Trio laid















SAINTE PÉLAGIE


I


À la veille de la démolition de cette vieille et célèbre prison d’État — terme que l’on ne devrait plus comprendre en République — il est peut-être intéressant de fixer ici quelques souvenirs personnels sur cet antique établissement, l’un des derniers témoins des mœurs et des procédés des tyrans.[1]

Aussi bien, je suis peut-être qualifié mieux que quiconque pour évoquer des souvenirs déjà bien lointains pour la plupart ; en effet, ma famille paternelle était fixée le long de la vallée de la Bièvre, dans le quartier Saint-Jacques, bien des siècles avant la Révolution. Mes aïeux habitaient dans ce que l’on appelait alors les paroisses Saint-Jacques-du-Haut-Pas, Saint-Marcel, Saint-Nicolas-du Chardonnet, Saint-Séverain, Saint-Hippolyte aujourd’hui démolie et dont une rue et une impasse ont seules conservé le souvenir, etc. Notables commerçants pendant ces époques lointaines, bouchers, charcutiers, épiciers, boulangers, menuisiers et entrepreneurs de construction, comme plus tard mon grand-père Jacques-Emmanuel Vibert, mes ancêtres furent, pendant des siècles, enterrés dans le chœur de ces églises, en qualité de marguilliers, échevins, quartiniers, etc., c’étaient, en un mot, de bons bourgeois de la ville de Paris qui comme tels, avaient été ennoblis, aussi bien que les Coutant qui, eux, étaient les ancêtres de ma mère. Une branche devait aller faire souche de fermiers, d’agronomes et de grands industriels, dans le département de l’Aisne avant la Révolution.

On voyait encore les pierres tombales avec leurs blasons, de mes arrières-grands-parents, il n’y a pas bien longtemps, dans le chœur de l’église Saint-Hippolyte, avant sa démolition, puisque mon grand-père paternel s’en souvenait parfaitement, paraît-il, il y a soixante et quelques années environ.

Dans la rue du Battoir qui longe l’hôpital de la Pitié, et qui s’appelle aujourd’hui rue de Quatrefages, mon arrière-grand-père paternel, qui était négociant en vins à la Halle aux vins, et que j’ai parfaitement connu dans ma jeunesse, car il est mort à quatre-vingt-treize ans, M. Jérôme, beau-père de mon grand-père, Emmanuel Vibert, possédait plusieurs maisons et, à l’heure présente, la sœur aînée de mon père, Mlle Angélique Vibert, la dernière survivante de cette génération, âgée de quatre-vingt-trois ans, habite une maison qu’elle possède en bordure de la prison depuis près d’un demi-siècle. Cette maison a un grand et superbe jardin au numéro 1 de cette rue de Quatrefages, au bout duquel se trouve une espèce de terrasse qui longe les hauts murs de la prison, et, tout enfant, j’ai souvent joué à l’ombre de ce mur qui dérobait à mes jeunes yeux tant d’angoisses et d’infamie… mais, élevé par une famille de vieux républicains, je savais les noms des martyrs de la tyrannie qui gémissaient ainsi derrière ces hautes murailles ; Blanqui était le plus vénéré. J’y reviendrai tout à l’heure.

Enfin, sous l’Empire, pendant un certain nombre d’années, cette prison fut dirigée avec un tact rare et une bonté supérieure par un vieux philosophe ami de ma famille, âgé aujourd’hui de quatre-vingt-un ans passés et qui a su garder toutes ses qualités d’autrefois, j’ai nommé M. Constant Lefébure.

Comme on le voit, j’ai donc été élevé dans l’entourage, et je dirai presque dans l’intimité de cette vieille prison ; et cela d’autant plus que mon père, qui n’y a jamais été pensionnaire, pouvait s’attendre à le devenir un jour ou l’autre avec ses travaux. Je me souviens qu’un jour, qu’il venait de passer quarante-huit heures aux Haricots pour avoir refusé le service grotesque de la garde nationale, alors que nous habitions rue de Sèvres au second au-dessus du pâtissier Guerbois et en face du Bon-Marché — il y a de cela quarante[2] à quarante-trois ans — il disait gaîment en rentrant :

— C’est le stage pour Sainte-Pélagie.

Il avait été dénoncé par notre concierge qui était son capitaine dans la garde nationale et comme c’était au commencement de l’Empire il fallait bien faire du zèle.[3]

Plus tard, j’ai toujours pensé que je devais y aller à mon tour et, si elle est démolie avant que je n’y sois allé en villégiature, ce ne sera toujours pas de la faute des recteurs bretons qui se sont constitués mes ennemis irréconciliables, ce qui est très mal après tout le bien et tous les services que je leur ai faits et rendus. Mais ainsi le veut l’ingratitude humaine…

Ces explications préliminaires étaient nécessaires pour bien faire comprendre pourquoi et comment il m’était permis de m’intéresser à Sainte-Pélagie à la veille de sa disparition.

J’aurais voulu commencer par en donner une description très fidèle et très minutieuse, en laisser comme un tableau vivant et attendri — oui, attendri, — comme il convient toujours en face d’une très vieille personne qui va mourir, quelles qu’aient été ses fredaines passées ; mais, jusqu’à ce jour, M. le Ministre de l’Intérieur n’a pas voulu m’accorder la permission de visiter la moribonde et comme il y a de bien longues années que je ne me suis promené dans ses longs couloirs, je suis bien obligé de remettre cette partie descriptive, ce petit procès-verbal vécu, à la fin de mes souvenirs, si toutefois d’ici là M. Barthou juge à propos de revenir sur un refus non motivé et que je m’explique d’autant moins qu’il s’adresse à moi.

J’ai publié assez de travaux historiques, de volumes sur Paris, pour être traité avec un peu plus de courtoisie et je ne comprends rien, en vérité, au silence obstiné de M. Barthou.

Je veux croire qu’il me répondra bientôt et alors je pourrai terminer ce modeste travail.

En attendant, rappelons en deux mots les origines de la célèbre prison.


II


Sainte-Pélagie, l’aimable et peu farouche comédienne d’Antioche, qui avait lancé pas mal de bonnets par-dessus les moulins du Ve siècle — si moulins il y avait alors, ce que j’avoue humblement ignorer — était bien la bonne fille qui convenait pour présider d’abord à une maison de filles repenties, ensuite à une prison d’État, où les hommes politiques sont des philosophes qui savent prendre la vie par le bon bout.

On sait que la prison se trouve entre les rues du Battoir — aujourd’hui de Quatrefages — du Puits-de-l’Ermite, de Lacépède et de la Clef. Elle fut bâtie en 1665  par Marie Bonneau qui passait alors pour avoir rôti pas mal de balais, y compris celui de son époux, conseiller au Parlement, le noble sieur Beauharnois de Miramion.

Après avoir abrité pas mal de jeunes personnes moins farouches que certains pensionnaires du Jardin des Plantes, le voisin d’à côté, Sainte-Pélagie fut convertie en prison par la commune de Paris en 1792. Du 17 mars 1797 à janvier 1834, une partie servit de prison pour dettes et c’est en 1828, sous M. de Belleyme, que le dédoublement eut lieu officiellement.

Elle servait encore, et en même temps, de prison d’État sous les deux empires aussi bien que sous la Restauration, et il y avait un genre de supplice aussi inepte qu’absurde qui avait été conservé de ces temps de réaction et précieusement observé par la troisième République : tous les prisonniers catholiques étaient contraints d’assister tous les dimanches et fêtes à la messe et aux vêpres, avec un peloton d’infanterie, que ça leur plaise ou non.

Oui, encore une fois, pourquoi ce supplice inepte sous la République ? Pour faire vivre des aumôniers ! M. le Ministre de l’Intérieur serait bien aimable de nous répondre s’il est vrai que cela existe encore ainsi, comme on me l’a affirmé.

Je ne veux pas refaire ici l’histoire de SaintePélagie, en dehors de mes souvenirs personnels ou de ceux de mes amis, cependant il est piquant de rappeler qu’au lendemain du premier Empire, si l’on vit un peu de justice à Sainte-Pélagie, c’est à l’Empereur de Russie qu’on le dut. Pour se montrer un peu moins sauvage que Napoléon, il fit sortir de Sainte-Pélagie soixante-neuf détenus politiques, tous innocents naturellement.

Ceci se passait en 1814. Mais ce qui est non moins piquant, c’est que le même empereur de Russie y faisait enfermer l’année suivante, pour son compte cette fois, cent quatre-vingt-douze Polonais ou patriotes russes, tous aussi innocents que les pauvres diables enfermés auparavant par Napoléon.

