Pourquoi l’on tient à la vie

POURQUOI L’ON TIENT À LA VIE


I


Un cordonnier était avec sa femme et ses enfants en loyer chez un paysan. Le pauvre artisan ne possédait rien ; il gagnait à la sueur de son front le pain de chaque jour. Le pain était dur, le travail peu payé, et ce qu’il en retirait avec beaucoup de peine ne faisait que passer de la main dans l’estomac. Lui et sa femme n’avaient qu’une seule fourrure pour tous deux ; elle était usée et en loques. Il y avait deux ans déjà que le cordonnier attendait de pouvoir acheter une peau de mouton pour en faire une nouvelle pelisse.

Quand on était à l’automne, il restait cependant quelque argent à la maison ; la femme du cordonnier gardait un billet de trois roubles dans sa cachette, et puis en additionnant les petits crédits faits de ci de là aux pratiques, cela présentait un total de cinq roubles vingt kopecks à ajouter aux billets.

Un matin, le cordonnier se disposa à se rendre au village afin d’acheter la peau de mouton depuis si longtemps désirée ; il endossa le mantelet ouaté de sa femme, passa par dessus son kaftan de drap, et, un bâton à la main, il se mit en route aussitôt après le déjeuner, non sans avoir soigneusement serré le billet de trois roubles dans sa poche. Tout en cheminant silencieusement, il refaisait son compte. « J’ai trois roubles, se disait-il ; avec les cinq que je vais recevoir, cela fait bien huit, et pour ce prix on peut avoir une peau de mouton fort convenable. »

À la première porte où il frappa, ce fut la femme qui vint ouvrir : son mari n’y était pas, elle promit qu’on payerait dans la huitaine ; en attendant le cordonnier ne reçut pas un kopeck. Il s’en alla plus loin ; cette fois le maître du logis s’y trouvait, mais il jura ses grands dieux qu’il n’avait pas d’argent et donna vingt kopecks seulement.

Il vint alors à l’idée du cordonnier qu’il fallait acheter la peau à crédit. Mais le marchand auquel il s’adressa ne voulut pas l’entendre de cette oreille.

— Avec de jolis petits roubles, tu pourras choisir tout ce qui te fera plaisir ; mais pas d’argent, pas de marchandise. Ah ! nous serions bien refaits avec les crédits, nous savons ce qu’il en retourne.

Le pauvre cordonnier ne s’était guère attendu à ce qui lui arrivait. Vingt pauvres kopecks, le prix d’un mauvais rapiéçage, voilà tout ce qu’il remportait de sa tournée, avec une paire de vieux chaussons de feutre qu’un paysan lui avait donnés à regarnir.

Le chagrin et le souci lui rongeaient le cœur ; il entra au premier cabaret qu’il trouva sur sa route, y but pour ses vingt kopecks et reprit le chemin du logis. Il avait gelé ; notre homme était sans sa fourrure ; néanmoins, il se sentait une douce chaleur dans tout le corps ; l’eau-de-vie l’avait ragaillardi ; il faisait sonner son bâton sur le sol durci par le gel, tandis que de l’autre main il faisait exécuter aux vieilles bottes de feutre les mouvements les plus désordonnés. En même temps, il marmottait des paroles incohérentes en guise de consolation.

— J’ai bien chaud, disait-il, et cependant je ne porte pas de fourrure. Un quart d’eau-de-vie a fait l’affaire. Avec ça la chaleur vous circule dans toutes les veines et on peut fort bien se passer de fourrure ; et puis ça vous allège le cœur ! Me voilà maintenant un homme content. Pourquoi se chagriner ? On ira bien son chemin sans fourrure. Mais ma femme, c’est elle qui va recommencer à me faire de la bile. Vraiment, n’est-ce pas agaçant ? Je ne travaille que pour elle ; elle me mène par le nez et je me laisse doucement faire. Mais attends ! ma chère : il faut que les roubles sortent de leur cachette ; c’est moi qui les aurai, sinon, je t’arrache la coiffe. Oh ! je le ferai comme je le dis, va ! Quoi ! je n’ai reçu que vingt kopecks ! Que pouvais-je acheter avec cette somme ? Boire un coup, et c’est tout. Elle est toujours à crier qu’elle a grand besoin de ceci, qu’elle a grand besoin de cela. Et moi, croit-elle que j’aie tout ce que je désire ? Elle a la maison et le bétail, et toutes sortes de bonnes choses, tandis que moi, je suis là comme un pauvre diable qui doit pourvoir à tout. Elle ne manque pas de pain à la maison : mais qui le paie, si ce n’est moi ? Et Dieu sait où il faut prendre tout cet argent : trois roubles par semaine pour le pain seulement. Quand j’arriverai, je les trouverai tous à manger du pain : rien que pour un rouble et demi sur la table ! C’est pourquoi je veux qu’elle me donne ce qui m’appartient…

Ainsi discourant, le pauvre savetier arriva près d’une chapelle cachée dans l’une des sinuosités du chemin. Il lui sembla voir quelque chose de blanc remuer au pied de l’édifice. La nuit déjà tombée empêchait de rien distinguer à distance ; il s’approcha pour mieux voir et demeura perplexe.

— Qu’est-ce donc ? se demandait-il. Un bloc de pierre, peut-être ? Mais il n’y en a point en ce lieu. Un animal ? Cela ne lui ressemble guère. Un homme plutôt ? Mais cette clarté et ces formes si vagues, ce serait étrange ! D’ailleurs, que ferait ici un homme à cette heure ?

Il se pencha tout près… Étrange chose, en vérité ! Oui, c’était bien un homme, mais un homme sans vêtements, sans linge, nu comme l’enfant qui vient de naître. Mort ou vivant, on n’aurait pu le dire ; son regard était fixe et il ne faisait aucun mouvement. La peur saisit le cordonnier, qui se dit en frissonnant :

― Sans doute que des brigands l’ont tué et laissé là après l’avoir dépouillé. Éloignons-nous : on est en danger toute sa vie quand on se mêle de ces sortes de choses.

Et, s’éloignant à la hâte, il tourna l’angle de la chapelle.

Maintenant la terrible apparition était hors de sa vue.

Quand il eut longé le mur, il ne put s’empêcher de se retourner : l’homme avait quitté sa place, il s’avançait en regardant comme s’il eût cherché quelque chose. Le pauvre savetier crut défaillir ; il s’arrêta en se disant, tout tremblant :

— Que faire ? Faut-il l’aborder ou détaler au plus vite ? Mon ami, prends garde ! L’aborder, il pourrait t’en arriver malheur. Qui sait s’il n’est point là pour quelque mauvais dessein ? Si tu l’approches et qu’il te tombe dessus, et qu’il t’étrangle en te laissant sur place… brrr… Et quand même il n’y aurait rien à craindre, que ferais-tu de lui ? Tu l’aurais sur les bras ; il est nu, il faudra le vêtir, te dépouiller de tes derniers vêtements pour l’en couvrir. Rien de ça, mon ami ! Allons-nous-en bien vite.

