Pourquoi on aime la France/Discours prononcé au Canada en janvier 1916
Les paroles qui suivent furent prononcées à Montréal (Canada) le 21 janvier 1916, à l’occasion de l’engagement volontaire de l’auteur pour la guerre européenne. Supprimer ce qui dans ces paroles avait trait à l’Angleterre et à la Belgique, ce serait présenter les mobiles du commandant Asselin sous un jour sinon faux, du moins incomplet. Il sera cependant difficile de ne pas sentir que le seul amour de la France aurait suffi à déterminer une décision qui devait valoir à la cause des Alliés, à part le concours de cet ardent journaliste, tout un bataillon d’infanterie levé par ses soins.
… Après ce que vous venez d’entendre, il y en a peut-être parmi vous, Mesdames et Messieurs, qui souriront intérieurement de m’entendre plaider pour les institutions britanniques. De tous les nationalistes, nul n’a qualifié plus durement que moi cet égoïsme qui est, avec d’admirables qualités, le fond même du caractère anglais, et qui, aux colonies, se traduit le plus souvent par des tracasseries scolaires et administratives. J’en puisais le droit et la force dans la manière dont j’avais, en toute circonstance, reproché à mes propres compatriotes leurs défauts et leurs vices. Mais pas plus que M. Laurier, pas plus que M. Casgrain, pas plus que M. Bourassa, je n’ai jamais cherché à diminuer le respect des Canadiens-Français pour les principes de liberté collective et individuelle qui sont à la base de la constitution anglaise. Les hommes publics de tous les partis, en notre pays, ont créé une tradition dans la manière d’envisager ces principes. Lorsque M. Laurier vient ici même évoquer le souvenir des Sheridan, des Fox, des Wilberforce, des Bright et des Gladstone, il rend à la nation anglaise le même hommage que le chef des conservateurs canadiens-francais, M. Casgrain, mais il ne parle pas autrement que ne l’a fait pendant longtemps, et que ne le fait encore, à l’occasion, M. Bourassa. Les murs de cette salle vibrent encore des discours passionnés où le grand orateur nationaliste nous adjurait, nous autres jeunes Canadiens-Français, de répondre aux provocations et aux persécutions par un attachement toujours plus fort au drapeau britannique. J’ai commencé ma carrière politique au Canada vers 1900. Je me trouvais sur la route de M. Bourassa ; je le suivis. Je voyais comme lui avec horreur le crime sud-africain. C’est lui qui m’enseigna à distinguer, dans le cas de l’Angleterre, entre les aventuriers qui là comme ailleurs se hissent au pouvoir par l’exploitation des aveugles passions populaires, et les hommes courageux qui de génération en génération se sont transmis le mot d’ordre de la résistance à toutes les tyrannies : celle de la plèbe comme celle des rois. Opposant à la démagogie d’un Chamberlain l’indomptable courage moral d’un Campbell-Bannerman et d’un Lloyd-George : « Voilà, disait-il, la véritable Angleterre. C’est de celle-là que nous tenons nos libertés, c’est vers elle que nous devrons toujours nous tourner pour réclamer justice. » Le directeur du Devoir n’a pas changé d’opinion sur ce point. Il croit encore qu’il ne faut pas confondre les institutions britanniques avec les demi-civilisés qui en pourraient avoir le dépôt sur un point quelconque du territoire britannique. Je le crois avec lui. Il sait que si nous conservons l’espoir de recouvrer nos droits scolaires en Ontario, c’est par le mécanisme des institutions britanniques. Et moi aussi, je le sais. Et parce que je crois cela, et parce que je sais cela, je trouve qu’à moins de leur préférer les institutions allemandes, et ce n’est pas plus mon cas que celui de Mgr l’Archevêque de Montréal, il est glorieux dans la guerre actuelle de se battre pour les institutions britanniques.
