Pour le sixième Centenaire de Dante - Dante et Mahomet

Pour le sixième Centenaire de Dante - Dante et Mahomet
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 556-579).
POUR LE SIXIÈME CENTENAIRE DE DANTE

DANTE ET MAHOMET

M. Miguel Asin Palacios, reçu le 26 juin 1919 à la Real Academia Española, lut à ses collègues un discours intitulé La Escatologia Musulmane, en la Divina Comedia, qui ne compte pas moins de trois cent cinquante-trois pages grand in-octavo[1]. Autant dire que ce discours est un livre considérable ; et il l’est dans tous les sens, car il nous expose clairement et sans longueur, simplement’ et sans effet oratoire, une des découvertes les plus curieuses de l’érudition contemporaine.

Pendant longtemps, la Divine Comédie fut considérée, selon l’expression d’Ozanam, comme un monument solitaire au milieu des déserts du Moyen Age. Le premier qui pensa trouver des modèles lointains de l’Enfer et du Paradis dans la vision du moine Alberic, l’abbé Cancellieri, souleva contre lui les admirateurs de l’Altissime poète, indignés à l’idée que Dante aurait pu imiter un obscur moine du XIIe siècle. Mais les travaux critiques de Labitte, d’Ozanam, de Graf, d’Ancona, finiront par persuader à ces dévots qu’un grand poète n’est point diminué pour avoir puisé chez ses prédécesseurs et qu’il y a une manière d’imiter qui vaut la création. Ils admirent donc que Dante avait eu des modèles chrétiens, comme il avait eu des modèles classiques. Aujourd’hui, M. Miguel Asin leur impose une nouvelle épreuve. A côté de ces sources poétiques reconnues de la Divine Comédie, il nous en découvre une qu’on avait bien soupçonnée avant lui[2], mais que personne n’avait précisée et approfondie comme lui et qui serait peut-être la plus importante : la source musulmane. Mahomet a inspiré Dante. L’imagination des sectateurs du Prophète l’a précédé dans son prodigieux voyage ut lui en a préparé les étapes. Virgile et lui ont souvent marché sur les traces des Abenarabi et des Abulala.

Avant de montrer comment M. Asin fut amené à sa découverte, il est bon, je crois, de le présenter lui-même. M. Miguel Asin Palacios est né à Saragosse en 1871. Ce fut à l’Université de cette ville qu’il passa sa licence ès-lettres en même temps qu’il faisait ses études ecclésiastiques au séminaire. Il y connut le professeur de littérature arabe, M. Julian Ribera, et l’enseignement de ce maître admirable l’orienta décidément vers l’histoire de la philosophie et de la théologie hispano-musulmanes. Docteur ès-lettres en 1896 et, l’année suivante, docteur en théologie, il obtint aussitôt une chaire à la Faculté de philosophie scolastique du séminaire de Saragosse, qu’un bref du Saint-Siège a élevé au rang d’Université pontificale. En 1903, à la suite d’un brillant concours, on lui offrit la chaire de langue arabe à l’Université de Madrid. En 1914, il entrait à l’Académie des Sciences morales et politiques et, en 1919, à la Real Academia. Dès ses premiers pas, ce jeune prêtre s’était imposé à l’admiration du monde savant. Voici plus de vingt ans qu’il poursuit sans relâche des études qui tendent à remettre en lumière les doctrines des penseurs musulmans de l’Espagne et à marquer leurs relations intimes avec celles des occidentaux ; puis à expliquer par ces doctrines la première renaissance de la scolastique au XIIIe siècle ; enfin, à prouver les origines chrétiennes de la mystique musulmane. C’est ainsi qu’il a fait successivement revivre Algazel, un des auteurs éminents de l’Islamisme, qui n’était connu que par des fragments et qui a tant influé sur l’Europe chrétienne du Moyen Age ; — Abenmasarra dont les manuscrits étaient perdus et dont il a patiemment reconstitué le système morcelé et enfoui chez ses disciples et ses contradicteurs ; — et ce merveilleux Abenarabi, le Murcien, que l’Europe ignorait presque entièrement et qui continue d’agir au cœur de l’Islam. C’est ainsi qu’il a repris, après Renan, la question de l’Averroïsme et qu’il a montré tout ce que saint Thomas d’Aquin devait à Averroès.

Je ne cite que ses principaux travaux ; mais cela suffit pour que nous accueillions la nouvelle thèse de ce grand arabisant avec toute l’attention que sa méthode et son talent exigent. Elle s’offre à nous sous la double garantie de la Science et de l’Eglise.


Or, M. Asin, étudiant les doctrines néoplatoniciennes et mystiques du philosophe musulman Abenmasarra, s’aperçut qu’elles s’étaient infiltrées dans la scolastique chrétienne et qu’elles avaient été adoptées non seulement par les docteurs de l’Ecole franciscaine ou préthomiste, mais par Dante, que tous les historiens qualifiaient de thomiste et d’aristotélicien ; et, comme il en suivait la filiation chez un autre grand penseur musulman, Abenarabi, il fut frappé de trouver dans son œuvre le récit d’une ascension allégorique qui ressemblait singulièrement à l’ascension de Dante et de Béatrice à travers les sphères du Paradis. A la regarder de près, cette allégorie ne lui parut être que l’adaptation de la fameuse ascension de Mahomet jusqu’au trône de Dieu, qui fut précédée de son voyage nocturne dans les régions infernales. Alors il compara méthodiquement la légende musulmane et le poème dantesque, et il se convainquit que l’architecture de la Divine Comédie était en grande partie l’œuvre d’un architecte musulman.

Mais le poète chrétien et les théologiens arabes n’avaient-ils pas eu un modèle commun dans les légendes chrétiennes antérieures ? L’étude de ces légendes lui réservait une autre surprise. Jusqu’au XIe siècle, ces légendes, que ceux qui les avaient étudiées considéraient comme une lente élaboration de la foi unie à la science théologique des moines et à l’invention des trouvères et des jongleurs, étaient pauvres, puériles, avec des descriptions topographiques très vagues et une représentation de la vie future très basse. D’Ancona constate qu’elles n’ont pu servir de modèle à Dante. Brusquement, à partir du XIe siècle, d’autres légendes apparaissent plus précises, plus complètes, plus systématiques dans la distribution des peines et des récompenses, et révélant une culture plus raffinée. D’Ancona y voit déjà des ébauches du poème dantesque. Mais d’où viennent-elles ? Graf, qui n’a laissé que la littérature islamique en dehors de ses investigations, avoue son ignorance. Et la littérature islamique est la seule qui les explique. La plupart des légendes chrétiennes, comme la Vision de Tundal, celle de saint Patrice, de saint Paul, du moine Albéric, plaçaient les Justes dans un lieu qui n’est pas le ciel théologique et où ils attendent le jour du Jugement dernier. Or, depuis le Ve siècle, l’Eglise les admettait immédiatement à la vision béatifique et jugeait hérétique la doctrine opposée. Mais l’Islam supposait toujours que les âmes des Justes, de la mort à la résurrection, résidaient dans des lieux de délices dont la félicité ne pouvait encore se comparer à la gloire éternelle. La description de ces lieux de délices s’accorde avec les épisodes des légendes chrétiennes. Y a-t-il un témoignage plus évident, se demande M. Asin, de leur origine extra-catholique ? Aussi est-il naturel que l’Eglise ne les ait jamais approuvées. En les répudiant, elle semble avoir deviné, sous le voile, de leur poésie, une dogmatique contraire au Credo occidental.

