Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XVII

Cadieux et Derome (p. 203-210).

CHAPITRE XVII.


Cogitationes meæ dissipatæ sunt, torquentes cor meum.
Toutes mes pensées ayant été renversées, elles ne servent plus qu’à me déchirer le cœur.
(Job. xvii. ii.)


Aussi longtemps qu’il put voir les traits de sa femme que la mort avait en quelque sorte divinisés, Lamirande se sentit calme et fort. À l’église, pendant le service, il versa d’abondantes larmes, mais le chant sublime de la messe de Requiem éleva son âme au-dessus des amertumes de la terre et l’introduisit dans les joies et le repos de l’éternité. Ce fut au retour du cimetière, quand il rentra dans sa maison où il avait connu tant de bonheur, vide maintenant, désolée à tout jamais, ce fut en ce moment qu’une tristesse toute humaine s’abattit sur lui. Le ciel qu’il avait entrevu, où son âme semblait pénétrer en quelque sorte, à la suite de l’âme de Marguerite, se ferma sur lui et le repoussa. Il ne voyait plus que cette vallée de larmes, et le chemin qu’il lui restait à parcourir paraissait interminable.

Les sœurs du couvent de Beauvoir étaient venues chercher la petite Marie, croyant bien faire, mais elles avaient enlevé de la maison le dernier rayon de lumière qui naguère encore l’illuminait si gracieusement.

Malgré les efforts de Leverdier, une sorte de désespoir s’empara de Lamirande. Il regrettait presque son sacrifice. Il se disait : j’ai été présomptueux ; j’ai, par orgueil, voulu faire un acte d’héroïsme sans y être appelé, sans avoir la grâce nécessaire. Seuls les saints ont le droit d’entreprendre les choses sublimes ; eux seuls ont la vocation de quitter le terrain des vertus ordinaires pour se livrer aux renoncements surhumains. Pour moi, j’aurais dû humblement choisir la voie moins parfaite mais plus sûre qui m’était offerte ; j’aurais dû demander la vie de ma femme, puisque Dieu avait daigné exaucer ma prière.

Puis le doute l’envahissait. Au lieu d’être un miracle, cette apparition de saint Joseph n’était peut-être qu’un prestige diabolique. Ce ne pouvait être une simple hallucination, puisqu’il avait toujours la preuve matérielle de la réalité objective de la vision : la feuille de lis qui s’adaptait parfaitement au lis brisé de la statue. Mais le tentateur avait peut-être voulu lui tendre un piège en lui proposant un sacrifice qu’il avait accepté par orgueil plutôt que par amour de Dieu, afin de pouvoir se dire : voyez comme je suis fort, je puis renoncer à ce qui m’est le plus cher au monde !

Ensuite, un autre genre de doute survenait. Ce n’était plus le démon qui l’avait tenté et trompé. Il était bien convaincu que l’apparition était céleste ; mais qu’à cause de ses résistances, à cause de ses répugnances à accepter le sacrifice, il en avait perdu tout le mérite ; que la mort de sa femme serait inutile pour le pays. Humainement, tout était perdu. Dieu aurait sans doute fait un miracle pour tout sauver, puisqu’Il l’avait promis, mais c’était à la condition que l’épreuve fût courageusement acceptée. J’ai mal accueilli cette épreuve, se disait Lamirande, j’ai mal fait mon sacrifice. Dieu est donc dégagé de sa promesse. Ma femme est morte et mon pays va mourir !

Toutes ces pensées amères le jettent dans un profond abattement. Il ne peut se résoudre à ouvrir son cœur à Leverdier, lui parler du miracle. Il lui semble que son ami le blâmera comme il se blâme lui-même, doutera comme il doute. Voulant s’épargner cette nouvelle souffrance, il se tait.

Cette douleur sombre, sans larmes, sans épanchement du cœur, inquiète Leverdier.

— Mon ami, dit-il, il faut que tu fasses un effort pour secouer cette tristesse noire qui n’est pas du ciel. Viens avec moi, je vais te conduire à Manrèse. Tu y passeras une journée ou deux avec le Père Grandmont.

— Tu as raison, dit Lamirande. Allons !