De la Belgique, que vous dirai-je, que vous n’avez déjà entendu ? Que vous dirai-je surtout, que vous n’ayez déjà dans le cœur et sur les lèvres ? Il circule bien des sophismes sur les origines et les causes du conflit actuel. Je ne sais pas si je n’ai pas lu dans certains journaux que dans cette guerre comme dans la fable c’est l’agneau qui a provoqué le loup. Mais par le besoin qu’il sent de se disculper, l’assassin s’accuse. Nouveau Macbeth, il fait trop souvent le geste de se laver les mains. La tache restera. Jusqu’à la fin des temps, la Belgique martyre, belle de toute la beauté du droit outragé, se lèvera contre son agresseur, et tout fils de chrétien s’écriera, comme Clovis au récit d’une autre Passion : « Si j’avais été là ! » Mesdames et Messieurs, nous ne voulons pas être de ceux qui diront dans vingt ans : « Si j’avais été là ! » Nous avons vu le crime, nous sommes là ! Tant que le sang de la Belgique n’aura pas été lavé et l’assassin puni, notre sang à nous, notre vie, jeunes hommes de toutes races et de tous pays qui avons sucé dans le lait de nos mères ou tiré de la lettre imprimée la juste notion du droit, — nous surtout du Canada français, que les conditions nouvelles de notre existence rendent frères de tous les persécutés, — notre sang, notre vie, ne nous appartiendront plus !
Et maintenant, avec vous tourné vers d’autres sommets, — les plus hauts que l’âme humaine ait encore atteints dans l’empire sur soi, dans le renoncement, dans le sacrifice, — des mots plus forts, mais des mots forts et tendres à la fois, se pressent tumultueusement à mes lèvres. Dans sa claire robe d’héroïsme, faite de rayons et d’éclairs, et tellement mariée à sa chair que la chair en est diaphane, mère toujours jeune de cette Jeanne d’Arc qu’elle seule a pu porter dans ses flancs, ses beaux yeux tristes illuminés par la sereine conscience de la vérité, saignante et souriante, et terrible et douce, la France immortelle nous regarde. Je pourrais, m’arrêtant sur ces paroles, attendre de votre cœur un jugement que votre raison a peut-être jusqu’ici repoussé. Les colères de la France ont parfois épouvanté votre vieux sang conservateur et catholique (moi, je suis un homme de 93, et avec Péguy je m’en fais gloire) ; son sourire a souvent scandalisé et irrité votre foi. Aujourd’hui qu’aux yeux émerveillés du monde, elle conserve dans sa lutte pour l’existence, sous une sueur de sang, son éternel sourire, votre sang, votre cœur, tout votre être enfin rendu à lui-même, vous crie que vous l’aimez. Mais je me reprocherais comme une tromperie de capter par ce moyen votre assentiment. Je veux jusqu’au bout, et pour la France comme j’ai fait pour l’Angleterre, m’en rapporter uniquement à votre raison.
Mesdames et Messieurs, vous avez parfois ouï dire, et peut-être avez-vous parfois lu dans les journaux : « La France officiellement ne fera jamais rien pour les Canadiens-Francais, et donc nous ne devons rien à la France ». Ce raisonnement vaudrait contre nous si d’une part nous demandions à nos compatriotes autre chose qu’une contribution personnelle, n’engageant en rien leur jugement sur la politique du gouvernement canadien ; si d’autre part il était vrai que la France ne peut activement aider le Canada français que par les moyens officiels. Mais il se présente immédiatement à vos esprits deux réponses.
C’est d’abord que le monde ne peut pas se passer de la France. D’autres nations, comme l’Angleterre, peuvent vanter aussi justement leur attachement à la liberté. D’autres, comme l’Italie, peuvent trouver dans un passé magnifique et dans une renaissance politique sans pareille le motif des plus hautes ambitions, des plus enthousiastes espérances. D’autres, par les réserves de vie neuve et fraîche que nous savons qu’elles nous cèlent, provoquent en nous une attention sympathique, mêlée il est vrai de quelque inquiétude ; et c’est la Russie. D’autres enfin ont donné jusque dans les œuvres de mort des preuves, hélas ! irrécusables, de leur esprit méthodique et organisateur ; et celles-là, inutile de prononcer leur nom, il s’est tout de suite vomi sur vos lèvres. Mais ce qui fait de la France — supérieure à la Grèce par le sérieux et à Rome par le sens de la justice, — une nation unique dans l’histoire, c’est son culte inlassable et profond des idées. Tant que par spiritualisme il faudra entendre la subordination de la matière à l’esprit, non la poursuite d’un but vaguement spirituel par les voies les plus misérables de la matière, la France sera la plus grande puissance spirituelle des temps présents. Nous allons nous battre pour la France comme nos pères, hommes de loi, allaient se battre pour le pape en 1869 ; parce que, dans un âge où l’accroissement subit de la richesse économique a partout fait crever comme autant d’abcès la cupidité, l’égoïsme, l’envie, la haine, la France victorieuse après l’épreuve qu’elle traverse en ce moment, la France non pas régénérée, la France recueillie, la France grave, sans peur et sans haine, abaissant son glaive et laissant déborder de son sein fécond sur le monde « le lait des humaines tendresses », sera plus que jamais nécessaire à l’humanité.
