Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XXXI

Cadieux et Derome (p. 401-425).

CHAPITRE XXXI.


Ubi enim est thesaurus tuus, ibi est et cor tuum.
Car où est votre trésor, là est aussi votre cœur.
(Matt. vi. 21.)


Pendant longtemps Lamirande, le Père Grandmont, Vaughan et les quatre religieuses restèrent anéantis, agenouillés autour du lit. Ce fut Lamirande qui, le premier, revint à lui. Il se leva et alla toucher Vaughan légèrement sur l’épaule. Le jeune Anglais tressauta. Il était comme dans un ravissement : la main de Lamirande le ramena au sentiment des choses qui l’entouraient.

— Ami, lui dit Lamirande, tu voulais voir du surnaturel, tu en as vu. Crois-tu maintenant ?

— Oui, je crois, répondit Vaughan ; mais ce n’est pas la vue du miracle qui m’a donné la foi. Ou plutôt, ce n’est pas le miracle qui m’a converti, qui a changé mon cœur, qui a déchiré le voile. Certes, en voyant ta fille ressusciter, tous les doutes sur la réalité de la vie future qui hantaient mon esprit se sont évanouis à l’instant. Mais ce n’était pas là la foi qui sauve. À mesure que la lumière se faisait dans mon intelligence, mon cœur semblait s’endurcir davantage, le voile s’épaississait toujours. Si ta fille était restée en vie, je serais sorti d’ici aussi croyant que toi, mais nullement converti. Pour que tu aies pu renoncer au bonheur de garder ton enfant, il a fallu qu’un fleuve de grâce se répandît sur toi. Je l’ai senti. C’était comme un torrent qui, après avoir rempli ton cœur, s’est débordé sur le mien. Ce torrent m’entraînait, et, cependant, j’aurais pu résister. Je n’ai le mérite que de m’être laissé emporter. Mon cœur s’est subitement amolli, le voile s’est déchiré. Me voici non seulement croyant mais converti, c’est-à-dire voyant le ciel et voulant y arriver. Ta sublime abnégation a été l’instrument dont Dieu s’est servi pour faire de moi un disciple de Celui qui a exaucé ta prière et à Qui tu as librement sacrifié ton dernier bonheur ici-bas.

Les deux amis s’embrassèrent longuement.

Le Père Grandmont s’étant approché d’eux, Vaughan lui dit :

— Mon père, je vous répète les paroles que l’Éthiopien dit à saint Philippe sur la route de Jérusalem à Gaza : « Qu’est-ce qui empêche que je ne sois baptisé ? »

— Et moi, fit le religieux, je répondrai avec saint Philippe : « Cela se peut, si vous croyez de tout votre cœur. »

— « Je crois que Jésus-Christ est le Fils de Dieu » répondit Vaughan, comme avait répondu deux mille ans auparavant le ministre de la reine Candace.

Le Père Grandmont interrogea le jeune Anglais et s’aperçut bientôt qu’il était parfaitement instruit de la religion.

Dans la chapelle du couvent, le vénérable religieux versa sur le front du converti l’eau sainte du baptême. Lamirande servit de parrain à son ami, la sœur Antonin, de marraine. Ce fut un spectacle bien touchant : Ce ministre de Dieu dont le beau visage encadré de cheveux argentés s’illuminait de joie ; ces deux hommes d’âge mûr graves et recueillis ; les religieuses dans leurs stalles, immobiles sous leurs grands voiles blancs ; l’autel où brillaient mille cierges comme en un jour de fête ; tout cela formait un tableau digne, par sa suavité, du pinceau de Raphaël.

Il était près de dix heures du soir lorsque la cérémonie fut terminée.

Et maintenant, dit Vaughan, retournons au plus tôt à Ottawa. J’ai un grand devoir à remplir là-bas, de grands torts à réparer.

— Faut-il que je m’éloigne sitôt de mon enfant ! dit Lamirande ; j’aurais voulu passer la nuit auprès d’elle. Nous pourrions prendre le premier train demain matin. Je me sens l’âme brisée par l’émotion. J’ai besoin de quelques heures, non de sommeil, mais de prière.

