Pour lire en automobile/Comment on devient fou/01

Comment on devient fou

I

L’imbroglio de l’heure. — Théâtres et chemin de fer. — Pourquoi il y a tant d’aliénés dans les asiles spéciaux. — Le remède radical.

Je veux conter aujourd’hui la terrible histoire d’un pauvre garçon de mes amis qui a été interné la semaine dernière, c’est-à-dire enterré vivant dans une maison de fous, ce qui est cent fois plus triste que la mort brutale, pour de bon.

N’ayant jamais guère quitté sa province qui était dans la partie médiane de la France, ses études terminées et se trouvant orphelin, à la tête d’une assez jolie fortune, il résolut de venir se fixer à Paris pour y suivre les cours de l’École des hautes études diplomatiques et poursuivre ses recherches dans les bibliothèques sur l’inventeur du moule à macaroni qui serait un auvergnat et pas du tout un Italien.

Il voyait là, avec juste raison, un but patriotique à atteindre et il comptait passer quatre ou cinq ans à Paris, pour atteindre en même temps et attendre la trentaine et songer à se marier.

Sa première visite fut pour moi et il me vit en train d’écrire mon quatre-vingt et onzième article pour prouver à mes contemporains têtus que le vingtième siècle commençait le 1er janvier, à minuit, le dix-neuvième expirant au 31 décembre 1899, et non pas du tout le 1er janvier 1901, comme le prétendent un tas de crétins poseurs, sans savoir pourquoi.

Après m’avoir lu il s’écria :

— Mais c’est évident ce que tu dis là.

— C’est évident… évidemment, n’empêche qu’il faut bien l’écrire pour le démontrer à une masse de gens qui nient la lumière du jour.

Et il me quitta rêveur ; le lendemain il vint me voir en sortant de l’Institut, où il avait entendu une longue et assommante dissertation, mal lue, avec un fort accent allemand ou alsacien sur les aberrations de la notion du temps, au moyen-âge, dans la cervelle des moines qui se figuraient pouvoir en arrêter la marche par des sortilèges et des incantations… il était tellement rêveur que son état commençait à m inquiéter.

Je cherchais à réagir et il me dit lui-même :

— Heureusement que l’on n’est pas si bête aujourd’hui.

— Qui sait !

Et je vis que cette exclamation si naturelle de ma part lui avait fait mal, je lui offris un quart de Londrès — mes moyens ne me permettant pas de lui en offrir un demi — et il sortit en me disant qu’il comptait passer son après-midi du lendemain au Théâtre-Français à la représentation du malade imaginaire ou la joie des médecins, pièce bien connue du répertoire.

Le surlendemain, qui était un lundi, il entra chez moi en coup de vent et me dit :

— Mon cher, une découverte curieuse : chez moi la matinée finit à midi, d’accord avec le dictionnaire. Ici les matinées durent jusqu’à sept heures du soir, et c’est ainsi que tous les dimanches, tous les jeudis il y a des matinées dans les théâtres et je suis invité à des matinées dans le monde. Comme c’est amusant.

— Mais oui, fis-je machinalement, et je restai trois mois sans avoir de ses nouvelles.

Un beau jour il m’écrivit :

— Viens me voir, je suis couché, avec un bon coup d’épée dans les côtes, j’étais invité par des amis à déjeuner, je suis arrivé à quatre heures, on m’a fait grise mine, on buvait des bocks, après le café, en m’attendant. J’ai fait observer timidement que jusqu’à sept heures du soir la matinée n’était pas encore écoulée. Le mari, un colonel, m’a dit que je me moquais d’eux, il a fallu aller sur le terrain, mais oui ou non la matinée dure-t-elle jusqu’à sept heures du soir ? je suis très perplexe.

Je volai chez lui, le soignai et le consolai de mon mieux et lui fis comprendre qu’il ne fallait pas confondre la matinée des théâtres avec la matinée astronomique.

À quelque temps de là il fut obligé de retourner plusieurs fois de suite dans son pays, voir sa mère malade et comme il disait à un employé du chemin de fer :

— Je ne voudrais pas partir dans la matinée, mais seulement le soir ; l’employé lui répondit :

— Parfaitement, nous avons votre affaire à une heure 45 du soir.

Il arriva tranquillement à la gare en sortant de passer la soirée chez un ami, il n’y avait pas de train. Il attrapa les employés qui le jetèrent à la porte et comme il venait me réveiller à trois heures du matin pour me demander mon avis sur le cas qu’il ne comprenait plus, car pour lui le soir commençait à six heures.

— Non, lui dis-je, pour les chemins de fer le soir commence à midi, en plein jour, tu vois qu’il ne faut pas confondre l’heure des chemins de fer avec l’heure astronomique…

— Ni avec celle des théâtre, répliqua-t-il amèrement, et il sortit, triste jusqu’à la mort, pour prendre son train.

Quand il arriva, sa mère était morte et après l’avoir enterrée, les hommes de la loi le convoquèrent pour entendre lire le testament maternel, qui, d’ailleurs, lui laissait toute sa fortune, pour deux heures de relevée !

Deux heures de relevée ? Est-ce le matin, l’après-midi, ou le soir ? Oui, mais est-ce le matin comme l’entendent les théâtres, le soir comme l’entendent les chemins de fer, ou l’après-midi comme l’entend tout le monde, ou ne serait-ce pas encore autre chose.

Et il poussa un éclat de rire strident et terrible qui fit tressaillir le tabellion et ses clercs et il s’écria :

— C’est clair — pas de notaire — les moines du moyen-âge avaient raison, chaque jour les théâtres arrêtent la marche du soleil, mais les chemins de fer lui donnent le coup de pouce, dès midi !

Il était fou, irrémédiablement fou et voilà comment j’ai dû conduire la semaine dernière mon pauvre ami dans un asile spécial.

La voilà donc enfin trouvée la raison pour laquelle il y a tant de fous dans les asiles d’aliénés. Y a-t-il un remède radical à cet état de choses lamentable ?

— Il y en a deux :

1° Convoquer tous les théâtres et toutes les compagnies de chemins de fer pour savoir si l’après-midi continue à être l’après-midi, ou si elle doit devenir la matinée pour le bon plaisir des premiers ou le soir pour la joie des secondes. Du reste on pourrait s’entendre facilement et avoir la matinée une et la matinée bis pour les théâtres ; de même la soirée une pour les chemins de fer et la soirée bis pour tout le monde.

Enfin, comme il est bien certain, en telle occurrence, que ce sont les théâtres et les chemins de fer qui sont les seuls coupables, avec leur manie baroque de diviser le temps, les forcer à entretenir à leurs frais les asiles d’aliénés. Ça allégerait d’autant le budget.

Enfin on forcerait les officiers ministériels à leur payer, aux pauvres fous, des friandises tous les dimanches et jours fériés pour leur apprendre à avoir encore compliqué la question avec leurs heures de relevée ! — relevée de quoi S.V.P. ? D’autant plus que c’est ça qui a fait déborder le vase, pardon, la cervelle de mon pauvre ami !