Pour lire en traîneauBerger-Levrault (p. 350-352).


LE CORSET


Les journaux veulent bien nous apprendre que depuis dix-huit mois il a été trouvé 4,366 corsets qui ont été envoyés aux Domaines. Il y en a quelques-uns qui ont appartenu aux femmes exposées à la Morgue, mais c’est relativement un très petit nombre et l’esprit reste confondu devant ces 4,366 corsets perdus dans les rues de Paris ou en… fiacre !

Vraiment cette courte statistique de quatre chiffres, cette subite révélation nous ouvrent des horizons immenses et provoquent en nous le droit d’écrire un in-folio sur cette question palpitante ; et encore ça ne serait pas assez, à coup sûr, car il serait puéril de se le dissimuler, elle touche aux plus redoutables problèmes des temps modernes.

N’éclaire-t-elle pas, en effet, d’un jour tout nouveau les causes de la dépopulation de la France ?

Les fiacres sont si peu confortables, les cahots… enfin ça n’est pas commode…

Et comme je voudrais pouvoir étudier les mémoires de ces 4,366 corsets, s’ils avaient été capables de les dicter à quelqu’un ; ils pourraient donner des indications précieuses, au point de vue de l’art et de l’esthétique, sur leurs gentils locataires, toujours accouplés, toujours deux par deux.

Cependant, dans le stock, on m’en a montré quelques-uns — oh ! combien rares — qui n’avaient abrité qu’un seul locataire et, après enquête, j’ai acquis la conviction qu’ils avaient été égarés par une corsetière qui avait reçu la commande pour les amazones du Dahomey.

Et comme il serait intéressant aussi de les entendre raconter combien le tic-tac du cœur allait vite dans certaines circonstances graves, par lesquelles la loi commune a fait passer les aimables propriétaires de ces forteresses ambulantes !

Pour sûr que je ne suis pas curieux ! mais je vendrais bien au Père éternel ma part de Paradis s’il pouvait m’indiquer le moyen d’interviewer ces 4,366 corsets.

Il y en a bien de pauvres, de sales, de tristes, mais la plupart sont coquets, pimpants, remplis de faveurs roses ou bleues ou rouges. On voit que ce sont des corsets vaillants, habitués à aller au feu. C’est surtout en fiacre que l’on a trouvé ces intéressants indispensables. Pour mon compte, je ne sais rien de plus triste que cette fin dans les sombres magasins des Domaines de la rue des Écoles.

Sic transit gloria mundi !

Il est vrai que vous avez être si heureux et si fiers dans votre éphémère existence que les voluptés du passé doivent vous consoler des douleurs du présent. Et puis qui sait, beaucoup d’entre vous sont encore très coquets ; on va vous retaper, vous remettre à neuf et vous allez de nouveau embastiller d’autres locataires.

Mais, que vois-je ! en voici un troué d’un coup de poignard et un autre roussi par une balle de revolver. Amour, voilà bien de tes coups, et quel drame ces plaies révèlent !

Tenez, gentils corsets, que je voudrais donc être à votre place, et comme c’est vous qui avez le bon côté de la vie !

Et subitement un gros corset se met à parler et me répond sur un ton moqueur :

— Moi, je crains les inondations et les débordements.