— Soit, répliqua son ami, mais il faut que je télégraphie un mot à Houghton.

Il se rendit à un bureau voisin et télégraphia au chef de l’opposition :

« Pour l’amour de Dieu, ne laissez pas mettre la troisième lecture aux voix avant notre retour. »

Puis il retourna au couvent, et les deux amis, avec le Père Grandmont, passèrent la nuit dans la prière et de pieux entretiens. Vaughan édifia ses deux compagnons par les élans de sa foi, par sa ferveur, par sa piété tendre et confiante comme celle d’un enfant.

De grand matin, le Père Grandmont dit la messe. Lamirande et Vaughan reçurent de sa main la sainte Communion. Vaughan était tout radieux, transfiguré.

— Que Dieu est bon, dit-il, à son ami, que Sa grâce est puissante ! Mon cœur était de glace, il y a quelques heures à peine ; maintenant, il est tout de feu. Naguère, je ne voyais rien de beau, rien de grand en dehors des choses matérielles et humaines ; à présent, tout ce qui est terrestre me paraît petit et insignifiant. Auparavant, le ciel était bien loin et encore plus incertain ; maintenant, la vie future est pour moi la vie réelle par excellence, et la vraie patrie est là-haut. Le vrai bonheur, je ne l’ai jamais éprouvé avant ce jour, la vraie joie m’était inconnue. Je suis tout changé, et tout me paraît changé. Je vois tout autrement, je comprends tout autrement, la vie, la mort, le monde, les hommes, les événements, le passé, le présent, l’avenir. Et c’est la grâce divine qui a opéré ce changement prodigieux en moi. N’est-ce pas que cette grâce est puissante et que Dieu est bon ?

Lamirande était ravi d’entendre son ami chanter son bonheur dans ce langage enthousiaste.

— Oui, répondit-il, Dieu est infiniment bon et Sa grâce, infiniment puissante ; mais Sa bonté ne se manifeste pas toujours de la même manière, et Sa grâce, pour être toujours puissante, n’est pas toujours sensible. Ton âme est inondée de délices. C’est un véritable avant-goût du ciel. Dieu t’accorde sans doute cette faveur pour te confirmer dans Son service. Mais ne sois ni surpris, ni affligé, ni découragé, si, plus tard, cette ferveur délicieuse que tu ressens aujourd’hui est remplacée par une sécheresse désolante, un dégoût affreux ; si le ciel qui te paraît maintenant tout près et souriant, s’éloigne et semble d’airain ; si ton âme, en ce moment pleine d’onction et de nobles pensées, se fait aride comme le désert ; si la prière, qui est aujourd’hui un élan naturel et spontané de ton cœur vers Dieu, devient une véritable corvée, plus pénible que le plus dur labeur. Notre-Seigneur éprouve souvent par la sécheresse ses plus fidèles serviteurs. Cette épreuve t’est peut-être réservée. Si elle t’arrive un jour, ne te laisse pas abattre. Prie, quand même tu ne trouverais aucune satisfaction dans la prière, quand même il te semblerait que tu n’aimes plus Dieu et que Dieu ne s’occupe plus de toi. C’est que la prière faite dans la sécheresse peut être plus agréable au ciel que les oraisons qui sortent sans effort du cœur plongé dans la ferveur sensible. C’est sur les rochers arides, plutôt que sur les terres plantureuses, que l’on trouve les fleurs aux nuances les plus délicates, au parfum le plus exquis.

