Albin Michel (p. 27-50).



II


Un cabinet de travail très élégant ; installation moderne et mélange de styles ; bibliothèque avec bronzes ciselés ; sur une stèle, le buste en terre cuite de Marcel d’Arlaud. Sur la cheminée, sur le bureau, de grands vases avec des fleurs à longue tige, beaucoup de fleurs, une profusion de fleurs.

Inspectant le décor familier à ses yeux, Marcel observa d’une voix railleuse :

— Voilà de quoi exalter l’imagination d’une jeune personne qui ne serait point destinée à se retrouver en ce lieu face à face avec son papa.

Et il sourit à M. Tardivet qui le suivait dans cette promenade à travers l’hôtel.

Marcel décida, en s’installant devant la table de travail :

— Nous la recevrons ici. Mon cabinet n’est séparé de la galerie que par cette portière : à son entrée, vous vous tiendrez là, derrière la tenture, invisible et présent… Il est préférable qu’elle ne vous aperçoive pas immédiatement : il faudra commencer par faire jaser un peu cette enfant, afin de pouvoir mieux la gronder par la suite… Et j’espère que la leçon portera ses fruits.

Se renversant dans son fauteuil, l’écrivain poursuivit d’un ton rêveur :

— Hein ?… Qui se douterait que, sous ma légèreté apparente, je dissimule ces instinctifs préjugés d’un bourgeoisie native ! Il y a des hommes pour qui l’absence de principes n’est que le paravent de la vertu… Oui : je suis un auteur gai, je me plais à créer des coquettes sans mœurs et des ingénues émancipes : lorsqu’au dernier acte d’une de mes comédies la toile tombe sur un mariage, on devine qu’à ma prochaine pièce le rideau se lèvera sur un adultère… Tandis que, tout honteux, je cache au fond de moi-même un goût inavoué pour la morale et les bons penchants : la vertu, c’est mon vice secret. J’aime ce qui est sain et régulier. Hier, dès que j’ai su que c’était une vraie jeune fille, possédant un père honnête, qui m’écrivait ces billevesées, je fus pris du besoin spontané de me ranger du côté de Géronte, de corriger Agnès et de jouer au moraliste… Est-ce bête !

M. Tardivet répondit simplement :

— Monsieur, je n’oublierai pas votre grande obligeance et je vous en serai très reconnaissant…

Il ajouta, avec l’obstination de sa confiance paternelle :

— Même si l’abstention de ma fille doit la rendre inutile.

Et ses yeux désignaient la pendule qui marquait quatre heures moins cinq.

Au même instant, on entendit sonner le timbre de la porte d’entrée.

M. Tardivet réprima un mouvement de dépit, tandis que Marcel d’Arlaud faisait observer malicieusement :

— Vous voyez : sa curiosité est encore plus forte que sa coquetterie… Elle n’a même pas songé à être en retard.

Soulevant la portière qui les séparait de la galerie, l’écrivain poursuivit :

— Dépêchez-vous d’entrer là… J’ai donné l’ordre qu’on fît monter directement à mon bureau la personne qui s’annoncerait sous le nom de Mlle Tardivet.

Le caissier obéit machinalement. Resté seul, Marcel s’adossa à la cheminée. La porte de son cabinet s’ouvrit lentement, livrant passage à une jeune fille qu’il détailla avec un vif intérêt. Voilà Mlle Tardivet : Denise, Suzanne ou Gilberte ?… Grande, longue, souple, admirablement bâtie, elle se présentait avec l’assurance calme des beautés parfaites. Son visage au teint merveilleux, encadré de bandeaux châtain-roussi, attirait surtout par l’éclat des grands yeux mordorés, dont la lueur fauve semblait refléter l’or bruni des cheveux superbes.

« La splendide créature ! pensa Marcel. C’est à vous faire regretter que le père soit là… »

Ses bonnes résolutions fléchissaient en face de la pécheresse. Comment : c’était cette belle fille qui l’avait honoré de ses confidences sentimentales !… Il constata : « C’est étonnant, ce qu’elle ressemble à Nelly Rosane… encore plus que le portrait : alors, c’est Gilberte. »

Une surprise soudaine interrompit son examen : derrière la visiteuse, s’avançait plus timidement une seconde jeune fille : même toilette, mêmes bandeaux châtains ; mais la figure, moins régulièrement jolie, était éclairée par des yeux gris clair, pleins de douceur et de finesse. Et celle-ci, s’écartant un peu, découvrit une toute petite femme, une gamine rieuse, qui poussait les deux autres en avant, ses mains à leur taille, en penchant de côté sa frimousse brune aux boucles sombres, aux yeux de feu, noirs et brillants : son visage rond, aux pommettes saillantes, aux lèvres retroussées, avait une espièglerie faunesque.

