! » et nous éclatons de rire.

D’autres expériences seront encore plus décisives. En voici une que nous avons déjà esquissée. Relisons le Roland que nous citions tout à l’heure en supprimant maintenant le rôle du souffleur : nous ne rirons plus; nous serons comme le public lui-même. L’auteur ne s’y est pas trompé ; il ne dit pas que le public rit des inepties du comédien : le public est ahuri, puis irrité; il siffle, il demande des excuses. Et en effet, si on coupe le rôle du souffleur, il ne reste qu’une morne extravagance. — Voilà une expérimentation en règle, et la méthode de différence est ici tout entière : nous laissons les paroles baroques, mais nous ôtons ce qui les rend naturelles; toutes choses égales d’ailleurs, nous supprimons seulement une des faces de chaque mot: le rire cesse, — Donc les deux faces étaient nécessaires.

Voici une expérience analogue : Arrivons au théâtre pour le second acte seulement du vaudeville. Nous aurons sous les yeux une situation bouffonne; nous entendrons des mots bouffons. Tout le monde rira autour de nous : nous, nous ne rirons pas, si ce n’est par sympathie. C’est que nous verrons seulement un côté de la situation et un côté de chaque mot : le côté baroque ; l’autre nous échappera, parce que les préparations nous ont manqué. — Dès lors la cause du rire n’existe plus pour nous : les scènes ne sont pas pour nous, comme pour nos voisins, à la fois absurdes et naturelles. — Hâtons-nous d’ajouter que la même impression se produit parfois, se produit même très souvent, quoiqu’on ait entendu le premier acte du vaudeville. Il y a des vaudevilles lugubres, il y en a même un très grand nombre. Pourquoi sont-ils lugubres? C’est précisément parce qu’ils ne sont pas assez fantaisistes, ou parce qu’ils ne sont pas assez clairs. Tantôt l’auteur n’a pas tiré de sa donnée des conséquences assez imprévues ; tantôt il ne les a pas tirées avec assez de clarté : on ne voit pas assez comment ces conséquences imprévues sont naturelles. Trop de complication, comme trop de simplicité, nuit. Dans un cas comme dans l’autre, en effet, la cause du rire reste incomplète : ou bien c’est l’absurdité qui manque, ou bien c’est le naturel.

De même, pourquoi ne rit-on pas ou rit-on peu des tours d’escamotage et des exercices de cirque ? C’est aussi que l’une des deux conditions fait défaut. Un escamotage est un fait insolite, absurde, contraire à toutes les lois connues ; mais on ne voit pas en quoi il est naturel : il reste mystérieux, on a beau le tourner et le retourner, on n’aperçoit aucun fait familier auquel on puisse le ramener. L’étrangeté de l’effet produit est visible, non sa simplicité : voilà pourquoi on ne rit pas. — Si au contraire le tour est mal fait et que le truc paraisse, on rit : en effet, les deux faces exigées sont maintenant réunies.

C’est pour la même raison qu’un acte hautement moral, un dévouement sublime ne fait pas rire : cet acte est imprévu, insolite ; mais à aucun point de vue il n’est familier ou banal ; — pour la même raison aussi qu’un coup de théâtre ne fait pas forcément rire : c’est que, bizarre ou même absurde d’un côté, il est, de l’autre, non pas familier, mais rare ou tragique ; — pour la même raison encore que la plupart des calembours sont tristes : imprévus d’un côté, ils ne tombent pas assez juste de l’autre ; — pour la même raison enfin que la médisance est souvent morne : c’est que ses révélations ne sont pas toujours imprévues, et parfois qu’elles le sont trop.

Ainsi il suffit de supprimer la cause présumée pour supprimer le rire. Donc la cause présumée est la vraie cause.

