Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XXXIII

Cadieux et Derome (p. 432-439).

CHAPITRE XXXIII.


Cursum consummavi.
J’ai achevé ma course.
(2 Tim. iv. 7.)


Le surlendemain, de grand matin, Lamirande, Leverdier et Vaughan, arrivés d’Ottawa par le train de nuit, se dirigent vers le couvent de Beauvoir. Le temps est ravissant. La triste pluie a cessé, les brouillards ont disparu, le vent ne gémit plus dans les grands pins. Il a gelé pendant la nuit, et les arbres, couverts de frimas, ressemblent à de gigantesques panaches qui, tranchant sur le bleu foncé du ciel, forment un tableau d’une beauté tellement bizarre que le peintre le plus hardi n’oserait tenter de le reproduire.

Bien qu’en ce moment leur présence à Ottawa soit nécessaire, Leverdier et Vaughan n’ont pas voulu laisser leur ami venir seul rendre à son enfant les derniers devoirs. Houghton aurait vivement désiré les accompagner ; mais, pour lui, quitter la capitale, c’était impossible.

La chute du gouvernement, la mort misérable de Montarval ont produit une révolution dans tous les esprits. Le mauvais génie du pays étant disparu, les intrigues cessent et les choses politiques prennent leur cours naturel. La politique de la séparation qui naguère paraissait à tant de personnes un rêve, une chimère, s’empare maintenant de tout le monde. Même ceux qui ne l’approuvent pas encore l’acceptent comme une chose inévitable. Il ne s’agit plus que de mettre cette politique à exécution, le plus promptement possible. Houghton est chargé de cette tâche, et il travaille à former un cabinet pour liquider la situation. Il s’était adressé tout d’abord à Lamirande. Celui-ci, sans refuser d’entrer dans le gouvernement qui ne devait exister que le temps nécessaire pour effectuer la séparation, avait demandé trois jours de grâce.

— Quand mon enfant sera dans sa dernière demeure, dit-il, je vous donnerai une réponse définitive. En attendant, travaillez, avec Leverdier et Vaughan, à la formation de votre cabinet, comme si je n’existais pas.

— C’est difficile, répliqua Houghton, de ne pas tenir compte de l’existence d’un homme qui a été l’instrument dont la Providence s’est servie pour créer le mouvement actuel qui entraîne le pays vers de nouvelles destinées.

— Cependant, reprend Lamirande, il faut vous habituer à cette pensée. Les uns sont appelés à commencer une œuvre, tandis que d’autres doivent la terminer. Celui qui sème ne récolte pas toujours. Moïse fit sortir le peuple de Dieu de la terre d’Egypte, mais c’est Josué qui l’introduisit dans la terre de Chanaan.

— Moïse avait eu un moment d’hésitation ; c’est pour cela qu’il ne lui a pas été donné de traverser le Jourdain à la tête de son peuple.

— Et qui vous dit que je n’ai pas douté, comme Moïse dans le désert de Sin ?




Les religieuses du couvent de Beauvoir avaient demandé à Lamirande, comme une insigne faveur, que la dépouille mortelle de Marie leur fût confiée. On la déposa donc dans le caveau de leur chapelle.

Longtemps Lamirande resta agenouillé sur les froides dalles. Ses deux amis auraient voulu demeurer auprès de lui, mais il leur fit signe de se retirer. Il voulait être seul avec Dieu et son enfant… Quand enfin il vint rejoindre ses deux compagnons, ceux-ci remarquèrent sur ses traits, dans ses yeux, avec la trace de larmes abondantes, un reflet céleste, une lumière indéfinissable qu’ils n’y avaient jamais vue.

Ensemble, ils reprirent le chemin de la ville et de la gare ; mais lorsqu’ils furent rendus près du chemin de fer, Lamirande s’arrêta soudain comme quelqu’un qui se souvient tout à coup d’une affaire importante.

— Partez, vous deux, dit-il, par le premier train ; Houghton a besoin de vous au plus tôt. Quant à moi, j’ai quelques courses à faire, quelques personnes à voir ici. Je prendrai un autre train.

Puis, serrant les mains de ses deux amis avec effusion, il s’éloigna rapidement. Eux, tout surpris, ne songèrent ni à le questionner, ni à l’arrêter. Lorsqu’ils furent un peu revenus de leur étonnement, il était déjà loin.

— Devons-nous le suivre ? dit Vaughan.

— Je crois qu’il vaut mieux faire ce qu’il nous a dit, reprit Leverdier.

— Ne trouvez-vous pas quelque chose d’étrange dans sa conduite ?