Chassez le naturel, il revient au galop, grattez l’empereur russe, dessous il y a le cosaque ; heureusement que depuis les choses ont changé, dit-on !

On pense bien que je ne veux, ni ne puis citer ici tous les hommes célèbres, tous les martyrs de la pensée, tous les défenseurs du droit, de la justice et de la liberté qui ont plus ou moins villégiaturé de force à Sainte-Pélagie ; je me contenterai de citer ceux que j’ai plus ou moins connus personnellement depuis la fin de l’Empire : Blanqui, le plus grand de tous et sur lequel je reviendrai tout à l’heure, ainsi que sur Vermorel ; Vacherot mort l’année dernière membre de l’Académie des Sciences morales et politiques ; Tridon, Germain Casse, Scheurer-Kestner, admirable caractère connu et aimé de tous les vrais républicains ; Clemenceau, Eugène Pelletan, Chérer, Laurent Pichat qui était un vieux camarade de lettres de mon père ; Longuet, Naquet, Castagnary, Eudes, Clément Duvernois qui depuis… ; Ranc, Peyrat, Accolas, Cluseret, toujours jeune ; Rochefort, Paschal Grousset, et même Cantagrel en 1872, sous Thiers, etc., etc.

Comme on le voit, tous les journalistes qui ont été grands par leurs convictions républicaines et par leur honnêteté, ont passé par Sainte-Pélagie à la fin de l’Empire et rien ne prouve que nous ne soyons pas à la veille de revoir aujourd’hui une période aussi douloureuse, aussi sombre pour la démocratie.

M. Constant Lefébure dont je parlais tout à l’heure et qui avait été directeur de prisons politiques à Paris, depuis 1848 jusqu’à sa retraite, prise il n’y a pas encore bien longtemps, avait été directeur de Sainte-Pélagie, au milieu de l’Empire, pendant douze ans, et ensuite il devait rester quatorze ans à la tête de la Santé, y traverser dans des conditions particulièrement dramatiques tous les événements de la guerre et de la Commune, et finalement y être mis à la retraite, sans même, chose à peine croyable, avoir reçu la croix pour près d’un demi-siècle de services aussi impartiaux que pleins de tact ; au fait, cette dernière constatation en est peut-être la meilleure explication.

De son temps les détenus politiques étaient divisés en deux catégories : les conspirateurs et les écrivains. Les premiers occupaient un carré dit spécial tandis que les écrivains étaient logés au pavillon de l’Est, appelé Pavillon des Princes par les détenus eux-mêmes, comme plus tard ils devaient donner le nom de Grande Sibérie à une autre partie de l’antique prison.

Blanqui, bien que conspirateur, était chez les écrivains ; il est entendu que si je raconte ainsi les choses, ce n’est que pour garder la physionomie exacte de l’époque et non pas pour chercher à excuser les procédés expéditifs du gouvernement d’alors.

Malgré sa grande influence politique, car il fut le plus redoutable adversaire des monarchies, Blanqui restait toujours silencieux, ne parlait pas et ne voulait pas s’ouvrir au directeur, c’est-à-dire à celui qu’il considérait comme son geôlier. Mais il ne se plaignait jamais et s’enfermait dans une dignité farouche qui en imposait à tout le monde dans la prison.

Ce n’était cependant qu’un petit bonhomme, un tout petit bonhomme, mince, grêle, ramassé, il n’était pas orateur ; néanmoins il fut toujours l’ennemi le plus redoutable des tyrans, parce qu’il avait pour lui les principes, et, vue ainsi à distance, cette étrange figure s’éclaire et grandit singulièrement, car elle est comme la revanche du droit sur la force…

Vermorel au contraire était un homme charmant, élégant, agréable, comme il faut, très courageux, il prit à partie mon père vers la fin de l’Empire, avec une rare violence et une égale mauvaise foi dans une polémique de presse. L’action était d’autant plus mauvaise qu’il était vraiment pénible de voir des républicains s’attaquer ainsi à propos de questions purement littéraires.

Rochefort n’a été à Sainte-Pélagie que plus tard, à la veille de la guerre, et alors que Lefébure était directeur de la Santé ; de son temps la Grande Sibérie était inconnue, de nom, bien entendu.

Si j’insiste sur ce point, c’est parce qu’il est capable de préciser des dates au point de vue de l’incarcération des hommes politiques ; naturellement, le directeur avait beaucoup moins de mal avec les écrivains qu’avec les conspirateurs qui se plaignaient toujours dans les quelques journaux indépendants de l’époque, comme le Siècle par exemple, quoiqu’il les traitât avec une grande douceur et une bonté jamais lasse, et cela se comprendra d’autant plus facilement qu’il était lui- même un philosophe et un lettré, jeté, par les hasards de sa destinée de fonctionnaire à la tête de cette prison.

Les écrivains recevaient qui ils voulaient, ils avaient même la permission de sortir quand ils le demandaient à la Préfecture de Police.

Cependant cela ne veut pas dire que le séjour de Sainte-Pélagie ait jamais été très récréatif ; cet ancien couvent, avec ses grands corridors et ses cellules sombres a toujours produit une singulière impression sur ceux qui y furent logés obligatoirement pour la première fois.

Au début de l’Empire, il n’y avait pas beaucoup de détenus politiques ni d’écrivains, pour plusieurs excellentes raisons dont il est facile d’indiquer ici les deux principales. D’abord, la plupart des républicains étaient en exil, et ceux qui restaient, étaient en trop petit nombre, comme l’éditeur Hetzel et tous les amis qui gravitaient autour de lui, pour tenter quoi que ce soit d’utile : aussi se tenaient-ils cois. Secondement l’on craignait d’autant plus la main de fer du gouverneur que l’on se rendait compte qu’il n’y avait rien à faire pour le moment.

Les conspirateurs, pris dans les émeutes, dans les mouvements de la rue, étaient plus nombreux.

Dans le vaste pavillon de l’Est ou des Princes, il y avait un escalier magnifique qui va bientôt disparaître avec toute la prison, et qui restera dans l’esprit de tous les anciens pensionnaires. Et cependant il n’y a que six cellules dans tout cet immense pavillon. Aussi ces cellules sont des chambres vastes et spacieuses. On voit donc que les journalistes y étaient bien logés, même avant qu’on ne leur ait donné des lits dorés, comme on le fit dernièrement pour M. Rochefort ; il est vrai que l’administration eut pitié d’un vieillard et que l’on ne saurait le lui reprocher.

Chose curieuse et compréhensible cependant pour toutes les personnes qui sont un peu au courant du monde des prisons, si l’on veut se faire une idée très exacte de la vie et des habitudes des prisonniers, à moins de l’avoir été soi-même — cornme journaliste, écrivain ou homme politique, il faut interroger les gardiens-chefs, car le di recteur ne connaît jamais tous les détenus et n’a pas de rapports avec eux. Il est facile de comprendre qu’il ne peut pas en être autrement, s’il ne veut pas perdre sa légitime autorité et son indispensable prestige.

À ce point de vue, il est intéressant de donner, ici grosso modo l’emploi de la journée d’un directeur de Sainte-Pélagie, tel du moins que cela se passait autrefois car, je ne saurais trop le répéter, depuis deux ans, je ne suis plus du tout au courant de ce qui se passe dans la célèbre prison d’État.

Donc, le matin les gardiens amenaient devant le directeur les détenus qui avaient commis des infractions aux règlements pendant les dernières vingt-quatre heures. Suivaient ensuite les prévenus qui avaient demandé une audience. Ils entraient l’un après l’autre dans le cabinet du directeur et lui exposaient seul à seul leurs réclamations.

Tous les matins, venaient ainsi à l’audience de vingt à trente détenus, et pour donner une idée du tact et en même temps de la dignité nécessaire à un directeur, il est bon de rappeler ici que M. Lefébure qui était connu pour sa bonté et son esprit de justice, pendant les longues années qu’il fut directeur, n’a jamais demandé, le matin, à son audience, à un détenu pourquoi et à quel titre il était condamné. On voit par là qu’il n’y a aucune familiarité entre le directeur et les détenus, même au rapport du matin. À la réflexion, il est impossible qu’il en soit autrement de la part d’un directeur qui veut rester libre de ses mouvements, même dans l’intérêt des détenus dont il a la garde.