Cette preuve ne me persuade pas absolument. Les auteurs de légendes ne se soucient pas toujours de l’orthodoxie de leurs fictions, et, depuis la thèse de Gaston Paris sur l’origine orientale des Fabliaux réfutée par M. Bédier, je me sens incliné au scepticisme. Mais enfin admettons qu’avant la Divine Comédie les conceptions poétiques de la vie d’outre-tombe, issues du christianisme, aient subi la contagion de la littérature islamique, et que Dante qui s’en inspirait (en y apportant toutefois les précautions d’un savant théologien), se fût fait à son insu le tributaire de l’Islam : ce n’est pas cela qui est intéressant. La Divine Comédie renferme d’autres éléments qu’on ne rencontre que dans les légendes, arabes et qui semblent tels que Dante ne pouvait ignorer d’où il les tirait.

La légende de l’Ascension de Mahomet et de son voyage nocturne est née d’un court et, obscur passage du Coran que voici : « Louange à Celui qui a transporté, pendant la nuit, son serviteur du temple sacré de la Mecque au temple éloigné de Jérusalem, dont nous avons béni l’enceinte, pour lui faire voir nos miracles. » Cette mystérieuse allusion excita la curiosité et l’imagination musulmanes, et un livre entier ne suffirait pas à contenir l’étude des légendes qui en sortirent. Leur première forme est très simple. Mahomet raconte à ses disciples que, dans son sommeil, un homme se présenta à lui, le prit par la main, le conduisit au pied d’une montagne abrupte et lui dit qu’il devait la gravir jusqu’au sommet. Chemin faisant, il rencontre d’horribles supplices : les châtiments des pécheurs. Puis il arrive à un endroit où dorment tranquillement à l’ombre ceux qui moururent dans la foi de l’Islam ; et leurs fils jouent et se promènent à travers un jardin de délices. Plus haut, des hommes lui apparaissent tout blancs et très beaux, qui exhalent un parfum exquis : ce sont les amis de Dieu, les martyrs et les saints. Mahomet reconnaît parmi eux son fidèle Zéid et deux de ses amis qui tombèrent sur le champ de bataille. Enfin, levant les yeux vers le ciel, il aperçoit le trône de Dieu, Abraham, Moïse et Jésus. Tel est l’embryon de la légende qui va bientôt se développer et dont les développements préciseront la topographie du voyage, 3n varieront les épisodes, multiplieront les supplices infernaux et les visions paradisiaques, amplifieront les horreurs et les éblouissements. Elle sera complète et fortement établie au IXe siècle.

Les mystiques et les philosophes s’en emparent et en font des transpositions symboliques dont les dernières et les plus parfaites sont celles du prince de la mystique hispano-musulmane, le Murcien Abenarabi. Vingt ou vingt-cinq ans avant la naissance de Dante, il nous en laisse deux : l’une, le Livre du Voyage nocturne, encore inédite ; l’autre, dans son grand ouvrage, les Révélations de la Mecque. Il imagine l’ascension d’un théologien et d’un philosophe de sphère en sphère jusqu’à celle de Saturne. A chaque étape, chacun d’eux rencontre le guide et le maître qui lui convient : dans le premier ciel, Adam et l’Esprit de la Lune ; dans le second, Jésus avec Jean-Baptiste et Mercure ; dans le troisième, le patriarche Joseph et Vénus ; dans le quatrième, Enoch et le Soleil ; dans le cinquième, Aaron et Mars ; dans le sixième, Moïse et Jupiter ; dans le septième, Abraham et Saturne. Le philosophe, guidé par la raison naturelle, ne peut monter plus haut. Le théologien, lui, traverse les sphères des étoiles fixes et des constellations et parvient jusqu’au trône de Dieu. La musique des sphères célestes le ravit en extase. Il s’élève au séjour de la Matière corporelle universelle, de la Nature universelle, de l’Ame universelle et de l’Intellect. De là, il pénètre dans le sein de la Matière spirituelle et approfondit le mystère des perfections divines sans arriver à connaître son essence. Puis il redescend vers la terre. Le philosophe se porte à sa rencontre et se fait musulman pour pouvoir monter jusqu’aux régions inaccessibles à la seule raison. Abenarabi avait ainsi montré que l’Ascension du Prophète prêtait à la poésie allégorique et permettait d’exposer d’une façon plus saisissante l’encyclopédie de tout un peuple.

D’autres écrivains musulmans avaient déjà senti qu’elle ne prêtait pas moins à la satire. Au XIe siècle, Abulala, que ses biographes nomment le philosophe des poètes et le poète des philosophes, dans sa Rivala, en avait donné une adaptation où il malmenait doucement les moralistes trop sévères qui damnaient les poètes pour cause d’impiété ou de libertinage et où il mêlait la critique théologique à la critique littéraire. Son voyageur n’était plus un prophète ni un mystique, mais un pauvre homme imparfait et pécheur comme lui (et comme Dante) ; et les personnages qu’il interrogeait sur sa route n’étaient plus des saints ni des prophètes, mais, hommes ou femmes, de pauvres êtres comme lui (et comme Dante).

Fondée sur un verset mystérieux du Coran, une légende s’était donc développée avec tous les épisodes d’un voyage à l’Enfer et d’une ascension au Paradis ; et cette légende était répandue dans l’Islam, au moins depuis le IXe siècle. La minutieuse analyse des différentes formes qu’elle a revêtues chez les traditionnalistes, les mystiques et les philosophes accuse entre elle et le poème dantesque des analogies extraordinaires. Les deux voyages commencent la nuit au sortir d’un profond sommeil. « Je ne sais redire au juste, écrit Dante, comment j’entrai dans cette forêt tant j’étais empli de sommeil au moment où j’abandonnai le vrai sentier[3]. » Un lion et un loup barrent le chemin du pèlerin d’Abulala comme la panthère, la louve et le lion barrent celui de Dante. Le rôle de Virgile est joué, dans le voyage de Mahomet, par Gabriel qui se présente à lui sur l’ordre de Dieu et, dans le voyage d’Abulala, par Jaitaor, le plus grand des génies. Les mêmes tumultes, les mêmes rafales de feu, les mêmes gémissements annoncent l’Enfer musulman comme l’Enfer chrétien, et, à la porte de l’un et l’autre, des gardiens également irrités et féroces arrêtent les voyageurs. Un démon poursuit Mahomet avec un tison enflammé, comme un démon noir, dans le huitième cercle, court sur Dante les ailes ouvertes, le pied léger, et armé d’un harpon. Les serpents qui torturent les tyrans, les tuteurs sans conscience et les usuriers de l’Enfer musulman lient les mains, ceignent les reins, mordent les épaules des voleurs de l’Enfer chrétien. Le tourbillon qui emporte éternellement les adultères du cercle dantesque ressemble à ces flammes qui sortaient comme de la gueule d’un four et où Mahomet vit s’agiter des hommes et des femmes : ils montaient et descendaient selon que l’ardeur du feu augmentait ou diminuait ; et ce rythme incessant s’accentuait de leurs lamentations. Lorsque Dante pénètre dans la ville infernale de Dité, il aperçoit, « de chaque main, » une vaste campagne, un immense cimetière où les tombeaux, séparés par des flammes, se convertissent en fils de feu. Tous les couvercles sont soulevés, et il s’en échappe de durs gémissements. Mais Mahomet avait aperçu des plages où déferlait un océan de flammes et où des milliers de cercueils incandescents formaient une ville ardente. Les usuriers musulmans, comme les tyrans dantesques, nagent à perdre haleine dans un lac de sang, vers une rive d’où les chassent les démons en leur jetant des pierres brûlantes. Au huitième cercle de l’Enfer, les alchimistes et falsificateurs Griffolino d’Arezzo et Capocchio de Sienne grattent furieusement avec leurs ongles la lèpre qui les recouvre et dont les croûtes tombent autour d’eux comme des écailles de poisson : c’est le supplice des calomniateurs dans l’Enfer musulman.