Suffit-il maintenant de faire varier la cause pour que le rire croisse ou décroisse ? Les faits suivans semblent le prouver. — D’abord un vaudeville est d’autant plus plaisant que la situation et les mots sont à la fois plus baroques et plus prévus. Un calembour est d’autant plus drôle qu’il est plus inattendu et plus naturel. L’idéal, c’est la parfaite absurdité alliée à la parfaite évidence. Il est inutile d’insister : ces faits sont maintenant assez éclaircis.

Il y a diverses circonstances qui augmentent, qui favorisent le rire. Chacun l’a remarqué, un même objet nous fait plus ou moins rire suivant les jours : hier on riait pour des riens, aujourd’hui on est difficile à dérider. De ces circonstances qui favorisent le rire, les principales sont : le bien-être physique, l’enfance et la jeunesse, le sentiment d’un succès ou d’une victoire qu’on vient de remporter, d’un danger auquel on vient d’échapper. — Ces faits, d’expérience commune, sont-ils d’accord avec notre loi ?

D’abord le bien-être corporel dispose à rire : par exemple, un bon dîner, l’excitation physique du grand air, de la marche, du jeu, ont une évidente influence. — Beaucoup de gens en sont frappés et en concluent que la cause du rire est purement physique, qu’on perd son temps à la chercher dans l’esprit. Je crois qu’ils se trompent : l’état physique favorise ou empêche le jeu de la cause; il n’est pas la cause. — En effet, pourquoi le bien-être corporel nous dispose-t-il à rire ? C’est qu’il rend l’esprit plus libre et plus agile. Lorsque aucune sensation pénible ne monte des profondeurs de l’organisme, lorsque tous nos rouages jouent bien, lorsque rien n’y grince, notre esprit se meut avec plus d’aisance. Nous voyons plus vite ce qu’il y a d’insolite dans les objets, plus vite aussi ce qui s’y trouve de familier. Si nous rions plus, c’est que les deux faces des choses plaisantes nous apparaissent plus facilement.

Nous savons aussi que dans l’enfance et la jeunesse on rit davantage. Pourquoi? C’est que, dans l’enfance, l’esprit, plus neuf, trouve plus de choses insolites. L’enfant n’a pas encore d’habitudes fortes : il n’a pas encore pris de plis ; tout lui parait nouveau, tout étonne sa vue; rien n’est, pour lui, comme pour nous, régulier, prévu, normal, banal. De toutes parts s’offrent à lui des objets étranges, vite ramenés d’ailleurs à des cas connus. — De même, pendant toute la jeunesse, l’esprit, plus souple et plus rapide, perçoit plus vite le bizarre, et sous le bizarre, le familier.

Les femmes rient généralement plus que les hommes : c’est qu’elles ont l’esprit souple comme celui des jeunes gens, et clair comme celui des enfans.

Enfin le succès, la victoire, nous disposent à rire davantage. Le fait est si frappant que certains philosophes y ont cherché la cause même du rire : Hobbes[13] entre autres. Cependant la joie du succès n’est pas la cause : elle favorise l’action de la cause. Ce qui est vrai c’est que le succès stimule notre esprit, lui donne une légère ivresse : alors plus excités, nous voyons plus vite et reconnaissons mieux. — Le sentiment qu’on vient d’échapper à un danger grave produit une sorte de griserie analogue.

Inversement, les esprits lourds, épais, opaques, rient peu. Le rire marque parfois une insuffisance d’esprit : c’est l’inaptitude à rire qui marque la vraie indigence. — Une gêne physique paralyse le rire : l’esprit n’est plus assez libre pour rebondir de l’absurde dans le familier avec assez d’aisance. — Un échec, une déception, chassent la gaîté : occupés à revenir sur nos faux pas, absorbés dans la pensée de notre faiblesse, nous n’avons plus la vue assez claire et assez prompte. — De même l’angoisse d’un danger imminent sèche les sources du rire.