Marcel, qui commençait à deviner, murmura avec un sourire :

— Pardon, mais… que signifie cela ? J’attendais une demoiselle…

Les deux premières se troublèrent. Mais la brunette, lui coupant hardiment la parole, expliqua :

— Voilà, monsieur… C’est que nous sommes trois !

« Ça devient très amusant » pensa Marcel.

Il n’eut pas loisir de poursuivre l’entretien. M. Tardivet, qui avait entendu la réponse de Suzanne, faisait irruption dans son bureau en s’exclamant :

— Oh ! Toutes les trois… Elles sont venues toutes les trois !

« Sacré maladroit ! songea Marcel. Maintenant qu’il est là, elles ne parleront pas. »

En effet, les jeunes personnes semblaient effarouchées à la vue de leur père ; le visage de la belle Gilberte s’empourprait ; elle recula instinctivement du côté de la porte. Denise, au contraire, restait clouée sur place, pétrifiée, ses yeux clairs fixés sur son père. Mais la petite Suzanne, qui s’avérait peu facile à déconcerter, s’écria drôlement en lançant un regard de rancune à l’écrivain :

— Ah ! zut… Ça, ce n’est pas de jeu : vous connaissiez papa !

Marcel d’Arlaud regrettait de plus en plus d’avoir servi la sagesse au préjudice de ces charmantes folles. D’autre part, il redoutait le désagrément d’une scène de famille à son domicile. Pour ces deux raisons, il jugea bon d’intervenir.

S’approchant du caissier, il lui fit remarquer à voix basse :

— Voyons ne leur reprochez pas d’être venues ensemble : l’imprudence de chacune s’atténue d’un tiers. La démarche n’est plus compromettante ni dangereuse… Où il y a trois petits Chaperons rouges, le loup perd ses droits.

M. Tardivet parut frappé de cette logique. Alors, s’adressant aux jeunes filles, d’Arlaud poursuivit :

— Mesdemoiselles, on ne prévoit jamais l’imprévu quand on forme une entreprise hasardeuse : on écrit à un inconnu sans aviser au cas où cet inconnu connaîtrait votre père… Et l’on se prend soi-même au piège d’une explication… Mon enfant, c’est vous qui m’avez adressé ceci ?

Et il présentait à Gilberte le portrait où elle souriait, de trois quarts. La jeune fille rougit excessivement ; et balbutia :

— Ce n’est pas moi, c’est Suzanne.

M. Tardivet, dans le même temps, interrogeait Denise :

— La lettre est de toi, pourtant ?

La jeune dactylographe baissa les yeux et répondit comme son aînée :

— Ce n’est pas moi, c’est Suzanne.

— Lâches… et lâcheuses ! murmura dédaigneusement l’accusée en toisant ses deux sœurs.

Elle ajouta :

— Voilà bien le sort de l’associée : étrangère au succès, mais responsable de l’échec.

Elle interpella sa sœur aînée :

— Est-ce moi qui me désole d’avoir coiffé Sainte-Catherine ?

Puis, impétueusement, se tourna vers la cadette :

— Est-ce moi qui travaille comme une enragée pour oublier mes peines de cœur ?

M. Tardivet considérait ses filles d’un air stupide. Il murmura :

— Moi qui les croyais si tranquilles… Qu’est-ce que ça veut dire ?

Suzanne haussa les épaules en répliquant :

— Ça veut dire, papa, que tu ressembles bien à tous les pères… Quand vous étiez jeunes, vous ne songiez qu’au bonheur, au printemps, au soleil, aux douceurs de la vie à deux : c’est ce sentiment qui vous poussait à fonder une famille. Mais le jour où leurs fillettes deviennent grandes, les parents sont vieux : ils ont oublié tout ce qu’on désire à vingt ans ; ils ne se demandent pas s’il nous manque quelque chose… Pour eux, l’enfant fut le but de l’amour ; mais ils ne pensent pas que l’amour peut être le but de l’enfant. Tu n’as jamais réfléchi que Gilberte souffrait sans doute à l’idée de rester vieille fille ?