L’entretien fut interrompu par les préparatifs du départ. Lamirande, accompagné par Vaughan et le Père Grandmont, se rendit une dernière fois à la chambre mortuaire. Longtemps, il regarda sa fille bien aimée. La nature réclama ses droits : il versa d’abondantes larmes qui n’avaient cependant rien d’amer. Puis, triomphant de cette dernière faiblesse, il s’écria :

— Mon Dieu ! je Vous remercie des bienfaits que Vous venez de répandre sur nous. En retour d’un léger sacrifice, Vous m’avez accordé la conversion de mon ami, et par cette conversion, Vous avez assuré l’avenir de la patrie. Le sacrifice est en effet léger aux yeux de la foi, bien qu’il ait déchiré affreusement mon cœur. Ma fille est infiniment heureuse auprès de Vous, et la séparation, si douloureuse soit-elle, n’est que momentanée au regard de l’éternité. Et pour récompenser ma souffrance de quelques années, librement acceptée, Vous délivrez tout un peuple du joug de Satan ; Vous renversez les derniers obstacles accumulés par l’enfer pour empêcher ce peuple de parvenir à ses destinées providentielles ; Vous garantissez la liberté de Votre Église en ce pays ; Vous facilitez ainsi le salut de millions d’âmes encore à naître. Tous ces bienfaits inestimables, Vous les accordez généreusement parce qu’un cœur humain a eu la grâce de s’immoler pour l’amour de Vous. Mon Dieu ! je Vous remercie et je Vous bénis !




À peine Lamirande et Vaughan étaient-ils partis d’Ottawa pour Québec que Montarval en fut averti ; car il avait ses espions qui le tenaient au courant de tout. Le malheureux Duthier n’avait pas été le seul au service du chef de la secte. La nouvelle de ce départ subit et la connaissance de la cause pénible qui l’avait motivé jetèrent Montarval dans un trouble étrange qu’il ne pouvait s’expliquer. Il avait le pressentiment que le dénouement approchait, et qu’il lui serait fatal ; et ce voyage lui semblait avoir quelque rapport, qu’il ne pouvait ni découvrir ni même soupçonner, avec la ruine prochaine de tous ses projets. Une heure avant le commencement de la séance, il se renferma dans une pièce secrète de la maison qu’il occupait, pièce où personne ne pénétrait jamais, sous aucun prétexte. Cette chambre, toute tendue de rouge, était un temple satanique. Les hideux emblêmes du culte infernal s’y étalaient. Montarval, en proie à une sombre agitation, se plaça devant une sorte d’autel où brûlait de l’encens et commença une horrible évocation :

— Viens, Eblis ! Dieu de la désolation infinie et du désespoir sans bornes ; Inspirateur de toute révolte contre les lois cruelles de Jéhovah, de toute haine de l’abjecte vertu et de l’infâme sainteté ; Sublime Auteur de tout orgueil, de tout crime, de tout péché, de toute douleur, de toute mort, de tout ce que les prêtres d’Adonaï appellent le mal ; Vaillant Destructeur de la tyrannie éternelle, Ennemi Implacable du Christ, de son Église, de ses prêtres ; Infatigable Libérateur de la race humaine ; Toi qui détournes les hommes des jouissances humiliantes du ciel et les prépare aux âpres délices de ton royaume de feu et de liberté ; viens, ô Esprit de vengeance, Éternel Persécuté, Révolté éternel ! Voici l’heure suprême ! Moi, ton fidèle serviteur, je n’aperçois plus bien le chemin à suivre, les ténèbres m’environnent, les hésitations m’assaillent, les noirs pressentiments me poursuivent. Viens me révéler ce que va faire celui des mortels qui combat notre projet avec le plus d’acharnement, viens me montrer comment obtenir le succès final.

Pendant qu’il parlait, un souffle glacial remplit la pièce. Puis, au milieu de la fumée blanche de l’encens, une forme vague de proportions gigantesques se dessina ; et une voix qui semblait venir du lointain se fit entendre.

— Une puissance plus forte que ma toute-puissance m’empêche de communiquer librement avec toi en ce moment. Cette puissance hostile, je la vaincrai un jour, j’en délivrerai l’univers entier ; mais maintenant, elle me tient cruellement enchaîné. Il ne m’est possible que de te dire ceci : Ne perds pas une minute, précipite les événements…

La voix se tut subitement et la forme s’évanouit.




