Pour qu’on lise Platon/Son dessein général

Boivin et Cie (p. 83-94).

VII

SON DESSEIN GÉNÉRAL.



Ainsi orienté, ainsi poussé par les tendances maîtresses que j’ai dites et tempéré et contenu par son aptitude à comprendre ce qu’il n’aimait pas, après de longues années de voyages, d’observations, de comparaisons et de réflexions, vers quarante ans, d’après les meilleures conjectures des historiens, Platon songea à enseigner et à écrire. On peut se le figurer à cette époque, soit méditant au Cap Sunium, soit contemplant du haut de l’Acropole cette ville qu’il aimait et qu’il détestait tout à la fois, raisonnant à peu près de la manière suivante :

Ce peuple fut très grand et est encore digne d’intérêt. Son passé légendaire auquel il ne faut, du reste, ajouter aucune créance, montre au moins qu’il a tenu une certaine place dans l’humanité. Ses législateurs furent des hommes de très grand sens pratique et qui avaient l’instinct de la justice et qui sont restés justement célèbres dans tout le monde civilisé. Sa résistance aux Asiatiques, quoique démesurément amplifiée et exaltée par les historiens et les poètes, fut singulièrement honorable et glorieuse. Il a eu des héros et il a eu des saints, dans le sens vrai de ce mot. C’est un grand peuple qui s’effondre.

Il est très probable qu’il va disparaître en très peu de temps, peut-être avant la fin de ma vie. Sa décadence a été d’une rapidité anormale et comme prodigieuse. On peut l’attribuer vraisemblablement à plusieurs causes. Il avait un fond de frivolité et d’outrecuidance qui lui faisait croire que le monde était destiné à être sa conquête, et il s’est jeté dans des entreprises folles qui l’ont amené en trois générations à être conquis, désarmé et blessé à mort. Il respire actuellement, parce que ses vainqueurs sont occupés ailleurs ; mais un nouveau conquérant, et qui n’aura pas beaucoup de peine à être le conquérant définitif, peut se dresser demain.

Ce peuple ne prend point du tout le chemin qui peut mener au relèvement et à la santé politique. Après avoir été trop patriote et comme enivré de volonté de puissance, il semble n’être plus patriote le moins du monde, et c’est bien un trait et une marque de sa versatilité naturelle. Il croit être démocrate, et s’il l’était ce ne serait déjà point une très bonne fortune ; mais il ne l’est pas ; il est foncièrement anarchique. Ne pas obéir, n’avoir aucune hiérarchie et que personne ne soit au-dessus d’un autre, c’est à peu près sa seule idée générale. Il l’habille, à ce qu’il me semble, de la formule suivante : « Je ne veux pas obéir ; je veux être persuadé. » C’est assez spirituel et ce ne serait pas si loin d’être juste ; mais comme il est très passionné, très artiste et très féminin, il se trompe sur ce qu’il appelle persuasion : il se croit persuadé quand il est flatté et il trouve une foule de gens, comme on pense, pour lui prodiguer cette persuasion là.

Il s’ensuit qu’il n’a pas de gouvernement et qu’il ne se gouverne pas. Il n’y a à Athènes aucun plan suivi de gouvernement, aucune idée directrice, même fausse. Cette belle ville est une trière à la dérive.

On se relève de tout avec la force morale ; mais ce peuple n’a aucune moralité. À vrai dire, il n’en a jamais eu beaucoup, si ce n’est sous forme de patriotisme ; mais il en a moins que jamais et non pas plus en haut qu’en bas ; et, de plus, il a en lui, très actifs, de terribles éléments d’immoralité, de terribles agents de démoralisation.

Il est corrompu par ses sophistes. Ceux-ci exercent leurs ravages dans la classe supérieure, qui n’est plus dirigeante, mais qui pourrait être édifiante, excitante, assainissante et qui commence à être tout le contraire. Le tort des Sophistes, qui sont gens d’esprit et de talent, est de n’avoir aucun idéal, de tout rapporter au succès et de n’enseigner rien autre chose que des moyens de succès.

Leurs élèves, par suite, sont tous des contrefaçons d’Alcibiade. C’est Critias, Thrasymaque, Galliclès, jeunes gens brillants, spirituels, séduisants et éloquents, mais qui ne songent à autre chose qu’à « arriver », qu’à dominer, sans se soucier des moyens et sans se demander dans quel but. Quand ils ont dit : « Il s’agit d’être les premiers dans la ville », ils ont dit tout ce qu’ils pensent et ils sont au bout de leur philosophie. Or ne vouloir qu’arriver au pouvoir par quelques moyens que ce soit et, parvenu là, ne savoir pas pour quoi faire, c’est une puérilité et une espèce de sauvagerie. C’est le contraire même d’une civilisation, même rudimentaire. Les Sophistes avec tout leur talent, tout leur savoir et toutes leurs prétentions, ne sont que des professeurs d’ambition cynique.