Après le rapport ; comme disaient les gardiens-chefs, le directeur écrivait au préfet de police, au procureur général, puis au procureur de la République, et allait déjeuner.

Et ma foi après déjeuner, souvent le directeur avait le temps de se promener ou de vaquer à ses affaires personnelles. J’en ai connu qui allaient tranquillement bouquiner et rechercher des Elzévirs sur les quais, et ce n’étaient pas les moins sérieux.

La prison de la Santé, vers la fin de l’Empire, en 1866, remplaçait les Madelonnettes, célèbre prison, située rue des Fontaines, à côté des Arts-et-Métiers. Comme Sainte-Pélagie, cette prison avait remplacé aussi un couvent de filles repenties dont les religieuses et les pensionnaires étaient populaires pour leur mœurs aimables et faciles, tout comme celles de leurs douces patronnes Pélagie, et Madeleine ![4]


III


Maintenant, le moment me paraît venu de rapporter ici le passage, un peu long à la vérité, mais fort intéressant, consacré à Sainte-Pélagie et extrait de la plaquette : Souvenirs d’un ancien directeur des Prisons de Paris, de mon vieil ami Constant Lefébure.

Ce petit volume a été publié à Paris en 1894, chez H. Louvet, 6, quai des Orfèvres, mais il est introuvable aujourd’hui, car, tiré à un très petit nombre d’exemplaires, auteur les a donnés à presque tous ses amis et l’on ne peut plus s’en procurer en librairie, ce qui est vraiment regrettable pour les personnes qui aiment à se renseigner sur les choses de Paris et pour les futurs historiens de ses prisons.

Ceci dit, voici l’extrait en question :

« J’ai été, par la suite appelé à diriger d’autres établissements notamment celui de Sainte-Pélagie, qui occupe depuis l’époque de la première Révolution, les bâtiments d’un ancien couvent de religieuses.

« Si les murs de cette prison pouvaient parler, ils révèleraient bien des douleurs, bien des angoisses. Mme Roland y a été détenue, et y a écrit ses mémoires si intéressants : elle n’a quitté cette triste demeure que pour être conduite à la Con- ciergerie qui, alors, était le vestibule de la guillotine.

« Aujourd’hui, la prison de Sainte-Pélagie est occupée par un grand nombre de condamnés correctionnels, et deux corps de bâtiment sont réservés aux détenus politiques.

C’est vers le milieu du second Empire que la direction de cette prison me fut confiée.

« L’administration pénitentiaire, comme toujours elle l’a fait, y avait établi un régime tout particulier en faveur des condamnés pour délit de presse. Ils n’étaient point astreints au travail des ateliers, ils avaient le droit d’aller et de venir dans toutes les parties des bâtiments qui leur étaient affectés.

« Ils avaient le privilège de désigner les personnes, parents ou amis dont ils désiraient recevoir les visites. Ils jouissaient de toutes ces facilités et même, quelquefois, ils obtenaient l’autorisation de quitter la prison pour vaquer à des affaires d’intérêts ou de famille. Je me souviens même d’avoir reçu l’ordre de laisser sortir l’un des détenus pour aller présenter ses hommages à la princesse Mathilde qui donnait une soirée.

« Les condamnés pour complot ou autres faits politiques, jouissaient de ces faveurs, sauf quelques restrictions que leur situation judiciaire nécessitait.

« Il n’était pas possible de pousser plus loin les mesures clémentes à l’égard d’individus condamnés par les tribunaux. Cependant, il arrivait fréquemment que ces condamnés se plaignaient par la voix des journaux de la manière dont ils étaient traités.

« C’était pour ces condamnés un moyen de réclame auprès du parti politique auquel ils appartenaient, et plus tard, ils en devaient recueillir le fruit, quand la roue de la fortune aurait tourné en leur faveur.

M. le Préfet Police fatigué de ces plaintes continuelles qui l’obligeaient à fournir à chaque instant au Ministre et à la Presse des explications, eut la bonne pensée de faire rédiger un réglement afin de fixer d’une manière définitive les droits et les devoirs des détenus politiques.

« Une commission fut nommée, je fus appelé à en faire partie et je déclarai préalablement que je ne croyais pas à l’utilité d’un réglement qui, au contraire, gênerait mon action déjà si embarrassée et me créerait de nouvelles difficultés. On ne déféra pas à mes observations et l’on se mit à élaborer les termes d’un réglement qui, après avoir été soumis à approbation ministérielle fut affiché sur les murs du quartier politique.

« Ce réglement, que j’avais reçu l’ordre de faire exécuter, donna lieu dès le premier jour à un conflit avec les détenus politiques.

« J’en donnai connaissance à M. le Préfet qui, prévoyant d’autres conflits, me donna l’ordre de prévenir les détenus que ce réglement serait abrogé.

« Quelle victoire pour ces prisonniers ! Dès le lendemain un long article paraissait dans un journal où on demandait non pas ma tête, heureusement, mais la révocation du fonctionnaire qui n’avait pas compris l’esprit des réglements et qui se montrait si au-dessous de ses fonctions.

« Ces attaques se renouvelèrent chaque jour, et on y apportait l’âpreté du boule-dogue qui a dans la gueule une proie qu’il ne veut pas lâcher. On dit que la persévérance est une vertu qui vient à bout de tout ; en effet, elle ne manqua pas d’arriver à son but. Je reçus l’invitation de me rendre à la préfecture pour une communication à me faire.

« M. Mettetal, avec toutes les précautions de forme et de langage, me demanda si mon désir serait d’être appelé à une autre direction. Je répondis que je n’y avais jamais songé : mais ce chef, me regardant avec étonnement, me demanda pour quel motif je tenais à rester dans un poste où depuis sept années j’avais essuyé bien des ennuis ; je lui dis que ces ennuis, je les partageais avec l’administration et que je croyais de mon devoir de ne pas les décliner.

« C’est alors que se rapprochant de moi, il me dit avec effusion : laissez de côté cette considération et dites-moi, je vous en prie, si sérieusement vous désirez conserver Sainte-Pélagie.

« Je vis bien qu’il y avait une décision prise à mon égard et que ce n’était que par un esprit de courtoisie qu’on m’avait pressenti au sujet d’un changement.

« Je fis connaître alors que j’accepterai non seulement avec résignation, mais avec toute la joie possible, une mesure qui me sortirait d’un guêpier.

« Un mois après, je reçus de M. le Ministre de l’Intérieur un arrêté qui m’appelait à la direction de la prison de la Santé.

« Cette décision n’avait pas été provoquée par l’administration pénitentiaire de Paris avec laquelle je collaborais depuis de si longues années. Elle venait d’autre part et de plus haut.

« L’Empereur qui, pour s’emparer du pouvoir, n’avait pas craint d’user des moyens les plus violents, avait cependant cette particularité d’être très sensible aux plaintes insérées dans les journaux par les détenus politiques.

« Il se souvenait qu’il avait été lui-même prisonnier, il recommandait qu’on adoucît autant que possible la situation des détenus politiques pour lui éviter des récriminations qui lui étaient pénibles.

« Il fallait donc essayer d’un autre directeur et donner satisfaction aux condamnés politiques en leur ôtant ce terrible fonctionnaire qui n’avait pour défaut que d’être trop débonnaire ; mais on n’a pas changé les choses, on a seulement donné à un autre titulaire la charge dont le premier avait hâte de se débarrasser.

« Cet essai a peu réussi, car les récriminations ont recommencé de plus belle, et plus vives, ainsi que cela devait arriver. Je n’eus plus à me préoccuper de ces petits tracas, de ces taquineries dont j’ai parlé précédemment.

« Ayant été appelé à la direction de la prison de la Santé dont la construction n’était pas terminée, et, qui ne pouvait encore recevoir de détenus, j’étais donc un heureux directeur in partibus.

« Ce n’est que plus tard que je pris la direction effective de cette nouvelle prison qui pouvait contenir de mille à onze cents habitants, et qui avait été disposée de manière qu’on pût y établir l’infirmerie centrale des prisons.

« Mais les événements marchaient, il y avait dans les esprits de l’inquiétude, on sentait un malaise qui annonçait au loin l’orage.

« La mort d’un journaliste tué par un des membres de la famille Bonaparte avait causé une grande émotion dans le public, des rassemblements s’étaient formés, la troupe était intervenue et 500 individus avaient été arrêtés et envoyés à la prison de la Santé.