La discussion sur la troisième lecture du projet de constitution commença à l’ouverture de la séance à trois heures. Le premier ministre exprima l’espoir que les débats ayant déjà plus qu’épuisé le sujet, la chambre remplirait la formalité de la troisième lecture sans délai : ressasser les arguments que tant de députés avaient fait valoir pour et contre le projet serait une perte de temps regrettable. Il fit clairement entendre que les ministres s’opposeraient à l’ajournement de la séance avant que la question fût mise aux voix.

Houghton, Leverdier et les autres chefs de l’opposition ne se laissèrent pas arrêter par les sophismes de sir Henry. Ils étaient déterminés à prolonger le débat jusqu’au retour de Lamirande, coûte que coûte ; non qu’ils eussent, à part Leverdier, le moindre espoir de rien gagner ; mais parce qu’ils respectaient et aimaient trop leur collègue pour ne pas lui donner cette dernière marque de leur sympathie et de leur estime. À cause de la faible majorité du gouvernement, ils n’avaient plus à redouter une application arbitraire de la clôture : le groupe de Vaughan, favorable pourtant au projet, ne l’aurait pas permis. Le débat recommença donc plus acerbe que jamais. Seulement, le mot d’ordre était donné du côté ministériel : pas un député de la droite ne se levait pour répondre aux arguments de la gauche.[1] Celle-ci dut supporter seule, encore une fois, tout le fardeau de la discussion.

Vers dix heures du soir Houghton reçut la dépêche de Vaughan. Il la montra à Leverdier et à trois autres députés français dont la parfaite discrétion lui était connue.

— Prenez bien garde, leur dit-il, d’en souffler mot à qui que ce soit.

— Pourquoi ? lui demanda Leverdier. C’est pourtant de nature à encourager nos amis ; car cette dépêche indique clairement que Vaughan a subitement changé d’idée et qu’il sera avec nous.

— Et c’est précisément parce que cette dépêche dit clairement que Vaughan est avec nous que je vous conjure d’en garder le secret absolu. Je vous l’ai montrée, à vous quatre, pour que vous ne soyez pas tentés de faiblir un seul instant ; mais, encore une fois, pour l’amour de Dieu, n’en soufflez mot à personne ; car si cette nouvelle parvenait à certaines oreilles, que vous pouvez voir d’ici, nous aurions, sans aucun doute, un nouvel accident de chemin de fer à déplorer ; et cette fois l’accident pourrait mieux atteindre son but infernal.

— Vous pensez ! dit l’un des quatre.

— J’en suis intimement convaincu, répondit le chef de l’opposition. La seule chose qui pourrait empêcher un nouvel accident de se produire, si certain personnage était mis au fait de ce que nous savons, c’est que les deux individus soupçonnés d’être les auteurs de la récente catastrophe viennent d’être arrêtés à Montréal. Mais ils peuvent n’être pas seuls de leur espèce. De sorte que, gardez le secret de cette dépêche, si vous aimez Lamirande et Vaughan, et si vous voulez servir votre pays.

— Ne craignez rien, lui répondit-on. Mais si ces deux misérables sont pris, ils diront peut-être le nom de l’instigateur de leur crime.

— C’est possible, pourvu que cet instigateur ne leur ouvre la porte de la prison avec une clé d’or, ou quelque autre d’un métal moins précieux.




À minuit, Houghton proposa l’ajournement de la Chambre, disant que la séance avait duré assez longtemps, qu’il n’était pas raisonnable de forcer les députés à se prononcer définitivement sur une aussi grave question sans leur donner le temps de réfléchir, qu’une journée de délai ne mettrait pas le pays en danger. Il s’engageait, comme chef de l’opposition, à laisser terminer le débat à la fin de la prochaine séance, si, de son côté, le gouvernement voulait consentir à l’ajournement de la Chambre. Mais les ministres repoussèrent cette proposition, déclarant qu’ils ne consentiraient à l’ajournement de la Chambre qu’après le vote sur la troisième lecture.

Ce refus hautain et brutal eut un excellent résultat : il exaspéra au dernier point les membres de l’opposition. Les esprits étaient montés, et on résolut, à gauche, de tenir tête au gouvernement, de prolonger la séance indéfiniment. C’était précisément ce que Houghton et Leverdier voulaient : Lamirande et Vaughan auraient maintenant le temps de revenir. La gauche s’organisa donc pour le reste de la nuit.