Ce peuple est encore perverti par ses poètes et artistes. Ce sont gens qui ont un certain sentiment du beau, mais qui croient fermement que cela suffit à l’humanité. Ils sont immoralistes sans cynisme. eux ; mais en toute candeur et, ce qu’il y a de grave, ils traitent sans aucun souci du sentiment de la moralité tous les sujets possibles et notamment ceux qui pourraient mettre quelque force morale et quelque ton dans les âmes. Les vieilles légendes, nationales ou autres, qui auraient souvent un grand sens et une grande portée et qui seraient de nature à faire réfléchir, ils les traitent en beauté, uniquement, et en considération seule de l’agrément qu’elles peuvent avoir. Pourvu que la bulle de savon soit brillante et chatoyante et s’envole avec grâce, ils sont pleinement satisfaits.

Et, après tout, on ne peut guère leur demander autre chose et le foulon n’a qu’à fouler ; mais le malheur c’est que ce peuple attribue à ces jeux une importance extraordinaire et ne voit rien au monde de plus considérable. C’est précisément le moyen de rester enfant éternellement. L’enfant a raison de s’attacher au beau et de s’en pénétrer en quelque sorte, et, si je faisais un traité de pédagogie, c’est bien, quoique avec toutes sortes de précautions, par la mousikè, tout autant que par la gymnastique et peut-être un peu plus, que je dresserais les nourrissons de la cité. La vue de la beauté donne à l’âme l’eurythmie nécessaire.

Mais ce n’est là qu’un moyen d’éducation, c’est un acheminement ; ce n’est pas le but. Les Athéniens restent enfants en ceci qu’ils considèrent comme l’objet de la vie ce qui n’en est que la préparation d’abord et l’ornement ensuite. Si l’on veut, ils ne sont pas corrompus par l’art ; mais ils sont maintenus par leur amour excessif de l’art dans l’immoralité, dans l’indifférence morale qui leur est naturelle et qui est entretenue puissamment par d’autres choses.

Et ce peuple est enfin corrompu par ses prêtres, qui sont les derniers des hommes. Ils n’ont, à la vérité, aucune influence sur l’élite, qui en partie ne croit à rien, en partie ne croit qu’à la divinité du beau, en partie croit secrètement, et avec des allures de conspirateurs, aux mystères, assez purs et assez obscurs aussi, d’Éleusis ou des Orphistes. Oui, l’élite athénienne échappe aux prêtres complètement. Mais qu’importe, si les prêtres conservent un immense ascendant sur le peuple, qui est ici le maître absolu ?

Or les prêtres tiennent le peuple et ils l’abêtissent à souhait et le démoralisent à merveille. Ils le gorgent d’oracles idiots ; le flattant par le merveilleux comme les démagogues par des caresses et des déclarations d’amour ; lui faisant croire tous les matins qu’il va être vainqueur de la terre et qu’il est le mignon des dieux tout-puissants. Ils l’habituent au vice en le lui représentant comme rachetable par des sacrifices et des présents offerts à la divinité. Et, par ce double procédé, ils l’amputent et de toute virilité et de toute moralité. Il y a longtemps déjà que ce peuple n’a plus d’âme.

Aussi, après de terribles blessures reçues et de terribles déchéances, dont il n’a plus l’air de se souvenir le moins du monde, voilà qu’un peuple jeune et fort, qu’il est assez inepte pour mépriser, se dresse au nord et s’apprête à le rayer définitivement du nombre des nations.

Mais précisément n’est-ce pas là une bonne contingence et ne faudrait-il pas justement laisser aller les choses comme elles vont et où elles doivent naturellement aller ?

Je ne sais trop. Outre que le patriote ne peut même pas et ne doit pas se poser cette question, le philosophe a quelque raison d’y répondre négativement. Sans doute ce qui importe à l’humanité c’est que les peuples faibles disparaissent et que les peuples sans moralité, ce qui est à très peu près la même chose, disparaissent, et que les peuples sots, ce qui est encore dans le même ordre d’idées, soient anéantis. Cependant on peut plaider avec quelque raison la cause des peuples faibles, immoraux et sots, qui du reste ont de l’esprit, ce qui, et nous en sommes bien la preuve, n’est pas contradictoire.

Que les Athéniens disparaissent comme peuple, évidemment cela ne fera point un grand tort à l’humanité, et même on peut soutenir que cela lui sera un profit, les Athéniens donnant un mauvais exemple, celui de la déraison. Et l’on peut dire aussi que cela ne leur fera aucun tort à eux-mêmes, puisqu’ils continueront à avoir de l’esprit et à faire de belles statues, seule vocation qui soit la leur, et qu’ils seront administrés plus sagement qu’ils ne le sont, à coup sûr, puisqu’ils ne le seront pas par eux-mêmes.

