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Bureau de placement philanthropique et matrimonial

L’amour éclairant les jeunes aveugles. — Agence de placement matrimoniale — Un joli motif de pendule

Je finissais dernièrement de déjeûner lorsqu’un de mes vieux amis qui a la veine de posséder une excellente santé et cent mille francs de rentes — ce qui n’est pas bête — plus un excellent cœur — ce qui est idiot au point de vue pratique — tombait chez moi en coup de vent.

Bientôt le dialogue suivant s’établissait entre nous deux.

— Mon cher, je viens t’exposer une idée philanthropique que je crois épatante ; aussi sans même attendre ton avis, j’ai déjà lancé les circulaires et je l’ai déjà mise sur pieds.

Tu vas voir…

— Prends toujours cette tasse de café et allume ce cigare ; je t’écoute :

— Parfaitement. Je connais tes idées personnelles, tu as l’horreur des bureaux de placement, n’est-ce pas ?

— Absolument, ce sont des boîtes infâmes, qui exploitent le pauvre monde et je voudrais partout et toujours, dans toutes les villes et dans tout les corps de métiers les voir remplacer par les corps de métiers eux mêmes, par les syndicats qui placeraient gratuitement et honnêtement leurs membres et même tous ceux qui appartiendraient au corps de métier, sans faire partie du Syndicat. Voilà mon opinion.

— C’est parfait, mais tu as encore, si je ne m’abuse, une sainte horreur des agences matrimoniales…

— Je te crois ; là nous sommes en face de l’escroquerie pure et simple, sous toutes ses faces morales ou plutôt immorales, car neuf fois sur dix, le sujet n’existe même pas, ou celui que l’on vous présente n’est qu’un figurant, loué à l’heure ou à la course et le bon garçon en est pour l’argent qu’il est assez naïf de se laisser extorquer par la fallacieuse promesse d’une jeune personne avec tache et forte dot.

Du reste, en l’espèce, le volé n’est pas plus intéressant que le voleur et toutes les fois que je lis une de ces histoires abracadabrantes qui vient de se dérouler devant les tribunaux, il me semble que j’assiste à un drame joué au Palais-Royal.

— Je te remercie. Eh bien ! écoute-moi avec attention, et scandant ses paroles lentement.

— Je fonde un bureau de placement qui sera, en même temps, une agence matrimoniale.

Je ne le laissais pas achever et bondissant, je lui dis :

— Tu es fou.

— Non.

— Alors tu te moques de moi.

— Pas davantage.

— Mais c’est idiot et monstrueux…

— Ni l’un ni l’autre, mais de grâce, écoute-moi cinq minutes.

— Que va dire ta pauvre mère, quelle chute, quel déshonneur…

— M’écouteras-tu, fit-il, avec autorité et bientôt, plus calmes tous deux, il poursuivait en ces termes :

— Mon projet est pourtant bien simple et si ce n’était pas moi qui l’ai inventé, créé, conçu, mis sur pieds, caressé avec amour comme un enfant, je me permettrais de le traiter de sublime.

Tu sais qu’autrefois, pendant longues années, nous allions tous les deux à peu près tous les soirs dans le monde…

— Ne remontes pas au déluge, je t’en prie, ça me fais souvenir que nous vieillissons…

— C’est juste ; toujours est-il que tu n’as pas été sans remarquer, surtout toi tant épris de la Beauté.

— Tu me flattes.

— Te tairas-tu ? sans remarquer combien il y avait de jeunes filles parfaitement honnêtes, bonnes, bien élevées, jouant gentiment les Cloches du monastère, possédant même une certaine dot, et cependant coiffant sainte Catherine, parce qu’elles étaient horriblement laides, laides comme il n’est point permis de l’être.

Personne ne voulait solder, pour son compte, ces vieux rossignols…

— Tu es cruel.

— Je suis un observateur impartial, tout simplement, et ces pauvres créatures en étaient réduites à se confire en bigoterie et à terminer leur vie dans le commerce monotone et stérile de leur chat et de leur perroquet !