Sur les pentes du Purgatoire, Dante voit en songe une vieille femme bègue, aux yeux louches, aux pieds tors, aux mains tronquées, au teint blafard ; mais son blême visage se colore des couleurs de l’amour et elle se met à chanter à voix de sirène : « Celui qui s’attarde avec moi rarement s’éloigne, tant je le charme. » Aussitôt une Dame apparut sainte et empressée, qui saisit la vieille et, lui déchirant sa robe, la montra toute nue, et la puanteur qui sortait d’elle réveilla Dante. Mahomet, lui, vit une femme qui cachait les flétrissures de l’âge sous de splendides ornements et qui, par la séduction de ses paroles et de ses manières, essayait de l’attirer à elle. Et Gabriel lui expliquera, comme Dante à Virgile, que cette vieille femme n’est qu’une allégorie des péchés du monde.

Mahomet et Dante se purifient trois fois avant d’entrer au Paradis. Sous les ombrages du jardin délicieux, le voyageur d’Abulala rencontre une belle jeune fille que Dieu lui a envoyée. Elle lui fait le plus gentil accueil, se promène avec lui par les vertes prairies célestes et lui chante de très douces chansons que le poète Imrulcaïs composa pour sa bien-aimée. Et tout à coup, sur les bords d’un fleuve tranquille, la bien-aimée du poète elle-même s’avance au milieu d’un cortège de houris dont son éclat divin fait pâlir la beauté. De même, lorsque Virgile, Stace et Dante sont arrivés au haut de la montagne du Purgatoire et pénètrent dans le Paradis terrestre, Dante aperçoit sur les bords du Léthé une Dame, Mathilde, qui s’en allait toute seule, chantant et choisissant les plus belles fleurs. Elle lui fit la grâce de lever ses yeux et l’accueillit avec de douces paroles. Et tous deux cheminèrent, chacun le long d’une des rives du fleuve. « J’accordai mon pas à son petit pas. » Et tout à coup, dans un char triomphal, précédée d’un cortège mystique de jeunes dames et de vieillards, Béatrice descendit du ciel.

La peinture du ciel dans quelques rédactions de la légende musulmane offre le même caractère de spiritualité, de couleur, d’harmonie, de lumière, qui a immortalisé le paradis dantesque. Les épisodes et les visions y sont quelquefois presque identiques. Le même escalier monte, chez Mahomet, de Jérusalem, au sommet des cieux et, chez Dante, du ciel de Saturne à la dernière sphère. Dante le gravit en moins de temps qu’on ne retire son doigt de la flamme, et Mahomet dans le temps qu’il faut pour ouvrir et fermer les yeux. Comme le voyageur musulman, Dante rencontre Adam et lui demande quelle langue il parlait au Paradis terrestre. Sur le seuil de la huitième sphère, saint Pierre, ou plutôt la lueur qui est saint Pierre, dit à Dante : « Explique-toi, bon chrétien : quelle est ta foi ? » De même, dans les adaptations allégoriques de la légende musulmane, l’âme bienheureuse est interrogée sur sa foi à l’entrée du Paradis. Dante voit dans le ciel de Jupiter un aigle formé par des myriades d’âmes saintes resplendissantes de lumière. « Chacune d’elles paraissait un petit rubis où un rayon de soleil eût brillé si brillant qu’il se fût reflété dans mes yeux. » Mahomet, lui, a vu un ange gigantesque en forme de coq qui, comme l’aigle de Dante, remuait les ailes en chantant des hymnes. Et il voit aussi d’autres anges dont chacun représente un amalgame infini de visages et d’ailes. Il suffit de fondre ces deux visions pour obtenir le monstre angélique de la Divine Comédie. A la dernière étape de l’ascension dantesque, Béatrice cède sa place à saint Bernard. A la dernière étape de l’ascension musulmane, Gabriel s’efface, et le Prophète est élevé jusqu’à Dieu sur une couronne lumineuse. Les deux voyageurs, le chrétien et le musulman, éprouvent les mêmes éblouissements et la même impuissance à les traduire. Mahomet dira : « Je vis une chose si grande que la langue ne peut l’expliquer ni l’imagination la concevoir. Ma vue fut éblouie au point que je crus devenir aveugle. Je fermai les yeux par une inspiration divine et, quand je les eus fermés, Dieu m’octroya une vue nouvelle dans mon cœur. Avec les yeux spirituels, je pus contempler ce qu’auparavant j’avais souhaité de voir avec les yeux du corps, et je vis une lumière éblouissante. Mais il ne m’est pas permis d’en décrire la majesté… » Lorsque les mains divines se posent sur ses épaules, Mahomet ressent au plus intime de lui-même une émotion très douce, un frisson de délices qui efface comme par enchantement le trouble et la crainte dont il était possédé. Et il finit par tomber dans la stupeur extatique. « A cet instant, dit-il, je pensai que tous les êtres du ciel et de la terre étaient morts, car je n’entendais plus la voix des anges et je ne voyais plus rien, contemplant mon Seigneur… » Et Dante dira : « Dès cet instant, ma vue fut au-dessus de mes paroles qui cèdent à une telle vision, et la mémoire cède à un tel excès… — Je crois, d’après la blessure que je reçus du vif rayon, que j’aurais été aveuglé si mes yeux ne s’en étaient détournés… Désormais, ma parole sera plus impuissante à rendre ce dont je me souviens que l’enfant qui mouille encore sa langue à la mamelle… »

A tous ces rapprochements, qui sont au moins curieux, il faut ajouter que Dante, comme Abenarabi, a fait de son voyage un symbole de la vie morale. Il en ressort que l’homme a été mis sur la terre pour mériter la félicité suprême qui consiste dans la vision béatifique, et qu’il ne peut l’atteindre qu’avec le secours de la théologie, mais qu’il peut l’atteindre sans être un prophète ni un saint. M. Asin remarquera encore que l’ascension allégorique d’Abenarabi et le poème dantesque sont écrits dans le même style abstrus, énigmatique, que Lamartine appelait assez heureusement des chants d’hiéroglyphes. Reconnaissons qu’il nous est souvent arrivé, — imprudemment peut-être, — de conclure à l’imitation sur de plus faibles témoignages.


Mais il y a mieux. Ce n’est pas seulement dans la légende de Mahomet et dans les légendes qui en dérivent que M. Asin a cherché et cru trouver des sources de la Divine Comédie : c’est dans les conceptions de la théologie musulmane que sa double érudition lui permettait de confronter avec la théologie chrétienne. Toutes les deux affirment quatre états de l’âme après la mort. Du côté, musulman, Algazel les a exposés et précisés. Le premier est la condamnation éternelle : c’est l’Enfer chrétien. Le second est le salut éternel : c’est le Ciel chrétien. Les deux états intermédiaires sont le Purgatoire et les Limbes. Mais le Purgatoire islamique diffère du chrétien en ce que tous les pécheurs peuvent y aller s’ils ont seulement conservé la foi, alors que dans le Purgatoire chrétien n’entrent que les coupables de péchés véniels ou ceux dont les péchés mortels ont été absous et non expiés. Enfin les Limbes s’ouvrent aux âmes qui n’ont ni servi ni offensé Dieu : les fous, les imbéciles, les enfants des Infidèles, les adultes morts avant que l’Islam les ait atteints. Ne nous étonnons pas de cette similitude dans le plan de la vie future chrétienne et musulmane, puisque l’Islam, selon le mot de saint Jean Damascène, qui vivait au VIIe siècle et qui le connaissait en perfection, n’est qu’une hérésie chrétienne où l’on nie la Trinité et la Divinité de Jésus.

