Les merveilles de la science

Nouvelles applications du celluloïd. — Bouquets artificiels pour cafés-concerts. — Grandeur et décadence ; ce qu’ils deviennent.

Je me trouvais l’année dernière dans une des plus grandes villes d’Italie, un de ses grands ports de mer, si vous voulez, que je ne veux pas désigner autrement et, comme tout homme désœuvré, en ballade et qui veut résolument se reposer quelques jours parce qu’il travaille intellectuellement toute sa vie, nuit et jour, j’allais faire un tour le sou dans le grand café-concert de la ville.

J’ai dit que je voulais résolument me reposer ; je n’avais donc nulle envie d’y entendre de la bonne musique. Si même on y avait fait de la bonne musique, je n’y serais pas venu, car, ayant le malheur de l’aimer, cela m’aurait forcé à l’écouter et de la sorte je ne me serais pas procuré la cure de repos de mollusque, comme disait Victor Hugo que j’étais résolu à prendre pendant une quinzaine de jours sous le beau ciel de l’Italie.

Et puis, quoique je ne sois pas du tout chauvin et que j’aie le grand honneur d’être un des premiers vieux amis de l’Italie, je n’étais pas fâché de faire une petite étude comparative, moi-même, de visu et de auditu pour arriver à cette conclusion inéluctable et, en même temps, très flatteuse pour notre amour-propre national, que les cafés-concerts de l’étranger étaient tout à fait aussi idiots et aussi ineptes que ceux de la France…

Depuis un moment mon opinion s’est heureusement modifiée en faveur de mon pays ; nous avons inventé :

Viens, Poupoule, viens !

Et ils n’en ont pas en Angleterre, ou c’est à peine s’ils peuvent se glorifier de posséder un vieux coq !

Cependant voilà trois soirs que j’allais au grand café-concert de ce grand port de mer de la noble Italie et le directeur de l’établissement qui n’avait pas tardé à savoir mon nom et que par conséquent j’étais tout à la fois un journaliste et un homme de lettres français, ami militant de l’Italie, ne savait que faire pour m’être agréable.

Il me parlait sans cesse du buste de Victor Hugo que nous avions porté l’année précédente au Capitole, du discours que j’y avais prononcé au nom de la France et il m’entourait d’une sorte de fétichisme démonstratif qui ne laissait pas parfois de me gêner.

Il était d’ailleurs fort exubérant, comme tous les méridionaux et il me semblait toujours voir en lui Bordenave doublé de Tartarin. Il faisait bien les choses et son établissement, le plus luxueux de la ville, était véritablement monté sur un bon pied.

C’est ainsi qu’il possédait une étoile qui était l’idole de toute la ville et qui était d’autant moins filante qu’il la payait bien et qu’ensuite elle aurait pu rendre des points à notre Jeanne Bloch ! Hercule seul aurait pu l’enlever ! Mais il y a si longtemps qu’il est mort !

Donc à chaque rappel — et ils étaient nombreux, frénétiques, interminables — un de ses camarades correctement déguisé en habit noir lui offrait un superbe bouquet et, au moment le plus délirant, des gommeux du cru se démenaient désespérément dans une avant-scène, avec d’énormes bouquets à la main, jusqu’à ce qu’une ouvreuse vint les chercher pour les porter sur la scène et les remettre à la Divettina !

La soirée finie, le directeur me retint pour me présenter les artistes et m’offrir une coupe de champagne et comme les présentations terminées, nous étions restés seuls à fumer lentement un bon cigare :

— Vous aviez aujourd’hui des jeunes gens vraiment emballés dans votre avant-scène de gauche.

— Pas du tout, c’est du chiqué, comme l’on dit chez vous ; ce sont simplement des compères.

— Mais tous ces superbes bouquets doivent coûter les yeux de la tête ? Du reste c’est probablement pour ne pas les abîmer qu’on les offre toujours à la main et qu’ils ne sont pas jetés, comme en France, sur la scène ?

L’imprésario me regarda avec surprise et intérêt pour démêler si j’étais un naïf ou si je me moquais de lui et, voyant mon air de parfaite candeur, il partit d’un éclat de rire formidable qui alla ébranler tous les portants et tous les praticables de la scène, entre cour et jardin, jusqu’aux frises.

Revenu à lui, il me dit :

— Mais non, ça ne me ruine pas, c’est une petite combinaison…

— ?

— Mais oui, tels que vous les voyez, tous ces bouquets me font parfaitement une saison ; il suffit de les passer délicatement sous la pompe tous les trois ou quatre jours.

— Eh bien, elles sont rustiques vos fleurs, ici !

— Pas plus qu’ailleurs, mais mes bouquets sont simplement, en celluloïd ; c’est ce qui vous explique pourquoi nous ne pouvons pas les jeter sur la scène, ça ferait un bruit de ferraille épouvantable. Vous comprenez ?

— Parfaitement. Mais c’est génial.

— Non, c’est simplement économique et, je vous le répète, ces bouquets me font ainsi facilement toute la saison.

— Et ils vous servent même, un peu retapés, l’année suivante ?

— Jamais de la vie, j’achète de beaux bouquets neufs tous les ans ; c’est une dépense à faire, mais seulement une fois l’an.

— Alors ils sont perdus à la fin de la saison ?

— Jamais de la vie.

— Je ne comprends plus.

— C’est pourtant bien simple ; j’ai un traité avec un grand marchand de couronnes mortuaires ou funéraires et ils transforment mes pauvres bouquets de divettes en couronnes qui vont s’étaler et s’épanouir sur les plus belles tombes de notre Campo-Santo. De la sorte je ne perds rien et mes bouquets me reviennent à beaucoup meilleur marché.

— C’est tout à fait génial.

— Non, mais cette fois je vous concède que la combinaison, la petite combinazione, comme nous disons ici, est pratique, ingénieuse et économique et, sans me flatter, cher Maître, je puis ajouter qu’elle est de moi.

Je lui serrai la main en signe d’admiration et tranquillement, posément, je lui dis :

— Avez-vous entendu parler des Juifs ?

— Ce sont des gens bien forts en affaires.

— Des Levantins ?

— Ce sont des marchands de nougat quand ils ne sont pas banquiers.

— Des Génevois ?

— On affirme qu’un Génevois vaut à lui seul un juif et un levantin.

— Des Auvergnats ?

— On prétend que c’est le juif français.

— Eh bien, mon cher imprésario, je crois bien que vous les avez dégotés tous, et haut la main encore !

— Oh, cher et illustre Maître, vous voulez certainement me flatter…

Et il passa amoureusement sa main dans sa superbe barbe noire, d’un air satisfait.

Bordenave doublé de Tartarin, quoi !

C’est très modern-style !