— Suzanne !

Gilberte, gênée, voulait l’arrêter. Marcel d’Arlaud qui éprouvait un intérêt de plus en plus vif pour cette jolie fille, questionna avec une nuance d’embarras :

— Il est impossible, Mademoiselle, que vous n’ayez pas rencontré… Enfin, c’est extraordinaire que personne n’ait jamais demandé votre main ?

Suzanne riposta pour sa sœur :

— Mon Dieu, monsieur, évidemment… Vous trouvez Gilberte ravissante et vous n’êtes pas le seul : sa beauté est incontestable… Elle a déjà vu, dans un tas d’endroits, des tas de gens qui lui ont fait un tas de remarques flatteuses sur ses yeux, sur sa taille, sur ses cheveux, sur sa bouche… Par malheur, il n’y a que sa main qui n’ait point attiré leur attention.

Puis s’adressant de nouveau à son père, elle reprit le fil de son discours :

— Tu ne t’es pas aperçu que notre propriétaire a un fils. Tu n’as pas soupçonné que ce fils croisait souvent Denise dans l’escalier ; qu’il se trouvait par hasard sur son chemin, quand elle revenait du bureau, pour la raccompagner à la maison. Et le jour où ce jeune héritier a épousé une héritière, tu ne t’es guère douté qu’il y avait dans Paris une dactylographe de plus qui venait de perdre ses illusions…

— Indiscrète ! cria Denise, les larmes aux yeux.

— Il s’agit bien de ça ! continua Suzanne. Si tu crois que c’est en se taisant, ma chère, qu’on arrive à quelque chose… Si le silence est d’or, c’est de l’or brut ; mais la parole est d’argent monnayé : sa valeur augmente en circulation. Il faut bien que j’explique ma conduite à papa… et à Monsieur d’Arlaud. C’est très simple… J’ai réfléchi à notre situation. J’ai pensé : « Mes sœurs sont très malheureuses de monter en graine ; et moi j’en arriverai là, à mon tour… En ce temps-ci, neuf filles sur dix restent célibataires. Donc, si vingt-sept jeunes filles sur trente sont laissées pour compte, il y en a trois qui se marieront : pourquoi ne serions-nous pas ces trois-là ?… Il suffit de savoir s’y prendre. » Je me creusais la tête… Je cherchais des idées un peu partout, dans les livres, dans les journaux… Chaque semaine, Denise rapportait du travail à recopier : je lisais ainsi des masses de pièces de théâtre… Je suis tombée sur Yvette, de Monsieur Marcel d’Arlaud… Oh ! Quelle surprise… On aurait dit que l’auteur nous connaissait : chacune de nous possédait l’une des qualités de son héroïne. Gilberte est très jolie, Denise est intelligente ; moi, j’ai la malice et l’esprit du rôle. Aussitôt, j’ai compris ce qu’il fallait faire. J’ai dit : « Mettons nos qualités en commun : Gilberte est belle, mais irrésolue ; Denise est adroite, mais timide. Eh bien ! j’aurai de l’audace et de la décision pour elles. Séparément, nous n’arriverions à rien. À trois, nous pouvons tout entreprendre…

Marcel interrompit, sans rire :

— Vous avez dû lire aussi les œuvres d’Alexandre Dumas père ?

Suzanne repartit, de même :

