Pourquoi le mort jouait-il du piano ?/02

(alias Michèle Nicolaï)
Société Parisienne d’Éditions (p. 11-16).

CHAPITRE II

Un bruit de ferraille me fit sursauter. D’un bond, je sautai à bas de mon divan…

Ce n’était que le fracas des bidons que les laitiers déposaient, au mépris du sommeil paisible des citadins, devant la porte des crémeries… Je regardai ma montre. Il n’était que cinq heures du matin. Un jour blafard se levait… Je compris alors que je m’étais endormie… Ah ! si tout cela n’avait pu être qu’un cauchemar…

Après le départ des policiers, je m’étais étendue, sans prendre même le soin de me dévêtir et j’étais restée à songer intensément à toute la gravité de ma situation. L’angoisse que l’on pût m’accuser m’étreignait…

Si la police ne parvenait pas à découvrir une piste quelle qu’elle soit, elle finirait, un jour ou l’autre, par se retourner contre moi… Cette expectative me causait une vive terreur et pendant des heures j’étais demeurée à chercher tous les moyens possibles de prouver mon innocence.

C’est dans un tel état d’esprit que, brisée par la fatigue et l’émotion, le sommeil s’était insensiblement emparé de moi.

Je passai la main sur mon visage, dont je sentais les trais tirés, le front fiévreux. Mes cheveux étaient en désordre et mon tailleur, couvert de faux plis…

Toute l’assurance qui m’avait dressée contre l’inspecteur avait disparu… Je me sentis seule, menacée…

Jean Rivoire, rédacteur en chef du « Soir », venait à peine d’arriver dans son bureau et de prendre connaissance des dernières nouvelles de la nuit, quand je fis irruption. Il était dix heures.

En me voyant entrer si tôt chez lui, il ouvrit des yeux effarés :

— Vous, Nicole ! Mais qu’arrive-t-il ?

En quelques phrases brèves, je le mis au courant.

— Mais c’est magnifique, s’exclama-t-il, en tapant des deux mains sur son bureau… Sensationnel ! ma petite…

— En effet, lui dis-je avec amertume… Comme vous le dites, c’est sensationnel ; mais j’aurais préféré, certes, que cela le fut un peu moins… pour moi !

— Comment ! Mais vous êtes folle ! Un reportage comme jamais peut-être on n’en aura écrit… Quel succès ! Songez-y… Un meurtre chez vous… Tous vos confrères vont se trouver mal de jalousie.

— Et pour une fois, ce sera moi qui les envierai !

— Voyons, Nicole, reprenez votre calme… Je comprends que tout cela soit très désagréable par certains côtés ; mais qu’avez-vous à redouter ?

— Tout ! lui répondis-je.

Il éclata de rire.

— Vous n’allez quand même pas avoir peur d’être accusée ! Voyez-vous, Nicole, malgré tous les ennuis que cela vous attirera naturellement : confrontations, témoignages, enquêtes… c’est pour vous la grande vedette…

— Non, lui dis-je, c’est au-dessus de mes forces. Je ne pourrai jamais entreprendre un tel reportage. Mes nerfs n’y résisteraient pas…

— En voilà un langage, pour une journaliste qui a fait ses preuves… Vous avez couru aux quatre coins du monde ; traversé des difficultés autrement sérieuses, et vous refusez, aujourd’hui, de… Songez que c’est pourtant le meilleur moyen de n’être pas inquiétée ! Comment la police pourrait-elle avoir l’aplomb de se retourner contre vous qui précisément, au vu et su du public menez une enquête destinée à faire découvrir l’assassin ?

Je compris que Rivoire avait raison et que ma première idée avait été bonne. En effet, le meilleur moyen de sortir indemne de cette affaire, était de payer de ma personne et de mener, moi aussi, une enquête comme j’en avais menacé l’inspecteur…


« Un reportage comme jamais peut-être
on n’en aura écrit ». (page 12)

— Vous avez raison, dis-je à Rivoire. J’accepte !