C’est ensuite que nous, les Français d’Amérique, nous ne resterons Français que par la France. Voilà, Mesdames et Messieurs, une idée qui n’est pas nouvelle sur mes lèvres. Depuis seize ans que je tiens une plume dans la presse française au Canada, toujours j’ai eu les yeux fixés sur cette boussole. Pendant que d’autres, pour mieux couper de ses sources le Canada français, feignaient de croire tout l’esprit de la France enfermé dans de vaines formules lexicologiques, je n’ai cessé de crier qu’à moins d’un contact plus intime avec le foyer principal de la pensée française, il n’y aurait pour nous pas d’existence possible, pas de réaction, pas de lutte possible contre le matérialisme américain, poison de nos âmes, infection de nos vies. La guerre dure depuis dix-huit mois, et déjà nous sentons autour de nous et en nous, par suite de la disparition graduelle du livre français, une raréfaction de vie intellectuelle. Nous éprouvons quelque chose comme ce refroidissement graduel que les Rosny ont imaginé qui marquerait sur la terre la fin de la vie. Les plus inintelligents de nos compatriotes — disont le mot : les plus anti-français — ne sont plus fermés à l’anxiété ; comme au bravache qui passe de nuit devant un cimetière, il leur faut chanter à tue-tête pour se faire accroire qu’ils n’ont pas peur. Autrement, comment expliquer leur acharnement à vouloir, par exemple, opposer les intérêts de l’Ontario français à ceux de la France ? Pour nous qui n’avons jamais douté de la destinée que la défaite de la France ferait à notre race, chaque phase de la lutte nous a tour à tour remplis de joie et d’angoisse. À chaque matin, en approchant des affiches des gazettes, nous nous demandions le cœur serré si Antée cette nuit-là n’avait pas perdu pied, si l’ange — l’ange exterminateur — n’avait pas, par un coup de traîtrise, terrassé Jacob. Un jour, notre amour magnifiant de simples contretemps en échecs, de simples échecs en désastres, l’angoisse brûlant nos artères et faisant éclater nos veines, nous avons dit nous aussi : Nous marchons ! Les insensés ! ils veulent savoir ce que la France ferait pour le Canada. Et à chaque aurore nouvelle, ils vont voir à la fenêtre si le soleil luira sur leur tâche quotidienne. Et toute leur vie ils demandent au soleil la chaleur, la joie de leur existence. Et si on voulait les priver de sa lumière et de sa chaleur, ils se battraient pour le soleil, ils verseraient leur sang pour leur part de soleil. Sans doute, Mesdames et Messieurs, la France a pu quelquefois nous blesser par son indifférence. Mais parce que sans elle la vie française s’arrêterait en nous comme une eau qui gèle, bénissons-la quand même, défendons-la quand même ! C’est la lumière, c’est la chaleur, c’est la vie !
Et donc, nous marchons pour les institutions britanniques parce que par elles-mêmes, et indépendamment des demi-civilisés qui les appliquent aujourd’hui en Ontario, elles valent la peine qu’on se batte pour elles.
Et nous marchons pour la Belgique parce que dans cette guerre elle incarne le droit violé, la liberté des petits peuples foulée aux pieds.
Et nous marchons pour la France parce que sa défaite, en même temps qu’elle marquerait une régression du monde vers la barbarie, nous condamnerait, nous ses enfants d’Amérique, à traîner désormais des vies diminuées…