Tout cela est juste. Mais je crois bien aussi qu’un peuple qui cesse d’être un peuple perd quelque chose même de ses qualités non politiques et que les Athéniens auront moins d’esprit, et feront moins de belles statues et de belles tragédies quand ils seront province de quelque vaste empire. L’autonomie nationale est une fierté qui soutient même le particulier, même l’artiste, même le poète, même le philosophe, et qui lui donne ou lui garde toute son énergie et toute sa vertu productrice et créatrice. Cela est à peu près certain.

Il y a donc perte pour l’humanité tout entière quand un peuple qui n’est pas un simple agrégat d’imbéciles est absorbé par un peuple plus puissant.

Ceux qui rêvent une humanité tout entière régie par un seul gouvernement, celui du peuple le plus fort, font un rêve très séduisant et je dirai honorable, au point de vue de la paix humaine ; mais ils ne songent pas assez que, bon gré mal gré, c’est à une sorte de congestion cérébrale de l’humanité qu’ils visent en effet, avec afflux de sang à la tête et paralysie de tout le reste. Le centre du monde transporté quelque part ailleurs qu’ici, il se peut très bien que les Athéniens et les Béotiens, qui ne sont pas des sots, et les Corinthiens et tous les autres deviennent stupides ou rebroussent chemin, du moins, vers l’ineptie primitive. Il est bon que l’humanité ait plusieurs foyers de civilisation, et dès que l’un de ces foyers ou s’éteint ou est comme invité à s’éteindre, c’est vraiment une perte pour l’humanité générale.

C’est pour cela, et sur ce point l’instinct populaire ne se trompe pas, c’est pour cela qu’il est vraiment du devoir de chaque citoyen de ne pas renoncer sa patrie et de ne point la considérer comme disparue tant qu’elle ne l’est pas matériellement et sans retour, quand bien même il la considère comme moralement n’existant plus.

Mon devoir est donc d’essayer de rendre une âme à ce pays qui est le mien.

Or ce qui lui manque, en haut, en bas et au milieu, c’est une moralité et une morale ; et que ceci donne cela, rien n’est plus douteux ; mais il y peut contribuer et, tout compte fait, le philosophe ne peut faire autre chose pour essayer de rendre une moralité à un peuple que de lui prêcher une morale.

Moralisons donc et par l’exemple et par la doctrine. C’est ce qu’a fait Socrate, et il n’y a meilleur conseil à suivre en cette ville et du reste en ce monde que d’imiter Socrate. Il faudrait écrire une Imitation de Socrate en autant de volumes qu’il sera nécessaire ou expédient.

Socrate, du reste, avait ses défauts. Il était trop satirique, trop ironique, trop sardonique et trop amoureux de l’attitude de gageure ou de défi. Ce sont choses à conserver, comme sel et ragoût, mais à atténuer et embellir de bonne grâce. De plus, il n’avait aucun système, de quoi d’aucuns pourront le louer, mais ce qui ne manque jamais de donner à une discipline philosophique quelque chose de négatif. Il disait trop : « Vous ne savez rien — ni moi non plus. » À quoi l’on pouvait répondre : « Donc taisons nous — et vous aussi. » Il est bon d’affirmer quelque chose et de dire : « je sais », sans prétendre, du reste, tout savoir. Mais savoir quelque chose, seulement quelque chose, c’est déjà systématiser.

Je donnerai donc aux Athéniens mes idées générales sur l’ensemble des choses ; mais, pour ne point perdre de vue mon dessein, toujours en rattachant toutes ces idées à la morale, à l’importance supérieure de la morale et à la nécessité de la morale. La morale était le tout de Socrate, elle sera le fond et le centre de Platon, toutes les parties de mon renseignement étant, du reste, présentées de telle sorte que ce centre et que ce fond resteront bien dans les esprits, en dernière analyse, comme étant le tout.

Ce socratisme, je ne dirai pas surélevé, mais complété et couronné, je voudrais qu’il devînt l’esprit public athénien. On ne sait jamais ce qui peut advenir. Il n’est pas impossible que les Athéniens reconnaissent très nettement en moi un second Socrate et me fassent boire de la ciguë, ce qui est la bonne mort des héros de la pensée ; il n’est pas impossible, quoiqu’il soit moins probable, qu’ils se prennent d’enthousiasme pour ces doctrines et qu’ils se régénèrent en s’en inspirant ; il n’est pas impossible, encore, qu’ils s’en amusent tranquillement, sans en profiter le moins du monde, et qu’ils me laissent tranquille jusqu’à l’âge le plus avancé.

Dans les deux premiers cas j’aurai eu une destinée très glorieuse et littéralement digne d’un dieu, et dans les trois cas j’aurai fait mon devoir d’homme, de philosophe et de citoyen.

Et puis c’est toujours une chose très intéressante que de philosopher.

Ainsi pouvait parler Platon en regardant la Théorie revenir encore une fois de Délos.