Et les deux amis se dirigent vers le chemin Sainte-Foye où plus de quinze années auparavant Lamirande avait, pour la première fois, parlé de son bonheur à son jeune ami. C’était alors le printemps ; les oiseaux chantaient les louanges du Seigneur, la campagne était belle et le ciel souriait. Maintenant, c’est le triste hiver ; plus de verdure ; plus de chants ; mais des arbres mornes, dépouillés, sous un firmament gris et froid.

Leverdier conduit son ami jusqu’à la porte de la maison de retraite.

— Au revoir, lui dit-il, que saint Ignace te console et te communique son courage.

— Merci ! mon ami, merci !



Lamirande monta à la chambre du Père Grandmont, chambre dont il connaissait bien le chemin. Le vénérable prêtre lui ouvrit les bras. Lamirande s’y jeta comme un enfant et raconta au ministre de Jésus-Christ tout ce qui s’était passé ; toutes ses tentations, toutes ses défaillances.

Ils passèrent ensemble une partie de la nuit devant le Saint Sacrement, dans la petite chapelle intérieure de la maison, abîmés dans la méditation sur le néant de la vie.

De bonne heure, le Père dit sa messe. Lamirande la servit et reçut le Pain céleste qui chassa de son âme les doutes, comme le soleil dissipe les brouillards de la nuit. Le calme et la confiance en Dieu étaient revenus, mais Lamirande se défiait toujours de lui-même.

— Mon Père, dit-il, je suis trop faible pour continuer l’œuvre que j’ai entreprise. Vous me dites que mon sacrifice, tout mal fait qu’il a été, sera accepté et que Dieu enverra, en retour, quelque secours inattendu à la patrie. Je le crois. Mais mon rôle est maintenant rempli. Je puis me retirer quelque part où, ne cherchant à pratiquer que des vertus ordinaires je serai moins exposé à tomber.

— Pas encore, mon enfant, pas encore, dit en souriant doucement le bon religieux. Votre rôle n’est pas accompli, loin de là. Restez dans la politique, c’est-à-dire à votre poste, et attendez patiemment que Dieu réponde à votre sacrifice comme Il l’a promis et comme Il le fera, très certainement. Ces faiblesses humaines que vous déplorez, en les exagérant peut-être un peu, sont une grande grâce. Elles vous tiennent dans l’humilité, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. Songez à saint Paul qui avait été ravi au troisième ciel, et qui nous dit : « De peur que la grandeur de mes révélations ne me causât de l’orgueil, Dieu a permis que je ressentisse dans ma chair un aiguillon, qui est l’ange de Satan, pour me donner des soufflets. » Je vous trouverais bien à plaindre et bien exposé, mon enfant, si vous étiez exempt de toute faiblesse, si vous ne craigniez de tomber à chaque instant : vous seriez une proie facile au démon de l’orgueil.

— Mais, mon Père, non seulement je crains de tomber, je tombe effectivement !

— Et quand même cela serait ! Relevez-vous, voilà tout. Si, pour vous rendre chez vous, vous étiez obligé de parcourir un chemin tout rempli de trous et parsemé de cailloux, la crainte, la certitude même de faire quelques chutes, de vous meurtrir les genoux et les mains, cette certitude, dis-je, ne vous détournerait pas d’entreprendre le trajet. Tomber, cela fait mal, cela humilie ; mais cela n’empêche pas d’arriver au but, pourvu qu’on se relève.

— Mais pour se relever, il faut la grâce…

— Sans doute, et cette grâce est toujours accordée à qui la demande sincèrement. Si beaucoup restent par terre, c’est qu’ils aiment mieux être couchés que debout. Ils demandent peut-être à Dieu la grâce de se relever, mais c’est une demande qu’ils ne désirent pas réellement voir exaucée. Aimant la fange, ou la poussière, ou le gazon fleuri où ils sont tombés, ils veulent secrètement y rester, plutôt que de continuer leur pénible voyage. Tout en demandant à Dieu du bout des lèvres la grâce de se relever, ils seraient désolés si Dieu les relevait de force. Mais Dieu, qui voit dans le secret, ne les relève pas.

— Eh bien ! mon Père, je resterai à mon poste aussi longtemps que vous ne me direz pas que ma tâche dans le monde politique est achevée.

— Très bien ! En effet, je vous dirai quand vous pourrez vous en aller. Ce ne sera pas de sitôt, je m’imagine, car il reste beaucoup à faire. Peut-être même Dieu vous demandera-t-il quelque nouveau sacrifice avant que tout soit terminé,

— Avec sa grâce je le ferai !