Comme quoi l’on peut quelquefois être prophète dans son pays

L’art de faire des momies. — le trottoir roulant. — l’art de faire fortune. — un sous-marin au pole nord. — curieux rapprochement.

Il y a des gens moroses, chagrins ou toujours de mauvaise humeur qui se plaignent de n’être jamais prophètes dans leur pays ; eh bien, ce n’est heureusement pas mon cas et non seulement je suis prophète dans mon pays, mais j’ai encore la joie de voir que je forme tous les jours de nombreux élèves à travers le monde, ce dont, je l’avoue, je suis très fier, et pour moi-même et pour mon éditeur, qui me permet de parler ainsi publiquement, à seule fin d’arriver à éduquer les divers peuples de la terre.

C’est ainsi que le 28 avril 1901 je faisais dans l’Ouest Républicain une chronique sur les embaumeuses américaines, démontrant comment elles exerçaient là un métier lucratif ; or je trouve dans les journaux du 20 mars 1903, près de deux ans plus tard, la note suivante. C’est M.  Elina qui a fait découvrir la fausseté de la tiare de Saïtapharnès qui parle :

« … Bien plus, on leur crée, à ces œuvres de nos artistes contemporains, des états-civils. Voulez-vous que je vous dise comment on fait des momies d’Égypte à Paris ?

On achète quelque part un squelette et on l’entoure de bandelettes. C’est un travail assez long et fort minutieux. On commence par le petit doigt de la main droite ou gauche, et l’on continue par les autres doigts ; on réunit ensuite les cinq doigts avec de nouvelles bandelettes fort serrées, puis l’on fait la main, le bras, on remonte un peu les épaules, suivant l’anatomie de la race égyptienne, on colle les bras le long du corps et on recommence le jeu des bandelettes jusqu’au bassin.

On reprend ensuite le squelette par les pieds et l’on procède pour les doigts de pieds, les pieds et les jambes comme je viens de le dire.

Le squelette bien et dûment bandeletté, on trace quelques figures plus ou moins hiéroglyphiques, sur des bandelettes avec de la mine de plomb — le crayon ou la plume rendraient le travail invraisemblable —, et l’on trempe le squelette devenu rigide dans une composition de poix et de résine bouillante bien liquide. On laisse sécher et la momie est faite, vous pouvez l’attribuer à Ramsès ou à n’importe quelle dynastie.

Mais ce n’est pas tout. La momie n’est pas encore en état d’être vendue à l’amateur. On fait alors le sarcophage ; les sarcophages se fabriquaient encore naguère assez loin du Nil, à Montrouge, près Paris.

— Alors, répond le juge, que ce récit éloignait un peu de son instruction, c’est fini, on trouve acheteur pour la momie.

— Pas encore, on envoie momie et sarcophage en Égypte ; l’un contenant l’autre reviennent alors à Paris avec l’état civil qui doit séduire l’amateur, qui retrouve même un peu de sable du désert ajouté à l’envoi… »

Le fait est-il vrai ? nous en laissons la responsabilité à M.  Elina. Un de nos amis qui vient de faire un voyage en Égypte nous dit que l’on y trouve couramment des momies au prix de 150 francs.

À ce compte là, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle, et les artistes en faux, en additionnant le prix de leur travail, le voyage d’aller et retour de la momie en Égypte, ne trouveraient pas, certainement, un prix rémunérateur. Il est vrai que le cours des momies n’est pas coté à la Bourse de Paris, mais on peut s’imaginer que les clients qui veulent se charger de ce meuble embarrassant ne doivent pas être encore très nombreux[1]

Depuis on a découvert un Musée d’une petite ville de province où il y a quelques tableaux et objets authentiques et il est question de décorer le conservateur, le maire et le garde-champêtre tant le cas paraît merveilleux.

Mais voilà qui me comble également de plaisir.

Le 13 septembre 1903, je publiais toujours à l’Ouest Républicain, une chronique sur un nouveau projet de métropolitain, où j’indiquais la nécessité d’installer le trottoir roulant souterrain.

Or voilà que le Figaro du 28 octobre 1908, moins de six semaines plus tard, constate comment les Américains se sont emparés subito-resto de mon idée. Là je puis me flatter d’avoir eu de bons élèves !

« On va installer à New-York un trottoir roulant souterrain perfectionné.

La plate-forme mobile sera divisée en trois parties glissant chacune à des vitesses différentes : les voyageurs accèderont d’abord à la première, sur laquelle ils ne feront que du trois milles à l’heure ; ils passeront ensuite, s’ils le désirent, sur la seconde, qui fera du six milles à l’heure, et sur la troisième, dont la vitesse sera du neuf milles à l’heure ; ils trouveront de confortables banquettes où ils pourront s’asseoir deux à deux.

La Compagnie qui s’est constituée pour installer ce métropolitain, dernier cri, a pour principal actionnaire, M.  Cornélius Vanderbilt. »

Ils ont suivi mot à mot mes indications ; seulement ils ont oublié le léger détail de me payer mes droits d’auteur ! Toujours les mêmes, ces Américains !

Dans le numéro du 12 mai 1901 de ce même journal je donnais le moyen de se faire 10 000 livres de rente, en élevant des chiens ; voilà que les journaux anglais du 20 au 22 janvier de cette année me répliquent :

— Votre truc est très gentil assurément, mais nous en avons encore un bien plus simple avec nos propres enfants !

