Pour le troisième centenaire de la naissance de Descartes

Pour le troisième centenaire de la naissance de Descartes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 160-163).
POESIE

POUR LE TROISIEME CENTENAIRE DE LA NAISSANCE
DE
DESCARTES



Fier du loisir conquis, son salaire et sa gloire,
L’homme osa détourner son regard des sillons,
Et, s’enivrant d’abord de science illusoire,
Il courut, l’âme ouverte, au-devant des rayons !

Dupé par les couleurs dont l’Etre se décore,
Du conseil de Socrate, hélas ! vite oublieux,
Au monde intérieur qu’il dédaignait encore,
Crédule, il préférait le monde offert aux yeux.

Les contours le leurraient, car la forme s’altère,
Et la main n’y perçoit que le vide ou qu’un mur ;
Il sentait dans les sons soupirer un mystère.
Tous les signaux des sens ne sont qu’un chiffre obscur.

Leur témoignage ondoie, et leur félon service,
Loin d’éclairer, voilait l’assuré fondement
Où pourra la pensée asseoir son édifice,
Tour de bronze où le Vrai veille éternellement.

Quelle étrange odyssée avait longtemps fournie
La raison confiante en ces traîtres appuis,
Quand, douteur par prudence et croyant par génie,
Descartes proclama : « Je pense, donc je suis ! »



Sa foi mâle a sauvé les penseurs du naufrage.
Jouet d’une tourmente aux confuses clameurs,
Sans gouvernail, en proie au ténébreux orage,
Leur galère sombrait, veuve de ses rameurs.

L’équipage anxieux flottait sur des épaves ;
Quel salut espérer de l’abîme inclément ?
Or voici qu’un jeune homme, étonnant les plus braves,
Nu, dans le gouffre noir plonge résolument.

Il remonte. La mer l’assaille et le menace ;
Elle soulève et tord sur lui son vert linceul,
Il la domine, il nage ; et son regard tenace
Couve le port lointain qu’il a découvert seul.

C’est un roc peu visible, à peine s’il émerge.
Il est rebelle au soc, ignoré des oiseaux ;
De toute approche encore il est demeuré vierge,
Point gris sur le désert tumultueux des eaux ;

Mais solide refuge, inviolable asile,
Le pied trahi par l’onde y pose raffermi,
Et l’œil qui, pour tout voir, des champs bornés s’exile,
Peut, libre et sans barrière, y sonder l’infini.



Cet îlot solitaire, oublié dans l’espace,
Mais stable, et des penseurs perdus espoir dernier,
Témoin persévérant que pénètre et dépasse
Quelque chose d’immense impossible à nier,

Descartes, c’est ton être, où point ta conscience
Qui le nomme à lui-même et l’impose à ta foi.
Tu dis, forçant le doute à fonder la croyance :
« Puis-je douter sans être ? Il me faut croire en moi. »

Fort d’un titre avéré tu fouilles ton domaine,
Et voilà que tu sens au mur de ton cerveau
Heurter un visiteur plus grand que l’âme humaine,
Un muet formidable, étrangement nouveau.

D’où vient-il ? — Aussitôt d’inébranlables suites
Surgissent par degrés de ton premier aveu,
Et ces marches d’airain sur le granit construites
Escaladent le ciel du fond de l’âme à Dieu !

Les fronts ont salué, tous, du portique au temple,
Dans l’angoisse levés ou posés sur l’autel,
La preuve, désormais plus profonde et plus ample,
D’un soupirail ouvert sur le monde éternel.



Mais, si haute, pourtant, que soit sa destinée.
L’homme est terrestre encore, ô Descartes ! chez lui
La Vérité jalouse est rarement innée ;
Combien souvent l’a-t-elle ou fait attendre ou fui !

Il caresse l’erreur que son rêve imagine.
Toi-même, tes esprits, qui te servaient si bien.
Ne t’ont pas moins leurré que la froide machine
Qui supplantait, ingrat, le bon cœur de ton chien.

Mais le rêve est parfois d’une audace féconde,
Et, méconnu, renaît trempé par ses revers,
Vois rebondir plus prompt et, renouant sa ronde,
Tourbillonner l’atome, appui de l’Univers !

Je t’envie humblement le merveilleux poème
Où, pour douer l’esprit d’un infaillible essor,
L’Algèbre, les yeux clos, transposant le problème,
Aux secrets de l’espace ajuste sa clé d’or,

Le rêve est l’inventeur ! et c’est être poète
Qu’apparier le songe et la création !
Tu rôdes, mais la roche où ton ongle s’arrête
Conserve à tout jamais la marque du lion !



Ainsi, toujours en marche, a gravi ta pensée
Du plus intime val au faîte universel.
Elle erre quelquefois mais n’est pas distancée,
Car elle étreint ensemble et la terre et le ciel.

Ton aile est ton ouvrage et l’audace l’anime :
Nouvel Icare, au vol désormais haut et sûr,
Icare du savoir, dans ta quête sublime
Ton regard vise au loin la clarté non l’azur.

Amphion du langage, à des pierres confuses
Tu fis dresser un ferme et pur entablement :
Laisse donc aujourd’hui le chœur entier des Muses
Te rajeunir le front de leur baiser charmant !

Honneur à toi ! La foule aveuglément heureuse,
Initiée à peine aux cultes qu’elle rend,
S’abreuve au bord des puits que le savoir lui creuse,
Apprenons-lui pourquoi ton nom qu’elle aime est grand !

Pour t’offrir une gloire à jamais sans rivale
Demain nous bâtirons, avec tous tes écrits,
Par les mains de la France une arche triomphale
Où passera l’armée auguste des esprits !


SULLY PHUDHOMME.