Comme l’opposition à l’ajournement venait du gouvernement, c’était aux ministériels qu’incombait la tâche de maintenir la présence d’un nombre suffisant de députés pour permettre à la chambre de siéger. La gauche n’avait qu’à fournir les orateurs pour les douze heures, de minuit à midi. Houghton trouva facilement douze de ses partisans prêts à parler chacun une heure. Il comptait sur le retour de Vaughan vers midi ; s’il n’arrivait pas, il serait possible de faire une nouvelle combinaison qui prolongerait la séance jusqu’au soir.

Qui n’a été témoin d’une de ces séances où la minorité, pour protester contre ce qu’elle considère comme une injustice, une tyrannie de la part de la majorité, décide de siéger indéfiniment. L’élément comique et même grotesque se mêle presque toujours à ces scènes. Les députés ministériels, obligés de rester en nombre suffisant pour empêcher l’ajournement « faute de quorum », prennent des postures et des allures qui n’ont rien de poétique ou de distingué. Les uns, enfoncés dans leurs fauteuils, le chapeau rabattu sur les yeux, ou à demi-couchés sur leurs pupitres, dorment et ronflent. D’autres, sans fausse honte, se font apporter qui un bifteck, qui une côtelette, et combattent l’ennui à coups de fourchette. Du côté de l’opposition les banquettes sont vides. Tous sont allés se reposer dans les bureaux. Il ne reste que celui qui est chargé de continuer le débat, entouré de deux ou trois amis, en cas d’un accident quelconque. Si celui qui parle est habitué à ce jeu parlementaire, il saura se ménager. D’abord, il parlera très lentement, et s’éloignera du sujet autant qu’il le pourra sans s’exposer à un rappel à l’ordre. Il citera, à tout propos, et longuement, l’inévitable Todd, l’inéluctable May, l’inéludable Bourinot qui étaient les auteurs classiques des parlements canadiens à la fin du dix-neuvième siècle et qui le sont encore au milieu du vingtième. Lire quelques pages de ces auteurs, cela repose l’esprit, sinon de l’auditoire, du moins de celui qui parle, en le dispensant du travail d’arranger ses phrases ou de courir après les idées. Si les quelques amis qui restent pour assister l’orateur s’aperçoivent qu’il patauge trop et que le président est à la veille de lui ôter la parole ; ils trouveront le moyen de faire naître un incident quelconque pour lui donner le temps de se ressaisir. Enfin, quand il est tout à fait au bout de ses ressources, on lui fait signe de s’asseoir, un autre prend sa place, et recommence les mêmes citations émouvantes de Todd, de May et de Bourinot. Peu à peu, les esprits se détendent, on se défâche à gauche, on s’amollit à droite, et l’on finit par en arriver à un compromis quelconque. C’est la fin ordinaire de ces séances qu’on prolonge ab irato.

La mémorable séance du dernier parlement de la Confédération canadienne, commencée à trois heures du 25 mars 1946, ne devait pas se terminer par un compromis, mais par la défaite des uns et le triomphe des autres.

Toute la nuit, la discussion fut animée : ce n’était pas encore un débat purement factice. Plusieurs députés français, Leverdier entre autres, avaient encore réellement quelque chose à dire, et ils parlèrent avec, chaleur.

Le matin du 26 mars se lève gris et terne. La pluie a cessé, mais un brouillard épais enveloppe et pénètre tout. À mesure que l’avant-midi s’écoule, l’aspect de la chambre devient plus triste. Le parquet est jonché de journaux froissés, de chiffons de papiers, de livres bleus. Les orateurs qui se succèdent ne parlent visiblement plus que pour gagner du temps. Vers onze heures, Houghton reçoit une dépêche de Vaughan, datée de Saint-Martin : « Tenez bon, nous serons à Ottawa à midi et demi. » Il n’y a plus rien à redouter : il est impossible maintenant à l’ennemi de préparer un nouvel accident de chemin de fer. Le chef de l’opposition montre donc librement la dépêche à ses collègues. Elle passe de mains en mains.