Et le cordonnier reprit précipitamment sa route. Toutefois, il avait fait quelques pas à peine qu’il s’arrêtait de nouveau. Une voix lui parlait de l’intérieur et le retenait sur place :

— Qu’est-ce donc, frère Sema ? Qu’allais-tu faire ? Cet homme se meurt de détresse, et tu trembles comme un enfant timide, et tu veux passer outre ! Aurais-tu peut-être trouvé un trésor et craindrais-tu qu’on ne te dérobât tes richesses ! Sema, Sema, c’est mal, ce que tu fais là !

Alors, revenant précipitamment sur ses pas, il marcha droit vers l’inconnu.

II


En s’approchant, il vit un tout jeune homme, dont le corps, sain et robuste, ne portait aucune trace de violence ; seulement le malheureux était transi et paraissait angoissé : il s’était rapproché du mur de l’église et s’y tenait appuyé, sans regarder Sema, comme à bout de forces, ne pouvant même lever les yeux.

Sema s’approcha plus près de lui ; alors l’inconnu se réveilla comme d’un rêve ; il leva la tête, ouvrit les yeux, et regarda Sema d’un regard qui alla droit au fond de son cœur.

Le savetier jeta ses chaussures, détacha sa ceinture de cuir, qui alla rejoindre ses bottes, puis il ôta son kaftan en disant :

— Suffit… je vois ce qu’il en est. Tiens, veux-tu essayer ceci ? Mais, d’abord, redresse-toi un peu.

Sema soutint l’inconnu de son bras et l’aida à se remettre debout.

Il avait un visage charmant, et son corps avait des formes fines et délicates ; les pieds et mains ne montraient aucune trace de callosité. Sema lui jeta le kaftan sur les épaules, et, comme l’inconnu n’arrivait pas à passer les manches, il lui prit la main et l’aida, puis il ferma le kaftan sur sa poitrine, ramena les basques l’une sur l’autre et serra la taille avec la ceinture de cuir. Puis il ôta sa vieille casquette pour en coiffer son frère malheureux, mais, à ce moment, il sentit un froid piquant sur sa tête découverte et il fit cette réflexion :

— Après tout, je suis chauve, tandis qu’une épaisse forêt de cheveux garantit sa tête.

Et il remit sa casquette.

— Chaussons-le plutôt, reprit-il.

Il le fit asseoir et lui passa les vieilles chaussures de feutre qu’il avait aux pieds. Après l’avoir ainsi vêtu, il lui dit d’un ton cordial :

— C’est bien, frère. Maintenant, un peu de mouvement pour te réchauffer. Avec cela, on se tire d’affaire. Peux-tu marcher ?

L’étranger ne répondit pas ; immobile, il regardait Sema, les yeux pleins d’affection et de reconnaissance.

— Tu ne réponds pas ? Voudrais-tu passer l’hiver ici peut-être ? Viens nous mettre à l’abri. Tiens, voici mon bâton, frère, appuie-toi dessus et essaie de marcher.

L’homme se mit à marcher. Il allait sans difficulté, sans rester en arrière, côte à côte avec Sema, qui commença à le questionner.

— Dis-moi, frère, d’où viens-tu ?

— Je ne suis pas d’ici.

— En effet, tous les gens du pays me sont connus. Mais qu’est-ce qui t’amène ici ? Que faisais-tu près de la chapelle ?

— Je ne dois pas le dire.

— Des méchants t’ont maltraité, sans doute ?

— Aucun homme ne m’a fait de mal. C’est Dieu qui me punit.

— C’est vrai. Tout se fait de par sa volonté. Cependant, tu as un but, sans doute ; où vas-tu ?

— Tous les chemins me sont indifférents.

Sema s’étonnait. Son compagnon n’avait pas l’air d’un vagabond ni d’un mauvais sujet ; il parlait avec une grande douceur. Pourquoi refusait-il de s’expliquer ? « Mon Dieu ! pensait le savetier, il y a bien des choses qu’on ignore en ce monde. »

Il reprit :

— Eh bien ! viens-t’en chez moi, tu y auras au moins un moment de repos.

Le cordonnier suivait d’un pas allègre le chemin de sa demeure et l’étranger le suivait.

En ce moment, le vent s’engouffra sous la chemise nue de Sema ; la chaleur de l’ivresse était éteinte, il sentit douloureusement le souffle glacé. Tout frissonnant, il hâta le pas, en étirant sans pitié le mantelet de sa femme pour en couvrir sa poitrine. Il pensait tristement :

— Je suis sorti, ce matin, pour acheter une pelisse en peau de mouton, et je rentre sans un habit, amenant un homme nu par-dessus le marché. C’est ça qui ne va pas contenter Matréma !

En prononçant le nom de sa femme, le pauvre homme eut un serrement de cœur. Il jeta à la dérobée un regard sur son protégé ; en voyant cette figure si douce telle qu’elle lui apparut près de la chapelle, la joie et la sérénité revinrent dans son cœur.

III


La femme de Sema avait achevé de bonne heure son travail quotidien. L’eau, le lait, étaient prêts pour le lendemain ; les enfants avaient eu leur repas du soir, elle-même venait de manger, et, maintenant, elle tenait conseil avec elle-même, fort embarrassée de décider s’il fallait faire ce jour-là encore une nouvelle cuisson de pain.

— Sema peut avoir dîné en route, se disait-elle ; dans ce cas, il ne prendra rien ce soir, et il reste assez de pain pour demain.

Elle tourna et retourna vingt fois le morceau qui restait ; elle prit enfin un parti :

— Voyons, décida-t-elle, il n’y a plus de farine que pour une fois, et il faut que nous allions avec cela jusqu’à vendredi.

Le pain soigneusement serré, Matréma prit son aiguille et se mit à rapiécer une chemise de son mari. Tandis que sa main se pressait, Matréma était en pensée avec son Sema, achetant la peau de mouton dont on ferait la fameuse pelisse.

— Mon Dieu, pourvu qu’il ne se laisse pas tromper, disait-elle en tirant nerveusement son aiguille. Le pauvre homme est sans malice aucune, un petit enfant le mènerait par le nez, et lui ne saurait même pas faire tort d’un cheveu. Certes, huit roubles d’argent ne sont pas une petite somme ; avec cela on a une riche pelisse, sans garnitures il est vrai, mais enfin une pelisse. Avons-nous assez souffert, l’hiver passé, sans pelisse ! Je ne pouvais aller nulle part, pas même jusqu’au ruisseau. Et il a tout pris en partant, tout, je n’ai plus rien de chaud à me mettre sur le corps. Il est parti de bonne heure ; que fait-il pour ne pas encore être rentré ? Ah ça ! mon petit trésor se serait-il peut-être arrêté au cabaret ?