— Oui, quelque chose d’étrange, ou plutôt quelque chose de nouveau ; mais ce quelque chose n’a rien d’inquiétant. Allons !

Et les deux amis partirent pour Ottawa, fermement convaincus que Lamirande les y rejoindrait bientôt. Mais ils ne le virent plus jamais, ni à Ottawa, ni ailleurs.

Le cinquième jour après les funérailles, l’inquiétude causée par la disparition de Lamirande était devenue très vive. On songeait sérieusement à descendre à Québec pour y commencer des recherches, lorsque Leverdier reçut la lettre suivante :


New York, le 2 avril 1946.

« Bien cher ami, — Vous devez être tous dans l’inquiétude à mon sujet. Soyez rassurés, il ne m’est advenu rien de fâcheux. Je suis en parfaite santé et sain d’esprit.

« Je quitte le monde pour toujours. Ne me cherchez pas, ce serait inutile. Je saurai bien m’ensevelir de telle sorte que personne ne me trouvera jamais.

« Cher ami, ce n’est pas un sentiment d’amertume, rien qui ressemble à la misanthropie qui me fait prendre cette détermination. Mon cœur n’a pas cessé d’aimer les choses terrestres. Le bonheur légitime d’ici-bas a toujours pour moi un attrait puissant. J’entrevois un avenir qui me sourit : une position élevée dans la patrie ; la confiance, l’estime, la reconnaissance de mes concitoyens ; de nouveaux liens domestiques qui m’uniraient plus étroitement encore à toi ; une femme admirable ; de blondes têtes d’enfants… Ah ! ne t’imagine pas que ce doux rêve me laisse indifférent, et qu’il ne m’en coûte pas d’y renoncer ! Mais lorsque tu auras appris du Père Grandmont certains événements que je t’ai cachés, tu admettras que celui qui a été l’objet de faveurs si extraordinaires ne doit pas rester dans le monde. Quand un homme a vu ce que j’ai vu, entendu ce que j’ai entendu, souffert ce que j’ai souffert, il ne lui reste plus qu’une chose à faire ici bas : prier, en attendant que Dieu l’appelle à Lui.

« Si je ne vous ai pas fait connaître d’avance ma détermination, à toi, à Vaughan et à Houghton, c’est que je voulais nous éviter des discussions qui auraient été probablement pénibles et certainement inutiles. J’ai consulté le Père Grandmont qui m’approuve entièrement. Ne le questionne pas sur ma destination, il l’ignore.

« Et maintenant, avant de te dire adieu, un mot, un dernier mot de politique, et un mot d’affaires. Le Père Grandmont te remettra ce que j’appelle mon testament politique. Tu en donneras communication aux amis, particulièrement à Houghton et à Vaughan. Vous y trouverez tout ce que j’aurais pu faire pour vous aider dans la tâche qui reste à accomplir : la séparation des provinces et l’organisation de la Nouvelle France. Je suis entré, ce me semble, dans tous les détails de ces deux grandes questions. Pesez le tout devant Dieu, et prenez en ce qui vous paraîtra utile. Quand même je serais resté au milieu de vous, je n’aurais pu vous rien dire de plus. J’ai mis dans ce document tout mon petit bagage de savoir, d’expérience et de vues sur l’avenir. D’ailleurs, ce qui est surtout nécessaire, c’est, avec l’intégrité de la foi catholique, l’union intime de nos compatriotes. Or cette union, je le sens, se fera plus facilement autour de mon souvenir qu’autour de ma personne.

« Avec mon testament politique le Père Grandmont te remettra une procuration qui t’autorise à disposer de tout ce qui m’appartient. Je n’ai qu’un objet vraiment précieux : la statue miraculeuse de saint Joseph. J’aurais voulu te la donner : le Père Grandmont me l’a demandée avec tant d’instance pour la chapelle de Notre-Dame du Chemin que je n’ai pu la lui refuser. À toi je donne la feuille de lis qui en a été détachée par saint Joseph lui-même.

« Après avoir donné quelques souvenirs, à leur choix, à mes chers amis Vaughan et Houghton, tu feras de mes biens trois parts égales : une pour les pauvres, une pour ta sœur Hélène afin qu’elle puisse faire l’aumône en priant pour moi, une pour le développement de l’œuvre que tu diriges.

« Enfin, saluez affectueusement pour moi tous les amis.

« Ami ! Frère ! adieu à tout jamais dans ce monde, et au revoir dans le beau ciel que Notre Seigneur Jésus-Christ nous a conquis au prix de son très précieux sang. Ainsi soit-il. »

Joseph Lamirande.