LA JUSTICE IMMANENTE DES CHOSES

du général dumas à édouard manet. — de la journée de huit heures au touring-club. — des facteurs à l’impôt sur le revenu.


Autrefois, lorsque l’on croyait encore à une divinité qui organiserait tout dans le monde et serait comme le M. Lépine universel, on disait : l’homme s’agite et Dieu le mène. Aujourd’hui, suivant le mot de Gambetta, qui n’est lui-même qu’une figure, on croit à la justice immanente des choses, c’est-à-dire en bon français, tout à la fois clair et philosophique, à la logique des choses, à l’enchaînement des événements, à la raison des faits et pour qu’il en soit ainsi, pour que cette vérité éclate à tous les yeux, il n’y a pas de meilleur moyen que la discussion large, complète, libre, au grand jour. Ceci dit en passant démontre tous les bienfaits de la liberté de la presse et de la tribune et le grand duel oratoire d’hier entre Clemenceau et Jaurès en est une nouvelle preuve qui a charmé beaucoup de bons esprits. Je vais essayer aujourd’hui, en parlant simplement des événements intéressants du jour, de faire toucher du doigt cette double vérité de la nécessité de la libre discussion pour mettre en lumière, et pour arriver précisément tout naturellement et sans effort à cette logique des faits, des choses et des événements qui est tout à la fois comme la raison d’être et l’explication de la vie elle-même.

Lors de l’inauguration de la statue de Dumas fils, le vieux bonapartiste, boulangiste, nationaliste, patriotard qu’est Sardou s’est écrié avec un faux enthousiasme qui n’a trompé personne.

« Une fois la statue de l’aïeul, le soldat patriote, érigée aux côtés des marbres de ses fils et petit-fils, nul ne pourra offrir à l’admiration du monde entier une place comparable à celle des Trois-Dumas. »

Je ferai remarquer dans le chapitre suivant comment le général Dumas, Haïtien, né près de Port-au-Prince, n’avait pas hésité entre ses frères qui se faisaient tuer pour leur indépendance, et le tyran, et qu’il était resté le très humble serviteur du bourreau des siens.

Dans ces conditions, il serait peut-être simplement prudent et correct de laisser dans l’ombre cette figure peu sympathique du général Dumas, qui, d’ailleurs, n’aurait jamais dû en sortir. J’ai reçu une quantité de lettres qui m’approuvent et c’est ainsi que la vérité, ce qui est mieux encore que la lumière, jaillit de la libre discussion.

Cet incident de peu d’importance une fois vidé, je suis amené à parler tout naturellement de Courbet, que l’on cache autant que l’on peut avec son admirable scène : Enterrement à Ornans au Louvre, et de Manet, dont on cache l’Olympia au Luxembourg depuis 1890. Certes, je connais les défauts et les qualités de Gustave Courbet aussi bien que d’Édouard Manet, mais je connais aussi leurs qualités faites toutes de sincérité, de probité artistique et d’amour de la vie aussi bien que de la nature.

Tous les peintres officiels, les ratés, les ronds-de-cuir et les académiciens leur ont barré la route pendant près d’un demi-siècle, et aujourd’hui, juste retour des choses humaines, l’heure de la réparation a sonné pour ces grands morts, et c’est plus que la justice immanente, c’est la logique des choses qui veut qu’il en soit ainsi. C’est la revanche définitive du talent, et tandis que la plupart de leurs contempteurs sont rentrés dans le néant de l’oubli, avant même d’être morts, avant d’avoir eu le temps de dépouiller leur frac à palmes vertes, eux, les grands amants de la nature vont entrer au Louvre en triomphateurs ! En vérité, je ne sais pas de spectacle plus consolant pour l’âme d’un artiste ou d’un philosophe qui professe encore le culte du beau et la religion de l’Idéal, mais du vrai, pas de celui en carton-pâte de l’enseignement officiel.

Depuis quelques temps, les uns ont beaucoup loué, les autres ont beaucoup critiqué Clemenceau pour sa tentative d’inviter son personnel à bien vouloir essayer de travailler un peu quelquefois et d’aucuns ont trouvé le référendum très chic.

