Albin Michel (p. 79-90).



V


Marcel monta jusqu’à l’entresol qu’habitait la famille Tardivet. Cette fois, il n’avait pas annoncé sa visite ; et il était six heures du soir.

À son coup de sonnette, ce fut Suzanne qui vint ouvrir. Elle était rouge et affairée, les yeux légèrement injectés et les cheveux ébouriffés ; elle frottait ses petites paumes contre son tablier bleu duquel s’exhalait une vague odeur d’oignons.

— Ah ! fit-elle, interdite, en reconnaissant Marcel d’Arlaud.

Elle devint cramoisie et parut si gênée que l’écrivain se sentit tout apitoyé. Il murmura :

— Je vous demande pardon… J’arrive en intrus, mais il s’agit d’une chose urgente.

— C’est moi qui vous demande pardon ; répondit Suzanne, qui expliqua avec sa simplicité habituelle : mes sœurs se rendent utiles en travaillant au dehors ; moi qui n’ai pas de métier, je me suis attribué les fonctions de cuisinière.

Marcel la considérait avec une sympathie toute nouvelle. Il dit :

— Vous êtes très cultivée, puisque vous connaissez la mythologie grecque et le vaudeville français… Quand j’évoque ce qu’on appelle une femme cultivée, — c’est-à-dire une dame quadragénaire et fortunée qui tient salon littéraire et vous convie à déguster des repas délectables aggravés de récitations détestables… Quand j’évoque ces poétesses rigides qui sont de vieilles filles, ou ces lettreuses cyniques qui sont des filles vieilles…

Il s’arrêta pour regarder Suzanne et conclut galamment :

— J’estime que rien n’est plus charmant qu’une intellectuelle en tablier de cuisine.

La jeune fille eut un sourire où se mêlaient la satisfaction et la confusion. Marcel n’avait jamais été si aimable à son égard. Elle voulut lui marquer sa gratitude et dit d’un ton de regret :

— Gilberte est sortie.

Au grand étonnement de Suzanne, d’Arlaud accueillit cette nouvelle avec indifférence, fl écoutait un bruit sourd et régulier qui traversait la cloison voisine. Tendant un doigt dans la direction d’où partait ce pianotement martelé, il demanda :

— Et Mlle Denise ? Elle est là ?

— Oui : elle travaille.

— Bon. Ma chère enfant, il m’arrive une chose qui n’a rien d’exceptionnel dans la vie d’un auteur dramatique : je me vois forcé de mettre mon second acte sur pied avant d’avoir commencé le premier. Cette intervention m’est imposée par les circonstances. Autrement dit, j’ai découvert tout-à-l’heure le fiancé qui convient à votre cadette ; et c’est à Denise que je désire parler ce soir.

Le visage de Suzanne s’éclaira. Elle battit des mains en s’écriant :

— Vraiment ?… Que c’est amusant !… Entrez par ici.

Marcel se trouva dans la salle à manger où Denise, assise devant sa machine à écrire, tapotait fébrilement le clavier en suivant des yeux la minute placée à côté d’elle.

À l’entrée du visiteur, elle leva la tête et sourit gracieusement. Ses yeux clairs et ses dents blanches donnaient un éclat de jeunesse lumineuse à sa figure pâlotte dont l’ovale correct s’allongeait entre deux bandeaux de cheveux cendrés. D’un geste de peintre, le pouce haut, Marcel dessina à travers l’air la silhouette de Denise et déclara, enchanté :

— Parfait !… C’est bien le charme en demi-teinte qu’exige cette sorte de rôle… Le gris doit être votre couleur, gente demoiselle Denise : c’est la couleur du chinchilla, de la souris ; et de maintes petites créatures rongeuses qui s’entendent à grignoter les plus gros morceaux sans avoir l’air d’y toucher…

— Que voulez-vous dire, monsieur ? fit Denise.

— Qu’il est temps de mettre votre dessein à exécution… Voltaire définit ainsi l’amour : « l’étoffe de la nature que l’imagination a brodée. » Ne souhaitiez-vous pas de peindre cette étoffe de fausses couleurs et de la recouvrir en simili-soie ?… Vous en sentez-vous pratiquement capable : il ne faudrait pas que votre broderie fût cousue de fil blanc ?

— Oh ! Je crois que je serai une brodeuse experte ; répondit Denise sans hésiter. L’art du mensonge naît de l’expérience ; l’expérience naît de la déception ; et plus la déception fut précoce, plus ses effets sont durables.

— Eh bien, alors, écoutez-moi.

