Albin Michel (p. 159-170).



X


« Chère Gilberte,

« Communication urgente et confidentielle. Venez seule aujourd’hui chez moi, à trois heures, si vous souhaitez que demain réalise les promesses d’hier. Mes respectueux hommages.


Marcel d’Arlaud. »

Gilberte restait interdite, après avoir décacheté cette lettre. Elle murmura : « Je ne comprends pas. » Elle avait l’esprit paresseux et n’aimait pas à réfléchir. Mais, depuis deux jours, les cadeaux qui affluaient au logis et une visite avenue Hoche à son futur home avaient éveillé soudain en cette âme nonchalante le sens de l’ambition et l’appétit du luxe. La lettre de Marcel, ce matin, semblait receler quelque vague menace au sujet de cet avenir doré : d’Arlaud, magicien avisé, ne venait-il pas de découvrir une embûche susceptible de tout compromettre ? Il fallait éclaircir cela. La jeune fille résolut d’obéir à cette invitation mystérieuse.

À l’heure indiquée, elle se rendit chez l’écrivain.

Dès qu’elle fut entrée dans le cabinet, où Marcel l’attendait, Gilberte s’écria :

— Qu’y a-t-il donc, monsieur ? Votre lettre si laconique m’a presque inquiétée !

L’œil ironique et le sourire quelque peu impertinent, Marcel répondit :

— Et s’il n’y avait rien ?… Mettons que l’auteur de la Marche Nuptiale d’une Marionnette ait devancé l’heure où son héroïne eût songé toute seule à venir le féliciter d’un heureux dénouement…

Gilberte sentit confusément que Marcel se moquait d’elle ; il lui parut demi-hostile, avec je ne sais quel ton de galanterie insolente, de défi sournois. Elle lui jeta un regard timide, stupéfaite de prévoir un antagoniste sous cet ami de la veille.

Désorientée, elle balbutia :

— Mais je ne suis pas une ingrate… J’avais bien l’intention de vous remercier, de vous prouver ma reconnaissance.

— Comment ?

Marcel avait un ton bizarre. Gilberte le regarda avec stupeur. De plus en plus déconcertée, elle répéta :

— Comment… comment ?

Il n’est pas de déception plus embarrassante que d’apercevoir sur un visage dont on ne connaissait que l’expression bienveillante, de nouvelles expressions inconnues et perfides. Gilberte s’était confiée à d’Arlaud comme à un ami ; elle avait maintenant en face d’elle un effrayant étranger dont elle ignorait tout. Une terreur panique troubla soudain sa faible raison.

Marcel suivait sur sa physionomie parlante toutes les appréhensions qui s’y peignaient, et il paraissait y goûter un étrange plaisir. Prenant la jeune fille par la taille, d’un geste protecteur et caressant, il dit d’une voix insinuante :

— Comment me récompenser… Par un petit compliment bien tourné ? Alors vous croyez que les paroles suffisent ? Voyons, voyons, pas d’enfantillage : cessons de vivre dans la fiction… Récapitulons les événements : un jour, un honnête célibataire qui ne songeait pas à mal (ce qui ne signifie point qu’il souhaitât faire le bien) reçut la visite de trois sémillantes personnes qui le firent juge de leurs tourments psychologiques et physiologiques, comme pour l’induire en tentation… Jadis, dans une situation analogue, le héros Pâris s’en tira à l’aide d’une pomme… Votre supériorité plastique sur vos sœurs vous désigne de droit au rôle de Vénus. Vous ne serez donc pas surprise, Gilberte, que ce soit à vous que j’offre la pomme, c’est-à-dire que je pose la condition de votre bonheur. Avouez que vous êtes venue me trouver de votre plein gré : je n’étais pas allé vous chercher. Je me suis intéressé à votre avenir avec un dévouement de tuteur ; pourtant, qu’étiez-vous pour moi : une étrangère, une inconnue… Et vous pensez que vous serez quitte envers votre serviteur avec un gentil merci donné verbalement ? Nous sommes loin de compte, ma chère. Me prenez-vous pour un niais, — ou pour un dyspepsique : j’aurais préparé le festin de Lucullus sans avoir envie d’en goûter les hors-d’œuvre ? Mon estomac a plus d’exigence. Vous allez crier que je me comporte comme un mufle ; mais un homme est toujours mufle en amour… et je vous aime. Oh ! Pas à la façon de Pick ou de Salmon : eux sont bien pris, cœur et chair. Chez moi, le cœur est resté froid : ma lucidité l’a calmé ainsi qu’une douche glaciale. Je vous aime, mais je vous juge. Vous avez une âme trop malléable pour être digne d’une passion platonique : peut-on chérir profondément le doux miroir inconscient qui reflète la pensée de chaque passant ? Aussi, ne craignez point mon importunité : je sais que vous ne m’aimez pas, ça m’est égal ; et je ne m’imposerai pas à vous bien longtemps. Avez-vous compris ma condition ?… Une seule fois, si vous voulez que notre devise soit : « Point de lendemain »… Moyennant cette… préface, je ne changerai pas l’épilogue de votre roman… sinon, je puis défaire ce que j’ai fait. Réfléchissez… En somme, c’est mon droit secret que je réclame pour prix de mes bons offices… Au temps jadis où les Français appartenaient à leurs seigneurs, on lui donnait le joli nom de… jambage.

— Monsieur, vous êtes fou !