Je n’y vais pas par quatre chemins, et je dirai que tout cela est puéril et dérisoire, car il fallait imposer d’abord huit heures de travail à tout le personnel. Comment, on traite de fous, de révolutionnaires, d’anarchistes, les malheureux ouvriers qui travaillent durement et demandent à ne faire que huit heures de travail effectif et voilà des gaillards qui n’ont qu’à venir s’asseoir pour lire leur journal les trois quarts du temps et faire acte de présence, et l’on ne peut pas leur imposer huit heures de travail ! Allons donc, je dis que c’est simplement scandaleux et que là Clemenceau a manqué de coup d’œil et de décision. Il fallait leur imposer le travail de 9 heures à midi et de 2 heures à 7 heures, ou la porte. Du moment que l’on reconnaît que le peuple ne peut même pas avoir sa journée de huit heures, mais que l’employé du ministère en a assez avec sept heures, c’est du coup proclamer l’esclavage de l’ouvrier, et voilà ce qui n’est pas possible en démocratie, ce qui n’est pas tolérable en république !

À propos de mon article sur l’Orphelinat du Touring-Club, j’ai également reçu beaucoup de lettres qui témoignent de la joie de leurs auteurs. Cependant beaucoup me disent : « Quel malheur que ce pauvre Touring soit si gaffeur, s’il ne s’était pas si odieusement conduit envers et contre Émile Zola, il y a longtemps qu’il aurait plus de deux cent mille membres et sa dernière plaquette, avec sa forme et ses intentions pornographiques, voulues ou non, va éloigner de lui, encore pendant de longues années, des milliers de membres ! »

Il faut avouer, en effet, que ce roi des gaffeurs ne paraît pas avoir la main heureuse !

Mais là encore la libre discussion va l’éclairer et son orphelinat au profit des enfants des écrasés est une idée touchante, imaginée par Philippe Masson, et qui va lui rallier promptement tous les suffrages.

En parlant du pardon et de la réintégration des facteurs, le Temps s’écrie tragiquement :

« C’en serait, dit-il, fait à tout jamais de la discipline, de l’autorité gouvernementale et de la sécurité des services publics. »

Eh bien, le Temps se trompe ; certes un officier, un préfet, un fonctionnaire quelconque n’a pas le droit de se mettre en grève, c’est archi-entendu. Mais l’État n’a pas que des fonctionnaires sous ses ordres en tant qu’État, il a aussi beaucoup d’employés et d’ouvriers en tant que commerçant et industriel, et ceux-là ont certes le droit de se mettre en grève.

L’Etat entrepreneur de transports, de dépêches, fabricant de tabac, de cartes à jouer, d’allumettes, est industriel ; l’État vendant les eaux minérales de Vichy, d’Aix-les-Bains, de Vals, les céramiques de Sèvres, les bronzes et médailles de la Monnaie, les gravures du Louvre, du papier timbré, dirigeant l’imprimerie Nationale, etc., est commerçant, et nul doute que les ouvriers et employés d’un commerçant n’aient le droit de se mettre en grève.

Avec cette théorie du fonctionnarisme universel, demain on arriverait à proclamer que les chemins de fer, les omnibus, les eaux, le gaz, les petites voitures, etc. étant des services publics, les employés n’ont pas le droit de se mettre en grève, et bientôt la France serait transformée en une vaste caserne, comme l’Allemagne. Cela est impossible ; que l’État renonce à tous ses petits commerces et monopoles ou qu’il laisse son personnel attaché à ces industries et commerces se mettre librement en grève.

Le bon sens et la logique veulent qu’il en soit ainsi.

C’est ainsi qu’Henry Maret, avec sa pauvre logique de réactionnaire honteux, s’élève contre l’impôt sur le revenu, sous prétexte que les seuls petits payent finalement, et il termine son article en disant :

« Il ne faut toucher à un impôt que pour le supprimer. Changer un fardeau de place n’en a jamais diminué la pesanteur. »

Vous oubliez, mon cher confrère, que, tout comme vous, votre collègue Charles Dupuy aime à changer son fusil d’épaule ; mais la question n’est pas là, et si le petit, le consommateur, arrive toujours à payer l’impôt, ce sont toujours les petits employés et les petits rentiers qui sont le plus durement frappés, car fort heureusement l’ouvrier, le travailleur a pour lui la grève qui arrive à rétablir l’équilibre à peu près entre la cherté de la vie par l’impôt et le salaire.

La vérité, c’est qu’il y a trop d’impôts pour tout le monde et que l’on n’en sortira pas, tant que l’on ne se décidera pas à amortir la dette publique d’une manière permanente, énergique et sérieuse.

Et ceci devrait être aussi vrai pour la Ville de Paris que pour l’État.

Là est le salut et pas ailleurs.