— Oui, monsieur ; mais celui-là, il m’était impossible de lui demander conseil puisqu’il est mort, alors je me suis rabattue sur le successeur de Dumas fils… J’ai proposé à mes sœurs : « Si nous écrivions à Marcel d’Arlaud, l’illustre auteur dramatique ?… Nous le supplierons de nous indiquer les différentes méthodes par lesquelles trois jeunes filles comme nous peuvent captiver les épouseurs. » Et puis, j’ai pensé : « Trois à la fois, ça pourrait l’effrayer… c’est trop. » Et je me suis bornée à lui décrire une jeune fille imaginaire résumant nos qualités respectives. C’était commencer déjà à réaliser notre association : j’ai dicté et signé la lettre ; Denise l’a mise au point ; et Gilberte étant la plus jolie de nous trois, j’ai jugé que c’est son portrait qui produirait la meilleure impression sur notre destinataire et qui nous vaudrait peut-être une réponse. Car nous ne comptions que sur une réponse… Patatras : M. d’Arlaud nous fixe un rendez-vous ! Quel embarras pour nous : que faire ? Je voulais que Gilberte se présentât seule… mais elle n’aurait jamais osé. Je me résignai : « Eh bien ! c’est moi qui me dévouerai : si je n’ai pas un physique éblouissant, du moins je sais m’expliquer. » C’est alors que Denise, la prudente de la bande, émit cette idée : « Pourquoi n’irions-nous pas ensemble ? Nous ne connaissons pas M. Marcel d’Arlaud. Quelle réception ménage-t-il à sa visiteuse inconnue ?… Ce que nous lui demandons au nom du mariage, en somme, c’est une simple leçon de coquetterie ! Méfions-nous du tête-à-tête avec un professeur qui n’a sans doute rien de pédagogique. Tandis qu’en venant à trois, nous lui inspirerons le respect du nombre. » J’approuvai la pensée de Denise ; pouvais-je deviner que ce rendez-vous n’était qu’un guet-apens où papa allait nous pincer ?

Et Suzanne regardait l’écrivain d’un air dépité.

Marcel d’Arlaud se mit à rire. L’aplomb et le bagout de cette petite l’amusaient. Denise aussi l’intéressait, par sa réserve énigmatique de timide intelligente. Quant à Gilberte, il n’osait approfondir les sentiments qu’elle lui inspirait. Sentiments complexes : la ressemblance frappante de cette enfant ingénue avec Nelly Rosane, l’experte comédienne qui jouait Yvette, le troublait étrangement : la bouche pure de Gilberte souriait avec les lèvres savantes de Nelly ; le regard candide de la vierge évoquait la fausse candeur des prunelles de l’actrice ; l’innocence se faisait le sosie du péché : piment raffiné pour Marcel. L’écrivain s’était cru amoureux de Nelly ; un auteur se croit toujours un peu amoureux de son interprète : ce qu’il aime en elle, c’est le reflet du rôle qu’elle incarne. Il voit sa pensée prendre corps, il a l’espoir d’étreindre son rêve ; et Pygmalion tombe aux pieds de sa statue vivante. Or, Mlle Rosane avait repoussé son auteur. Marcel était vindicatif : son imagination et son cœur travaillaient en face de Gilberte… Le cerveau fertile de l’écrivain élaborait déjà des péripéties, devant cette vengeance blonde et rose qui semblait s’offrir à lui.

Il s’écria :

— Monsieur Tardivet, vos filles sont délicieuses… Elles ont des sentiments honnêtes, et du caractère… Ne les blâmez plus d’avoir risqué cette démarche parfaitement convenable quant à l’intention — ou je me fais leur avocat. Que veulent-elles ? Se marier. C’est excessivement louable. Elles ont pensé qu’elles n’y parviendraient point seules : cela dénote de la modestie. Elles ont invoqué le proverbe : aide-toi, le ciel t’aidera. Mais dans la vie pratique, l’intervention divine doit emprunter une forme terrestre. Le ciel va vous aider, mesdemoiselles.

Et Marcel affirma :

— Ma foi, oui : j’en prends l’engagement… Cette petite famille est trop gentille… Et puis, cela n’amusera de tenter l’expérience : jusqu’ici mon talent consistait à donner des scènes de la vie privée au théâtre ; me sera-t-il aussi facile d’introduire des scènes de théâtre dans la vie privée ? Je vais me divertir à faire une comédie avec des personnages de chair et d’os. J’ai déjà mes trois premiers rôles et j’entrevois le scénario… Chaque héroïne agissant suivant ses moyens, placée dans un décor ad hoc…

Il ajouta :

— Le mariage est une carrière comme une autre : pour y réussir, il faut connaître son métier, et c’est le seul qu’on n’apprenne point aux jeunes filles. L’instinct des mieux douées y supplée, mais insuffisamment. Ce défaut d’éducation est une des causes de la faillite du mariage d’inclination. Il y a là une lacune ; et c’est bien à un auteur dramatique qu’il convient de la combler. Je veux essayer de mettre en pratique trois théories amoureuses : l’union Gilberte, l’union Denise, l’union Suzanne — destinées à servir d’exemple aux apprenties-fiancées. Mais vous semblez tout ébahis ?… C’est comme cela que vous me remerciez, lorsque j’accepte de faire ce qu’on m’a demandé ?