Elle achevait son petit monologue quand des pas résonnèrent tout à coup sur l’escalier.

Matréma posa son ouvrage et se leva en hâte.

À sa grande surprise, elle voit que deux hommes sont entrés : l’un est son mari, l’autre une façon de paysan, en hautes bottes de feutre, sans bonnet, en somme, un singulier compère.

L’odorat de Matréma avait deviné aussitôt le parfum de l’eau-de-vie.

— Grand Dieu ! pensa-t-elle, quelque chose me l’avait bien dit, mon homme a bu.

Mais quand elle vit qu’il était sans kaftan, à peine vêtu du vieux mantelet, et qu’il se tenait là comme un coupable, sans rien dire, sans savoir ou regarder, elle crut sentir son cœur se briser.

— Il s’est enivré, dit-elle avec une douloureuse amertume, il a bu notre pauvre argent avec cet ivrogne et voilà qu’il l’amène encore ici.

Les deux hommes entrèrent dans la chambre, Matréma les suivit, tout entière à dévisager l’inconnu. Elle remarque qu’il est fort jeune, qu’il a le teint hâve, le maintien timide et qu’il porte son propre kaftan, sur sa peau encore ! Pas trace de chemise, pas plus que de coiffure ! Il est entré et est resté fixé sur place, ne bougeant plus, n’osant lever les yeux.

— Ce ne peut être un homme de bien, se dit Matréma… Il me fait peur !

Elle recula et se colla au poêle, attendant, l’air mauvais, ce qui allait advenir. »

Sema ôta sa casquette de cuir, s’assit sur le banc. Tout préoccupé d’héberger son hôte, il demanda à Matréma :

— Eh bien ! petite femme, qu’est-ce que tu donnes à souper ?

La ménagère, changée en statue devant son poêle, marmotta quelque chose entre ses dents. Elle regardait alternativement les deux hommes et secouait la tête de l’air le plus mécontent.

Sema fit comme s’il ne voyait rien, et, prenant la main de l’étranger, il lui dit d’un ton affectueux :

— Assieds-toi, frère, et prenons un morceau ensemble.

L’étranger s’assit timidement aux côtés de Sema.

Celui-ci reprit :

— Dis, petite femme, ne te reste-t-il rien de ta cuisine ?

Alors Matréma éclata :

— Bien sûr qu’il me reste quelque chose : mais te le donner ! Ah ! non, certes. Un homme qui a bu à ne plus savoir où est sa tête, qui s’en est allé pour acheter une pelisse et qui revient sans kaftan, amenant un vagabond chez lui ! Non, certes, je ne donnerai pas à souper à des fainéants et à des ivrognes de votre espèce.

— Cesse ton caquet, stupide femme, ta langue va trop vite. Tu devrais t’informer d’abord…

— D’abord je veux savoir ce que tu as fait de notre argent.

Sema porta la main à sa poche et en retira le billet de trois roubles, qu’il tendit à sa femme.

— Voilà, dit-il. Trifouan ne m’a rien donné ; il m’a promis de payer demain.

Ces mots, loin de calmer la terrible femme, provoquèrent une nouvelle explosion de colère.

— Point de pelisse ! Mon kaftan sur le corps d’un va-nu-pieds ! Un vagabond au logis ! cria-t-elle en saisissant furieusement les billets, qu’elle serra aussitôt en lieu sûr, sa langue allant toujours. Non, il n’y a rien ici pour vous. J’aurais bien à faire s’il me fallait nourrir tes ivrognes, tes amis de cabaret.

— Matréma ! tiens ta langue, femme stupide, et écoute ce que j’ai à te dire.

— Ce que tu as à me dire ! Voyez-vous ce grand nigaud qui voudrait m’apprendre quelque chose ! Ah ! je ne me trompais pas quand je ne voulais pas de toi pour mari. Tout le beau linge que j’ai reçu de ma mère, tu l’as vendu pour boire, et, aujourd’hui encore, tu vas au cabaret, au lieu d’acheter la pelisse.

Sema veut expliquer qu’il n’a bu que les vingt kopecks, il commence le récit de sa rencontre avec l’étranger ; mais Matréma l’interrompt coups sur coups et parle seule. Où prend-elle tout ce qu’elle dit ? Dieu, quel flux de paroles ! un mot n’attend pas l’autre. Sa mémoire rappelle des faits écoulés depuis dix ans ; elle s’excite toujours plus, elle jette les hauts cris et tombe enfin sur son mari, qu’elle saisit violemment par le bras.

— Et mon mantelet, le seul bon que j’aie, il te le fallait aussi. Rends-le-moi, ivrogne, et bien vite, ou gare le bâton ! »

Sema, sans répondre, se met en devoir d’obéir ; il ôte l’une des manches du mantelet ; sa femme tire violemment l’autre en faisant craquer toutes les coutures, puis se précipite vers la porte, avec le dessein de s’enfuir ; mais, soudain, elle s’arrête, une voix vient de parler en elle, lui disant de rentrer et de s’informer d’abord de ce qu’est l’étranger.

IV


― Si c’était un homme de bien, dit-elle à Sema, il ne se promènerait pas tout nu, sans même avoir une chemise sur le corps : s’il était là pour quelque bonne action, il y a longtemps que tu m’aurais dit ou tu l’as rencontré.

— Mais je ne demande qu’à le dire. Je suivais tranquillement ma route ; devant la chapelle, je vois cet homme couché au pied du mur ; il était nu comme l’enfant qui vient de naître ; le froid l’avait déjà roidi, car, par le temps qu’il fait, il n’est pas agréable d’être dehors sans un vêtement sur le dos. C’est Dieu qui m’a conduit vers lui, car, sans moi, il ne serait déjà plus en vie ! Que fallait-il faire ? On ne sait ce qui peut arriver en ce monde. Je n’hésitai pas : je partageai nos habits avec lui, et lui dis de venir avec moi. Ainsi donc, maîtresse, apaise ton cœur sauvage, et prends garde de pécher ; rappelle-toi qu’il nous faudra mourir.

L’esprit du mal dominait encore Matréma ; elle jeta sur l’étranger un regard soupçonneux, et demeura silencieuse. Quant à l’hôte inconnu, il restait sans bouger, assis à peine sur le bord du banc, les mains jointes sur les genoux, la tête inclinée sur la poitrine et les yeux constamment fermés. Son front était voilé d’une sombre mélancolie, et sa respiration paraissait oppressée. Matréma ne parlait plus. Sema l’interpella de nouveau :

— Matréma ! Dieu t’aurait-il donc abandonnée ?

