Pour lire en ballonÉditions Berger-Levrault.

Préface


Les personnes qui me feront l’honneur de lire ce troisième volume de mes nouvelles philosophiques, comprendront dès les premières lignes — du moins je l’espère — pourquoi je l’ai intitulé : Pour lire en Ballon, nouvelles sentimentales.

En effet, le volume dans ses deux grandes divisions : Nos frères inférieurs et les Maladies pour rire, est rempli d’un sentiment de pitié pour la bête et pour le malade, pour celui qui est faible et pour celui qui souffre.

Les esprits chagrins continûront à m’objecter que la forme est bien légère, le ton bien badin pour des nouvelles qui ont la prétention d’être philosophiques. Je répondrai simplement pour la millième fois à ces puritains aussi pédants que rigides que je suis partisan de la fameuse maxime latine : Castigat ridendo mores, et que, de plus, il y a aussi un autre vieux proverbe français qui ne manque pas de bon sens et qui affirme que l’on ne prend pas les mouches avec du vinaigre, ce qui veut dire clairement que si l’on veut faire entrer quelques idées sérieuses dans la tête des foules, il faut, pour arriver à vulgariser ces idées, savoir les présenter sous une forme attrayante.

N’étant pas pharmacien, je ne saurais point dorer la pilule, mais enfin je tiens à la rendre la moins amère possible.

Y ai-je toujours réussi ? c’est au public de bien vouloir me répondre.

D’autres bons apôtres continûront sans doute également à m’accuser du crime abominable de panthéisme.

J’ai déjà expliqué à maintes reprises qu’il y avait des panthéistes voyants tout en Dieu et d’autres voyant Dieu en tout. La première des conditions serait, donc, j’imagine, de croire en Dieu ; or, sur ce terrain, je pense comme l’école d’anthropologie de Paris : tant que l’on ne m’aura pas fourni des moyens d’investigation scientifique pour m’occuper du monde métaphysique — si tant est qu’il existe — je ne perds pas mon temps à discuter et je me réserve.

Je m’efforce simplement de rester toujours un partisan résolu et respectueux de la science, dans la mesure de mes faibles moyens, et si je ne suis pas panthéiste — ce qui serait une absurdité et un non sens — si je pense que l’âme n’est vraisemblablement que la résultante des fonctions et la manifestation de la vie, je crois fermement, par exemple, que les animaux, nos frères inférieurs, ont une parcelle plus ou moins grande de cette âme, de cette intelligence, de ce fluide universel, comme il vous plaira d’appeler ce que nous considérons comme l’intelligence. Sur ce point, je me sépare de Colins très résolument, car je me refuse à ne voir que des horloges remontées dans les animaux.

Enfin d’autres braves gens m’ont encore accusé de raconter des histoires de l’autre monde, inventées, invraisemblables, folles, irréalisables, que sais-je !

Serais-je donc toujours forcé de redire que mes nouvelles — à de rares exceptions près — reposent toutes sur l’observation la plus rigoureuse ou ont été vécues. La folle du logis, quoique puissent dire les mauvaises langues, me rend rarement visite. Et, que viendrait-elle faire chez un économiste et un colonial qui n’abandonne jamais la méthode expérimentale, alors même qu’il se délasse en écrivant les dites nouvelles philosophiques.

Mais tout vient à point à qui sait attendre et, comme j’ai encore quatre volumes de nouvelles à publier, j’espère bien arriver à convaincre mes lecteurs que le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur !

Et je l’ai déjà dit et il me serait facile de Le prouver encore une fois ici par plus de cinquante pages de faits, de citations et de preuves : toutes les nouvelles de mes deux premiers volumes Pour lire en Automobile et Pour lire en Bateau-Mouche, six mois, un an, deux ans plus tard, se sont trouvées réalisées par des histoires similaires dans le domaine de la vie courante.

Ainsi j’ai raconté comment j’avais retrouvé en Amérique des perroquets qui parlaient une langue morte dont ils étaient les derniers dépositaires, et le Petit Journal, qui généralement ne passe pas pour le moniteur des fumistes, a dit également fort sérieusement lui-même :

Un perroquet fameux dans les sciences et qui, s’il avait été transporté en Europe, aurait pu occuper une chaire spéciale, avec gros traitement, dans une académie quelconque comme professeur de langue morte et rare, c’est le perroquet que vit M. de Humboldt dans l’Amérique du Sud. Cet animal, resté seul être vivant lors de la destruction totale d’une peuplade sauvage, où il avait été élevé, parlait naturellement sa langue, une langue désormais disparue. On en reconstitua les mots principaux — d’après lui ! C’est très gravement que l’illustre explorateur raconte le fait de ce perroquet, seul professeur d’une langue abolie, et la professant à l’usage des savants. Tableau !