Reprenons maintenant l’itinéraire de Dante. Lorsqu’il a traversé l’Achéron, le premier cercle qu’il visite est celui des Limbes. Il s’y mêle aux grands poètes et aux sages qui vécurent avant le Christ ou qui ne reçurent pas le baptême. Leurs ombres « aux yeux lents et graves » habitent, au milieu d’un éternel crépuscule ou même d’un hémisphère de ténèbres, « un lieu ouvert, lumineux, élevé, » et elles se promènent sur des prairies de fraîche verdure dans l’enceinte d’une noble citadelle sept fois encerclée de hautes murailles et qui a sept portes. Les Enfers virgiliens ont pu ici inspirer Dante ; mais aucune description chrétienne ne lui fournissait un modèle de ces Limbes. Le dogme catholique est sur ce point de la plus discrète et de la plus prudente sobriété. Il n’en est pas de même dans l’Islam où les théologiens ont accepté et respecté les mythes et les légendes. Le Coran nomme cette zone, qui sépare les bienheureux des réprouvés, El Aaraf, qui signifie la partie supérieure du voile, par extension la limite entre deux choses. Le mot limbus signifie en latin : bordure de vêtement, bande. Mais il n’a pris le sens de demeures d’outre-tombe qu’au XIIIe siècle, alors qu’El Aaraf avait déjà ce sens du temps de Mahomet. Les tableaux que nous font les traditions musulmanes d’El Aaraf sont très variés. Tantôt c’est une vallée riche en arbres fruitiers et baignée d’eaux vives, tantôt un val profond entre deux montagnes, tantôt une enceinte de hautes murailles. Quand on songe aux sept portes de l’Enfer islamique il semble que Dante ait voulu fondre dans sa peinture et cet Enfer et cette vallée souriante, pour mieux symboliser la nature hybride des Limbes. Il les peuple comme ceux de l’Islam ; et leurs habitants, suspendus entre deux régions, ne souffrent, comme ceux de l’Islam, que du désir.

Dante ne trouvait pas plus le modèle de son Enfer dans les légendes chrétiennes qu’il n’y avait trouvé celui de ses Limbes. Ni la Bible, ni les Evangiles, ni les Pères ne s’étaient préoccupés d’en déterminer la figure. Mais, si le Coran ne dit rien de sa topographie, les traditions musulmanes le représentent tel que Dante l’a vu, sous Jérusalem, en forme d’entonnoir avec des cercles concentriques et chaque étage habité par une certaine catégorie de damnés. Dans son grand ouvrage Les Révélations de la Mecque, Abenarabi a consacré de longs chapitres à la description de cet Enfer qu’il avait illustrée de dessins exactement pareils à ceux des éditeurs de Dante. Les ressemblances de détail sont nombreuses et impressionnantes. Dante et Virgile marchent toujours dans la direction de gauche, jamais vers la droite. Si c’est une allégorie comme l’ont cru plusieurs commentateurs, elle vient des Mystiques arabes et en particulier d’Abenarabi, qui prétendent qu’il n’y a pas de droite pour les habitants de l’Enfer de même qu’au ciel il n’y a pas de gauche. Les Sodomites subissent un châtiment tiré de l’Enfer islamique. Nus sous une pluie de feu, ils sont condamnés à tourner sans cesse comme des gladiateurs dans le cirque romain. Dante reconnaît parmi eux son maître Brunetto Latini ; il l’accompagne et, tout en marchant, il se lamente de voir en pareille compagnie « la chère et bonne image paternelle du maître qui, dans le monde, lui enseignait comment l’homme s’éternise. » Or tout un groupe de traditions musulmanes se rapporte au supplice des savants qui n’ont pas conformé leur conduite à leur enseignement. « Lancés dans l’Enfer, dit le texte arabe, ils seront forcés de tourner continuellement comme l’âne autour d’une meule. Quelques-uns de leurs disciples qui les connurent sur la terre les verront du haut du ciel ou dans l’Enfer même, et ils leur demanderont en les accompagnant dans leur marche circulaire : « Qu’est-ce qui vous a conduits ici, vous de qui nous avons tout appris ? » Ou encore : « Pourquoi êtes-vous en Enfer, quand nous ne sommes entrés au ciel que grâce à vos enseignements ? » Serait-ce par hasard ce texte musulman qui aurait inspiré à Dante l’ingrate idée de marquer d’une peine infamante et immortelle l’homme dont il reconnaît en même temps qu’il lui a dû de beaux et nobles conseils ? Je n’ai jamais compris l’épisode de Brunetto Latini et, soit dit en passant, je comprends encore moins les commentateurs qui noient « la pensée touchante » que Dante donne à son maître et ami !

Je n’énnoèrerai pas toutes les analogies que M. Asin relève et dont quelques-unes sont pourtant bien intéressantes, comme celle du supplice des devins qui semble emprunté du Coran : ils marchent la tête à l’envers et leurs larmes coulent le long de leur épine dorsale : « Vous qui avez reçu les Écritures, dit le Coran, croyez en celui que Dieu a fait descendre du ciel pour confirmer vos textes sacrés, avant que nous effacions les traits des visages et que nous ne les tournions vers le côté opposé. » Mais nous ne pouvons quitter l’Enfer sans nous arrêter au cercle le plus profond, où Dante rencontre des réprouvés d’une taille gigantesque, coupables de rébellion envers Dieu : Nemrod, Ephialte, Briarée, Antée.