Et Marcel lui répéta la conversation qu’il avait eue avec Abel Salmon une heure auparavant. Il continua :

— Abel Salmon a la laideur et l’esprit du chimpanzé. Sa laideur le décourage, sa richesse l’obsède, son esprit l’inquiète : il se défie avec angoisse de toutes les affections qui s’adressent à lui. Le doute est la maladie des millionnaires intelligents. La première épreuve que j’ai tentée flatte mon orgueil : je me suis révélé aussi persuasif dans la vie réelle qu’aux feux de la rampe : et, grâce à mon conte, Abel est déjà un peu épris de ma secrétaire imaginaire. Il s’agit maintenant d’en remplir le moule : je vous prends comme dactylo, Mlle Denise ; vous viendrez chez moi tous les jours, de deux à six. Je vous confierai mes papiers, mon courrier ; — oh ! mais, je vous ferai travailler pour de bon ; vous allez abandonner vos autres occupations ; je vous donne deux cents francs d’appointements. Une fois chez moi, il vous suffira de rester presque naturelle pour bien jouer votre rôle. Par exemple, surveillez les visiteurs qui se présenteront sous un prétexte, en mon absence, et s’efforceront de vous parler : ce cher Abel est de complexion romanesque. Je lui ai paru peu enclin à favoriser son désir de vous connaître. Ce désir contrarié va devenir un caprice obstiné. Abel cherchera à le satisfaire malgré moi. Il guettera, ou fera guetter mes sorties pour venir à mon domicile, et voir ma secrétaire sous un motif quelconque. Il vous donnera un faux-nom, bien entendu, afin de passer pour un pauvre diable. À vous de savoir lui manifester savamment une réserve aimable, une sympathie discrète qui se changera en un intérêt progressif suivi d’un attachement grandissant ; et notre Abel deviendra l’heureuse dupe de cette fausse idylle. Il y a trois cent mille livres de rente à la clé et un misanthrope à berner : dites que je n’exauce pas vos vœux, mademoiselle Célimène ?

Le visage de Denise exprima une gaieté sardonique : le sourire amer d’une femme de trente ans se dessina soudain sur ses lèvres juvéniles. Elle dit, avec une accent voilé :

— Il ne faut pas me croire mauvaise. Mais j’ai souffert, et je souffre toujours… J’avais cru rencontrer le fiancé rêvé ; aujourd’hui, j’y pense encore, malgré moi, bien que je le sache oublieux et marié ailleurs : on a honte d’avouer ces choses… Le souvenir de la première illusion, c’est si tenace et si pénible ! Alors, je médite une dure revanche ; si je dois me payer sur un autre, tant pis !… À mon tour, je me servirai de l’amour comme d’un miroir à… moineaux.

Marcel sentit une douleur sincère sous cette âpreté. Il en fut embarrassé.

Nous sommes tellement accoutumés à la convention des paroles mensongères et des sentiments factices que le contact inusité du vrai nous cause une impression de gêne et de malaise. Afin de chasser cette contrainte, l’écrivain s’adressa à Suzanne en plaisantant :

— Et vous, petit chaperon familial, cela ne va-t-il pas vous déranger d’accompagner votre sœur Denise quand elle viendra chez moi tous les jours ?… Et vos devoirs culinaires ? Comment comptez-vous cumuler les fonctions d’ange gardien et celles d’ange du foyer ?

— Mais je n’accompagnerai pas Denise : elle est assez grande pour sortir seule ! répliqua Suzanne en riant.

— Alors, pourquoi… lorsque c’est Gilberte ?…

— Ce n’est pas la même chose ! interrompit vivement Suzanne. Gilberte, elle… Gilberte n’a aucune raison d’être seule avec vous : le tête-à-tête peut la compromettre aux yeux du monde… Tandis que Denise sera votre employée.

— Votre logique me confond d’admiration ; fit ironiquement l’écrivain.

Il ajouta, avec une étourderie feinte :

— Au fait, où donc est-elle, Mlle Gilberte ?

— Elle est allée répéter.

— Et où cela ?

— Chez Jack Pick ; répondit tranquillement Suzanne. Vous savez bien qu’il est convenu que les répétitions de la nouvelle scène de la Revue du Music-Hall auront lieu chez l’auteur ; et que ma sœur ne répétera sur le plateau que les deux dernières, pour éviter les indiscrétions…

— Oui, je sais ! coupa nerveusement d’Arlaud.

Il reprit, en déguisant son énervement sous un air de raillerie :

— N’importe : votre surveillance se relâche, jeune Suzanne… Pick est encore plus compromettant que moi : il n’a que vingt-neuf ans !

— Oui, mais c’est son auteur… Il est tout naturel qu’une actrice rende visite à son auteur pour raison professionnelle.

« Voilà une petite rouée qui se moque de moi ; monologuait Marcel en retournant chez lui. Elle ne se soucie de la réputation de ses sœurs qu’en ce qui me concerne : mes rapports avec Denise ne l’inquiètent guère ; elle s’est aperçue que j’aime Gilberte. D’autre part, elle a bien vu que Pick trouvait sa sœur très suggestive et elle n’en prend pas ombrage… Elle estime donc qu’il n’y a de danger qu’à mon endroit. Pourquoi cette Suzanne si futée ne se méfie-t-elle qu’à mon sujet ? Pourquoi ?… Est-ce que, par hasard, la belle Gilberte aurait un penchant pour moi ? La conduite de la petite sœur ne s’expliquerait pas autrement. »

Devenu rêveur à cette pensée agréablement troublante, l’écrivain arrivait à sa porte. Dès le seuil, son valet de chambre qui le guettait, l’avertit :

— Il y a une dame qui attend monsieur, au salon.

— Ah ! s’exclama d’Arlaud, contrarié d’être dérangé au milieu de ses réflexions. — A-t-elle dit son nom ?

— Mlle Gilberte Tardivet.

— Ah ! répéta Marcel, sur un ton tout différent.