— Bravo ! Et je vous colle à la « une », sur deux « col », avec une manchette comme ça et votre nom en capitales grasses de 24…

Lorsque je sortis du journal, il était presque onze heures. Je réfléchis à ce que j’allais faire en premier lieu, lorsque je me rappelai des jetons que l’inspecteur Delbarre avait trouvés sur le mort. C’était une piste à suivre sans retard…

Je longeai la rue des Abbesses, lorsque mes yeux furent attirés par un petit café dont la façade était peinte en jaune vif, avec cette enseigne : « Antilope-Bar ». J’entrai. C’était un de ces petits bistros si fréquents dans ce quartier où se retrouvait une clientèle d’habitués un peu… spéciale !

Assis dans un angle, quatre hommes attablés jouaient à la belote.

Je me dirigeai vers le comptoir.

— Je vous demande pardon, fis-je au barman ; mais j’aurais désiré causer avec Monsieur Antonio.

À cet instant, l’un des joueurs qui s’était détourné en entendant ma question, posa ses cartes, se leva et d’un pas un peu nonchalant, s’approcha de moi…

— Je suis Antonio, dit-il… Que désirez-vous de moi.

— Enchantée ! J’aurais aimé vous parler… en particulier…

Il m’introduisit dans une arrière-salle, tandis que ses trois partenaires nous suivaient du regard.

— Asseyez-vous, me dit Antonio d’un ton courtois…

C’était un beau garçon basané, aux yeux noirs, aux cheveux lustrés et frisés, au regard sensuel, un peu effronté, vêtu avec une élégance peut-être un peu trop recherchée.

— Je suis journaliste au «Soir », commençai-je…

— Au « Soir » ! Alors vous devez connaître mon bon copain Pierre Landry ?

— C’est un de mes meilleurs camarades, m’empressai-je de répondre, heureuse de trouver cette entrée en matière…

— Un type épatant, reprit-il. Et vous désiriez, reprit-il plus aimablement.

— Eh ! bien voilà… Je m’appelle Nicole Jeantet…

Son sourire se figea instantanément. II me dévisagea intensément avec une certaine stupeur…

— Nicole Jeantet, répéta-t-il.

— Oui… Vous me connaissez donc ? répartis-je étonnée.

— Euh !… C’est chez vous qu’un crime a été commis cette nuit, je crois ?

Je me dressai toute bouleversée.

— Qui vous a dit ?

— Delbarre, l’inspecteur… J’ouvrais tout juste mes volets, ce matin, quand il a rappliqué… Il paraît qu’on aurait trouvé sur le type des jetons de l’ « Antilope »… Comme si ça pouvait prouver quelque chose !

— Alors ?

— Alors, il m’a naturellement posé un tas de questions sur l’individu.

— Vous le connaissiez ?

— Moi ! je n’ai jamais tant entendu parler de lui… Comme si je pouvais connaître le pedigree de tous les gens qui viennent chez moi consommer par hasard. Dans tous les cas, ce n’est pas un habitué, cela je puis le certifier…

— Et que vous a encore dit l’inspecteur ? Vous a-t-il parlé de moi ?

— Non. D’ailleurs, vous savez, toutes ces histoires, j’ai pour principe de ne jamais m’en mêler. D’ailleurs, en tant que journaliste, vous devez connaître suffisamment notre milieu pour n’en pas ignorer les règles et les usages… Mais après tout, parce que vous êtes une amie de Pierrot et que je me mets à votre place, je veux bien vous dire que je me rappelle très bien avoir vu ce type ici, il y a trois ou quatre jours… Il était seul et semblait ne connaître personne.

Tout d’abord on l’a pris pour quelque « mouche », mais il n’en avait pas le genre… D’ailleurs, on a bien vu qu’on s’était trompé…

— À quoi avez-vous vu cela ? m’enquis-je.

