L’art de mirer les œufs

Les mirettes. — Poste légué de père en fils.
Aux halles.

La mode arrange et souvent dérange tout et l’on retrouve la coquine partout, même dans notre belle langue française.

C’est ainsi que petit à petit des mots populaires et parfois même populaciers — ce qui n’est point du tout la même chose — qui se sont galvaudés dans le ruisseau, finissent par trouver grâce auprès des Belles-Madames qui leur accordent droit de cité et parfois on voit le vieux faubourg condescendre, dans son snobisme, jusqu’à daigner leur donner un titre de noblesse, comme si ces mots vigoureux et solides en avaient besoin !

Mais c’est ainsi, également, que petit à petit des quantités de vieux mots, imagés et charmants, disparaissent, sinon de la langue, au moins de la circulation et c’est là ce que je déplore amèrement.

Autrefois on appelait familièrement les yeux des mirettes et je ne sais pas de vocable tout à la fois plus caressant et plus poétique.

Mire dans mes yeux, tes yeux,
Tes jolis yeux bleus.

Tout le monde à entendu ce joli refrain au siècle dernier et il semblait autrefois que ce mot de mirette fût bien le monopole des amoureux…

Aujourd’hui le verbe lui-même tend à devenir d’un usage de plus en plus rare et je veux pour un instant essayer de le tirer de l’oubli, en parlant de l’un des mille métiers ignorés de Paris.

Le mot miroir — mirrouer, comme l’on disait du temps de Rabelais, tend lui-même à disparaître et si, comme je l’ai souvent fait remarquer, notamment dans ma préface des Industries nationales, ces vocables n’étaient pas conservés, presque toujours par les différents corps de métiers, comme dans le cas présent, miroitier et miroiterie, il y a longtemps déjà, vraisemblablement, qu’ils seraient tombés dans l’oubli.

Voilà pourquoi il est grand temps de s’en occuper aujourd’hui.

Donc aux Halles, à Paris, il y a de braves gens qui ont un métier très spécial et relativement difficile, comme tous les métiers, pour être bien exercé, car il demande beaucoup d’habitude et une grande dextérité. Ce métier est exercé par les mireurs, c’est-à-dire par ceux qui mirent les œufs, qui constatent s’ils sont frais ou non.

Ça n’a l’air de rien, eh bien ça n’est pas si facile que cela ; ce n’est certainement pas très compliqué de mettre un œuf devant une chandelle autrefois, devant une bougie ou une lampe aujourd’hui, mais il faut deux conditions maîtresses : ne jamais se tromper ou à peu près et aller vite. Sans cela le jeu n’en vaudrait pas la chandelle, c’est bien le cas de le dire, et l’on ne pourrait pas conserver sa charge, car il s’agit là d’une véritable charge, comme nous allons le voir.

Je ne veux pas prétendre par là qu’il faille avoir étudié à fond les traités d’embryogénie et d’embryologie comparées d’Eckel, le célèbre disciple allemand de Darwin, c’est-à-dire du français Lamarque, pour voir s’il y a un petit poulet en formation, mais j’ose affirmer qu’il faut du coup-d’œil, de la dextérité et du flair.

Je ne veux pas faire ici un traité spécial en trois points sur l’art de mirer les œufs, laissant ce travail, aussi technique que palpitant, à l’Encyclopédie Roret ; toutefois, il est intéressant d’indiquer que cette honorable corporation qui se perd dans la nuit des temps, à Paris du moins, est absolument fermée et forme, de fait, des charges, tout comme celles des notaires, avoués, huissiers, agents de change, commissaires-priseurs, etc. et qu’il est tout aussi difficile d’être mireur aux Halles que d’acquérir une charge d’officier ministériel quelconque ; ça coûte moins cher et voilà tout !

Ça ne coûte même rien du tout, ce qui prouve que c’est infiniment plus moral, puisque le pot de vin et les aiguilles y sont inconnus.