Cet appel vibra étrangement à l’oreille de Matréma, qui jeta un nouveau regard sur l’étranger, et elle sentit aussitôt son cœur s’alléger d’un poids immense. Quittant la porte, elle s’approcha vivement du poêle, et en tira le repas du soir ; elle le plaça devant les deux hommes, elle apporta aussi la cruche de kwass, qu’elle posa sur la table après l’avoir remplie jusqu’au bord ; elle mit aussi le dernier morceau de pain et, d’une voix apaisée, dit à ses hôtes en posant les couteaux et les cuillers devant eux :

— Eh bien ! donc, mangez, voilà tout ce que je puis vous offrir.

— Allons, mon jeune ami, régale-toi, dit à son tour Sema, après avoir coupé une tranche de pain et trempé la soupe.

Et les cuillers d’aller et venir à la gamelle commune. Matréma, accoudée à l’un des angles de la table, ne détachait pas ses yeux de l’étranger, et son cœur s’émut. Alors les traits de l’inconnu s’illuminèrent d’un rayon de joie, la sérénité revint sur son front ; et levant les yeux sur Matréma, il eut un sourire plein de douceur.

Le repas fini et la table desservie, Matréma questionna l’étranger.

— Qui es-tu ? commença-t-elle.

— On ne me connaît pas ici.

— Mais comment t’es-tu trouvé sur le chemin de notre village ?

— Je ne dois rien dire.

— Qui donc t’a dépouillé ainsi ?

— Dieu me punit.

— C’est donc vrai, tu étais tout nu devant la chapelle ?

— Oui, c’est vrai. Il gelait, le froid m’avait déjà engourdi. Alors Sema m’a vu et il a eu pitié de moi. Il a ôté son kaftan pour m’en couvrir. Et comme Sema, tu as eu pitié de ma détresse, et m’as donné de quoi apaiser ma soif et ma faim. Que Dieu vous donne en récompense la félicité éternelle !

Matréma prit la chemise qu’elle venait de rapiécer, ainsi qu’un vieux pantalon, les donna à l’étranger en disant :

— Tiens, frère, mets cela ; tu ne peux pas rester sans chemise. Maintenant choisis l’endroit qui te conviendra pour la nuit. Tu peux prendre la soupente ou le coin du poêle.

L’étranger se coucha sur la soupente, après avoir rendu le kaftan. Matréma, de son côté, souffla la lumière et se coucha auprès de son mari, en se couvrant pauvrement de la moitié du kaftan. La pensée de l’hôte mystérieux ne la laissait point dormir ; elle se disait que le dernier pain était mangé, qu’il n’y en avait pas pour le lendemain, qu’elle avait donné jusqu’à la chemise de son mari, et son cœur se contractait douloureusement ; mais alors elle revoyait le sourire si doux et si affectueux qui avait répondu à ses bienfaits, et aussitôt la joie remplaçait l’amertume. Elle resta longtemps ainsi éveillée, s’apercevant bien que Sema ne dormait pas non plus, car il tiraillait le kaftan et le mettait tout entier sur lui.

— Sema ! dit-elle.

— Quoi donc ?

— Notre dernier reste de pain est mangé. Je n’en ai pas mis d’autre au four. Qu’allons-nous faire demain ? Faudra-t-il aller en emprunter chez Malouja, la voisine ?

— Pourvu que nous ayons la vie, nous trouverons bien de quoi manger.

Cette réponse fit taire Matréma, qui, cependant, reprit un moment après :

— On voit que cet homme n’est pas un méchant. Mais pourquoi ne veut-il pas se faire connaître ?

— Eh ! mais, parce qu’on le lui a défendu, sans doute.

— Écoute donc, Sema.

— Quoi encore ?

— Nous autres, nous sommes toujours prêts à donner… pourquoi personne ne nous donne-t-il jamais rien ?

Sema ne savait trop que répondre. Il grogna, et d’un ton brusque :

— Assez bavardé comme cela. Dormons !

Et se tournant de l’autre côté, il s’endormit d’un profond sommeil.
V


Il se réveilla le lendemain plus tard que de coutume. Les enfants dormaient encore.

Matréma était allée faire son petit emprunt chez la voisine. L’étranger était déjà assis sur le banc, vêtu des vieilles chausses et de la chemise rapiécée. Une calme sérénité rayonnait sur ses traits, et son regard s’élevait au ciel.

Sema lui dit en l’abordant :

— Frère, causons un peu. On ne peut vivre sans manger et sans boire, et le corps doit être vêtu. L’homme doit gagner son pain. Sais-tu travailler ?

— Je ne sais rien.

Sema fit un soubresaut ; mais se remettant aussitôt :

— Bien, dit-il. Il suffit que tu prennes le goût du travail. L’homme peut tout apprendre.

— Je travaillerai comme vous.

— Comment faut-il t’appeler ?

— Michel.

— Suffit. Je ne te demande pas autre chose, puisque tu ne peux rien dire de plus. Eh bien ! mon cher Michel, applique-toi, et sous ma direction, tu ne manqueras de rien ici.

— Dieu te bénisse ! Maintenant parle et j’obéis.

Le cordonnier prit alors un peloton de ligneul et se mit à tordre le fil entre ses doigts.

— Regarde, dit-il, ce n’est pas difficile.

Michel mettait toute son attention ; puis essayant à son tour, il réussit cette première épreuve avec un plein succès.

Sema continua graduellement à l’initier à tous les secrets du métier. L’apprenti montrait de l’habileté et de l’intelligence, et ne donnait que de la satisfaction à son maître.

L’ouvrage, si difficile qu’il fût, sortait de ses mains propre et bien fait ; le troisième jour Michel travaillait comme un ouvrier ; on eût dit qu’il n’avait fait que cela toute sa vie. Il ne perdait pas une minute, mangeait avec modération et ne sortait jamais. Quand il avait des moments de loisir, il restait silencieux, les yeux constamment fixés au ciel ; aucun mot inutile ne sortait de sa bouche. Il ne riait jamais ; on ne l’avait vu sourire que le soir de son arrivée, quand Matréma lui avait servi à souper.
VI


Les choses allant ainsi jour après jour, semaine après semaine, une année fut bientôt écoulée. Maître Sema avait maintenant un habile ouvrier connu pour travailler mieux que tout autre ; et les pratiques affluaient dans la pauvre demeure du savetier.

Un jour, au cœur de l’hiver, un traîneau attelé de trois chevaux fringants s’arrêta devant la maison. Sema et son compagnon interrompirent leur travail et se penchèrent vers la fenêtre.

Un brillant laquais sauta prestement du siège et ouvrit la portière. Il en sortit un personnage d’allure distinguée, tout hérissé de fourrure, qui se dirigea droit vers l’escalier.

