Une cure d’air

La véritable attraction de l’exposition.
Un manège de chevaux de bois tout à fait roulant.
À M. Eiffel.

Monsieur, il y a onze ans, vous étiez le lion du jour, on ne parlait que de vous, vous excitiez l’envie et l’admiration de tous les ingénieurs du globe.

Eh bien, aujourd’hui, avec plus de discrétion sans doute, c’est encore kif-kif, comme disait Sarcey, qui n’était pas un bourricot !

Du coup vous vous êtes taillé une place à part entre toutes — place bien méritée — et si vous étiez mort — ce qu’à Dieu ne plaise — sur le socle immense de 300 mètres qui s’appelle la Tour Eiffel, sans doute parce que ce n’est point votre nom, on remplacerait le drapeau immense par votre statue en or massif.

Vous êtes toujours l’homme du jour parce que votre œuvre en est toujours le clou et qu’il est impossible à un parisien de vivre sans un clou ; c’est comme qui dirait la marotte du badaud.

Or, clou pour clou, marotte pour marotte, j’aime mieux votre Tour que la question Pasteur ; c’est moins enrageant !

Mais trêve de réflexions philosophiques et arrivons au but ; on peut avoir les honneurs, la rosette rouge, la gloire, voire même la popularité et ne pas dédaigner cependant le côté matériel.

On vous a cherché une foule de chicanes à propos du droit de reproduction, eh ! bien moi, je viens vous proposer une affaire simple, claire, que dis-je ? géniale et raphaëlesque par plus d’un côté et qui, de plus, vous enrichira, ainsi que le modeste soussigné, simple journaliste de son état.

Et puis, vous savez, entre nous, la Tour commence à être légèrement défraichie, malgré sa peinture neuve, dans l’esprit du public, et il est temps de lui refaire une jolie petite virginité.

Voilà de quoi il s’agit : je viens tout uniment vous demander la concession de votre dernière plate-forme — rien de politique — tout en haut, sous le drapeau pour établir à près de 300 mètres d’altitude un manège de chevaux de bois.

Vous voulez faire payer cent sous, je crois, pour monter au sommet ; vous n’aurez pas un chat. Avec ma combinaison, vous ferez payer un louis, nous partagerons et vous aurez un monde fou.

Oui, un monde fou et il n’y a pas à dire : mon bel ami, tout est prêt, j’ai prévu toutes les objections, Seulement il n’y a pas un moment à perdre pour prendre la succession des soixante-et-dix attractions, plus ou moins dans la limonade, comme dit la duchesse d’Uzès.

Le capital ? Mon rédacteur en chef, qui est absolument emballé pour cette idée, donne 37 sous, moi j’en donne 11 et un banquier qui est de nos amis, nous offre sept millions. Nous avons refusé, 300 000 francs devant nous suffire pour édifier un manège des plus cossus, avec des chevaux tout dorés, tout battant neufs.

Ne craignez rien pour votre édifice ; le manège sera fort léger, étant en aluminium damasquiné et repoussé au petit fer !

Avez-vous pensé à la magie de ce spectacle ? les belles petites, les momentanées du monde entier viendront là prendre un bain d’air, ce qui les reposera de leur Binder.

— Voyez huit ressorts, rayon des voitures, — mêlant leurs crinières fauves à celles plus sombres des quadrupèdes, toujours sages. — Et cependant ce seront bien des chevaux entiers !

C’est ébouriffant.

Ce tournoîment dans l’espace, cette promenade circulaire avec l’infini pour cadre et le ciel bleu pour plafond, mais ce sera l’extase — plus encore, — ce sera le désespoir des derviches tourneurs eux-mêmes, qui viendront du fond de l’Inde pour se payer une tournée à notre céleste manège… et mourir !

Je vous disais tout à l’heure que sans mes chevaux vous n’auriez pas un chat ; il n’en sera pas de même avec mon entreprise qui est destinée à jeter le plus vif éclat sur la capitale du monde civilisé.

Tous les matous s’y donneront rendez-vous et croyez bien que l’on y verra nombreux et pressés, les plus jolis spécimens qui existent, depuis le noir jusqu’au rouge.

En passant je vous ferai remarquer que M. de Buffon a singulièrement calomnié cet animal qui est le seul, en somme, qui soit capable de comprendre et de goûter, à première vue, les beautés des langues étrangères ?

Pendant l’Exposition, il y a précisément beaucoup d’étrangers à Paris ; votre Tour deviendrait donc fatalement la Tour de Babel sans eux et ces aimables animaux auront, à coup sûr, le plus grand succès.

Et le soir ? Parlons-en un brin du soir, lorsque la ville semblera baignée dans un flot de lumière, estompée par les lointains trompeurs et les brumes paresseuses de la Seine qui s’éloigneront comme à regret des charmes capiteux de la belle meunière, se traînant lentement sur la vague endormie et glauque…

Lorsque l’Exposition elle-même, par les chaudes soirées caniculaires d’août, sera grouillante, vivante et palpitante à nos pieds, laissant monter jusqu’à nous les parfums ensorceleurs de cent mille poitrines haletantes de femmes, piquant leur double pointe vers le ciel, pour mieux contempler notre manège…

Lorsqu’elle nous apparaîtra comme une reine des pays fabuleux, la gorge couverte des perles du plus bel Orient — les globes d’électricité nous en donneront du moins l’illusion.

Lorsque les rumeurs vagues des orchestres hongrois et des folles orgies monteront jusqu’à nous en une buée enivrante, ce sera le moment de mettre en branle notre orgue à vapeur et de faire tourner nos chevaux de bois pour éclabousser de lumière le bleu sombre et profond du firmament, car les poètes et les amoureux feront queue aux pieds de la Tour.

J’ai déjà des demandes pour soumissionner le monopole de l’enlèvement du crottin et je compte installer un jeu de bagues qui ne fonctionnera que le soir ; mais alors ça coûtera deux louis, une bagatelle, quoi.

Les anneaux, les vulgaires anneaux seront remplacés par des scarabées d’or, par les lucioles fantastiques du Mexique, par les coucouilles éblouissantes d’Haïti, dont j’ai acheté trois navires pleins, à l’avance et, tournant toujours à toute vitesse dans la douceur infinie des belles nuits d’été, les poètes croiront décrocher des étoiles et les amoureux fixeront l’insecte éclatant dans la chevelure parfumée de l’amante !…

Ceci n’est pas un rêve, M. Eiffel, cette évocation sera la réalité de demain si vous le voulez ; il ne tient qu’à vous que Paris éclabousse l’univers dans un éblouissement suprême.

Il ne tient qu’à vous de gagner des millions et de nous en faire gagner et voilà pourquoi je viens, très respectueusement, vous demander la concession d’un manège de chevaux de bois au sommet de votre Tour.

Votre futur locataire.

P. V.