« L’instruction judiciaire fut faite d’urgence dans la prison même, par huit ou dix magistrats, qui mirent en liberté une grande partie des gens arrêtés et rendirent une ordonnance à la suite de laquelle 80 environ furent traduits devant la Haute Cour impériale de Blois. »

Là se terminent les notes de Constant Lefébure, intéressant particulièrement la prison de Sainte-Pélagie, cependant je ne puis résister au plaisir de citer encore le passage suivant qui se trouve dans le quatrième chapitre, intitulé : Une prison pendant la guerre.[5]

Il y a, là un portrait malheureusement trop peu connu et cependant fidèle de ce pauvre Vermorel, dont j’ai dit un mot plus haut et à qui je ne saurais en vouloir aujourd’hui d’attaques violentes contre mon père et qui remontent à près de quarante ans.

« Au nombre de ces prisonniers se trouvait M. Vermorel qui précédemment avait subi à Sainte-Pélagie un ernprisonnement pour un délit de presse.

« Étudiant en droit, jeune homme bien élevé, d’une exquise politesse, d’une grande intelligence, M. Vermorel avait débuté très jeune dans le journalisme.

« Il fut cependant un certain temps, avec M. Clément Duvernois, le principal rédacteur du journal de M. Émile de Girardin.

« Dans la suite ces deux écrivains distingués se séparèrent pour suivre une route différente.

« M. Clément Duvernois se rallia à l’Empire libéral dont il devint un des ministres importants.

« Quant à M. Vermorel il entra dans le camp de l’opposition.

« Pendant la détention qu’il avait subie à Sainte-Pélagie, il avait malheureusement été en contact avec des détenus politiques qui professaient des doctrines les plus antisociales. À partir de cette époque, il changea sa manière d’être et peu à peu s’engagea dans la voie funeste dont il ne devait plus sortir.

« Je portais beaucoup d’intérêt à M. Vermorel avec qui j’avais eu quelques entretiens à Sainte-Pélagie et dont j’avais apprécié tout le mérite. Je lui exprimai le lendemain de son arrivée à la prison de la Santé, la triste impression que j’éprouvais en le voyant de nouveau prisonnier et surtout associé aux hommes les plus dangereux ; je l’engageai bien vivement à s’arrêter en route, il me répondit qu’il ne pouvait pas reculer.

« Il y a quelque chose d’étrange, à voir un homme dont la place était marquée au premier rang dans le monde civilisé, abandonner tout pour servir comme simple soldat dans ce milieu de sauvages et de bandits qui au moindre échec mettaient à mort les chefs qu’ils avaient choisis eux-mêmes et se sauvaient lâchement en criant : Nous sommes trahis !

« J’ai connu un colonel de fédérés qui me disait qu’il redoutait plus les balles de ses hommes que celles de ses adversaires.

« M. Vermorel continua à accomplir son destin. Mis en liberté à l’avènement de la Commune, il assista à toutes les sorties contre les troupes de Versailles. Aux derniers jours de la Commune il fut blessé mortellenient sur une des barricades de la place de la République. Transporté dans une des maisons de cette place, il y fut bientôt découvert et transféré à l’hôpital militaire de Versailles. Après bien des souffrances il mourut le 20 juin 1871.

« J’eus l’occasion de connaître les principaux membres de la Commune ; ce n’étaient pas les premiers venus, quelques-uns étaient des écrivains distingués. Ces vaincus étaient-ils les précurseurs d’une organisation sociale que l’avenir se réserve ?…

« Il ne faut pas oublIer qu’il est suspendu au-dessus de notre tête l’éternel problème du prolétariat, qui est loin d’être résolu et qui devient de plus en plus pressant… »

Après ces sages paroles d’un vieux directeur, blanchi sous le harnois et qui ont d’autant plus de poids qu’elles sortent de la bouche d’un aimable philosophe revenu par métier de bien des illusions sur le cœur humain et sur les petites passions des grands hommes d’ici-bas, il me semble que je ne dois plus avoir grand chose à ajouter.

Si je voulais rappeler ici tous les souvenirs des derniers détenus et me livrer à l’appel des condamnés il me faudrait un volume. C’est ainsi, que l’autre jour encore, Camille Pelletan, en sortant de la Société des Gens de lettres, me rappelait comment son père avait occupé, en 1863, la plus belle des chambres du pavillon des Princes. Alors, on invitait tous les amis du dehors à dîner et l’on faisait des noces à tout casser dans la sombre prison.

Eugène Pelletan avait inventé le jeu de la balle au mur dans l’escalier immense dont j’ai parlé déjà, en souvenir du collège de Pau où il avait fait ses études ; mais, malgré tous ces plaisirs, les trois mois de prison étaient pénibles, car précisément à cause de cette quasi-liberté intérieure, on ne pouvait même pas travailler, ce qui plongeait les écrivains et les journalistes dans un véritable désespoir. On dînait gaîment pour s’étourdir, mais on eût préféré, quand même, la liberté.

Néanmoins si l’on était traité relativement bien, cela tenait non seulement à la direction paternelle et pleine de tact de Constant Lefébure et, plus tard, aux traditions qu’il avait laissées à ses successeurs, mais cela tenait aussi à la volonté du souverain qui se souvenant du fort de Ham et des captivités d’antan n’avait jamais voulu, par une sorte de sentimentalité personnelle et rétrospective, que l’on maltraitât ou traitât moralement avec trop de sévérité les prisonniers politiques.

Voici la chanson que mon père avait écrite sur les murs de la prison des Haricots ; on remarquera qu’elle est datée de 1er  avril 1863, quand en réalité elle a été écrite sur lesdites murailles de sa main de 1854 à 1856, vraisemblablement lorsque nous habitions rue de Sèvres, en face du Bon-Marché naissant, au no 53 comme je l’ai dit.

Mais mon père, qui n’y attachait aucune importance, l’a datée simplement du jour où un ami complaisant avait bien voulu prendre la peine de la lui rappeler, en lui en apportant une copie.

Ceci dit, voici :


LE CAPITAINE MERLUCHON

Avez-vous vu mon capitaine,
Le capitaine Merluchon ?
En hiver, il porte mitaine.
Bonnet de soie et bas de laine,
Caleçon, tricot et manchon !

Que de fois j’étais en patrouille,
À la pluie, à la neige, au vent !
Lui, cette face de citrouille,
Qui me prend pour une grenouille,
Ronflait derrière un paravent.

Comme il est fier quand la mitraille
Gronde et pleut sur notre Paris !
Sans s’effrayer du sort qui raille,
Il voudrait posséder la taille
D’un rat ou bien d’une souris.

Mais qu’il est beau quand la victoire
A jonché de fleurs nos soldats !
Allons, amis, couverts de gloire,
Volons au temple de Mémoire
Immortaliser nos combats !

Avant de quitter la bataille,
Imitez le grand Merluchon :
Quand on a bravé la mitraille
Il faut bien faire un peu ripaille !
Qu’on fasse sauter le bouchon !


1er  avril 1863
Théodore Vibert.


Je n’ai rien à ajouter à ces vers paternels, crayonnés dans un moment de mauvaise humeur goguenarde mais qui, dans leur forme bon enfant, peignent bien cependant tout un monde curieux, et toute une époque disparue depuis longtemps !


IV
ULTIME VISITE À LA PRISON


Mon second article allait paraître, le 21 avril dernier (1898) dans le Bulletin de la Presse, je venais de passer toute une grande après-midi, de deux heures à près de sept heures du soir, à visiter Sainte-Pélagie, sous la conduite de son aimable et érudit directeur — le dernier, celui de la liquidation finale avant la démolition — M. Pons, et j’allais écrire une narration fidèle et sincère de cette suprême visite à la célèbre prison politique, lorsque tout à coup, subitement, sans même prendre le temps de souffler, je dus partir pour Alger pour aller y poser ma candidature contre toutes les réactions cléricales et monarchiques incarnées en la personne de M. Drumont.

Mon Comité me disait : là est le devoir, là est l’honneur, et ajoutait : le péril est extrême, à peu près à coup sûr, vous serez assassiné sur place…

Il n’en fallait pas davantage, le soir même je prenais le rapide pour Marseille, et, deux jours après j’étais en pleine bataille, non pas électorale, mais de sauvages, à Alger.

Aujourd’hui c’est fini, meurtri, abîmé, malade, mais entier, je suis rentré, et voilà pourquoi je reprends ma modeste monographie de la prison presque défunte et conte simplement, à bâtons rompus, au fil des souvenirs et des fugitives visions, ma dernière promenade à travers les salles, les couloirs, les préaux et les ateliers de Sainte-Pélagie.