Matréma s’était précipité pour ouvrir la porte.

Le personnage s’inclina sous le linteau trop bas et entra dans la chambre. Il avait la taille plus qu’ordinaires, et peu s’en fallut qu’il ne heurtât le plafond en se redressant. Son grand air contrastait avec la modeste pièce, qui semblait trop petite pour lui.

Sema s’était levé à la hâte, et fit un profond salut, tout confus en présence de ce grand seigneur ; jamais si grand personnage n’était entré sous son toit. Quel contraste !

D’un côté Sema, le teint hâlé, le visage couvert de rides ; Michel, avec sa douce figure pâlie de maigreur ; Matréma, dont la peau ridée s’étirait sur les os ; de l’autre, un colosse au visage plantureux, tout veiné de sang, avec une encolure de taureau, un être en un mot qui semblait d’un autre monde.

Le personnage respira bruyamment, ôta sa fourrure et demanda après s’être assis : — Qui est le maître ici ?

— C’est moi, votre Seigneurie, répondit Sema en s’avançant.

Le gentilhomme se tourna vers son laquais et lui dit :

— Fedka, va chercher le rouleau de cuir.

Le laquais s’empressa et revint bientôt avec un rouleau, qu’il remit à son maître. Celui-ci le posa sur la table.

— Ouvre-le, ordonna-t-il de nouveau.

Quand ce fut fait, le gentilhomme, appuyant l’index sur le cuir, interpella Sema :

— Maintenant, écoute, cordonnier et maître en chaussures, tu vois ce cuir ?

— Je le vois, Seigneurie, balbutia Sema.

— Tu le vois, mais sais-tu ce que c’est que cette marchandise-là ?

Sema palpa le cuir et dit :

— La marchandise est belle.

— Belle ! je le crois, parbleu ! si belle que de sa vie un savetier comme toi n’en a vu de pareille. Sais-tu que c’est du cuir allemand et que ça me coûte vingt roubles ?

Sema balbutia :

— Où verrait-on ici quelque chose de pareil ?

— Je me le demande aussi. Maintenant, écoute-moi bien. Je veux que de ce cuir on me fasse une paire de bottes, mais il me faut un chef-d’œuvre. Te chargeras-tu de ce travail ?

— Je m’en chargerai, Votre Seigneurie.

Le gentilhomme apostropha violemment Sema :

— Tu t’en chargeras, c’est bientôt dit. Mais sais-tu pour qui tu travailles ? et cette marchandise, en connais-tu le prix ? Je veux des bottes qui puissent se porter une année, sans torsion ni trace d’usure, ni accroc d’aucune sorte. Si tu es de force, taille dans mon précieux rouleau, je te le confie ; mais si tu n’es pas sûr de toi, ne te charge pas du travail, car, je t’en préviens, à la moindre avarie, ou déchirure qui se produirait dans le délai de l’année, je te ferai jeter en prison sans pitié. Si, au contraire, l’ouvrage me satisfait, un rouble d’argent sera ta récompense.

Sema avait perdu toute assurance. Il n’osait répondre et interrogeait du regard le compagnon Michel. Comme celui-ci restait indifférent, Sema le poussa du coude en disant tout bas :

« Faut-il accepter ? »

Michel fit un mouvement de la tête qui signifiait : « Prends ce travail, tu peux le faire. »

Sur ce conseil Sema accepta et promit des bottes qui resteraient intactes pendant un an.

Après quoi, le gentilhomme, appelant son laquais, se fit déchausser du pied gauche et tendit la jambe pour que l’artisan prît mesure.

Sema prit des bandelettes de papier et les rassembla en les cousant bout à bout ; cela lui fit une mesure d’environ dix werschok, qu’il lissa soigneusement de sa main ; puis, mettant un genou en terre, il commença l’opération, mais en s’essuyant tout d’abord les mains à son tablier, de peur de souiller les bas du gentilhomme. Il mesura la plante, puis le coup de pied. Le mollet était un véritable pilier : la bandelette se trouva trop courte pour en faire le tour.

— Prends garde de me faire des tiges trop étroites, intervint le gentilhomme.

Sema s’empressa de coudre une nouvelle bandelette, pendant que l’étranger, assis avec nonchalance, dévisageait les hôtes de la petite chambre. Ses yeux tombant sur Michel :

— Qui est celui-ci ? Un apprenti sans doute.

— Que Votre Seigneurie daigne m’excuser ; ce jeune homme est déjà un maître, c’est lui qui fera les bottes de Votre Seigneurie.

— Prends-y garde, jeune homme. Tu m’as entendu, je veux des bottes qui restent neuves une année entière.

Sema s’était interrompu pour se tourner aussi vers Michel, mais celui-ci s’occupait de tout autre chose que du gentilhomme ; il regardait avec une persistance singulière vers l’angle de la chambre, il regardait, regardait, et soudain un sourire illumina son visage, qui parut transfiguré.

— Que veut dire cela, sot étourneau ? exclama l’étranger. Qu’as-tu donc à ricaner ? Songe plutôt à finir mes bottes à temps et à soigner l’ouvrage que tu vas entreprendre.

— Elles seront prêtes à l’heure où on les demandera, répondit simplement Michel.

— C’est ainsi que je l’ordonne.

Le gentilhomme se fit rechausser, s’ensevelit dans sa fourrure et se dirigea vers la porte ; en passant, il oublia de se baisser et sa tête heurta violemment contre le linteau de la porte. Le noble personnage tempêta et sacra de la belle façon tout en se frottant le front, et en courant à son traîneau, qui partit aussitôt au galop.

La corvée avait été rude ; Sema poussa un soupir de soulagement.

— Quel homme de fer ! dit-il ; un maillet ne l’abattrait pas ; sa tête a fait trembler le plafond et il paraît l’avoir senti à peine.

Matréma plaça aussi son mot :

— Des gens qui ont tout ce qu’ils veulent, rien d’étonnant qu’ils soient frais et robustes. Mais n’importe, la mort les brisera comme les autres.
VII


Après un moment, Sema dit à Michel :

— Nous avons l’ouvrage, c’est bien. Pourvu qu’il ne nous arrive pas malheur. Le cuir est hors de prix, le seigneur est un homme rude. Un accroc est bientôt fait. À toi de montrer ce que tu peux faire. Tu as l’œil plus sûr que moi, tes mains sont plus habiles que les miennes, je te laisse découper le cuir, mais je coudrai les pièces.

Sans répondre, Michel étendit le précieux rouleau sur la table, et, les ciseaux en mains, il se mit à tailler.

Pendant que Sema s’éloignait, sa femme s’avança curieuse de voir l’opération ; elle savait, du reste, comment on taillait dans le cuir ; mais cette fois elle ne put croire ses yeux. Contre toutes les règles, Michel taillait la pièce en une série de rondelles. Elle en fut toute bouleversée ; toutefois elle se tut, de peur de se mêler d’une chose qu’elle ne connaissait pas.

