III

les différentes catégories de pensionnaires. — un peu de statistiques. — les réformes nécessaires. — vues d’ensemble.


Je m’étais arrêté, dans mon dernier chapitre, à la seconde catégorie et je dois donc aujourd’hui commencer par vous dire un mot de la troisième catégorie qui est celle formée des prostituées détenues administrativement, c’est-à-dire en dehors, au-dessus et à côté de la loi, ce que je ne chercherai pas à expliquer, car, comme je l’ai déjà indiqué, cette façon de procéder par trop sommaire et par trop médiéval, n’est ni explicable, ni défendable au vingtième siècle, dans un pays soi-disant civilisé.

On se trouve là en face d’un délit qui n’en est pas un et du moment qu’il s’agit du régime du bon plaisir, le dégoût suffit, on passe et l’on ne dit rien.

Ce quartier est naturellement entièrement séparé des deux autres et est lui-même divisé en trois classes : les vieilles, les mutines et les jeunes.

Les vieilles ont à Saint-Lazare leur hôtel des Invalides, moins la médaille militaire !

Quelques-unes — qui l’eût cru ? ont même sollicité la faveur d’y entrer… ou plutôt d’y rentrer, car ce sont pour la plupart, sauf le respect que l’on doit toujours aux anciennes représentantes du beau sexe, des vieux chevaux de retour ! — Pourquoi pas des juments ?

Parent du Chatelet qui fut un médecin distingué et surtout un hygiéniste précurseur, ce qui était beau de son temps, puisqu’il mourut en 1836, écrivait quelques années avant sa mort que ces vieilles ayant été mises de force en liberté en 1830, sans doute pour fêter les trois glorieuses, n’entendirent pas accepter ce présent inutile et rentrèrent toutes le soir au bercail, c’est-à-dire à Saint-Lazare, ce qui démontre une fois de plus qu’il n’y a pas que le diable qui se fasse ermite en devenant vieux.

Dans une courte revue d’ensemble, à la fin de ce chapitre, je reparlerai des vieilles qui sont moins intéressantes que l’on pourrait croire ce ne sont pas là des silhouettes à la Callot, mais plutôt des ruines frustres, des restes vagues d’humanité, des ombres falotes, des effigies à demi-effacées, usées à demi comme les galets de la mer, par une longue accoutumance de misère et de privation…

Dans la classe des mutines, se trouvent les prostituées qui demeurent réfractaires à toute espèce de discipline. C’est là, dans ce quartier plutôt pittoresque, que l’on pourrait entendre des conversations sans pudeur, saisir au vol des gestes audacieux ou fantaisistes, découvrir des complots contre la règle de la maison, pourtant bien maternelle et deviner des liaisons secrètes que n’aurait point désavoué Lesbos.

Si je voulais résumer ma pensée d’un mot, je dirais que c’est la section des jeunes pouliches encore indomptées. Mais bast ! tout vient à point à qui sait attendre il faut bien que jeunesse se passe dans un certain monde ou quart de monde et dans quelque trente ans les dernières survivantes seront sages comme des images dans la classe des vieilles, si par hasard il y a encore une prison de Saint-Lazare à cette époque, ce qui est fort probable.

La salle des jeunes renferme des prostituées non encore endurcies par une longue habitude de tous les vices. C’est de ce côté, nous dit l’administration, que sont dirigés tous les efforts de moralisation. Et il est juste d’ajouter que ces tentatives sont trop souvent peu efficaces. Cela tient toujours à ce que le législateur, le moraliste ou le magistrat ont pour habitude de se figurer que l’on guérit quand il serait si simple de prévenir. Je m’explique et je dis que la méthode de la vaccination doit devenir aussi morale que physique !

Ça vous étonne ? Rien n’est plus simple. De même que vous vaccinez contre les atteintes de la petite vérole, vaccinez moralement contre les atteintes du vice et alors vous ne vous plaindrez plus que vos tentatives de guérison soient le plus souvent inefficaces. Apprenez à lire et à écrire réellement aux enfants du peuple ; faites de l’école primaire la réalité féconde de demain et donnez un salaire suffisant au travail de la femme et demain vos prisons de répression seront à peu près vides. Mais il est évident que si je parle à des sourds, il n’y a rien à faire.

Ceci dit et pour ne pas, en effet, me fatiguer inutilement, je poursuis ma visite.

Au quartier des prostituées est annexée une infirmerie pour les filles atteintes de syphilis et qui sont envoyées là par le dispensaire de la préfecture de police.

