L’Évangéline (p. 56-62).


Le grand « foreman » des chantiers.



L’armée des bûcherons a un général qui commande aux officiers du menu fretin.

Ses fonctions sont multiples et d’une importance capitale.

Le grand foreman ? c’est l’œil qui voit tout, c’est, comme on dirait, le diplomate et le plénipotentiaire entre la grande compagnie et les jobbers : en terme vulgaire, le trait d’union entre les gros et les petits. Voilà…

D’abord, il connaît ses limites, comme Charlotte sa cuisine, jusque dans ses coulées les mieux dissimulées.

Le croiriez-vous ? Eh bien ! c’est en été qu’il est le plus affairé. Il donne audience et parlemente continuellement. Oh ! il n’est pas fier du lieu ni de l’heure ; tantôt au coin d’une route, assis sur une clôture ; tantôt à la porte de l’église, après le dernier coup de cloche, disons, entre l’eau bénite et le premier évangile… Puis ensuite, viennent les longues courses d’exploration à travers les bois ; il appelle cela cruiser, traînant derrière lui, comme des petits garçons dociles, tous ces jobbers en mal d’entreprises.

Il a dit à gros Jean : « Toi, tu iras sur le ruisseau creux ; bâtis ton camp au pied de la montagne à bouleaux », et baissant le ton, confidentiel, il ajoute : « Tu connais, mon Jean, la coulée ouest, la coulée du fontereau ? Les épinettes de quatre et cinq logs, là dedans, ça se touche comme les cheveux de ta tête, et tu as le plus beau halage ; tu n’as pas fait grand chose dans ta dernière job, je te donne une chance de te reprendre cet hiver, mon vieux. Seulement, n’en parle pas… »

Deux jours avant, il avait dit à petit Louis à Pitre : « Je vais te donner le ruisseau du Grog Brook ; le camp est tout bâti. Le gros Jean n’a rien fait là l’hiver dernier, mais c’est si flandrin c’t animal ! Ces faignants-là, ce n’est bon que pour se chauffer les pieds près du poêle.

Tu peux te vanter d’être un homme chanceux, car, aussi vrai que je suis icite, mon fiston, tu as les côtés les plus boisés des limites. Rien que de l’épinette… et c’est long, ma foi, comme des clochers d’églises… et puis, sans compter, du bois sain et du beau !! » Tout bas à l’oreille : « Mon cher, entre nous deux, tu as là la meilleure chance de tout le jobbage. Je puis gager, ajoute-t-il, avec un clin d’œil significatif, que tu fais tes cinquante milles pieds avant les premières neiges. C’est moi qui te l’assure, entends-tu ? »

Demain il dira à Narcisse…

Mais on n’en finirait plus de rapporter la dixième partie des blagues que le grand foreman vous jette comme ça de droite à gauche pendant toute la première quinzaine du mois d’août !

Je vous disais bien que c’est un diplomate… La preuve ? Mais, il vous débite les plus belles hâbleries, et tout le monde prend cela pour de grandes vérités.

Alors, vite, en plein mois d’août ou de septembre, on quitte la maison, la ferme, les récoltes, pour courir au bois, à l’endroit assigné par le grand foreman.

Ce n’est plus la terre qui meurt, dirait ici le grand romancier français, mais c’est la terre que l’on tue.

Pauvre terre ! en a-t-elle souffert de ces délaissements ! Aussi, voyez-la languir et dépérir, faute de bras secourables. Et on aura encore l’audace de le lui reprocher quelque bon jour : Pourquoi ne rends-tu pas ? Pourquoi ne payes-tu plus ?… Les misérables et les sans-cœurs !!

Et la terre meurt, et la terre est tuée d’indifférence, de négligence et d’abandon…

Le grand foreman, lui, continue son œuvre. Seulement, avec la première bordée de neige, il a changé de poil, il est devenu méconnaissable.

Loquace comme une pie, au temps parlementaire, il est maintenant muet comme une carpe et renfrogné comme un bison. Il a toutefois les yeux et les oreilles grands ouverts. En vrai policier, il s’en va, le nez au vent, fureter dans tous les coins et recoins des chantiers : il compare la date et le tas de billots charroyés au bord des rivières, compte scrupuleusement le nombre d’hommes, de chevaux et de traîneaux, pèse attentivement le travail fait, celui qui reste à faire, puis, un beau jour, sans que personne le sache, fait rapport de tout au siège du gouvernement de la grande compagnie.

Résultat final au printemps ? Plusieurs en dette, quelques-uns en dessus, mais tous appauvris.

Je le répète, le grand foreman est un personnage, un vrai diplomate, quoi ! Dans la vie commune cependant, c’est un homme comme vous et moi et, à le rencontrer, l’été, en belle automobile overland, sur la grande route poussiéreuse, ma foi, vous jureriez que c’est un simple mortel, tandis qu’en réalité c’est le grrrand foreman qui passe…