Ainsi, plus un objet paraît à la fois insolite et familier, plus on rit. Moins on est capable de sentir l’insolite et le familier, moins on rit. — Les degrés du rire correspondent donc aux degrés de la cause présumée : la cause présumée est donc la vraie cause.

Telle est la loi du rire. Il faut et il suffit qu’un objet, un fait, un mot. soient d’un côté absurdes et de l’autre familiers, pour que le rire ou l’envie de rire se produise. — Nous voyons maintenant ce qu’il y avait de vrai dans les théories du début : — oui, ce qui fait rire, c’est bien un contraste, mais c’est le contraste entre l’absurdité apparente d’un fait et sa réelle banalité ; — oui, ce qui fait rire c’est bien une dégradation, mais c’est cette dégradation spéciale d’un objet simple qui se présente sous des espèces absurdes ; — oui enfin, ce qui fait rire c’est bien la joie, mais c’est la joie spéciale de retrouver la raison dans l’absurde même[14].


Quelle est donc la nature psychologique du rire ? Notre esprit est une activité dont la fonction est unique : faire rentrer les objets nouveaux dans des catégories connues. L’intelligence humaine ne fait jamais autre chose. — Quand un objet ne trouve place dans aucune catégorie, il échappe entièrement à notre pensée : par exemple, les mots d’une langue que nous ne savons pas : c’est l’incompréhensible. — Quand un objet trouve place à la fois dans deux catégories qui s’excluent, il choque notre pensée : par exemple un triangle qui aurait quatre côtés : c’est l’absurde. — Quand un objet entre franchement dans une catégorie, nous éprouvons la satisfaction calme de penser, de connaître : c’est le rationnel. — Quand un objet, d’un côté est absurde, et de l’autre trouve une place toute marquée dans une catégorie familière, la pensée éprouve comme une secousse spasmodique : c’est le rire.


CAMILLE MELINAND.

  1. Il est important de remarquer qu’un cas de rire n’est pas forcément un cas d’éclat de rire. Il suffit que nous éprouvions l’envie de rire, sensation connue de tous. À cette envie on résiste ou on ne résiste pas, mais quand on la sent, il y a cas de rire.
  2. Août 1893.
  3. Voir la Revue du 1er octobre 1893
  4. Cette théorie est celle qu’adopte Darwin. D’après lui, la cause du rire est « une chose incongrue ou bizarre, produisant la surprise et un sentiment plus ou moins marqué de supériorité. »
  5. Revue philosophique.
  6. Cette théorie est celle que semble adopter Kant. Les mots dont il se sert dans la Critique du Jugement sont : « Notre attente se trouve tout à coup anéantie... La résolution d’une attente en rien. »
  7. Hegel, Esthétique, trad. Bénard, IV, p. 157-158.
  8. L. Dumont, les Causes du rire. — Voir aussi Théorie scientifique de la sensibilité.
  9. Bain, Émotions et volonté, p. 249 et suiv.
  10. Cette théorie a été reprise par M. Liard dans un joli discours de distribution de prix prononcé à Poitiers (Journal de la Vienne, 14 août 1872).
  11. La même analyse serait valable pour les répétitions de mots : « Et Tartuffe » — » Sans dot » — « Que diable allait-il faire dans cette galère », etc.
  12. Les Plaideurs, acte III, scène III.
  13. « Le rire est un orgueil soudain, naissant de la perception soudaine d’une supériorité de notre être, comparée aux infériorités des autres ou à notre faiblesse antérieure. »
  14. On trouverait de même beaucoup de vrai dans d’autres théories que nous ne pouvions toutes discuter. Il y en a une cependant que nous tenons à indiquer : c’est celle qu’un avocat à la cour d’appel de Paris, M. Philbert, dans un livre un peu mêlé, mais intéressant et riche, sur le Rire (1883), a exposée avec entrain. D’après lui, le rire est produit par une erreur aussitôt rectifiée. On voit tout de suite ce qu’il y a là de vrai et de faux.