J’ai raconté également dans mon volume précédent, comment de braves gens s’étaient suicidés en avalant une cartouche de dynamite qu’ils avaient fait éclater à l’aide d’un courant électrique, or, voilà que je coupe longtemps après la curieuse information suivante dans l’Aurore :

On affirme que c’est une histoire vraie. Elle est tout au moins vraisemblable. Et comme on ajoute qu’elle s’est passée à Middlebury, dans l’État de Vermont — en Amérique, parbleu ! — il y aurait quelque injurieuse défiance à ne pas la rapporter telle qu’on nous la transmet.

Des Italiens étaient venus construire une usine. Une vache d’aventure s’intéressa à leurs travaux. Comme ils usaient de la dynamite, la pauvre bête, en tondant le sol de sa langue, avala, par mégarde une cartouche. Ce fut le signal d’une panique.

Abandonnant sur l’heure pelles et pioches, les travailleurs s’enfuirent à l’écart, persuadés que la vache allait faire explosion sous leurs yeux. Mais elle demeura seulement immobile, l’air plus ahurie que souffrante.

Le bruit se répandit de l’incident. À distance respectueuse, toute la population de Middlebury vint se masser, pour contempler de loin l’explosion, chacun craignant d’être blessé par quelque éclat de corne ou de fémur. La vache fit quelque pas, mais la catastrophe imminente ne se produisit pas.

La bête chargée commença à brouter ; parfois elle se léchait les flancs. Tout à coup, il y eut un cri d’angoisse. La vache pliait le rein et fléchissait comme font les bêtes pour se coucher. Le choc du sol allait évidemment faire détoner le pétard. En deux pesantes secousses la bête s’assit ; et elle se prit à considérer fixement l’horizon.

On ne savait que faire. La nuit se passa dans les pires angoisses. La vache qui, au crépuscule, étonnée d’être laissée aux champs, s’était décidée à rentrer seule, avait trouvé la porte de son étable fermée. Elle erra dans la ville, semant l’épouvante. On lui jetait des pierres, qui la faisaient fuir au petit galop, nouveau sujet d’effroi. Le danger écarté, on n’osait pas se rendormir. Toute la nuit, l’oreille au guet, on attendit la décharge…

Le jour parut, l’on tint conseil. On décida de mener la vache anarchiste dans un pré lointain et clos. Quatre courageux citoyens se dévouèrent ; ils s’approchèrent de cette mine vivante, lui passèrent une corde au cou et, prudemment, la menèrent à l’enclos, puis s’en revinrent, rapides, et sans oser tourner la tête…

La vache vécut du jeudi au samedi : la terreur se calmait ; on parlait de la ramener. Le samedi matin, elle se coucha sur le flanc et mourut. Mais c’était de faim.

Très symbolique, cette histoire, n’est-ce pas ? La Fontaine en eût fait sans doute une assez jolie fable. Je le répète, je pourrais citer ainsi une preuve vivante pour chacune de mes nouvelles ; et si j’insiste ainsi sur ce point particulier de mon œuvre, c’est afin de bien lui laisser tout son parfum d’authenticité.

Ce n’est pas moi qui, le premier, ait dit : le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable ! Et qu’importe si j’habille mes nouvelles des trames légères de la fantaisie, des dentelles de l’imagination et si je m’efforce de les parer des gemmes de l’esprit, si le fond est vrai !

Voilà ce que je voulais dire ou plutôt redire encore une fois simplement ; car enfin il n’est pas absolument nécessaire d’être morose pour être sérieux et puis, la vie est assez courte pour que l’on éprouve parfois le besoin, au milieu des plus graves préoccupations et des travaux les plus importants, de se délasser un peu l’esprit.

En écrivant ces sept volumes de nouvelles philosophiques, j’ai toujours essayé de me souvenir que le champagne était pour nous un vin vraiment national, y ai-je réussi ? Et si l’esprit ne pétille pas toujours, du moins mes aimables lectrices auront-elles la charité de me laisser croire qu’elles ont retrouvé un peu de la mousse du vieux vin gaulois aux marges de ce livre.

Je voudrais l’espérer, sans oser le croire !

Paul VIBERT.