— Le tableau est fidèle.

— N’est-ce pas ? Et cependant ces jeunes filles avaient des trésors de bonté, de dévoûment et d’amour au fond du cœur. Mais tout cela devait rester en friche comme un champ où la charrue féconde n’a jamais passé, qui n’a jamais été arrosé par la rosée bienfaisante du matin.

— Oh ! tais-toi, ou je vais pleurer, je sens que je commence à m’attendrir.

— Blague toujours… mais suis bien ma démonstration, je vais avoir terminé. Or, pendant que ces pauvres filles sont montées en graines, pendant que ces tristes fleurs dessèchent sur pieds, il y a, de par le monde, des milliers d’aveugles qui ne connaîtront jamais les joies de la famille, parce qu’ils ne trouvent pas à se marier, parce qu’aucune mère ne veut leur confier leur fille.

Et cependant combien souffrent leur cœur, aussi à ceux-là, à ces pauvres déshérités de la nature, trompés, avec défense d’y voir, comme de simples pachydermes.

Toutes les fois que j’assiste, dans une église, à un mariage en musique et que j’entends l’orgue exécuter pendant la messe, tout un poème sublime d’amour et de désespoir, pour quiconque sait comprendre la musique, je ne me trompe pas, c’est qu’il est tenu par un organiste célibataire… et aveugle !

— Tu es un fou.

-— Non, mon cher, j’observe et je comprends et surtout je compatis aux douleurs de mes semblables, à leurs désespoirs cachés.

— Brave cœur, fis-je, sincèrement ému.

— Eh bien, tu le vois, la voilà, mon œuvre tout entière, resplendissante de philanthropie et de charité attendrie, tu comprends ?

— Pas du tout.

— Mais si. Je fonde un bureau de placement, doublé d’une agence matrimoniale, t’ai-je dit. Dans ce bureau de placement je ne reçois et n’inscris que les demoiselles fort laides qui désirent se marier, aussi bien que les aveugles du sexe fort et Je les marie entre eux.

Un aveugle n’a pas besoin que sa femme soit belle, mais simplement qu’elle soit bonne et dévouée et de la sorte j’arrive à caser réciproquement toutes les filles laides et tous les pauvres aveugles et à faire leur bonheur.

Exceptionnellement, lorsque le cas se présentera, je marîrai aussi les jeunes filles aveugles avec tous les hommes estropiés, difformes ou informes qui seront encore bien heureux de retrouver un peu d’indulgence pour leur infirmité dans le regard éteint de leur femme.

Eh bien ! mon projet est-il assez humanitaire, mon brave incrédule ?

L’Amour éclairant les jeunes Aveugles, hein, quel beau sujet de pendule, siècle dernier ?

— C’est vrai et tu es un brave cœur ; non seulement tu vas faire une grande œuvre de solidarité humaine, exquise et pleine de poésie attendrissante, mais encore tu as trouvé le moyen paradoxal de créer un bureau de placement honnête et une agence matrimoniale sérieuse, c’est un comble.

— Mais j’y pense, ça va te coûter cher.

— Non, je suis riche et je puis supporter les frais d’un simple appartement de réception, d’un domestique et d’un comptable.

— Fonde cela en actions, j’en prends cent, ce sera une bonne… action. Ça fera cent une.

— Non, je veux jalousement garder pour moi tout le mal et tout l’honneur de mon idée ; seulement comme je t’aime beaucoup, je te promets que tu seras le parrain du premier enfant du premier couple d’une demoiselle laide avec un aveugle que j’aurai unis et réunis de la sorte, si les familles ne s’y opposent pas. Ça te portera bonheur…

Accepté. Et je lui serrai la main avec une émotion non feinte. Ça ne fait rien, quel joli motif de pendule ! mais mon ami me l’avait déjà fait remarquer, et certainement mes aimables lectrices, quoique très émues et encore plus touchées, ne l’ont pas oublié. Je m’arrête !


FIN