Pour le moment, il n’y a pas de détenus politiques, et, sauf des cas exceptionnels et rares, comme celui de Rochefort dernièrement, voilà des années qu’il en est ainsi, ce qui, en somme, jusqu’à ce jour, me paraît être assez à l’honneur du régime républicain.

Les seuls pensionnaires sont tous des contrevenants, des cochers, des gens condamnés pour délits de simple police à vingt-quatre heures de prison, enfin tous ceux qui ne doivent pas faire plus d’un an. Ils sont ainsi là cinq cents détenus de ce genre et même souvent davantage. Ce sont aussi, en partie, les dettierss.

À partir d’un an et un jour, les condamnés vont à la maison centrale, soit à Poissy pour l’emprisonnement, soit à Melun pour la réclusion, et l’aimable directeur, M. Pons, l’un des successeurs éloignés de mon vieil ami Constant Lefébure et le dernier, me donne à ce sujet une foule de renseignements du plus haut intérêt sur lesquels je me vois obligé de passer rapidement aujourd’hui, quitte à y revenir peut-être dans d’autres études ultérieures sur les prisons…

Dans la cour de ronde, à gauche, se trouve un poste de corps de garde, au fond duquel, en face, la porte d’entrée même est placée, donnant accès dans l’intérieur de la prison, la fameuse porte provenant de la Bastille et cela d’une façon tout à fait authentique. Aussi elle sera conservée précieusement et lors de la démolition de la prison on va l’expédier, avec infiniment de respect et de précaution, au Musée Carnavalet.

Une inscription en cuivre nous indique sa provenance, et au milieu se trouve un guichet pour voir ce qui se passe de l’autre côté ; enfin elle s’ouvre en deux morceaux, pris l’un dans l’autre, sur elle-même, ce qu’il ne faut pas confondre avec deux battants. C’est ainsi qu’il y a environ tout autour dix centimètres de plus en faveur de la grande porte encastrant la petite ; le tout est en chêne très épais, admirablement conservé. Aujourd’hui toute la porte est peinte en marron, à l’huile.

Les pentures, la grosse serrure, les verrous, le tout est en fer et énorme. C’est bien là le type idéal d’une porte de prison, et comme celle-là est admirablement conservée et historique, on a bien raison de lui réserver, vu son grand âge, les honneurs de notre musée municipal.

Au premier, dans cette aile de gauche se trouvent les dettiers, et au second les condamnés de simple police ; puis viennent les ateliers de travail des prisonniers.

Dans l’atelier no 1, au rez-de-chaussée, on fabrique des sacs, puis voici le préau de l’ancien couvent où les prisonniers se promènent une demi-heure après chaque repas puis voici l’atelier no 2 où l’on fabrique des ballons pour fêtes, japonais, couleur orange, etc., de petites glaces pour surprises, de petites lanternes à verres multicolores pour chapeaux de gamins, comme on en vend dans les fêtes des environs de Paris, des cliquettes ; cartons munis de brins de fer terminés par un bout de plomb ; la plupart de ces menus objets sont surtout fabriqués pour l’étranger.

Mais voici encore de petits kiosques fort élégants, imitant bien ceux de nos marchandes de journaux ; ce sont des lanternes à essence minérale qui peuvent durer vingt minutes.

J’allais oublier encore des cages à mouches — amère ironie — image de la maison en raccourci, et vingt autres bibelots qui prouvent que les prisonniers à Sainte-Pélagie, en fait d’articles de Paris, seraient vraiment en excellente posture pour rendre des points même… aux Viennois ! Ces braves gens — est-ce le qualificatif exact ? — gagnent de 1 fr. 25 à 1 fr. 50 par jour et même parfois, suivant leur courage, leur jeunesse, la longueur des journées, et surtout leur habileté, leur tour de main, jusqu’à 2 francs et 2 fr. 50 par jour. Toute la question est d’être plus ou moins bon ouvrier, comme dans le monde civil ordinaire.

En sortant de la prison, ils touchent leur pécule disponible, soit la moitié de ce qu’ils ont gagné. L’autre moitié est conservée pour les loger et les nourrir.

C’est parfait, mais comme l’état ne paye point patente, certains bons esprits, et non des moins libéraux, se sont demandé si cela ne constituait pas une concurrence déloyale pour les petits fabricants.

Le problème est sans doute intéressant, mais comme il ne rentre pas dans le cadre de cette simple promenade in extremis, on me permettra de poursuivre, sans m’y arrêter autrement.

Tous les prisonniers sont logés par petites chambres de quatre à six lits il y en a quelques-unes de dix, mais elles ne sont pas nombreuses. Les fenêtres grillées sur la prison, sur la cour intérieure, ont ou n’ont pas la hotte en bois des prisons, et celles qui ne l’ont pas ne sont vraiment pas par trop tristes, malgré que toutes les vieilles murailles de ce vieux couvent soient lépreuses et suent le vice par tous les pores depuis des siècles, comme toutes les fois que l’on se trouve en face de grandes agglomérations de célibataires, quel qu’en soit le sexe. Les vices changent de forme et voilà tout, et, que ce soient prisons d’hommes ou couvents de femmes, c’est toujours la même chose, suivant la formule arabe popularisée par Francisque Sarcey…

Mais voici un plancher en bateau sur un petit lit de fer, avec une paillasse, un matelas, un traversin, deux couvertures et deux draps. Ce n’est ni large ni luxueux, mais c’est propre et suffisant, et comme les fenêtres restent toutes grandes ouvertes toute la journée, et que les chambrées sont très restreintes comme nombre de pensionnaires, ainsi que je viens de le constater, ça ne sent vraiment pas plus mauvais que dans les vastes et ordinaires et empuanties chambrées des casernes… et je me penche vers une des fenêtres garnies de barreaux de fer, qui donnent sur le préau de l’intérieur : il fait un clair soleil de printemps ; je viens de visiter les ateliers dont je parlais tout à l’heure pendant le déjeuner des prisonniers, maintenant ils se promènent tout autour du préau, en file indienne dans les deux sens, sans jamais se rencontrer, sans jamais se parler, pendant une demi-heure. Seuls, les hommes qui travaillent debout toute la journée ont le droit de rester assis pendant cette demi-heure sur les vieux bancs de pierre, le long de la muraille ; au milieu, les gardiens crient : gauche, droite, gauche, droite, d’une voix rauque, forte et grave tout à la fois, et comme avec le laisser-aller, cependant, d’une vieille accoutumance, et les sabots sonnent sur le pavé en cadence énervante, en lente mélopée du bois heurtant le granit ou le grès avec toute la nonchalance d’êtres qui sont les vaincus de la vie. Le costume de la prison est une vareuse marron, sauf pour les courtes peines, car on ne prend pas la peine d’habiller les prisonniers pour quelques jours seulement, et ça rompt la monotonie, cette bigarrure… et les prisonniers marchent ainsi sur deux, trois et quatre rangs, suivant la tête qui les prend et les conduit, toujours chaque rang en sens inverse du précédent, du suivant, et ceci se passe ainsi dans deux cours après chaque repas. Spectacle inoubliable où la mélopée saccadée des sabots sur les pavés semble parfois s’exaspérer et dont l’empoignante mélancolie m’a retenu longtemps attaché le front collé aux barreaux de cette chambrée… Pauvres gens !

— Mais ils sont coupables.

— Oui, mais pauvres gens tout de même, doublement et surtout parce qu’ils sont coupables, car toute déchéance physique ou morale doit exciter la pitié du philosophe que regarde passer l’humanité…

Les dettiers sont logés au troisième étage et les condamnés de droit commun au quatrième, et pour garder tout ce monde, le personnel n’est guère que d’une trentaine de personnes, gardiens et autres ; il est vrai qu’il n’y a pas là de grands criminels.

Et maintenant de l’autre côté, à droite de la prison, en entrant du côté de l’hôpital de la Pitié, du côté de la petite place du Puits-de-l’Ermite, voici le pavillon des Princes.

J’en ai déjà parlé grosso modo dans mes précédents chapitres, mais comme j’en sors, je vais y revenir rapidement, ne serait-ce que pour transcrire ici la dernière et fugitive impression d’un journaliste et d’un homme de lettres en face de ces pièces qui invoquent tant de souvenirs tragiques ou anecdotiques, à la veille même du premier coup de pioche.