D’après les livres religieux musulmans, les habitants du dernier étage infernal auraient des dimensions démesurées, probablement pour offrir plus de matière aux supplices ; et la théologie islamique considère Nemrod comme un des prototypes de l’orgueil satanique : elle le relègue au même séjour qu’Iblis, son Lucifer. Ces monstres mesurent quarante-deux brasses ; et un commentateur de la Divine Comédie au XVIe siècle, Landino, dont je n’ai pas besoin de dire qu’il ignorait les textes arabes, d’après des calculs fondés sur le texte de Dante fixait a quarante-deux brasses la taille de son Nemrod. Ephialte est lié « le bras droit derrière et l’autre devant, » de la même façon que les géants islamiques sont enchaînés à Iblis. Quant à l’énorme Lucifer, Dante l’a incrusté dans la glace jusqu’à mi-corps, au fin fond de l’Enfer. Sa tête a trois faces ; sous chacune d’elles sortent deux ailes plus vastes que les plus vastes voiles marines, sans plumes, pareilles aux ailes des chauves-souris ; « et il les agite si fort que les trois vents qu’elles font congèlent tout le Cocyle. » Dante terrifié enlace Virgile par le cou, et tous deux, accrochés aux côtés velues du monstre, descendent de touffe de poils en touffe de poils entre l’épaisse fourrure et la couche de glace. Ils atteignent ainsi l’hémisphère austral ; mais, avant de quitter l’abîme, Dante lève les yeux et voit que les jambes du roi infernal se dressent dans le vide sans soutien. Virgile lui explique que Lucifer, précipité du ciel, a donné de la tête sur cet hémisphère, l’a traversé et est resté au centre de la terre, comme cloué. Les études les plus complètes de la démonologie dantesque n’ont trouvé aucune origine à cette étonnante imagination, et l’on a considéré qu’elle n’appartenait qu’à Dante. Mais voici ce que nous révèle la littérature théologique de l’Islam : Iblis est au plus profond de l’Enfer puisque la profondeur où gît le damné correspond à la gravité de sa faute. Iblis endure le supplice du froid puisque, pour un génie né du feu, il n’y a pire châtiment que le froid glacial. Les trois faces du Lucifer dantesque nous rappellent que la multiplicité des figures est la marque physique dont est châtiée la traîtrise dans l’Enfer musulman. Le texte de saint Luc : « Je voyais Satan tomber comme la foudre du haut du ciel, » peut nous expliquer l’invention de Dante. Mais, en plus de sept passages, le Coran, sans d’ailleurs en préciser les détails, insiste sur cette chute d’Iblis. En somme, le Lucifer islamique a été précipité par Dieu du ciel sur la terre. Malgré tout, il est un ange et, comme ange, il doit porter des ailes ; le péché a fait de sa beauté une monstrueuse hideur ; et il a l’apparence tantôt d’une bête polycéphale dont les bouches broient les pécheurs, tantôt d’un monstre qui tient à la fois de l’autruche et de l’homme.

Le Purgatoire de Dante est une montagne divisée en sept régions où les âmes montent de l’une à l’autre à mesure qu’elles se purifient. La théologie chrétienne, la tradition ecclésiastique ne lui fournissaient aucune indication. « Jusqu’au XVe siècle, cent ans environ après la Divine Comédie, nous dit M. Asin, l’existence du Purgatoire n’était pas encore un dogme en tant qu’état spécial des âmes soumises à une expiation temporaire. » Aucun concile ne l’avait défini ni décrit. L’Église même jugeait que ces descriptions n’intéressaient point la foi : elle en eût volontiers détourné les fidèles. Seuls, quelques écrivains antérieurs à Dante, Hugues de Saint-Victor, saint Thomas, insinuent quelques hypothèses qui ne concordent pas avec la vision dantesque. Mais l’Islam enseignait dans son Credo le dogme du Purgatoire et abondait en légendes. Il le peint comme un lieu contigu à l’Enfer, et séparé, extérieur à la terre, alors que l’Enfer est intérieur. « Il y a deux géhennes, dit une tradition musulmane, l’une qu’on appelle intérieure, l’autre extérieure. De la première nul ne sort. La seconde est un lieu où Dieu châtie les pécheurs le temps qu’il lui plait. Puis il permet aux anges, aux prophètes et aux saints d’intercéder en leur faveur. Alors ils sont conduits sur la rive d’un fleuve du Paradis qui est appelé le fleuve de la vie. Arrosés de ses eaux, ils renaissent comme de la graine dans le fumier… Au ciel on les désigne encore du stigmate d’Infernaux, jusqu’à ce qu’ils prient Dieu de le leur enlever ; et Dieu ordonne qu’on le leur efface. En échange, on écrit sur leur front ces mots : « Libérés par Dieu. » Rappelons-nous maintenant les stigmates des péchés effacés sur le front de Dante et ses ablutions dans les deux fleuves du Paradis ; et, sans nous attarder à d’autres rapprochements, entrons avec lui dans le jardin de délices où se prépare le cortège triomphal de Béatrice.

Son Paradis terrestre ne diffère pas très sensiblement de celui des légendes chrétiennes : mais personne avant lui n’avait eu l’idée de le situer au sommet du Purgatoire. Les Arabes supposaient que la montagne dont il couronnait la cime était le pic de Ceylan, où Adam a laissé sur le roc la trace de son pied. Ce qui est beaucoup plus étrange dans le poème dantesque, c’est l’apparition de Béatrice. Jamais aucun des précurseurs chrétiens de Dante n’eût pu concevoir que l’épisode culminant d’un voyage d’outre-tombe fût la rencontre du voyageur avec sa fiancée morte avant lui. Cette imagination était inconciliable avec l’horreur de l’amour sexuel que manifeste toute la littérature religieuse du Moyen Age. Et Dante se rendait si bien compte de cette nouveauté qu’il l’annonçait à la fin de sa Vie nouvelle : « J’espère dire de ma Dame ce qui n’a encore été dit d’aucune autre. » Assurément la glorification de Béatrice se ressent des belles théories de la poésie amoureuse et chevaleresque (et peut-être aussi du romantisme musulman dont l’influence sur le dolce stil nuevo n’a pas encore été étudiée). Assurément nos trouvères de Provence ont allumé quelques-uns des flambeaux et ont tressé quelques-unes des couronnes qui mènent sa pompe nuptiale ; et, comme le fait justement observer. M. Asin, il y a là un mélange de mysticisme et de sensualité qui répond à ce que nous savons du caractère de Dante. Mais ce qu’il faut dire, c’est que les traditions islamiques et mystiques nous parlent constamment d’une fiancée qui attend au ciel son amant, qui des hauteurs célestes suit avec anxiété les péripéties de sa vie morale, qui inspire ses songes, qui l’aide à surmonter les tentations, qui lui reproche ses fautes et de l’avoir quelquefois oubliée dans d’autres amours terrestres, et qui, enfin, vient à sa rencontre comme une amie fidèle de son âme, comme une rédemptrice.

Parmi ces légendes, la plus intéressante que nous cite M. Asin, date du Xe siècle. « L’ange Riduan, le conducteur des âmes, mène le bienheureux vers le sanctuaire où sa fiancée l’attend. Elle l’accueille avec ces paroles : « O ami de Dieu, comme il y a longtemps que je soupirais après toi ! Loué soit le Seigneur qui nous a réunis ! Dieu m’a créée pour toi et a gravé ton nom dans mon cœur. Lorsque dans le monde tu servais Dieu et que tu priais et jeûnais jour et nuit, Dieu ordonnait à ton ange Riduan de m’emporter sur ses ailes, afin que, des hauteurs célestes, je pusse contempler tes bonnes actions. L’amour que j’avais pour toi me faisait me pencher du haut du ciel et, à ton insu, contempler tes œuvres. Quand tu faisais oraison dans l’ombre de la nuit, je me réjouissais et je te disais : « Sers et tu seras servi. Sème et tu récolteras. Celui qui s’efforce finit par trouver. Celui qui perd son temps se repent ensuite. Dieu a déjà élevé ton degré de gloire parce que les vertus sont agréables à ses yeux ; il nous unira au ciel lorsque tu auras vécu sur la terre une longue vie consacrée au service divin. Mais si tu tombais dans la négligence ou la tiédeur, je m’attristais. » Songez à Béatrice qui souffre de voir Dante en péril et sur le point de compromettre avec son salut éternel leur éternelle union, et qui descend de son trône de félicité pour supplier Virgile de guider les pas de son amant vers le sentier de la pénitence. Songez aux reproches qu’elle lui adresse dès qu’elle le rencontre : « Quelque temps je le soutins par ma présence, et, lui montrant mes yeux de jeune fille, je le menais à ma suite, tourné du bon côté. — Mais à peine fus-je sur le seuil de mon deuxième âge et changeai-je de vie, il s’éloigna de moi et se donna à d’autres. — Quand je me fus élevée de la chair à l’esprit et que ma beauté et ma vertu s’en furent accrues, je lui fus moins chère et moins plaisante… — Il tomba si bas que tous les moyens pour le sauver étaient désormais insuffisants, sinon de lui montrer les races perdues. — Pour cela je visitai le seuil des morts, et à celui qui l’a mené jusqu’ici, j’adressai en pleurant mes prières… »