L’ouvrier se mit ensuite à coudre les pièces, mais, toujours contrairement à l’usage, il semblait faire des souliers destinés à être portés à nu, comme ceux qu’on met aux morts. Matréma s’étonnait de plus en plus, et Michel cousait imperturbable. L’après-midi se passa ; quand Sema revint, le cuir de Sa Seigneurie était transformé en une paire de souliers de mort.

Le pauvre homme joignit les mains.

— Grand Dieu ! s’écria-t-il, depuis un an qu’il est chez moi, ce jeune homme n’a jamais fait la moindre bévue : faut-il que tout d’un coup il me cause un si grand dommage ! Des souliers mous, au lieu des grandes bottes commandées ! Et le cuir précieux abîmé, perdu ! Où en retrouver de pareil maintenant ? Et que vais-je dire au gentilhomme ? Qu’as-tu donc pensé, Michel, mon pauvre ami ? C’est un poignard que tu me plonges dans le sein. On te commande des bottes et tu…

Il allait éclater de colère, mais des coups redoublés ébranlèrent la porte. Tous se penchèrent vers la fenêtre. Un cavalier venait de descendre devant la maison ; il attachait son cheval.

On courut au-devant lui et l’on reconnut le laquais du seigneur.

— Bonjour, dit-il.

— Bonjour, que pouvons-nous faire pour votre service ?

— Je viens de la part de ma gracieuse maîtresse. C’est au sujet des bottes.

— De quoi s’agit-il ?

— Mon maître n’en a plus besoin, il n’est plus de ce monde.

— Que dis-tu là ?

— L’exacte vérité. En vous quittant, il ne devait pas rentrer vivant chez lui, la mort l’a surpris en route. Quand nous arrivâmes au château, j’ouvris la portière, mais il ne bougea pas plus qu’un bloc ; sa figure était pâle, le corps roide, il était mort. Dieu ! que de peine nous avons eu à le tirer du traîneau ! C’est pourquoi ma gracieuse maîtresse m’envoie vers toi avec cet ordre : « Va dire au cordonnier que ton maître n’a plus besoin des bottes qu’il a commandées, qu’il est passé dans l’éternité, et que du précieux cuir, il fasse une paire de souliers à nu dont on chaussera les pieds du défunt ; tu pourras attendre et rapporter les souliers. Va et hâte-toi. »

Alors Michel rassembla les rognures de cuir, aplatit l’un sur l’autre les deux souliers de mort, après leur avoir donné un dernier coup du coin de son tablier ; puis faisant un paquet du tout, il le tendit au messager, qui partit en disant :

— Adieu ! braves gens ! Bien de la chance !
VIII


Une nouvelle année s’écoula, puis une autre, puis une autre encore ; on arriva à la neuvième année du séjour de Michel chez Sema le cordonnier. Les choses continuaient d’aller leur train ordinaire. L’habile ouvrier travaillait sans relâche, ne quittait jamais l’échoppe ; jamais une parole inutile ne sortait de sa bouche. On ne l’avait vu rire que deux fois : la première, lorsque Matréma lui avait servi à souper ; la deuxième fois, quand le gentilhomme avait commandé ses bottes.

Sema n’était jamais revenu sur la question de son origine ; il ne craignait qu’une chose : qu’un jour ou l’autre Michel le quittât.

Un jour, toute la famille était dans la petite chambre, la ménagère mettait ses pots au feu ; les enfants jouaient sur les bancs, jetant parfois un regard curieux dans la rue : Sema et Michel, assis chacun devant sa fenêtre, étaient occupés à battre une paire de talons. Un des petits garçons vient en courant sur le banc ou était assis Michel ; et s’appuyant sur les épaules de celui-ci, il s’écria en regardant dans la rue :

— Oncle Michel, vois un peu, la femme du marchand qui vient aussi chez nous ; elle a deux petites filles ; regarde comme il y en a une qui boite.

À peine ces mots eurent-ils frappé son oreille, que Michel, laissant son travail, se pencha vivement vers la fenêtre et dirigea sur la rue un regard d’une étrange fixité.

Sema s’étonnait. Jamais son ouvrier ne s’était inquiété de ce qui se passait au dehors et voilà que tout d’un coup il semblait comme magnétisé.

Sema regarda à son tour et vit, en effet, qu’une femme s’approchait en donnant la main à deux petites filles ; la dame était fort bien mise et les deux enfants, vêtues l’une comme l’autre d’une mante fourrée avec un fichu clair autour du cou, se ressemblaient si fort qu’on ne les eût pas distinguées sans l’infirmité de l’une d’elles.

La dame monta l’escalier et entra dans la chambre précédée des deux enfants.

— Bonjour, braves gens, dit-elle en saluant.

— Votre serviteur, Madame. Entrez, je vous prie, répondit Sema.

La dame s’assit devant la table pendant que les deux petites filles se pressaient contre elle, un peu effarouchées au milieu de ces visages inconnus.

— Je voudrais faire faire une paire de souliers à mes enfants pour le nouvel an, commença-t-elle.

— C’est bien facile, Madame. Il est vrai que nous n’avons pas encore chaussé de si petits pieds, mais voilà mon ouvrier, qui est très adroit et réussira parfaitement.

Et Sema se retourna vers Michel, étonné de voir que celui-ci n’avait pas repris son ouvrage et regardait attentivement les deux fillettes.

Celles-ci étaient de charmantes enfants, sans doute ; elles avaient les yeux noirs, les joues pleines et roses, et puis leurs fourrures et leurs fichus leur allaient si bien : mais tout cela n’expliquait pas l’attitude de Michel, qui les regardait comme s’il eût vu en elles la réalisation d’un rêve.

Sema garda ses réflexions pour lui et continua de s’entretenir avec la dame. On convint du prix, après quoi maître Sema chercha ses bandelettes de papier et se mit à les ajuster pour prendre les mesures. La dame plaça alors sur ses genoux l’enfant qui était boiteuse et dit à Sema :

— Pour celle-ci, il faudra prendre deux mesures et faire un soulier pour le pied qui est tourné et trois pour l’autre. D’ailleurs, l’une et l’autre ont le même pied, elles sont jumelles.

Quand Sema en fut au pied perclus, il demanda :

— D’où lui vient cette infirmité ? Une si charmante enfant ! C’est de naissance peut-être ?

— Pas précisément. C’est sa mère qui lui a déformé le pied en lui donnant le jour.

La curieuse Matréma s’avança :

— Ainsi tu n’es donc pas leur mère ! dit-elle fort étonnée.

— Ni leur mère, ni leur parente, ma brave femme ; il n’y a entre elles et moi aucun lien du sang ; ce sont mes enfants d’adoption.