V


Donc, le Pavillon des Princes comprend, au premier étage, la Gomme, où était autrefois Rochefort ; au second deux salles dont la première est dite des Cigognes ; au troisième, le grand et le petit Tombeau, et enfin au quatrième, c’est-à-dire tout en haut,la grande et la petite Sibérie.

La grande et unique chambre en montant à droite au premier, la Gomme, est peinte, en vert clair ; on y voit une espèce d’armoire à vêtements, une table en bois, quatre planchettes le long des murailles, un poêle de faïence blanche, un de ces bons vieux poêles qui donnaient une chaleur si douce et si régulière, ce qui fait que l’on a dû les remplacer par les Choubersky meurtriers, parce que à combustion lente !

Les pensionnaires politiques du Pavillon des Princes mangent à la pistole et font venir leurs repas du dehors, ce qui est toujours autant d’économisé pour notre malheureux trésor.

L’heureux mastroquet fournisseur des grands hommes auxquels la Patrie n’est pas toujours reonnaissante et des journalistes incarcérés dans ledit pavillon, est le fameux père Goujon qui tient un commerce de vins en face l’entrée de la prison, au no 13 de la rue du Puits-de-l’Ermite.

Mais cette digression m’entraînerait trop loin et mon modeste travail sur Sainte-Pélagie terminé, j’y reviendrai peut-être dans un chapitre spécial consacré à cet aimable restaurateur des lettres.

Les chambres du Pavillon des Princes sont carrelées, ce qui n’est peut-être pas très sain, mais les gouvernements ont toujours pensé que l’on ne devait aucun égard aux journalistes et aux penseurs.

Il est vrai qu’en face le poêle il y a une cheminée, mais il convient d’ajouter qu’elle ne sert jamais. Enfin, on est enfermé le soir à double tour, comme de simples malfaiteurs : comme le pouvoir aux services des rancunes politiques a toujours été une belle chose sous les régimes déchus et les gouvernements défunts !

C’est dans l’annexe du premier, c’est-à-dire de la Gomme, qu’a été enfermé l’infortuné ancien ministre Baïhaut, dont le seul crime, au milieu de tant d’autres, avait été de ne pas assez méditer les sages maximes d’Avinain. Avec un peu plus d’estomac, qui sait s’il ne serait pas encore ministre tout comme les camarades.

Je fais remarquer en passant que ces deux premiers étages, surtout le premier, sont très élevés ; il n’en est pas de même du dernier, c’est-à-dire de la grande et de la petite Sibérie.

Dans la grande salle de gauche, au second étage, c’est-à-dire au-dessus de la Gomme, deux cigognes peintes à l’huile, ni bien ni mal, sur la muraille au-dessus de la cheminée, ont été exécutées, dit-on, par une dame, pour égayer les pensionnaires forcés de la chambre ; de l’autre côté en face, sur l’autre muraille, se trouve un grand bouquet de coquelicots exécuté, paraît-il, dans les mêmes conditions et je suis sûr d’éveiller plus d’un souvenir attendri dans le cœur de mes confrères qui ont séjourné là, en évoquant la vision de ces tableaux qui sont cependant point des chefs-d’œuvre, mais qui faisaient parfois passer le temps aux heures de mélancolie, pendant lesquelles on en étudiait les moindres détails.

Citerai-je au hasard les quelques noms que j’ai pu relever, en courant, le long des murs et surtout dans l’embrasure des fenêtres — comme l’hirondelle, le prisonnier va toujours vers la lumière ; — quelques noms sont écrits au crayon, mais la plupart sont gravés dans la pierre des encadrements de fenêtres avec un mauvais couteau :

Léon Cladel, dont je rencontre souvent la femme et la fille dans le monde, aujourd’hui ; Zévaco, qui écrivait avec moi dans un journal socialiste, il y a déjà de longues années et qui a, amère ironie, un frère magistrat ; Marius Tournadre qui tient, paraît-il, le record de Sainte-Pélagje — pour la frime, car les mauvaises langues affirment qu’il est au mieux avec la rue de Jérusalem, et cela pour une foule de raisons délicates aussi bien que particulières qu’il serait vraiment trop long de narrer ici par le menu ; Philippe Dubois, de l’Aurore, qui a mis au bout de son nom : 1894 ; Zo-d’Axa, qui fait en ce moment la Feuille avec tant de verve ; Mirès, le célèbre banquier ; Longuet, Allemane, Gérault-Richard, le député d’hier ; Gégout, Chatel, Morphy, Xavier Raspail, 0. Monprofit, etc., etc.

Au troisième, voici le petit Tombeau, à droite en montant le grand et fameux escalier qui paraît surtout imposant au fur et à mesure que l’on s’éà gauche voici le grand Tombeau où nous retrouvons des coquelicots signés E. F. L., 1883. Sur les deux murailles d’angle de longues fenêtres étroites dans le sens de la hauteur, comme d’horizontales meurtrières, éclairent mal la pièce. Il y en a cinq petites ainsi, toutes grillées et le poêle traditionnel en faïence est toujours au milieu de la pièce.

Au-dessus enfin, au quatrième — j’allais dire au cinquième, comme le portent mes notes rapidement prises, ce qui est également vrai, car si c’est le quatrième à partir de la Gomme, pour les prisonniers politiques, c’est bien le cinquième, en réalité, du pavillon des Princes, puisque les appartements privés du directeur occupent le premier étage, — les deux Sibéries.

Il était entouré par des hommes de valeur autrefois, M. le Directeur. Je dis autrefois, puisque fort heureusement aujourd’hui les prisonniers politiques deviennent de plus en plus rares.

Au quatrième ou au cinquième dis-je, comme il vous plaira, la petite Sibérie à gauche ; c’est très bas de plafond ; cette fois, les fenêtres sont petites et longues comme dans les deux Tombeaux, mais moins hautes par rapport au sol ; elles sont à hauteur d’homme et la vue est superbe sur ce Paris toujours grouillant et pensant, qui a bien besoin de magistrats et de gendarmes quand parfois la pensée bout trop haut, déborde en chantant et menace d’engloutir les vieux privilèges et les monopoles surannés.

Vite, un coup d’écumoire sur cette mousse superbe et géniale qui est comme le champagne joyeux de l’humanité en rut !… et voilà comment parfois la grande Sibérie et la petite Sibérie étaient pleines ; les prisonniers regardaient, toujours confiants, l’azur du ciel et les argousins continuaient leur sale et lâche besognes : pauvres souverains ! Comme tous les penseurs et les grands cœurs qui ont séjourné ici, ont dû vous prendre en pitié !…

Cette fois le poêle est dans le coin ; je mets ici cette note terre à terre intentionnellement pour calmer ma juste rancœur et je continue.

Sur les murs et surtout dans l’embrasure des fenêtres, comme au-dessous, voici encore des noms qui se pressent en foule, serrés, souvent à demi-effacés par le temps : Maës, Filliâtre, Constant Arnould, 17 septembre 1856 — 6 mars 1858, Chausse, Claude Michu 1868, un de mes vieux collègues des Gens de lettres, bien ratatiné aujourd’hui et dont on a fait un fonctionnaire, je crois ; mais à cette époque lointaine il se faisait photographier de profil, sur les deux faces tour à tour, parce qu’il prétendait avoir une joue bien plus belle que l’autre ! 1868,  évocation lointaine ; j’étais bien jeune alors et maintenant Claude Michu est un vieillard très falot : ainsi va le monde ; puis enfin Holtz et bien d’autres que je passe.

Dans la grande Sibérie, à droite, je retrouve cinq fenêtres, trois sur la rue du Puits-de-l’Ermite et deux sur la cour du personnel. Plus que jamais la vue sur Paris est superbe et inspiratrice dans ce milieu et à cette hauteur. Voici le poêle, les chaises, des tablettes le long des murailles, une table, presqu’un mobilier complet quoi, pas de prince cependant, malgré l’appellation fallacieuse du pavillon ! mais ne chicanons pas pour si peu.