Toutes les autres filles de cette catégorie sont internées administrativement, sans jugement aucun ! Ce qui prouve bien que le bourgeois gobeur qui se figure que l’on a démoli la Bastille le 14 juillet 1789 est vraiment d’une naïveté par trop incurable.

Pour les filles publiques, il n’y a pas de justice : elles sont hors la loi, comme les juifs dans leur ghetto, pendant tout le moyen-âge.

L’administration est toute puissante, elle fait ce qu’elle veut, sans contrôle. C’est le régime exacerbé du bon plaisir et les règlements en sont fort sévères, puisqu’il n’y a ni pouvoir législatif, ni pouvoir judiciaire pour en demander compte et lue le pouvoir exécutif, ou s’en désintéresse, ou est complice.

C’est simplement navrant et honteux pour notre civilisation. Ainsi se trouver tard dans les lieux publics, sortir nu-tête dans la rue, même devant sa demeure, avoir une mise provocante, être en état d’ébriété même légère, etc., etc. sont autant de motifs qui suffisent et qui sont punis de quinze jours à trois mois de détention, car l’administration n’a même pas le courage d’appeler cela de la prison !

Pour les fautes que l’Administration veut bien prendre la peine de déclarer graves, telles qu’insultes aux médecins de ladite administration, propos trop libres tenus en public (?) la détention administrative s’étend à trois mois au moins et peut même atteindre huit ou dix mois !

Vous voyez que nous sommes loin de la loi si sage et si tutélaire de l’Habeus corpus, votée depuis 1679. Et si l’on pense que toutes ces peines sont prononcées sans jugement, sans enquête contradictoire, sur la dénonciation d’un simple agent des mœurs, d’un Monsieur Jules quelconque, espèce de sycophante de bas étage, cru sur parole, toujours parce qu’assermenté, on ne peut se défendre de constater que nous sommes infiniment plus sauvages et plus cruels que les Romains qui disaient si sagement : testis unus, testis nullus.

Comme disait Mme de Sévigné, on sent vous passer la petite mort dans le dos et l’on a le frisson en pensant à la somme d’erreurs, de vengeances, d’actes imbéciles et de malheureuses victimes que doit représenter à coup sûr un pareil système de répression sans contrôle, sans l’ombre de garantie.

On me dira que les femmes qui sont là sont peu intéressantes. La belle affaire ! Et quand même il n’y aurait ni erreur, ni victime, ne doit-on pas la justice à tout le monde et précisément surtout aux vaincus de la vie, aux déshérités de la fortune, à ces pauvres loques humaines, plus dignes de pitié que de mépris, car leur chute même est le plus terrible et le plus éloquent des réquisitoires contre notre société égoïste et lâche.

Au bout de trente-huit ans de République, l’Administration n’a pas encore trouvé le temps, ou plutôt n’a pas voulu encore laïciser la prison de Saint-Lazare ; il y a comme cela de ces affinités qu’il est inutile de chercher à comprendre, de peur de trop comprendre.

Toujours est-il que les surveillantes sont des religieuses de l’ordre de Marie-Joseph. Il y a naturellement une Sœur supérieure, une autre pour la direction centrale des travaux, quatorze pour la première section, onze pour la deuxième et dix pour la troisième. Quels sont les rapports entre les religieuses et les détenues ? On me permettra de ne pas chercher à examiner ce côté de la question pour des raisons faciles à comprendre.

Nous sommes dans le temps contemporain, restons-y. D’ailleurs, comme partout où il y a des Sœurs, elles ne font rien, elles dirigent et commandent, et c’est tout, et tout le travail est fait par les surveillantes, très nombreuses, que l’on retrouve dans toutes les salles et ateliers et qui sont le plus souvent recrutées parmi les anciennes pensionnaires bien notées et qui se font là un sort. J’en reparlerai aussi à la fin de cette étude.

Toutes les détenues sont employées à des travaux de couture et reçoivent chaque semaine le montant de leur ouvrage ; elles travaillent en commun dans de vastes ateliers, généralement clairs et toujours bien aérés et d’une irréprochable propreté, naturellement, suivant l’obligatoire tradition des prisons, où l’hygiène morale peut laisser à désirer, mais pas l’hygiène physique du moins. Les détenues en correction couchent isolées dans des cellules ; les autres sont parquées quatre par quatre, dans des chambres assez vastes ou dans de grands dortoirs. Dans ce dernier cas, elles sont un peu pêle-mêle et quelquefois si entassées que les paillasses se touchent, ce qui peut inciter à de nocturnes promiscuitées, toujours inutiles et que l’on ferait mieux de tâcher d’éviter.