M. Tardivet fut le premier à répondre :

— Que voulez-vous que je dise !… Depuis hier, il me semble que je suis transporté dans un monde imaginaire ! Il y a des jours où la vie devient invraisemblable… Je fais la connaissance d’un homme ultra-fantaisiste et je ne reconnais plus mes filles… C’est insensé… Je nage en pleine aventure : j’ai l’impression que ma raison s’y noie… Est-ce sérieux, monsieur d’Arlaud : vous allez vous occuper de l’avenir des petites ?… Mais pourquoi ?

— Parce qu’elles sont charmantes… Parce que j’aime ce qui sort un peu de l’existence banale… Et parce qu’il ne me déplaira pas de tresser la corde qui servira à pendre mon voisin… Sadisme de dilettante.

Le caissier objecta timidement :

— Mais… (Oh ! j’ai confiance en vous, monsieur d’Arlaud !)… Cependant, j’ai peur que vos projets ne soient peut-être scabreux ?

— N’ayez crainte : ma pièce pourra être jouée par des jeunes filles…

Marcel d’Arlaud regarda Gilberte :

— J’ai déjà un rôle pour l’aînée… Elle chante, m’avez-vous dit ?… et donne des leçons de solfège… dans des milieux bourgeois, n’est-ce pas… je vois ça d’ici : cachet médiocre, élèves anémiques, salons à housses… Mlle Gilberte n’a jamais été vue ailleurs… Le Tout-Paris l’ignore : quelle chance inespérée ! Vous comprendrez plus tard…

L’écrivain jouissait de la stupéfaction de son auditoire. Les trois sœurs le considéraient en silence, avec une visible émotion. Il insista en riant :

— Eh bien !… On ne dit rien… Pas même vous, Mademoiselle Suzanne ?… Regrettez-vous à présent que votre plan réussisse au-delà de vos prévisions ? Vous trouvez que la fiancée est trop belle ?

Suzanne s’efforça de rattraper son aplomb et répliqua d’une voix mal assurée :

— Non, mais… vous allez nous faire débuter : alors, nous avons le trac !

Marcel dit :

— Il faut vous en corriger, car je passe maintenant à l’interrogatoire indispensable… En somme, moi, je ne connais pas vos goûts, mes enfants… Figurez-vous un moment que je possède cette baguette magique dont m’a gratifié ma correspondante à trois visages, et confiez-moi vos désirs… Ce n’est pas tout de trouver un mari, j’aimerais, autant que possible, vous le fabriquer sur mesure. Voyons : vous, Gilberte, comment le voulez-vous ?

Les jeunes filles pouffaient de rire. Le rire est une forme du courage. Enhardie, Gilberte leva ses grands yeux sur l’écrivain et répondit d’un air franc :

— Mon Dieu, je n’ai pas de préférence en ce qui concerne l’âge, la couleur des yeux, ou le caractère… Mais je voudrais qu’il fût riche. Puisque les filles sans dot effrayent même le prétendant le plus pauvre, leur revanche, lorsqu’elles se marient, consiste à séduire le plus fortuné.

— Vous raisonnez parfaitement. Et ce désir s’accorde à merveille avec mes projets, d’ailleurs… Adjugé : un époux millionnaire au N° 1. Songeons au N° 2-Qu’est-ce qu’il souhaite le N°2 ?

Denise eut son sourire de Joconde, bizarre, perfide, un peu cruel. Elle murmura :

— Je voudrais le tromper…

— Ah ! mais, ça, c’est pour après ! protesta Marcel. Vous placez l’épilogue avant l’épithalame, mademoiselle. On commence par l’épouser d’abord.