Ici, le long des murs, et plus que jamais dans l’embrasure des fenêtres, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, les noms fourmillent ; beaucoup sont inconnus, un certain nombre sont restés célèbres ; tous sont respectables, puisqu’ils ont combattu et souffert pour la liberté et la justice. Aussi est-ce avec un sentiment d’envie et d’admiration que je les déchiffre : Pinard, Raoult Rigault 1869, Gabrielle Deville 1876, Malato, à la voix de pensionnaire de la chapelle sixtine, le pauvre ! Chapoul 1878, Philippe Dubois, déjà nommé — un récidiviste, alors ! — Bolâtre, du temps où il était l’homme à faire la prison aux Droits de l’Homme — les premiers — en 1876 ; il avait à cette époque un frère employé à la Société Générale qui était très fier d’avoir un frère dans le journalisme, pour faire de la prison comme gérant — on fait ce que l’on peut. — Autrefois c’était un très bon métier d’être gérant et de faire de la prison, surtout lorsque l’on avait une famille, des enfants à élever, car alors il était de tradition d’avoir double paye pendant le temps passé à Sainte-Pélagie. Et c’est ainsi que de pauvres diables étaient fort heureux de séjourner au Pavillon des Princes, cela les élevait en grade aux yeux du populo et, comme appointements, ça comptait double, comme les campagnes aux colonies ! Voici Alfred Le Petit, avec sa signature bien connue, Albert Goullé, 1er  janvier  1895, 4 septembre 1870. Pourquoi ces deux dates qui semblent inversées ? Je l’ignore. Puis voici encore mes amis H. Masson et J.-J. Roche sur la vitre de la première fenêtre sur la cour.

Je soupçonne fort ces deux lapins de n’avoir jamais gémi sur la paille humide et absente de ces cachots, mais plutôt d’être venus un beau soir y faire la noce avec de bons copains.

Alors, vous savez, on met son nom par blague, par gloriole, et voilà comment on fourre dedans les pauvres diables d’historiens de l’avenir.

Il est à remarquer, en passant, que le fameux escalier du Pavillon des Princes cesse au troisième étage et que les deux derniers étages sont desservis par un petit escalier qui lui fait suite, mais en se rétrécissant singulièrement.

Ces braves condamnés politiques ont une belle cour, à eux, avec des colonnades au second, de chaque côté ; mais ça a l’air étroit.

Les dettiers et les condamnés de simple police viennent bien se promener dans cette cour, mais à des heures différentes, ce qui est assez naturel car, en vérité, on ne peut guère assimiler des journalistes, des gens de lettres et des penseurs à des condamnés de droit commun et encore moins leur en imposer cette promiscuité plus ou moins désagréable.

Les condamnés politiques au Pavillon des Princes peuvent recevoir des visites toute la journée et même des visites appartenant au plus séduisant des sexes, comme auraient dit nos pères, jusqu’à neuf heures du soir ; passé cette heure on les boucle à double tour dans leurs chambres respectives, comme de vulgaires malfaiteurs ; tant pis s’ils crèvent la nuit faute de secours ; c’est beau la politique et c’est humain surtout !

Cependant cette facilité de se réunir et de recevoir toute la journée jusqu’à neuf heures, explique les jolies petites noces — oh ! combien sobres — et les bonnes réunions, un peu folles, qui avaient lieu dans la grande Sibérie.

Cela se passait aux dates célèbres, à la prise de la Bastille, par exemple, à l’anniversaire des journées de février ou de juin, pour embêter le pouvoir, et c’était toujours autant de pris sur l’ennemi : le temps, qu’il s’agissait de tuer galamment !

Mon vieil ami Constant Lefébure possède sur ces réjouissantes histoires des souvenirs inépuisables et c’est là où il fallait que le directeur fût tout à la fois ferme, paternel et surtout spirituel ; aucune de ces trois qualités ne lui manquait.


VI


LA CHAPELLE. — LE PÈRE GOUJON. — ADIEUX ÉMUS.


Sur la face opposée à la rue du Puits-de-l’Ermite, tout au fond de la prison, sur le derrière, se trouve une profonde annexe en forme de parallélogramme allongé allant jusqu’à la rue Lacépède en bordure ; c’est là que se trouve la chapelle qui sert, tout à la fois, de réfectoire et de salle d’école. Un instituteur est même attaché à l’établissement et il donne tous les matins une leçon d’une heure à tous ceux qui sont destinés à passer quelque temps à Sainte-Pélagie et qui, de la sorte, pourront profiter du séjour — du moins on l’espère.

Cette chapelle tout en pierre, à colonnes, avec sa galerie intérieure de chaque côté, à hauteur du premier, placée derrière lesdites colonnes, avec son escalier élevé montant au maître-autel suivant l’habitude de la primitive église, est cependant relativement moderne et ne peut rappeler qu’une architecture bâtarde des jésuites tout à fait sans intérêt et néanmoins, chose curieuse, l’ensemble ne manque pas d’une certaine grandeur.

Autour du maître-autel, naturellement, je découvre des reliques de Sainte-Pélagie. Où seraient-elles, authentiques ou non, si elles n’étaient ici ?

Toujours vers le fond, c’est-à-dire vers le maître-autel, qui d’ailleurs est seul, voici encore cinq tableaux qui pourraient bien être contemporains de Louis XIV et qui n’en sont pas moins sans caractère. Tout cela sent horriblement l’humidité et l’odeur des soupes plus ou moins grasses. Un aumônier est attaché à l’établissement et cette chapelle elle-même n’appartiendrait pas à la prison, mais bien au curé de Saint-Médard, je crois, qui aurait l’intention d’en revendiquer la propriété, lors de la prochaine démolition.

Et maintenant, il me semble que le moment est venu de quitter Sainte-Pélagie ; cependant, comme j’allais le faire, après être monté sur les promenades de la ronde du sommet des toits pour contempler une dernière fois toute cette prison qui va disparaître et le jardin de ma vieille tante qui est là, à mes pieds, avec ses hauts sycomores, en redescendant dans le chemin de ronde par l’escalier vermoulu qui conduit au toit, au milieu de la petite cour, devant la chapelle, voilà le panier à salade qui s’arrête, un gardien ouvre la porte et successivement le municipal fait descendre tout le monde, qui va s’alignant le long du mur ; beaucoup sont jeunes encore, et c’est là une tristesse que je ne puis supporter : il me semble toujours que la jeunesse, comme la vieillesse, devrait être bonne encore…

Mais je demande à monter à mon tour dans une case de la voiture cellulaire.

— Gare les petits habitants, me dit le gardien chef.

— Tant pis ! et me voilà assis dans la première cellule, mes genoux passent et tiennent juste sous la banquette de la seconde cellule. Je fais fermer la porte pour que l’illusion soit plus complète, on voit à peine clair et il me semble que l’on étouffe. Un homme gros comme Georges Berry ne tiendrait jamais là-dedans. Et je suis sorti de là sans la moindre vocation pour le métier de criminel…. et cependant comme il serait curieux de savoir pourquoi tous ces gens sont là ; car, s’il y en a de par leur faute, il y en a aussi de par la faute de leurs parents, de la Société, de la fatalité parfois si inexorable de la vie et, alors pris d’un immense sentiment de pitié et d’un serrement de cœur devant cette claire vision des responsabilités, je suis sorti, car je sentais bien que nous tous, penseurs et philosophes qui aurions été interrogés à cette minute suprême, si nous avions tous été réunis devant cet acte si simple : la descente d’un panier à salade dans une prison, nous aurions été bien embarrassés pour répondre et pour attribuer équitablement à chacun dans la vie et dans la société sa part de responsabilité, en face de ces vices qui sont comme l’inévitable écume du monde moderne… moins qu’autrefois pourtant et c’est peut-être là la suprême espérance, espérance dans un avenir meilleur, quand les grandes vertus républicaines et l’esprit de solidarité sociale et universelle seront enfin devenus l’heureux monopole de tout ce qui pense, aime et souffre ici bas…


VII


Mais vraiment je ne serais pas complet et le lecteur m’en voudrait si je n’allais pas, en sortant, dire bonjour comme tout bon journaliste, au père Jean Goujon, le restaurateur des lettres qui habite juste en face la porte d’entrée de la prison, au numéro 13 de la rue du Puits-de-l’Ermite.

— Bonjour, père Goujon.

— Bonjour, Monsieur Vibert.

— Eh bien, on va vous enlever vos pensionnaires ?

— Peuh ! il n’y en a plus ; le métier est perdu, et puis, vous savez, je suis propriétaire de ma maison, ici, depuis 1870 que j’y suis installé. Je vais vendre et la démolition de la prison donnera une bien plus grande valeur à mon restaurant et à ma propriété.

— Vous parlez d’or.

— Et vous, vous cannez ?

— ? ? ?

— Dame, on va avoir démoli cette célèbre prison politique avant que vos curés bretons ne vous y aient laissé un logement. Ça n’est pas chic.