Mais comment peut-on assimiler le paradis dantesque à celui de Mahomet ? S’il s’agit du jardin de plaisirs décrit par le Coran, on ne le peut en effet. Mais, dès les premiers siècles, une exégèse spiritualiste commença à s’introduire dans l’Islam et à esquisser, en marge du paradis coranique, un séjour céleste dont la contemplation de la divine Essence faisait toute la béatitude. Les grands théologiens, qui ont définitivement modelé le dogme, ces héritiers de la théologie chrétienne et de la métaphysique néoplatonicienne, ont repoussé dans l’ombre les joies sensibles et proposé à leurs fidèles comme prix suprême de leurs efforts la vision béatifique. Seulement ils ne voulurent pas décourager les bonnes volontés, et ils décidèrent que le paradis était un état où chacun posséderait ce qu’il désirait, sous la forme où il le désirait. « Il y a deux paradis, dit Abenarabi : l’un sensible, l’autre idéal. Dans le premier, ce sont les esprits animaux qui jouissent du bonheur ; dans le second, les âmes raisonnables. » Et au XIIIe siècle, les théologiens chrétiens connaissaient un paradis musulman qui s’harmonisait aussi bien que le paradis dantesque à la doctrine chrétienne.

Dans la littérature médiévale, les moines et les jongleurs représentaient d’ordinaire le Paradis comme un chœur, ou un réfectoire de monastère, ou comme une fête chevaleresque. Pour Dante, il est tout lumière, contemplation, amour, extase. Sa vision s’éloigne autant des enluminures du moine et du jongleur que le rêve des théologiens musulmans du paradis coranique. Et il le savait : « Dieu m’a entouré de sa grâce, dit-il au XVIe Chant du Purgatoire, au point qu’il veut que je voie sa cour d’une façon tout étrangère à l’usage d’aujourd’hui. » Il a imaginé un Paradis formé de neuf ciels astronomiques dont les sept premiers sont habités par les Bienheureux. L’Empyrée est le ciel théologique où les Bienheureux, assis sur des trônes de lumière, composent une immense rose mystique au centre de laquelle se tient Dieu avec ses hiérarchies d’anges. La Jérusalem céleste est située à l’extrémité supérieure d’une ligne droite qui tomberait perpendiculairement sur la Jérusalem terrestre. Cette situation, l’Islam, depuis le VIIe siècle, l’avait, si j’ose dire, repérée. Un juif converti, Caab Alakbas, qui fut le compagnon du Prophète et qui introduisit dans l’Islam de nombreuses légendes rabiniques, disait : « Si une pierre tombait du Paradis, elle tomberait certainement sur le temple de Jérusalem. » Quant à la structure du paradis dantesque, ses ciels astronomiques, les cercles de la rose mystique, les chœurs, angéliques autour du foyer divin, tout avait été décrit et dessiné par Abenarabi, et ses dessins ressemblent à s’y méprendre aux représentations graphiques que les érudits, bien plus tard, nous ont données du ciel de Dante. Ainsi aucune légende médiévale ni même toutes les légendes médiévales réunies ne nous livrent autant d’éléments dantesques que la littérature islamique.


Reste à savoir comment cette littérature est parvenue à la connaissance de Dante. La question est importante : je dirais même qu’elle est capitale. On pourra multiplier les rapprochements, les analogies, des ressemblances qui iront presque jusqu’à l’identité : on créera les présomptions les plus fortes, mais non pas une entière conviction. Un même sujet doit forcément suggérer à de grands poètes des développements similaires et amener entre eux des rencontres qui nous émerveillent. Les visions paradisiaques ne peuvent pas différer essentiellement d’une religion à une autre, du mysticisme musulman au mysticisme chrétien ; et, s’il s’agit de l’Enfer, l’esprit de l’homme est borné, même dans l’invention des raffinements de tortures. Il faut donc que M. Asin nous prouve que Dante a connu les œuvres dont plusieurs épisodes ressemblent si étrangement à ceux de son poème. C’est ici que sa thèse me paraît fléchir et qu’il en vient aux conjectures. Il les appuie sur de solides vraisemblances ; mais il n’arrive pas à la prouve décisive. Elle est d’ailleurs extrêmement difficile à atteindre, et souvent en croyant la saisir, nous n’étreignons qu’une ombre. Que de fois devant les nombreuses références que nous entassons sous les vers d’un poète j’ai pensé que, si ce poète ressuscitait, il serait bien surpris qu’on lui prêtât une si vaste mémoire et qu’on découvrit chez lui le souvenir d’ouvrages qui étaient peut être dans sa bibliothèque, mais qu’il n’avait pas lus ! Et nous ignorons comment était composée la bibliothèque de Dante. M. Asin nous a simplement expliqué qu’il eut été extraordinaire que le poète de la Divine Comédie ne se fût point montré curieux de la culture musulmane si proche de lui, et que, du reste, il a manifesté à plusieurs reprises qu’il s’y est intéressé.

On sait que l’Islam, après avoir conquis les pays asiatiques jusqu’aux confins de l’Arabie, s’était rapidement étendu dans l’Afrique du nord, dans le midi de l’Italie et de la France, en Espagne, aux îles Baléares et en Sicile, pendant que ses caravanes, partant de la région Caspienne, portaient son commerce dans les pays russes, Scandinaves et anglo-saxons. La Sicile fut presque entièrement islamisée. Au XIIe siècle, Palerme avait trois cents mosquées et deux cents dans ses faubourgs ; au milieu de ses ruines grecques, carthaginoises, romaines, byzantines, deux ou trois civilisations vécurent sans se confondre, mais sans se heurter. La plus séduisante et, sur bien des points, la plus raffinée était la civilisation musulmane. Les Musulmans, les Grecs, les Latins avaient appris à se tolérer. On rédigeait les actes publics dans les trois langues. Les justiciers du Roi étaient assistés d’un collège de prud’hommes chrétiens et musulmans. La chancellerie, la monnaie, les finances, les gardes, les chambellans étaient d’origine musulmane. Les hommes portaient la soie byzantine, la tunique grecque, la cotte normande ou le manteau arabe. Les chrétiennes avaient adopté la langue et le voile des musulmanes. Elles étaient couvertes de bijoux persans et toutes parfumées des odeurs d’Assyrie. Les ateliers de soie et de dentelles, peuplés d’ouvrières arabes et grecques, n’étaient que des harems. Le Roi s’habillait à l’orientale ; il sortait sous le même parasol de gala que les califes égyptiens. Il parlait et écrivait en arabe. Ses cuisiniers et ses médecins étaient arabes. Autour de lui se pressaient des géographes, des poètes, des savants arabes, des astrologues arabes en longue barbe, des juifs pensionnés pour traduire des ouvrages arabes. Les sons des cloches se mariaient dans l’air aux cris des muezzins.

