Pour lire en bateau-mouche
Pour lire en bateau-moucheÉditions Berger-Levrault (p. 163-168).

Influence merveilleuse de la science sur l’amour

Le cinématographe et la fidélité conjugale. Le microbe de l’amour. — Comment il faudrait vacciner les Américains contre le microbe du maboulisme

La plupart des journaux viennent de publier la charmante et stupéfiante nouvelle suivante :

« Lundi soir, à la représentation cinématographique donnée dans un concert parisien, défilaient quelques scènes plaisantes du retour des courses, lorsque soudain, au moment où sur la toile apparaissait un couple étroitement enlacé, une exclamation retentit :

— Oh ! mais c’est ma femme !

Puis, un juron éclata.

Un homme se leva, traversa au galop les rangs des spectateurs et quitta l’établissement en faisant de grands gestes et en proférant des menaces.

Un quart d’heure plus tard, des cris de douleur et d’effroi mettaient en émoi les locataires d’une maison de la rue des Écluses-Saint-Martin.

C’était le « spectateur », M. Jérôme G…, employé de commerce, qui rouait de coups son infidèle épouse.

À grand’peine, des voisins vinrent dégager la pauvre femme, qui était couverte de blessures, et la conduisirent à hôpital Lariboisière, où elle fut admise d’urgence.

Quand au mari jaloux et brutal, M.  Guilleux, commissaire de police, l’a envoyé au Dépôt ».

Ô science merveilleuse, ô progrès incomparable, ô découvertes magiques, ô inventions sublimes, voilà bien de vos coups.

Et maintenant quand elles iront se promener dans des fêtes publiques où dans la foule au bras d’un particulier qui ne sera pas en même temps leur légitime époux, les petites femmes sentimentales et romanesques feront bien de se méfier et de ne plus sortir qu’avec un loup sur le nez, ce qui, par ce temps de grandes chaleurs, n’est pas agréable, évidemment. Mais elles l’ont vu déjà !

Donc, le lendemain, le pauvre mari honteux, confus, et d’autant plus furieux de gémir au Dépôt, que la légendaire paille humide lui faisait complètement défaut et qu’il ne comprenait pas, comme étant l’offensé, ce n’était pas sa femme et son sigisbée que l’on avait envoyés au Dépôt à sa place.

De nature simple, ce pauvre Jérôme, sans être Paturot, venait de trouver une position sociale, celle de mari trompé et évidemment il se creusait la cervelle pour comprendre sans y parvenir.

— Comment, c’est ma femme qui me trompe, me déshonore, et c’est moi qui suis flanqué en prison pour lui avoir administré une petite correction qu’elle n’avait cependant pas volée ! En vérité, je n’y comprends plus rien du tout ; et je crois bien que les gendarmes, la police et la magistrature sont d’accord pour protéger le vice, la débauche et tous les débordements de la femme et même de la Loire.

Il en était là de ses réflexions plutôt amères, lorsque le gardien lui demanda s’il voulait lui donner de l’argent pour se faire apporter à déjeuner du dehors, comme Mme  Humbert et le Prince Gamelle, ce qui ne pouvait que le flatter fortement et chatouiller agréablement son amour bien nettoyé, puisqu’il était propre ; et ayant glissé dans la main de son cerbère une jolie petite pièce supplémentaire, il obtint qu’il lui apportât également une gazette.

Comme il se précipitait en même temps sur le fricot et sur le journal pour voir si l’on était déjà informé de son malheur, tout à coup ses yeux tombèrent sur la curieuse note suivante qui, du moins je le pense pour l’intelligence de mes lecteurs, n’a pas besoin de commentaires qui ne pourraient qu’en affaiblir la haute portée :

« Un Américain, le docteur Cotton, vient de découvrir un nouveau bacille. C’est dans les fibres du cerveau que son télescope est allé le chercher, bien que l’action néfaste de cet infiniment petit s’exerce sur tout l’organisme.

Ce bacille en effet est celui de l’amour. Car l’amour est considéré par ce bon docteur comme une des formes de la folie. En quoi peut-être n’a-t-il pas tout à fait tort.

Il a tort un peu tout de même, car il croit avoir tout à fait raison et ne veut entreprendre rien moins que de guérir tous ses contemporains de ce funeste mal.

Le voici donc qui annonce un bon sérum anti-amoureux en préparation. Et, comme il ne doute point de le trouver avant peu, il invite déjà tous ceux qui redoutent les tristes effets de la passion à se confier à lui.

Donc plus de drames à craindre désormais, plus d’amour, partant plus de… fausses joies. Mais S’il arivait par hasard que le public fût récalcitrant et qu’il se constituât quelque ligue contre ce vaccin d’un genre nouveau ? Décréterait-on de l’imposer à tous ceux qui arrivent à la caserne par exemple, comme on fit du vaccin contre la variole ?

Encore un cas de conscience que vont créer les progrès de la science ! »

Toujours grâce aux progrès de la science et surtout de l’électricité il a pu se faire inoculer le merveilleux vaccin par la télégraphie sans fil et aujourd’hui tranquille comme Baptiste qui viendrait de se faire rebaptiser pour la onzième fois, il se moque comme de l’an quarante de reconnaître sa femme à l’avenir dans tous les cinématographes du monde.

Ce que c’est beau tout de même la science, et comme cet homme après des tribulations passagères va tout de même être heureux, grâce à elle !

Cependant je voulais avoir des explications complémentaires sur la fameuse invention du docteur américain ; je lui écrivis que je croyais que, bien avant lui, d’autres personnes avaient vraiment trouvé le remède contre l’amour, suivant d’ailleurs en cela, les lois qui leur étaient fournies par la nature même.

— C’est vrai, me répondit-il, vous avez raison, mais le procédé un peu trop brutal répugne vraiment au monde moderne et seules les fameuses coquettes du grand monde #obstinent à y recourir, sans se douter que pour elles neuf fois sur dix cela équivaut à un arrêt de mort. Je laisse de côté la chapelle Sixtine !

Voilà pourquoi je vaccine ceux qui redoutent le microbe de l’amour avec une injection de nénuphar, ce qui réussit toujours admirablement, vous pouvez n’en croire, étant donné surtout l’état de quasi suggestion et l’inconcevable degré de naïveté et de crédulité des malades, surtout de ceux-là.

Docteur, vous avez raison.

N’est-ce pas, seulement vous comprenez bien que je n’indique ni mon truc, ni mon procédé, c’est trop simple, tandis que j’ai considéré comme une trouvaille épatante et lumineuse, si j’ose m’exprimer ainsi, le microbe de l’amour.

N’existe bien en effet, mais aucun savant n’ignore qu’il n’est pas placé là et qu’il porte un autre nom. Mais à quoi bon instruire le public, surtout dans nos pays neufs, quand un peu de merveilleux lui suffit.

Voilà ce que m’a dit le bon docteur avec une naïveté, un lyrisme, qui m’ont complètement désarmé ; cependant pour moi qui connais bien l’Amérique et l’esprit baroque, ignorant, fumiste et poseur, tout à la fois, des Yankees, je crois que le vaccin le plus urgent et le plus utile que l’on puisse trouver, inventer et leur appliquer aujourd’hui, c’est le vaccin contre le maboulisme, maladie curieuse, vieille comme le monde, mais qui change de nom de temps en temps et qui fait des ravages terribles aux États-Unis, surtout parmi mes honorables confrères ès-journalisme.

Pauvres gens, ils sont bien malades pour la plupart ; et plaignez-les sincèrement.