— C’est vrai, mais assez plaisanté ; montrez-moi vos papiers intéressants.

— Bien volontiers, et là-dessus, le brave Jean Goujon, un petit vieillard alerte et vivant que tous les gens de lettres connaissent bien, m’apporta un mètre cube de journaux où il est question de lui ou de ses fidèles pensionnaires.

Voici d’abord un petit cadre qui renferme le filet suivant qui ne manque vraiment pas de saveur :

« MIEUX ICI QU’EN FACE »


— Connaissez-vous Jean Goujon ?

— Certainement, Bouillet, dans son dictionnaire d’histoire et de géographie dit : « qu’il fut le restaurateur de la sculpture en France ».

— Allons donc ! c’est de l’histoire ancienne.

— Point du tout car il fut tué en 1572, comme il travaillait au Louvre.

— Vous n’y êtes pas. Jean Goujon, dont je vous parle, est parfaitement vivant. Il est bien restaurateur, mais point de sculpture ; il est le restaurateur des détenus politiques à Sainte-Pélagie.

C’est même tout à la fois un très bon cuisinier et un malin.

— Il sait mettre autant de sel dans sa conversation que dans ses ragoûts. Si vous en doutez, allez seulement lire son enseigne.

Au-dessous de son nom illustre :

Jean Goujon


vous trouverez écrit en gros caractères :

Ici on est bien mieux qu’en face.

— Comment, qu’en face ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Vous ne comprenez pas ! Sa porte est en face de la prison.

Tenez ! quand vous voudrez bien déjeuner, allez le trouver un matin, rue du Puits-de-l’Ermite. Et ce petit Goujon (de Seine) pourra, si vous le désirez, vous empoissonner ; mais vous empoisonner, jamais !

Charles Tresvaux du Fréval. »

(L’Anti-Radical de la Mayenne).
23 juin 1882


Et le Père Jean Goujon me montre en même temps, avec orgueil, la photographie de M. du Fréval, avec une dédicace des plus flatteuses.

Puis, voici la série des notes bien curieuses envoyées chaque matin par les pensionnaires du pavillon des Princes au père Goujon pour commander leur déjeuner ou leur dîner. Il en a conservé un grand nombre, comme des reliques, ainsi qu’il le dit lui-même ; cela lui constitue une très curieuse collection d’autographes.

Elles se ressemblent toutes, à peu près, comme esprit ; aussi, je ne citerai que les deux petites notes suivantes de ce pauvre Lalou. Du moins, elles ont le mérite d’être courtes :


PREMIÈRE NOTE

Monsieur Lalou, détenu politique, Sainte-Pélagie

11 octobre 1896

« Note pour M. Jean Goujon, Maison Dorée des politiques français, etc., etc.

« En dehors de mon ordinaire, me fournir en plus un bifteck bien tendre,

« Une omelette, plus des pommes de terre très frites.

« Son pensionnaire, »
« Charles. »

P.-S. — Plus 20 centimes de carotte, pas à manger.

DEUXIÈME NOTE

À Jean Goujon, dit l’aimable et obligeant restaurateur de Sainte-Pélagie.

« Me livrer pour midi une belle et bonne omelette pour deux, plus des pommes de terre très frites pour deux, le reste comme à l’ordinaire.

« Son pensionnaire,
« Saint Charles. »

13 octobre 1895


On remarquera que l’orthographe de ces deux notes n’est point si horrible que cela.

C’était donc encore un point d’histoire à élucider et une légende à détruire en partie. On remarquera comment aussi les plus petits faits prennent une grande importance quand on est en prison ; ça affine et rapetisse l’esprit tout à la fois et c’est toujours l’histoire de Silvio Pellico, quoique je ne veuille pas comparer un goujon à une araignée.

Puis voici la Libre Parole du 4 novembre qu’il faut consulter sur Édouard Drumont à Sainte-Pélagie, me dit Goujon.

— Merci, je sors d’en prendre à Alger, passons.

— Voici, le 4 février 1893, la mise en liberté d’Édouard Drumont.

— Encore ?

— Voici l’Écho de Paris du 22 février 1898 sur Rochefort, le Radical du 5 juillet 1897, la Patrie du 19 février 1898, l’Intransigeant du 20 février 1898, puis un gros paquet de journaux collectionnés depuis la guerre, et comme le père Goujon fait mine d’ouvrir ces nouvelles archives, je l’arrête d’un geste !

Par exemple, voilà un volume bien amusant : Prison fin de siècle — souvenir de Pélagie, illustrations de Steinlen, Paris, G. Charpentier 1891, par E. Gigout et Ch. Malato, avec la dédicace manuscrite suivante, signée des deux :

À Goujon, notre père nourricier, offert très amicalement.

Et l’excellent, homme, avec son fin sourire de vieux paysan normand, me montre son portrait dans une gravure qui le représente le long de sa maison, devant sa porte.

— On m’a représenté aussi, paraît-il, avec mon panier au bras, mais je n’ai jamais pu savoir dans quel ouvrage.

Tenez, voici le portrait, trait pour trait, de Mélanie, la chatte, morte maintenant, qui, pendant de longues années, a été la compagne fidèle des gardiens ; et, pour montrer qu’il est ferré sur son histoire ancienne, il ajoute malicieusement :

— Ça toujours été une bonne fille qui n’a jamais jeté son bonnet par-dessus les moulins, comme sa sainte patronne.

Et, changeant de conversation, il ajoute :

Voyez-vous, maintenant, mes enfants sont mariés, établis, j’en ai un qui est brigadier-chef à Dreux ; j’ai de petites rentes pour vivre heureux avec ma femme. Je vais aller un de ces jours trouver M. Rochefort pour qu’il me fasse une belle annonce pour vendre mon restaurant et ma maison ; avec deux ou trois calembours, ça ira tout seul.

— Pour ça, vous ne pouvez pas mieux tomber !

Et maintenant, qu’il me soit encore permis d’adresser un dernier adieu ému à cette vieille prison de Sainte-Pélagie, à ce pavillon des Princes où l’on s’amusait encore parfois.

— Oui, Monsieur, un soir, me disait Jean Goujon la semaine dernière, j’ai attrapé avec ces messieurs la plus jolie cuite de ma vie ; il y avait sept journalistes, deux dames et votre serviteur… je me suis réveillé le lendemain matin dans mon lit, et je n’ai jamais su comment…

— Un dernier adieu aussi à ces directeurs justes et paternels, comme Constant Lefébure, à ces vieux murs noircis par le temps, car, à l’heure présente, avec le vent de réaction qui souffle, rien ne prouve que bientôt nous ne serons pas traités, nous les pauvres journalistes, hommes de lettres, philosophes et penseurs, comme de vulgaires malfaiteurs dans le beau palais que l’on vient, paraît-il, de nous préparer à la Santé.

J’ai visité, cette semaine, en détail, la prison neuve, cossue et superbe de Fresnes ; j’ai admiré le vernis impeccable des cellules, au point de vue de l’hygiène, et, cependant, involontairement, comme un vieux routinier, je suis attendri en pensant que l’on va démolir Sainte-Pélagie, cette prison de famille, qui me rappelait toujours involontairement, les pensions idem du quartier, illustrées par Balzac.

C’est ainsi que tout disparaît, se transforme ou change sur la terre, c’est la loi du progrès. C’est bien, c’est nécessaire, mais cela ne va pas toujours sans un moment de mélancolique regret que l’on peut bien pardonner à un vieux journaliste, enfant du quartier, à la seconde génération.

  1. Cette monographie a paru le 7 avril 1896, c’est-à-dire voilà tantôt dix ans.
  2. Cinquante ans aujourd’hui, ou plutôt cinquante-trois, en effet.
  3. Mon père a écrit sur les murs de sa prison, pendant ses quarante-huit heures de détention aux Haricots, une chanson sur son capitaine qui est restée célèbre et que l’on pourra lire un peu plus loin.
  4. Voir dans mon volume, Mon Berceau, le chapitre consacré au Couvent de l’Assomption et aux débordements et débauches des trop fameuses Haudriettes.

    Autrefois, la plupart des couvents de femmes étaient

    renommés pour ces genres de sports hygiéniques — malgré le fameux célibat — et l’on eût pu mettre, sans crainte de se tromper, un gros numéro sur leur portail, comme l’on disait autrefois.
  5. Constant Lefébure, un vieil ami d’enfance de ma famille, est mort il n’y a pas bien longtemps, à quatre-vingts et des années.