— Vous ne saisissez pas ma pensée. Je déteste les hommes. Je veux leur rendre par le mensonge le mal que m’a causé le mensonge d’un homme. Ce qui me plaît, dans votre proposition romanesque, c’est la comédie qu’elle comporte. Oh ! Faites-moi jouer un rôle, monsieur, faites-moi mentir… Faites-moi tromper celui que vous me choisirez… J’éprouverais une joie intense à me dire en le regardant : « Tu n’as eu que le masque de l’amour, et c’est tout ce que mérite l’homme ! »

« Eh bien ! J’avais raison de présumer que cette petite personne n’était pas banale ! » pensa Marcel, estomaqué par cette explosion d’amertume. Il dit tout haut :

— C’est convenu : vous serez ma grande coquette. Nous vous découvrions quelque Alceste propre à vêtir l’habit de Georges Dandin.

Puis, s’adressant à Suzanne, il reprit sur un ton léger :

— À vous, la dernière… Définissez votre idéal ?

La petite riposta d’une voix décidée :

— Moi, je voudrais être amoureuse de mon mari.

— C’est une opinion, ce n’est pas une définition. J’attends la description de l’objet rêvé ?

Suzanne considéra longuement l’écrivain. Son visage d’enfant moqueuse prit une expression pensive. Elle déclara, en haussant les épaules : — Est-ce qu’on pose de ces questions-là… Ça ne se décrit pas l’amour, ça s’éprouve… Dès qu’on a seize ans, on vit dans l’attente de la rencontre. Comment sera-t-il ? On ne sait pas. On sent qu’on l’aimera tel quel, jeune ou non, beau ou laid, riche ou pauvre… Vous le dépeindre ? Je ne peux pas, puisque je ne l’ai pas encore vu. Vous le devinerez peut-être, vous : c’est votre métier d’écrivain d’assortir des sentiments, comme un peintre assortit des tonalités… et c’est à vous de déterminer la couleur de mon amour.

— Je le vois bleu ; décréta Marcel. Dire que ces petites bonnes femmes rieuses sont presque toujours des sentimentales !… Vous êtes la plus difficile des trois, mon enfant… Vos sœurs exigent beaucoup moins : un polichinelle aux grelots d’or et un pantin à berner, je connais des adresses où l’on me fournira ces joujoux-là… Mais un véritable amoureux : fichtre ! ça complique mon programme. Je m’occuperai de ça plus tard. Vous, vous avez le temps d’attendre… Commençons par marier l’aînée.

M. Tardivet répéta :

— Alors, vraiment, monsieur d’Arlaud, ce n’est pas une plaisanterie ? On dirait que vous cachez une arrière-pensée… un but secret…

Marcel parut étonné de se voir deviné par cet homme simple. Il répondit :

— Si je vous donne trop d’explications vous risquez de compromettre mon entreprise par quelque indiscrétion involontaire, car l’époux éventuel que je destine à l’aînée vous touche de très près… Sachez simplement que Mlle Gilberte ressemble extraordinairement à la plus jolie femme de Paris… Que cette jolie femme m’a joué un vilain tour, et que j’entends le lui rendre en faisant, par la même occasion, le bonheur de votre charmante fille. Puisque la démarche de mesdemoiselles Tardivet m’aide fortuitement à satisfaire une vieille rancune, en revanche, je m’engage à favoriser leurs projets d’avenir : mettons que ce soit un pacte… Soyez donc tranquille et ne vous inquiétez pas des moyens : la fin les justifiera. M. Tardivet, vous avez perdu votre premier pari contre moi. Voulez-vous en tenir un second ? Je vous parie qu’avant l’année prochaine, vos trois filles seront mariées, — grâce à moi.

Le caissier balbutia :

— C’est que… Vous assumez une responsabilité… Je suis très occupé… Je ne puis pas accompagner mes filles… Alors, les introduire sans moi dans un nouveau milieu, c’est vous obliger à les couvrir d’une égide presque paternelle… Vous êtes encore jeune pour un chaperon respectable… Les médisances du monde…

Marcel interrompit doucement :

— Si je n’ai pas un âge respectable, du moins je sais me faire respecter. N’ayez donc aucun souci, mon cher Tardivet : ces demoiselles ne s’émanciperont que pour le bon motif.

L’écrivain se leva lentement en jetant un coup d’œil discret vers la pendule. Tandis que M. Tardivet se disposait à prendre congé, Suzanne, se glissant près de son père, conclut l’entretien en affirmant à demi-voix, avec un accent bizarre :

— Quant aux convenances, rassure-toi, papa… C’est moi qui m’en charge !