— À rien… À cet instinct que nous avons, nous autres… Et puis, Coco, le barman pourra vous dire que le type avait un portefeuille marocain en cuir rouge, brodé de fils d’or… Vous savez… Il a même cru apercevoir une photo…

— Une photo ! repris-je intéressée… De qui ?

— Coco n’a pas pu bien voir. Elle était à demi cachée par les papiers… Probablement son portrait. Mais, foi d’Antonio, c’est là tout ce qu’on peut vous en dire…

— Et vous ne savez pas pourquoi il s’est arrêté chez vous. D’où il venait… Où il allait ?

— Non…

Je ne poussai pas davantage l’entretien. Je sentais fort bien que cet homme m’avait dit, sinon tout ce qu’il savait, du moins tout ce qu’il « pouvait ». Insister ne m’eût rien appris, peut-être même eût-ce été dangereux…

Je sortis. Les trois partenaires d’Antonio devisaient, en attendant son retour. Leurs prunelles s’accrochèrent à moi avec plus d’insistance. Je me hâtai de franchir la porte et poussai un soupir…

Je fis le point. Au fond, ces hommes ne m’avaient rien appris de nouveau, néanmoins ils venaient de me donner matière à mon premier article…

Négligeant de déjeuner, je passai aussitôt au journal et rédigeai mon « papier » de tête. Il était facile. Je n’avais qu’à me laisser aller à décrire mes émois et mes transes de la nuit en insistant sur le dramatique mystère qui enveloppait tout ce meurtre…

Je déposai ma copie et rentrai chez moi.

Dans l’après-midi, je reçus la visite de l’inspecteur Delbarre. Il venait pour un complément d’enquête.

Delbarre fut correct et froid. Son regard posé sur moi me gênait…

— Je suis allé ce matin à l’  « Antilope-Bar », commença-t-il sans préambule… Je connais particulièrement bien Antonio et sa clique… J’ai déjà eu affaire avec eux… Pourtant, malgré qu’il ne soit guère facile d’apprendre quelque chose de ces gens là, je crois pouvoir être certain que la victime n’est pas un habitué de l’ « Antilope »… Un client de passage vraisemblablement, sans plus… Inconnu d’eux ou du moins, paraissant tel…

— En êtes-vous sûr ? fis-je malgré moi.

— Pourquoi ? demanda-t-il en me scrutant…

— Parce que, répondis-je… Moi aussi je suis allée à ce Bar… Ce matin…

— Ah ! fit-il… Vous auriez dû me prévenir auparavant.

— Vous savez bien que nous devons travailler chacun de notre côté… C’est vous-même…

— Oui, oui, sans doute… Cependant… et il hocha la tête sans finir sa phrase… Et que vous ont-ils raconté ? À vous ?

— Oh pas grand’chose d’intéressant… Mais du moins cela m’a permis de rédiger mon premier article avec quelques rudiments d’enquête…

— Quand paraîtra-t-il ?

— À l’heure actuelle, la première édition doit déjà être mise en vente…

— Selon vous, vous pensez qu’il peut y avoir une piste possible de ce côté… reprit Delbarre en revenant à la conversation…

Je baissai la tête affirmativement.

— J’ai l’impression qu’Antonio et sa bande, comme vous dites, doivent en savoir plus long qu’on ne pense sur l’affaire… Au fait, continuai-je, vous étiez sans doute venu pour m’interroger… Peut-être désiriez-vous faire chez moi une perquisition plus approfondie ?

— Inutile ! D’avance, je suis certain de ne rien trouver d’autre que ce que j’ai déjà découvert… Non, je voulais surtout entendre les dépositions des autres locataires… Peut-être auront-ils quelque chose d’intéressant à nous dire ?

— C’est juste ! Je n’y avais pas songé…

Il eut un sourire un peu ironique.

— À chacun son métier, Mademoiselle… Et si cette enquête est susceptible de vous fournir matière à votre prochain article, je ne verrai aucun inconvénient à ce que nous la fassions ensemble…

J’acceptai son offre avec une joie sincère…