— Tu n’es pas leur mère, et cependant tu as pour elles tant d’affection et de soins ?

— Comment ne les aimerais-je pas ? C’est mon sein qui les a nourries. J’avais un enfant aussi, Dieu me l’a repris ; mais ma tendresse n’était pas plus grande pour lui que pour celles-ci.

— Mais à qui étaient ces enfants ?
IX


La conversation s’étant engagée entre les deux femmes, la mère d’adoption fit le récit suivant :

— « Il y a six ans, jour pour jour, que l’événement eut lieu.

« Ces deux pauvres petites perdirent leur père et leur mère dans la même semaine. J’habitais alors au village avec mon mari, et nous connaissions beaucoup les parents de ces fillettes. Leur père était un peu misanthrope ; il travaillait dans les bois ; un jour, un arbre qu’il abattait tomba à faux et lui brisa la tête. Il expira pendant qu’on le rapportait chez lui. Trois jours après, sa femme mettait ces deux petites au monde. Elle était seule chez elle avec son chagrin et sa misère. Ne pouvant faire chercher de secours, elle accoucha seule et en mourut. Quand, le lendemain, j’allai la voir, elle était déjà roide et glacée. Dans les convulsions de l’agonie, la pauvre mère s’était abattue sur l’une des pauvres petites, et lui avait écrasé le pied ; l’enfant en resta estropiée.

« Je courus appeler les voisins ; on s’empressa autour de la morte, on lui lava le corps, on l’habilla, puis on commanda le cercueil ; les voisins étaient tous de braves gens, on y pourvut à frais communs.

« Mais que faire des nouveau-nés ? Comme j’étais la seule qui eût un nourrisson, — mon unique, il avait huit semaines, — c’était à moi d’en prendre soin. Les voisins, après s’être consultés, me dirent :

— « Maria, garde les deux petits êtres en attendant qu’on voie ce qu’il faudra faire.

« Je soignai premièrement l’enfant bien portant ; l’autre semblait devoir mourir aussi, et je voulais l’abandonner. Pourtant mon cœur me disait en silence : Pourquoi ce petit ange ne vivrait-il pas aussi ? La pitié me saisit, je mis l’enfant chétif au sein ; il vécut, et j’eus ainsi trois enfants à nourrir. J’étais jeune et robuste, je ne manquais de rien, et le bon Dieu fit abonder le lait dans ma poitrine. Pendant que j’en allaitais deux, le troisième attendait son tour. Alors Dieu m’envoya une terrible épreuve. Pendant que j’élevais les enfants d’une autre, il jugea bon de me reprendre le mien. Il avait deux ans, et je n’en ai pas eu d’autre depuis. Sauf ce chagrin, tout prospérait à la maison. Nous sommes venus depuis nous établir près d’ici, nous dirigeons un moulin pour le compte d’un autre, nous gagnons un bon salaire et nous menons une vie aisée. N’ayant plus d’enfant à nous, quelle existence serait la nôtre, sans ces deux petits chérubins ! Dieu ! comment ne les aimerais-je pas, ces amours ? C’est toute ma vie. »

Et la bonne femme, que l’émotion gagnait, pressa avec passion la petite infirme contre son cœur, en essuyant, de la main restée libre, les larmes qui perlaient à ses yeux.

Matréma soupira, toute pensive, et ajouta :

— Le proverbe dit vrai : « Père et mère ne sont rien, quand c’est la volonté de Dieu ! »

Les deux femmes causaient encore, lorsque soudain la petite chambre s’emplit d’une brillante clarté. Elles se regardèrent surprises. Le rayonnement venait du côté de Michel. Lui-même était comme transfiguré ; les mains jointes sur les genoux, il regardait le ciel et souriait.
X


La dame s’était retirée, emmenant les deux petites filles. Michel, debout, avait posé son ouvrage. Il ôta son tablier, puis, s’inclinant profondément, il dit à ses hôtes :

— Mes chers bienfaiteurs, maintenant laissez-moi aller en paix. Dieu m’a pardonné, vous pardonnerez aussi.

Et toute sa personne rayonnait d’un éclat de plus en plus grand aux yeux de ses hôtes effrayés.

Sema répondit en s’inclinant, saisi d’une vénération profonde :

— Michel, je vois que tu es un être à part, je ne puis donc pas te retenir. Je n’ose pas non plus te demander de me révéler ce qui est un mystère. Mais ne pourrais-tu pas m’expliquer une chose ? Pourquoi, lorsque je t’ai amené ici, ton visage si triste s’est-il éclairé soudain quand ma femme a dressé la table du souper ? Pourquoi avais-tu un sourire si rayonnant quand le gentilhomme était assis à cette place ? Et pourquoi, enfin, ce troisième sourire et cet éclat merveilleux en présence de la dame et des petites filles qui sortent d’ici ? Michel, dis-nous ce qu’est cette auréole qui t’environne et pourquoi tu as souri trois fois ?

— Dieu m’a pardonné, ma pénitence est finie ; c’est pourquoi mon corps a repris sa splendeur. Chacun de mes sourires était un sourire de joie, parce que j’entendais chaque fois une parole de Dieu, et qu’à la troisième ma pénitence devait finir. Quand la pitié s’éveilla dans le cœur de ta femme en présence de ma détresse, ce fut la première parole, et tu vis mon premier sourire. Quand le gentilhomme commanda des bottes qu’il ne devait jamais porter, j’entendis la seconde parole et je souris encore. Enfin les deux petites jumelles m’ont fait entendre la troisième et dernière parole, et j’ai souri pour la troisième fois.

Sema reprit :

— Dis-nous, Michel, quelles sont ces paroles et pourquoi Dieu t’a-t-il puni ?

— Dieu m’a puni parce que je n’ai pas fait sa volonté. Il m’avait fait un ange du ciel et je me suis révolté contre lui. Oui, j’étais un ange, et Dieu m’envoya sur la terre pour recueillir l’âme d’une femme. J’y trouvai une malheureuse créature dans une détresse affreuse, donnant le jour à deux enfants jumeaux, deux petites filles. Les deux pauvres petits êtres cherchaient le sein de leur mère, et celle-ci n’avait plus la force de les prendre dans ses bras. Alors elle me vit à ses côtés et tressaillit en pressentant pourquoi Dieu m’envoyait.

