Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XV

Cadieux et Derome (p. 188-194).

CHAPITRE XV.


Qui se existimat stare videat ne cadat.
Que celui qui croit être ferme, prenne garde de ne pas tomber.
(i Cor. x. 12.)


Saint-Simon se présentait dans le comté de Québec, entre le candidat du gouvernement et celui de Lamirande, comme séparatiste, bien plus séparatiste que Lamirande et ses amis qu’il accusait de trahir la cause nationale.

Un jour, il convoqua une assemblée des électeurs de la Jeune-Lorette et mit Lamirande au défi de l’y rencontrer. Celui-ci accepte le défi, bien que de telles rencontres, où la discussion est rarement digne, lui répugnent souverainement. Mais refuser de faire face à son accusateur, c’est compromettre les chances, déjà faibles, de son candidat.

Depuis quelques jours le temps avait été superbe. Le soleil brillait dans un ciel d’azur. Pas un souffle de vent, et le thermomètre seul disait qu’il y avait vingt degrés au-dessous de zéro Fahrenheit. Le matin de la réunion, un changement s’était opéré dans l’atmosphère. Le mercure était monté de dix degrés, mais le froid paraissait bien plus intense. L’humidité pénétrait jusqu’aux os. Le soleil s’était levé rouge dans un ciel blafard. Au sud-ouest un banc de nuages gris se montrait ; tandis que du côté opposé, du redoutable nord-est, le vent s’était élevé, très faible d’abord, à peine perceptible, mais augmentant sans cesse à mesure que les nuages s’étendaient et s’épaississaient. Bientôt la neige commence à tomber, fine, drue, pénétrante. C’est un crescendo formidable : vent, neige, poudrerie prennent à chaque instant une nouvelle fureur. Les arbres, dont les branches sont roidies par la gelée, font entendre de sinistres craquements et se tordent sous les puissantes rafales.

Malgré la tempête, l’assemblée eut lieu. Du reste, l’avant-midi les chemins étaient encore passables, et pour se rendre de Québec à Lorette on allait le vent arrière. Lamirande, absorbé par ses inquiétudes, ne fit pas attention aux mugissements dont l’air était rempli.

La réunion fut ce qu’elle devait être : désagréable, détestable. Saint-Simon porta contre Lamirande toutes les accusations qui traînaient dans les journaux depuis quelque temps. C’était un ambitieux, disait-il, qui aurait voulu s’assurer une position brillante et qui, ne l’ayant pu obtenir, combattait le gouvernement par dépit. Sur ce thème, le misérable esclave de Montarval brodait pendant trois quarts d’heure. Lamirande lui répondit avec autant de dignité et de sang-froid que possible. Un certain nombre de gens sensés et raisonnables lui étaient sympathiques ; mais du sein de l’assemblée beaucoup de voix s’élevaient pour l’insulter.

Jamais Lamirande n’avait éprouvé écœurement aussi profond qu’à la fin de cette réunion ; jamais il n’avait senti dans son cœur un sentiment aussi voisin de la haine.

L’assemblée finie, il fallait songer au retour. Ce fut alors que Lamirande remarqua, pour la première fois, la violence de la tempête qui avait pris des proportions extraordinaires. Le froid n’était pas tombé, et pour retourner à Québec il fallait faire face au terrible nord-est qui asphyxiait, à la neige qui cinglait. Pour Lamirande, il n’y avait pas à hésiter. Absent depuis le matin, la pensée de sa femme mourante le torturait et l’aurait fait affronter un danger plus imminent encore. Il avait, du reste, un cheval vigoureux et un cocher prudent et sobre. Dans ces conditions, le retour à Québec était un voyage très pénible, mais ce n’était pas une entreprise folle.

Ce fut, cependant, avec le pressentiment d’un malheur que les gens de Lorette virent Saint-Simon partir quelques minutes avant Lamirande. Son cheval, tout en jambes, était peu propre à lutter contre le vent, et l’on avait pu remarquer que le cocher du journaliste et le journaliste lui-même eurent recours assez copieusement à l’eau de vie sous prétexte de se prémunir contre le froid.

La tempête augmentait toujours. La poudrerie était devenue vraiment terrifiante. On ne pouvait pas voir à dix pas en avant ou en arrière de soi. À chaque côté du chemin, dans les champs, rien qu’un vaste tourbillon blanc, confus, fuyant avec une rapidité vertigineuse.

Le cocher de Lamirande, pour se garer de la neige, s’était tourné à gauche.

Tout d’un coup, il se fait une courte accalmie. Mais pendant cet instant, Lamirande a entrevu, à droite, dans le champ, un spectacle qui fige le sang dans ses veines : un attelage à moitié enseveli dans un banc de neige. Il reconnaît le cheval de Saint-Simon, et, comme un éclair, la situation se présente à son esprit : le malheureux journaliste et son cocher se sont égarés ; et déjà, sans doute, engourdis par le froid, ils sont condamnés à une mort certaine si on ne vient promptement à leur secours.

Le cocher de Lamirande, toujours tourné à gauche, n’a rien vu.

Alors des pensées horribles traversent le cerveau de Lamirande, le brûlant comme des traits de feu. Il voit, dans un tableau, instantanément, tout le mal que cet homme néfaste a fait à la cause nationale, toutes ses noires calomnies, toutes ses abominables accusations, toutes ses criantes injustices. Il voit tout cela, et il se dit : c’est la justice de Dieu qui le frappe ; laissons faire la justice de Dieu !

Oui ! cette horreur était entrée dans la pensée de Lamirande et elle était tout près de pénétrer dans la partie supérieure de son âme. Il allait succomber à la tentation, il allait commettre un crime que seul l’œil de Dieu pouvait voir.

Lorsque, dans deux ou trois jours, la tempête finie, on aurait retrouvé les cadavres de Saint-Simon et de son compagnon, qui aurait pu soupçonner seulement que dans une trouée de la poudrerie Lamirande avait vu le commencement de cette tragédie et l’avait laissée s’accomplir ? Il fut donc penché sur le bord de l’abîme que nous côtoyons sans cesse et où tous nous tomberions à chaque instant si la grâce divine ne nous retenait : l’abîme du péché.

Avec un cri d’effroi et d’horreur à la pensée de l’épouvantable chute qu’il allait faire, il se ressaisit. La lutte, en réalité, n’avait duré qu’un instant, le temps de faire quelques pas. Il arrêta son cocher et lui fit part de ce qu’il venait de voir. Heureusement, une maison était proche. Ils obtiennent du secours ; puis, avec précaution, pour ne pas s’égarer à leur tour, ils se dirigent vers l’endroit où Lamirande a entrevu les victimes de la tempête. Ils les trouvent enfin. Les malheureux ayant perdu leur robe de traîneau, n’ont rien pour se mettre à l’abri du froid. Complètement désorientés, épuisés par leurs efforts désespérés pour dégager leur cheval et pour se faire entendre, ils sont déjà à moitié plongés dans le fatal sommeil, avant-coureur de la mort.

Avec grand’peine on peut les ramener à la maison. Lamirande leur donne les premiers soins que réclame leur état, puis continue sa route, remerciant humblement Dieu de l’avoir préservé de l’abîme.