« Aurait-on jamais cru qu’il fût possible de s’assurer des rentes en faisant insérer, à raison de 6 schellings, la naissance d’un fils ou d’une fille dans le Times. C’est pourtant ce qu’un correspondant du Truth, a découvert et pratiqué. Tous les trois mois, d’après cet homme étonnant, on peut sinon avoir un nouveau bébé, du moins le faire croire au monde par l’organe du Times. Le lendemain il pleut chez vous assez d’échantillons de layettes, bonneterie, lait concentré ou stérilisé, caoutchouc, farines, pâtes et autres marchandises à l’usage des tout petits, pour que vous en puissiez monter un vrai magasin. Ce sont des commerçants qui veulent se faire bien venir par ces petits cadeaux de naissance. Le produit de la vente laisse un bénéfice de mille pour cent sur le capital de six schellings engagé dans l’affaire ».

Voilà ce qui s’appelle ne pas perdre son temps ! Là les élèves ont dépassé le maître, je l’avoue et c’est encore pour moi une excellente raison de m’en montrer plus fier !

Mais voilà qui est encore plus amusant. Le 22 septembre 1991 je donnais dans le dit journal, le moyen de conquérir pratiquement le pôle par les sous-marins qui passeraient sous les glaces.

L’idée parut tellement pratique et séduisante à un groupe de savants allemands, qu’ils résolurent tout de suite de la réaliser et c’est ainsi que les journaux d’outre Rhin d’octobre et de novembre 1903 étaient remplis de commentaires sur la grande nouvelle :

« Deux allemands, les docteurs Scholl et Auschütz-Kaempfe, organisent en ce moment une expédition pour essayer de gagner le pôle Nord avec un sous-marin doté d’un appareil de télégraphie sans fil, qui se tiendra, quand il sera à la surface, en communication avec un poste de télégraphie du même système, devant être établi en un point situé entre le 78e et le 80e degré de latitude Nord.

Il y a plus de deux ans, le docteur Kaempfe avait proposé à la Société de géographie de Vienne le projet d’un bâtiment sous-marin, dont la construction fut confiée à des ingénieurs allemands de Wilhelmsafen. Si son projet de construction n’a pas été modifié, ce sous-marin pourra s’enfoncer à une grande profondeur au-dessous de la surface de la mer. Il va sans dire qu’il doit être agencé très solidement, afin de pouvoir résister à des pressions énormes.

Ce sous-marin pourra rester au-dessous de la mer pendant quinze heures et naviguer, étant immergé, avec une vitesse de trois nœuds à l’heure.

Étant donné que les blocs de glaces flottantes des régions polaires arctiques n’ont jamais plus de trois milles de diamètre, les explorateurs allemands espèrent qu’ils pourront trouver une ouverture, leur permettant de remonter à la surface pendant les quinze heures que leur sous-marin a la faculté de rester immergé. Toutefois si, contre leurs prévisions, les explorateurs ne trouvaient pas d’ouverture pendant ce laps de temps de quinze heures, ils essaîraient d’en pratiquer une à un endroit où la glace serait peu épaisse. Enfin, pour le cas où ce dernier procédé ne pourrait pas non plus réussir, on prendrait des mesures pour avoir le temps de se retirer vers la dernière ouverture quittée par le sous-marin.

Les explorateurs allemands ont choisi pour base de leur expédition le Spitzberg, qui se trouve situé à 600 milles du pôle Nord. Le sous-marin emportera 450 tonnes de pétrole. Quant à l’approvisionnement d’air, il a été calculé de manière à permettre à cinq personnes de s’y embarquer. Le docteur Kaempfe aurait prévu toutes les difficultés qu’aura à vaincre l’expédition et il a entière confiance dans sa réussite ».

Comme vous le voyez, ils ont bien résolu de suivre pas à pas toutes mes instructions et il n’y a pas de raison pour que le succès ne couronne pas leurs efforts. Avouez que j’ai le droit de me montrer fier de mes élèves et que sous leurs dehors frivoles et parisiens, mes chroniques ne sont pas si fantaisistes qu’un vain peuple pense !

Et pour finir je ne puis mieux faire que de rappeler ici ces lignes tout à fait de circonstance :

« À propos de l’orthographe et de l’étymologie de la rue Bleue, nous avons reçu un certain nombre de communications.

M.  Bleu, propriétaire ou constructeur, eût-il existé et donné son nom à cette rue, qu’il faudrait, assurent certains de nos correspondants, écrire rue Bleue, à l’exemple de tant d’autres, l’usage ayant été de donner aux rues des noms féminins ; telle la rue Coquillière, qui eut pour parrain Pierre Coquillier, sous Philippe-le-Bel ; la rue Vivienne, du nom de Louis Vivien, échevin de Paris, etc., etc.

Quant à M.  Bleu, voilà beau temps que les chroniqueurs l’ont mis… au bleu, d’accord qu’ils sont sur le nom de la rue Bleue, qui aurait pour origine la fabrique d’indigo établie par M. Story en 1802, et dont les eaux, en teignant les ruisseaux, faisaient de cette rue une véritable « rue Bleue ».

Eh bien, c’est justement parce que je serais désolé de voir mes projets, idées et découvertes passer au bleu, dans l’opinion publique, sans, au moins, en garder tout le mérite, que je viens d’écrire le présent chapitre. C’est comme un simple procès-verbal de carence ; rien de plus, rien de moins.

  1. Cette chronique publiée par l’Ouest-Républicain est du 28 février 1904 et la Réforme économique a publié le 30 octobre de la même année une note sur la baisse des cadavres que je crois intéressant de placer ici sous les yeux de mes lecteurs, sans y ajouter le moindre commentaire qui ne pourrait qu’en diminuer l’étrange saveur :

    (Voir page 304).