On fut encore plus musulman quand la couronne passa à Frédéric II, roi de Sicile et empereur d’Allemagne. Il préférait nettement ses sujets arabes. Renan éprouve une vive sympathie pour ce prince « que son insatiable curiosité, son esprit analytique, ses connaissances vraiment surprenantes, devaient rapprocher de cette race ingénieuse qui représentait à ses yeux la liberté de penser, la science rationnelle. » L’histoire de sa croisade et sa croisade elle-même furent un scandale. Il affectait à Jérusalem de ne s’entretenir qu’avec des Musulmans. En 1224, il avait fondé l’Université de Naples ; il faisait traduire Averroès, réunissait des collections de manuscrits arabes, consultait les savants de l’Islam oriental et occidental ; et il aimait beaucoup aussi les danseuses sarrazines qu’il envoyait chercher en Orient et en Espagne. La tunique où il fut enseveli était brodée en or d’une inscription arabe.

Mais la gloire islamique de Palerme est éclipsée par celle de Tolède. Dans la première moitié du XIIe siècle, la ville a peine arrachée aux Musulmans, l’archevêque Raymond, grand Chancelier de Castille, faisait traduire, — mathématiques, médecine, alchimie, physique, histoire naturelle, philosophie, — les ouvrages les plus célèbres de l’Islam. Ces traductions, nous dit Renan (que M. Asin aurait pu citer), étaient littérales. « Presque toujours un juif, quelquefois un musulman converti dégrossissait l’œuvre et appliquait le mot latin ou le mot vulgaire sur le mot arabe. » Et elles se répandaient avec une rapidité étonnante. « Tel ouvrage composé au Maroc ou au Caire, était connu à Paris et à Cologne en moins de temps qu’il n’en faut de nos jours à un livre capital de l’Allemagne pour passer le Rhin. » Aussi Renan a-t-il raison lorsqu’il ajoute : « L’histoire littéraire du Moyen Age ne sera complète que lorsqu’on aura fait, d’après les manuscrits, la statistique des ouvrages arabes que lisaient les docteurs du XIIIe et du XIVe siècle. » Le livre de M. Asin en est une preuve.

Il serait invraisemblable que Dante fût resté à l’écart de cette littérature orientale dont les savants de son époque étaient précisément férus. « La passion de tout savoir le faisait chercher, dit Ozanam, jusqu’aux dogmes des Tartares et des Sarrazins. » L’Islam espagnol était saturé d’idées et d’images sur la vie future, et c’est d’Espagne que, pour la première fois, l’histoire et les légendes de Mahomet passèrent aux littératures occidentales. On y connaissait d’autant mieux son voyage nocturne qu’il était chez les fidèles un article de foi et une fête religieuse. Même encore aujourd’hui on le célèbre dans tout l’Islam, en Turquie comme en Égypte, comme au Maroc. A Constantinople, le Sultan assiste à un office de nuit dans la mosquée du sérail. Dante a fort bien pu l’entendre d’un juif espagnol, d’un Arabe, d’un chevalier de Frédéric II revenu de la Terre-Sainte. Et il l’a presque certainement entendu de son maître Brunetto Latini. Ce notaire florentin, érudit encyclopédique, avait été envoyé vers 1260 par le parti guelfe à la cour d’Alphonse le Sage, élu empereur d’Allemagne, pour lui demander du secours contre les Gibelins qui défendaient Manfred, roi de Sicile. Tolède lui produisit une très forte impression.

Son grand livre, son Trésor, qu’il a écrit « selon le parler de France… pour ce que le parleure française est plus délitable et plus commune à tous langages, » ce Trésor, que du fond de l’Enfer il recommandait à Dante, est chargé de science et de philosophie arabes. On en a exploré les sources classiques et chrétiennes : les sources arabes sont au moins aussi nombreuses. Et Brunetto Latini a été le conseiller littéraire de Dante. D’autre part, le poète de la Divine Comédie ne pouvait être retenu dans sa curiosité de la littérature islamique par des défiances de pays ou de race. Lorsqu’il composait son traité De vulgari eloquio, il s’y déclarait citoyen du monde. (On dit ces choses-là, et puis on se plaint du pain de l’étranger.) Il y reconnaissait que « beaucoup de nations parlaient des langues plus agréables et plus utiles que celles des peuples latins. » Enfin, il nous a prouvé qu’il savait quelque chose de l’histoire de Mahomet et qu’il avait de la sympathie pour les penseurs musulmans.

S’il damne Mahomet, il le damne non comme fondateur de religion, mais comme semeur de schisme et de discorde ; et il le met à côté d’autres fauteurs assez insignifiants de scissions religieuses et civiles. « Mahomet, dit M. Asin, n’est pas pour Dante celui qui a nié la Trinité et l’Incarnation, mais le Conquérant qui a rompu les liens de la fraternité entre les hommes. » C’était une erreur. Elle est légère au prix des extravagances et des contradictions qui dénaturaient, au moins parmi le vulgaire, la figure du Prophète. Nous avons un Roman de Mahomet d’un certain Alexandre du Pont paru à Laon en 1258, qui est un tissu d’absurdités ; et combien d’autres récits nous le représentent tour à tour comme un païen, un mage, un diacre, un cardinal ou une idole adorée des Sarrazins ! Dante ne se trompe donc pas absolument sur Mahomet, et il se trompe encore bien moins en lui associant son gendre et cousin Ali qui fut, lui, un engendreur de schisme. Cet Ali déconcerta les premiers commentateurs de la Divine Comédie : personne n’en avait entendu parler. « Devant moi, dit Mahomet à Dante, Ali s’en va pleurant, le visage fendu depuis le menton jusqu’à la houppe de ses cheveux. » Rien n’est plus historique. L’an 40 de l’Hégire, Ali fut assassiné au moment où il allait faire à la mosquée sa prière nocturne du vendredi. L’assassin d’un seul coup lui fendit le crâne ; et plus tard des légendes mirent dans la bouche de Mahomet la prophétie de cette mort : « Ton assassin te donnera un coup sur la tête et le sang de ta blessure mouillera ta barbe. »

La sympathie de Dante pour l’Islam est encore plus certaine que sa connaissance de l’histoire. Dans ses ouvrages en prose, il cite les ouvrages musulmans dont il s’est servi, et il ne les cite pas tous. Mais il a placé dans ses Limbes le sultan Saladin et les deux sages islamiques, Avicenne et Averroès « qui fit le grand commentaire » (d’Aristote). Cette place est parfaitement injustifiable selon la dogmatique chrétienne. Saladin, Avicenne, Averroès, sont morts hors de l’Eglise, dans l’infidélité positive, c’est-à-dire en toute connaissance de la véritable religion ; et Dante ne pouvait ignorer l’hostilité de Saladin contre le nom chrétien et ses triomphes en Palestine où moins de vingt ans lui suffirent pour anéantir les efforts des Croisés. Sa générosité ne pouvait pas plus le sauver théologiquement que leur science ne pouvait sauver Avicenne et cet Averroès qui allait devenir le symbole de l’incrédulité, le négateur, le damné des fresques d’Orcagna étendu par terre dans les plis d’un serpent. Renan félicite Dante de sa tolérance. Le mot lui convient si peu ! Je préférerais sympathie ou reconnaissance, car il savait tout ce que saint Thomas d’Aquin doit à Averroès. Et cette sympathie nous explique un passage du Paradis qui semblait jusqu’ici très énigmatique et que M. Bruno Nardi, cité par M. Asin, vient d’éclaircir. Dante a mis dans la sphère du Soleil, près de saint Thomas et de Denis l’Aréopagite, Siger de Brabant, condamné comme hérétique averroïste en 1277, et mort en Italie sept ans plus tard. ; Il l’exalte au rang des docteurs de l’orthodoxie. Et saint Thomas le présente ainsi : « cette âme est la lumière d’un esprit à qui, dans ses grandes pensées, la mort paraissait trop lente. Elle est l’éternelle clarté de Siger qui, en professant dans la rue du Fouarre, excita l’envie par des syllogismes remplis de vérités. » Voilà la mémoire de Siger bien réhabilitée. Or, M. Nardi, qui a étudié la philosophie dantesque, arrive à cette conclusion que Dante n’a pas été, comme on l’a cru, exclusivement thomiste ; que dans le conflit entre le néoplatonisme arabe et la théologie chrétienne, il a adopté une attitude mystique ; qu’il ne reconnaît aucun maître ; qu’il accepte tous les penseurs antiques et médiévaux, chrétiens et musulmans, et qu’il les fond dans un système personnel où il est souvent plus près d’Averroès que de saint Thomas. Par ses symboles, ses subtilités, ses extases, sa conception de l’amour et de la femme, M. Asin le croit encore plus près de son cher Abenarabi qu’il regrette, je le crois, de ne pas voir au Paradis, dans la sphère du Soleil. Ce que Dante aurait fait philosophiquement, selon M. Nardi, il l’aurait fait aussi poétiquement. Sa Divine Comédie serait comme une éclatante fusion de la poésie antique, de la poésie chrétienne et de la poésie musulmane.