« — Ange de Dieu, me dit-elle en versant des larmes amères, on vient de porter mon mari en terre, un arbre l’a tué dans sa chute, je n’ai ni mère, ni sœur, personne ; qui donc prendra soin de mes pauvres petits ? Aie pitié, laisse-moi, je t’en supplie, que je puisse du moins les nourrir. Que feraient-ils sans père ni mère ?… »

« J’eus pitié et laissai la mère à ses nouveau-nés ; je plaçai les enfants sur sa poitrine, et, remontant au ciel, je me présentai devant le trône de Dieu et lui dis :

« — Je n’ai pu prendre l’âme de la nouvelle mère. Son mari est mort dans la forêt, elle reste seule avec deux jumeaux, et m’a supplié de lui laisser le temps de les élever et je n’ai pu me résoudre à lui enlever son âme. »

— Alors le Seigneur Dieu m’ordonna de nouveau :

« — Va, te dis-je, prendre l’âme de cette mère, et quand tu entendras ces trois paroles : Ce qu’il y a dans le cœur de l’homme ; — ce que l’homme ne peut pas connaître ; — ce qui garde la vie de l’homme ; — quand tu les auras entendues et que tu en comprendras le sens, tu pourras rentrer au ciel. »

« Alors les petits enfants tombèrent des bras de leur mère, qui s’affaissa lourdement sur l’une d’elles et lui estropia le pied pour toujours. Je m’envolai avec l’âme de la morte, mais un tourbillon me brisa les ailes, et je tombai près du village, pendant que l’esprit s’en allait seul à Dieu. »
XI


Sema et Matréma pleuraient de crainte et de joie, en apprenant quel était celui qu’ils avaient accueilli et abrité six années sous leur toit.

L’ange continua :

— Abandonné de Dieu, je me trouvais tout nu sur la route. Je n’avais auparavant aucune idée de la condition des hommes, et j’avais besoin de devenir l’un d’eux pour éprouver leurs misères et apprendre à connaître la faim et le froid. Affamé et transis, je ne savais m’aider dans ce pressant besoin. Alors m’apparut plus loin, dans la campagne, une chapelle consacrée à Dieu. Je m’approchai et voulus y entrer, mais elle était fermée et je m’affaissai au pied du mur. La nuit était noire ; la terre glacée. Je pensai que j’allais mourir, lorsqu’un homme s’avança sur la route. Il avait une famille à nourrir, à peine de quoi se vêtir, certainement qu’il ne pouvait me secourir. Quand il me vit, son visage s’assombrit et me fit peur ; il se hâta de continuer sa route. Le désespoir s’emparait de moi, lorsque ce passant revint sur ses pas ; je revis ses traits, ce n’était plus le même homme. La première fois que je le regardai, j’avais vu la mort hideuse sur son visage, maintenant la vie et la lumière y brillaient : je reconnus l’image de Dieu. Il s’avança vers moi, se dépouilla de ses habits pour me couvrir et m’emmena chez lui. Nous entrons : une femme nous reçoit sur le seuil. Son visage est horrible, l’esprit de la mort sort de sa bouche, elle veut me repousser dans la froide nuit. Je savais que sitôt son dessein accompli, elle mourrait. Son mari lui parle de Dieu et tout en elle change soudain. Elle nous fit souper, et, comme elle me regardait fixement, je jetai les yeux sur elle ; son visage était radieux et j’y reconnus l’image de Dieu, et j’entendis sa première parole : « Tu apprendras ce qu’il y a dans le cœur de l’homme. » Je savais maintenant qu’au fond du cœur de l’homme il y a l’amour, et cela me valut mon premier sourire.

« J’habitais sous votre toit, et, quand une année fut écoulée, un homme se présenta et demanda des bottes qui chausseraient ses pieds pendant un an sans s’user ; je regardai cet homme, et je vis derrière lui un de mes compagnons du ciel, l’ange de l’amour ; je ne pouvais me tromper, et je sus ainsi qu’avant le soir l’âme du gentilhomme serait redemandée, et, raisonnant en moi-même, je me dis : « Voilà donc un homme qui s’inquiète pour une année entière et qui doit mourir ce soir. » L’homme ne peut dire à l’avance ce dont son corps aura besoin. Cela est certainement la deuxième parole de Dieu : « Tu sauras ce qu’il n’a pas été donné à l’homme de connaître. » Je souris alors, parce que ma peine s’allégeait.

« J’attendis patiemment au milieu de vous que Dieu me révélât sa troisième et dernière parole. Enfin, après six années, la bonne dame est venue ici, et, dans ses petits chérubins, j’ai reconnu aussitôt les deux jumelles de la morte, et, raisonnant toujours en moi-même, je me suis dit : « Tu as tant supplié que leur mère ne leur fût point ravie, croyant que, sans père ni mère, elles devaient cesser de vivre ! Et voilà qu’une femme étrangère est venue les allaiter et les a prises chez elle pour les élever… » Et quand la bonne dame pressait sur son cœur ces enfants d’une autre en versant des larmes d’amour, j’ai reconnu en elle le Dieu vivant lui-même, j’ai vu ce qui garde la vie des hommes, j’ai entendu la troisième et dernière parole, et j’ai compris que Dieu m’avait pardonné. Voilà ce qui a été cause de mon troisième sourire. »
XII


Alors l’ange s’enveloppa d’une lumière éclatante, et une voix céleste fit entendre ces paroles :

— Je sais maintenant que la vie ne se conserve ni par les soins ni par les inquiétudes de l’homme, mais par l’amour. La mère mourante ne savait pas comment ses enfants vivraient. Le riche seigneur ignorait ce que l’heure suivante lui réservait : aucun mortel ne peut prévoir s’il portera le soir la chaussure des vivants ou celle des morts.

« J’ai dû la conservation de ma vie non à mes soucis et à mes inquiétudes, mais à la charité d’un homme et d’une femme qui ont accueilli le malheureux rencontré nu sur le chemin. Ils s’émurent de ma détresse et me donnèrent leur amour.

« Les deux petites orphelines vivent, non par la sollicitude d’un père ou d’une mère, mais par l’amour qu’une étrangère leur a voué. Ce qui entretient la vie, ce ne sont pas les petites préoccupations des hommes, mais l’étincelle divine, l’amour qui réside dans leur cœur. Auparavant, je savais que Dieu a donné la vie aux hommes et veut qu’ils la conservent, maintenant je sais qu’il ne veut pas que les hommes vivent seuls, c’est pourquoi ils doivent s’entr’aider par la charité. J’ai vu que le souci de la vie tourmente fort les hommes à courte vue, mais une chose est plus forte que la vie, c’est l’amour soutenu par Dieu. »

Alors l’ange entonna un chant de louange et le son de sa voix ébranla jusqu’à la base la demeure de Sema. Le toit s’entr’ouvrit et une colonne de feu monta de la terre au ciel. Sema et les siens se prosternèrent à demi évanouis, pendant que l’ange, déployant ses nouvelles ailes, s’envolait majestueusement au ciel.

Quand Sema et sa femme se relevèrent, rien n’était changé dans leur demeure : le père, la mère et les enfants étaient réunis et remplis d’une joie sainte.