Gilberte se levait, frémissante, indignée, d’un jet brusque qui semblait la grandir ; ses seins dressés tendaient l’étoffe de sa robe ; sa tête se renversait en arrière, les cils battant mollement sur la soudaine pâleur de sa face.

— Bravo : le mouvement est admirable ! déclara flegmatiquement d’Arlaud.

Les yeux levés vers elle, il l’appréciait en connaisseur.

— Vous êtes odieux ! dit Gilberte.

— Mais non, je suis logique. Dans ce bas monde, l’on n’a rien pour rien. Or, ma proposition s’adresse à celle qui la mérite ; à la demoiselle éminemment pratique qui, désirée par un jeune homme qui lui plaît, sacrifie ce sentiment réciproque au veau d’or amoureux. Où puisez-vous la force de jeter la première pierre à votre troisième larron ma douce Gilberte ? Nos péchés sont équivalents. Et qui sait si vous repousseriez vertueusement cette convention de… jambage, si c’était l’ami Pick qui fût à ma place ?

Gilberte mit une certaine énergie à réfuter :

— Eh bien ! Justement : puisque, maintenant, vous savez que je vous déteste… que, si je préférais un autre qu’Henry Salmon, ce ne serait jamais vous, en tout cas !… Vous ne pouvez pas persister à vous imposer à moi ; sachant quelle aversion, quelle horreur j’aurais à…

Elle s’arrêtait, suffoquée de répulsion. Marcel protestait d’une voix lente :

— Pourquoi ? Au contraire…

Il expliqua, en traînant un peu sur les mots :

— Ah ! que vous connaissez peu les hommes et que c’est exquis, cette fraîcheur d’ignorance !… Je vous adore, ainsi furieuse et révoltée, enfin secouée de votre apathie. Mais, mon amie, l’homme intellectuel — ce blasé des sens si curieux d’esprit ; — l’écrivain est perpétuellement en quête de sensations neuves et surtout d’une originalité vraie — non simulée… Il est indifférent qu’une femme vous exprime le comble de la joie ou le comble de la haine, pourvu qu’on la sente au summum de la sensation provoquée par soi ; — et même sa haine, en ce cas, est un sentiment d’une sincérité plus certaine… qui vous procure une volupté plus raffinée.

Les prunelles dilatées d’effarement, Gilberte attachait un regard intrigué sur Marcel. Elle devinait une chose dont elle ne soupçonnait pas l’existence : un sentiment masculin un peu abominable se précisait devant son imagination féminine tout étonnée.

Elle s’efforça d’attendrir cet homme redoutable qu’elle respectait presque à présent, pour tout le mystère un tantinet sadique pressenti en lui.

Elle balbutia d’une voix touchante :

— Il me semble que vous m’aimiez tout autrement. J’aurais cru à plus d’affection de votre part… dans le temps.

— Dans le temps où vous feigniez de l’ignorer, n’est-ce pas ?

Marcel ajoutait, persifleur :

— Et vous ne supposez pas un instant que votre dédain même ait pu modifier la nature de mes sentiments ? Vraiment, je n’ai pas la mansuétude qu’il faudrait…

— Enfin, je n’ai jamais été coquette avec vous : ce n’est pas ma faute, si vous m’aimez !

D’Arlaud lui jeta une œillade terrible et répliqua d’une voix caustique :

— Ah ! Vous avez l’art des phrases cruelles… Vous êtes juste, mais sévère.

Gilberte continua, suivant sa pensée :

— Alors, c’est pour cela qu’aujourd’hui vous êtes avec moi si brutal et si dur ?

— Je suis homme.

Il compléta sa réflexion :

— Et, voyez-vous, ma chère enfant, entre homme et femme, on se pardonne tout — hormis le grief de s’être fait refuser… ce que vous m’accorderez demain.

— Jamais !

— Allons, soyez belle joueuse : je suis un vilain tricheur… cela fera compensation. Vous êtes à ma merci ; j’en profite inflexiblement. Ne soyez pas enfant ; agissez raisonnablement. Vous ne voudrez pas gâcher toutes les heures qui vous restent à vivre, quand il suffit de m’en consacrer une seule — celle du berger… Si vous ne le faites pour vous-même, immolez-vous par dévouement fraternel : l’intérêt de votre sœur est lié au vôtre… Ne me répondez pas… Allez d’abord consulter Denise, petite Gilberte irrésolue ; confiez-lui tout bas, à l’oreille, mon ultimatum : vous serez la charmante rançon de vos deux destins… Si vous renoncez à Satan, à ses pompes et à Salmon, je la prive du même coup de son Abel en désabusant ce crédule méfiant…

Gilberte était anéantie. Sa fierté restait muette : elle ne lui inspira pas une belle colère vengeresse. Elle n’eut pas d’insulte aux lèvres, pas un geste de courroux qui levât sa main pour châtier…

Mais désarmée, implorante, — indécise — elle supplia :

— Ah ! mon Dieu !… Qu’est-ce que je vais devenir !… C’est affreux !

— Je ne suis pas si terrible, puisque je vous accorde le délai de réflexion. J’ai, tout au moins, la galanterie de l’hôte : vous êtes sous mon toit ; remarquez que je vous laisse partir sans avoir essayé d’abuser de notre tête-à-tête…

Et la reconduisant jusqu’au seuil de la porte, Marcel ajouta avec un mépris caressant :

— Allez… Allez vous faire modeler par les fines mains de Denise, petite âme de glaise mouillée !