Je n’ai fait que résumer M. Asin Palacios en le traduisant le plus que j’ai pu ; mais je crains de n’avoir donné qu’une idée incomplète et affaiblie de la somme d’érudition et de la maîtrise que représente son œuvre si bien ordonnée, limpide, précise et pressante. J’avoue qu’il m’a paru quelquefois forcer un peu, sinon les textes musulmans qui m’échappent, du moins le texte de Dante. Un certain nombre des rapprochements qu’il accumule me semblent extérieurs, et il explique par l’Islam des passages que j’expliquerais aussi volontiers par le souvenir des auteurs latins, en admettant qu’on ait besoin de trouver une origine étrangère à toutes les inspirations d’un poète génial. Mais les thèses nous entraînent toujours, et il faut faire la part de l’exagération involontaire dans ce genre d’ouvrages. Si grande qu’on la fasse ici, ce livre n’en reste pas moins la contribution la plus neuve et une des plus riches aux études dantesques. On peut dire qu’il en a reculé l’horizon et qu’il suscitera un nouveau cycle de recherches.

Il m’a charmé et pris par ses belles qualités et aussi par la flamme que j’y sens courir. La cause que M. Asin soutient avec toute la rigueur d’un esprit méthodique dépasse l’intérêt ordinaire d’une œuvre de pure érudition. Il veut, et ne s’en cache pas, réagir contre le préjugé séculaire qui attribue aux Musulmans la responsabilité des défauts du peuple espagnol. En exhumant les œuvres des penseurs arabes, il reprend la tradition des anciens archevêques de Tolède ; et c’est un spectacle moins ironique qu’émouvant de voir ce prêtre et ce savant revendiquer aujourd’hui pour sa patrie un peu de la gloire de ceux qu’elle exila. « L’influence absorbante que Dante a exercée, dit-il, sur nos allégoristes du XIVe au XVIe siècle est compensée en partie par cette intervention des mystiques musulmans dans la genèse de la Divine Comédie. » La science n’a pas de pairie : c’est entendu ; mais on ne lui en veut pas de s’exprimer quelquefois comme si elle en avait une.

M. Asin aurait-il pleinement raison dans tout ce qu’il avance, Dante n’en serait pas diminué. « La gigantesque figure de l’inspiré florentin, dit-il, ne perd pas un pouce de sa grandeur sublime. » En effet, il ne m’a jamais paru plus grand artiste que là où je pouvais croire qu’il avait été directement touché par le texte arabe. Comme il le transfigure dans les familiarités fulgurantes de son imagination ! J’aurais souhaité qu’après nous avoir montré ce qu’il doit aux penseurs et aux poêles musulmans, M. Asin nous eût mieux montré quel usage il a fait de ses emprunts : ses adaptations plus justes et plus saisissantes du châtiment au crime, son réalisme sobre et pathétique, la vie personnelle dont il anime les allégories et surtout cette sensibilité si frémissante qu’à chaque instant, dans l’indignation, dans la pitié, dans l’espoir ou dans l’extase, son cœur menace de se briser. On ne pleure pas ; on ne s’évanouit pas1 ; on ne tombe pas comme un corps mort dans les légendes musulmanes. Mahomet, à côté du pèlerin de Florence, me produit l’effet d’un homme sec et pauvre. De tous les passages des ailleurs musulmans que M. Asin a cités, et dont plusieurs sont fort beaux, pas un ne m’a donné l’émotion dont m’étreignent deux vers de Dante.

Mais ce n’est pas seulement l’artiste que cette thèse grandit encore. Son œuvre en reçoit une signification historique plus large. Nous savions que la Divine Comédie était comme la Somme poétique du Moyen Age. Elle l’a été plus que nous ne le croyions, puisqu’elle garde le reflet et peut-être l’empreinte de la civilisation musulmane dont le Moyen Age a été la grande époque. Et elle en retire une signification religieuse plus profonde. L’Islam, comme le dit M. Asin, n’est qu’un fils bâtard de la Loi Mosaïque et de l’Evangile. Dante, en s’emparant des éléments artistiques et mystiques que cet Islam lui offrait et qui ne contrariaient en rien les dogmes de l’Eglise, les rendait à la culture chrétienne et accroissait sa richesse. Il rechristianisait des conceptions qui avaient perdu leur extrait de baptême et jusqu’au souvenir de leur origine. Mais les traditions islamiques n’ont pas tout pris au Judaïsme et au Christianisme. ! Elles se sont nourries des religions orientales. Derrière le Prophète qui revient de son voyage nocturne nous entrevoyons des routes qui s’enfoncent dans la Chaldée, dans la Perse, dans l’Inde, et où il a recueilli, avant d’arriver jusqu’à nous, quelques-uns des rêves que, depuis des milliers d’années, les hommes ont faits devant la mort. Ce qui en a passé dans la Divine Comédie lui donne une signification humaine plus étendue. Ce monument, que le seul Dante a édifié, mais dont les plans ont été ébauchés par tant d’hommes et de tant de pays, me pénètre d’une impression analogue à celle que dut éprouver Hérodote lorsqu’il visita le temple de Thèbes et ses prodigieuses colonnades. Il y compta les statues des grands prêtres. Elles représentaient trois cents générations d’hommes qui s’étaient succédé de père en fils et dont le premier remontait à plus de onze mille ans. Et si Ozanam a pu dire que Dante n’a pas touché une idée qui ne fut consacrée par les craintes et les espérances des hommes, il semble qu’en se penchant sur son poème on entende un murmure de plaintes et de prières, d’effroi et d’amour, qui part du fin fond de l’humanité :


ANDRE BELLESSORT.

  1. D. Miguel Asin Palacios : La Escatologia Musulmana en la Divina Comedia, Imprenta Iberica, Pozas 12, Madrid.
  2. E. Blochet : Les Sources orientales de la Divine Comédie, Maisonneuve, 1901.
  3. Je me suis servi de la traduction de l’Enfer de Mme Espinasse Montgenet (Nouvelle Librairie Nationale) et des traductions de L’Enfer et du Purgatoire d’Ernest de Laminne (Perrin) dont le commentaire et les notes sont très précieux.