— Encore un coup de cœur, dit Houghton, il nous arrive du secours.

L’animation qui se manifeste du côté de l’opposition après la lecture de cette dépêche n’échappe pas à Montarval qui n’a presque pas quitté son siège depuis la veille. Une colère sombre et impuissante l’agite.

Le bruit se répand rapidement que Lamirande et Vaughan arrivent et que ce dernier est maintenant contre le projet de loi. L’excitation est à son comble. Les tribunes se remplissent, les députés prennent leurs sièges. Il y a une sorte de fièvre dans l’air. Chacun sent que le dénouement est proche.

Enfin, à une heure moins quelques minutes, Lamirande et Vaughan entrent dans la salle des délibérations. Une longue salve d’applaudissements les accueille. Puis, beaucoup de députés vont offrir leurs condoléances à Lamirande : la mort de sa fille était déjà connue, bien que les circonstances extraordinaires qui l’ont accompagnée n’eussent pas encore été révélées. Tous sont frappés du changement survenu chez Vaughan. Ce n’est plus le même homme rieur, insouciant, quelque peu sceptique. Il est grave, maintenant, mais sans une ombre de tristesse. Au contraire, une joie calme est empreinte sur ses traits qui respirent un je ne sais quoi de doux, de noble, de grand qu’on n’y avait jamais remarqué.

Le député qui avait la parole lorsque Lamirande et Vaughan sont entrés voit qu’il n’a plus besoin de continuer son discours. Il y met fin ex abrupto, faisant grâce à la Chambre de plusieurs pages de May qu’il se préparait à lire. Les précédents n’ont plus d’intérêt pour personne. C’est l’avenir qu’on veut connaître.