Néanmoins, les membres de la Société des mireurs d’œufs, sont bel et bien aujourd’hui quatre-vingt-quinze aux Halles de Paris, nommés par le préfet de police, après deux examens qui sont très sérieux et qui portent, l’un sur le travail, c’est-à-dire sur l’art de mirer les œufs et l’autre sur la comptabilité.

Si donc la charge ne se vend pas, on n’arrive pas tout de go à ce poste envié, car, même après avoir été reçu à ses examens, il faut encore marquer le pas et attendre qu’il y ait une place vacante, lorsque votre tour est arrivé d’entrer dans la corporation.

Pour bien mirer les œufs, on peut se servir d’une simple bougie, voire même d’une chandelle, mais, tout comme les photographes qui ne peuvent se passer de la chambre noire, il convient de se trouver dans l’obscurité complète, au fond d’une cave, ou tout au moins de l’obtenir artificiellement en fermant tout, mais toujours absolue.

Suivant la qualité, il faut de 1 heure ½ à 2 heures pour bien mirer un millier d’œufs mauvais, tandis qu’il faut seulement la moitié, soit environ trois quarts d’heure pour mirer mille bons œufs.

Les mireurs travaillent de huit à dix heures par jour et ne travaillent que sur les œufs qui arrivent à la Halle et sont vendus par ceux que l’on appelle les mandataires.

Mais ils vont parfaitement et surtout les mirer à domicile, en se conformant, bien entendu, au tarif officiel qui est de quatre-vingt-cinq centimes le 1 000 d’œufs, bons ou mauvais.

On peut donc dire que les mireurs gagnent presque un franc à l’heure, en moyenne, gardant à leur compte les frais d’omnibus, les pertes de temps, etc.

Mettons un peu plus de 1 000 œufs à l’heure et prenons la moyenne entre 8 et 10 heures de travail, nous arriverons, en chiffres ronds et très approximatifs, bien entendu, à constater qu’un mireur examine 9 000 œufs par jour, ce qui indique pour les 95 mireurs des Halles de Paris le joli chiffre de 855 000 œufs mirés et vérifiés par jour.

Il paraît que souvent on atteint le million, en pleine saison et surtout pendant l’époque des grandes ripailles familiales, de la Noël aux Rois, en passant par le 1er janvier.

— Cet homme qui mire mit donc une heure pour vérifier ce gros tas ?

— Parfaitement, car celui qui mire adore son métier ! Du reste, celui qui mire, lit-on dans les livres, est un travailleur sérieux et courageux et celui qui mire a belle pour travailler. Les œufs ne lui manquent pas. Il ne faudrait pas lui dire : mire, ô beau lent, car on ne garderait pas un mireur empoté et lambin !

Mais en voilà assez pour faire comprendre toute l’importance de cette grande corporation des mireurs, bien inconnue, même des parisiens et pour montrer toute l’importance de son rôle social, au point de vue de l’hygiène. Sans elle, il est certain que plus d’une bonne dévote ferait gras le vendredi, en avalant un petit poulet déjà à moitié formé.

Il y a des êtres grincheux qui n’aiment pas qu’on leur pose des lapins. Les mireurs d’œufs aux Halles ne laissent pas poser de poussins à la population et, c’est à ce titre, qu’ils méritent vraiment toute notre reconnaissance.

Et quelle habitude, quelle dextérité, quel flair dans l’œil, si j’ose m’exprimer ainsi, pour exercer vite et bien ce métier qui est quelque chose comme les rayons Rœntgen appliqués à la gent des gallinacés en herbe !

Vous avez souvent entendu parler du coup d’œil de l’aigle, de celui du maître, de l’œil américain et même de celui de l’Andalouse, eh bien, tenez pour certain que tous ces coups d’œil réunis ne sont rien à côté de celui des mireurs d’œufs !

Toutes les fois que je me trouve en face d’un mireur d’œufs, je tremble comme la feuille sous son regard. J’ai une peur bleue qu’il ne voie ce que j’ai dans le coco !

S’il allait y découvrir un hanneton !

P.-S. — La corporation des mireurs d’œufs, aux Halles centrales de Paris, n’a pas encore d’école professionnelle !