— Monsieur le président, dit Vaughan, aussitôt qu’il put prendre la parole, je me propose de voter contre la dernière lecture de ce projet de constitution que j’ai toujours défendu avec opiniâtreté. Mais je veux, auparavant, dire à la Chambre, en quelques mots, la raison de ce changement radical qui s’est opéré dans mes opinions politiques. Mes idées politiques ont complètement changé parce qu’il s’est produit en moi un profond changement moral. On a beau dire, la religion, c’est-à-dire le lien qui nous unit à Dieu, aura toujours une influence prépondérante sur la politique, c’est-à-dire sur le lien qui unit les hommes entre eux. L’homme qui croit réellement en Dieu, principe et fin de toutes choses ; l’homme qui croit réellement en Jésus-Christ, Fils de Dieu, venu en ce monde pour racheter le genre humain et nous ouvrir le ciel ; l’homme qui croit réellement en la sainte Église catholique, fondée par Jésus-Christ sur Pierre et les apôtres pour continuer à travers les âges son œuvre de rédemption et de salut ; l’homme qui croit fermement à ces grandes vérités fondamentales ne peut pas voir les choses de la politique de la même manière que celui qui n’y croit pas. Quand je dis les choses de la politique, je parle de la vraie politique, non des questions de voies ferrées, de navigation, de commerce ; mais de ces grands problèmes dont la solution décide de l’avenir des peuples. Jusqu’ici, en discutant le projet de constitution dont la chambre est saisie, je n’envisageais que le côté purement humain de la question ; je ne voyais que la grandeur et la prospérité matérielles du pays ; et il me semblait que cette grandeur serait mieux assurée par l’union étroite des provinces que par leur séparation. Je m’aperçois maintenant que même au point de vue terrestre j’étais dans une étrange erreur, tant il est vrai qu’on ne voit pas bien les choses de ce monde à moins de s’élever au-dessus d’elles. Mais en ce moment la grandeur matérielle du pays me paraît d’une importance toute secondaire. La question qui s’impose à mon esprit, avant toute autre, la voici : Cette constitution que nous sommes appelés à voter n’est-elle pas destinée à mettre des entraves à l’action de l’Église catholique, à détruire cette action entièrement si c’était possible ? Les pièces qui nous ont été communiquées, l’autre jour, prouvent que cette constitution a été conçue dans une pensée hostile à l’Église, au salut des âmes, par conséquent. Hier, j’étais prêt à voter cette constitution quand même, à la voter tout en voyant qu’elle devait servir à opprimer l’Église, à ruiner la foi. J’étais prêt à commettre ce crime politique, parce que pour moi, matérialiste insensé, courbé vers la terre, j’attachais une plus grande importance aux choses qui passent qu’aux choses de l’éternité, aux questions d’étendue territoriale et de prestige national qu’au salut ou à la perte des âmes. Aujourd’hui, si cette constitution devait nous assurer le plus grand, le plus riche, le plus puissant empire du monde et ne mettre en péril que le salut d’une seule âme, je sacrifierais volontiers ma vie plutôt que de la sanctionner par mon vote. Et si ce grand changement s’est opéré en moi, si je vois les choses tout autrement que je les voyais hier, c’est que je suis parti d’ici incroyant et que je reviens croyant. Je reviens croyant comme mon ami. La lumière qui l’éclaire m’éclaire. Tout ce qu’il croit, je le crois, tout ce qu’il aime, je l’aime, tout ce qu’il adore, je l’adore, tout ce qu’il espère, je l’espère. On me demandera peut-être comment, à quelle occasion ce changement s’est opéré. C’est là un sujet trop sacré, trop intime pour que je puisse même l’effleurer ici. Qu’il me suffise de dire que l’effet, si étonnant qu’il vous paraisse, est encore bien moins extraordinaire que la cause qui l’a produit. Et maintenant un mot à ceux de mes amis que j’ai pu aveugler par mes sophismes en faveur de ce projet néfaste. S’ils ne peuvent envisager la question comme je l’envisage aujourd’hui, au point de vue surnaturel, qu’ils l’envisagent au moins comme l’honorable chef de l’opposition, au point de vue de la saine raison. Qu’ils considèrent que cette constitution est dirigée contre la religion, la langue, la nationalité de tout un peuple ; qu’elle a pour objet l’unification du Canada par la destruction de ce qu’un tiers de notre population a de plus cher au monde. Qu’ils se persuadent qu’une œuvre politique fondée sur une pareille base ne saurait être ni féconde, ni stable. C’est dans la séparation que nous trouverons la véritable grandeur, la véritable prospérité, parce que nous y trouverons la paix.




Le jeune Anglais reprit son siège, et il se fit un grand silence, à la fois solennel et émotionnant, et plus approbateur qu’un tonnerre d’acclamations. La Chambre avait compris que toute manifestation bruyante aurait été déplacée en pareil moment. Pas un seul député ne se leva ensuite pour prendre la parole. Tout était dit, tout était fini.

Houghton et Lamirande firent de nouveau la motion de rigueur : « Que ce bill ne soit pas lu une troisième fois maintenant, mais dans six mois. » Le président mit cette proposition aux voix. Le résultat de l’épreuve n’était pas douteux, car il était bien connu que Vaughan entraînerait avec lui au moins sept députés. Ce déplacement de huit voix mettait le gouvernement en minorité de onze. 127 contre 116, tels furent les chiffres que donna le greffier.

À peine le président a-t-il proclamé ce résultat, que l’opposition, restée silencieuse après le discours de Vaughan, éclate en applaudissements insolites et se livre à une démonstration de joie délirante. Les députés se donnent de chaleureuses poignées de mains, se félicitent, rient, pleurent, trépignent, frappent sur leurs pupitres, poussent des cris insensés, jettent en l’air les menus objets qui leur tombent sous la main ; tant il est vrai que les hommes les plus graves deviennent parfois de véritables enfants sous le coup d’une forte émotion. Lamirande seul est calme au milieu de cette tempête.

  1. On le sait, dans les parlements où prévalent les coutumes anglaises, les députés de l’opposition siègent toujours à la gauche du président, quelles que soient leurs opinions politiques ou religieuses.