Pour la bagatelle/Texte entier



J. MARAIS

POUR


LA BAGATELLE








Pour la Bagatelle





DU MÊME AUTEUR


À la même Librairie


Pour le bon motif.
La Carrière amoureuse.
La Virginité de Mlle  Thulette. (En collaboration avec Willy.)


La Maison Pascal (Ollendorff)
Amitié Allemande (1914). (Bibliothèque Charpentier)


Chez Callmann-Lévy


Nicole, courtisane.
Les trois nuits de don Juan.
Le huitième Péché.






JEANNE MARAIS


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Pour la Bagatelle


ROMAN


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PARIS


ALBIN MICHEL, ÉDITEUR


22, Rue Huyghens, 22


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POUR LA BAGATELLE

I


— Mon Dieu !… Que j’aimerais à tromper mon mari ! soupira Simone Lestrange d’un air excédé.

C’était une très honnête femme. Dans tous les moments où elle se trouvait seule, livrée à elle-même, Mme  Lestrange s’abandonnait aux penchants d’une vertu naturelle. L’esprit chaste et la conscience paisible, cette jolie blonde à chair calme considérait la propreté morale comme un besoin égal à celui des soins corporels.

Mais en présence de son mari, elle éprouvait de fâcheuses tentations : Armand Lestrange étant un de ces époux exaspérants qui décourageraient la fidélité d’une Lucrèce.

Égoïste, fat et maussade, il réservait pour le monde ses amabilités de bellâtre. Dans l’intimité, il se révélait exigeant, d’humeur acariâtre, mécontent de tout, s’emportant pour rien, étalant son encombrante personnalité d’individu personnel ; et sa femme, qui le supportait passivement par dédain des vaines disputes, se soulageait en murmurant in petto avec une rancune d’esclave contre ce maître horripilant :

— Dieu !… Que j’aimerais à tromper mon mari !

Elle avait patienté dix ans avant de souhaiter la revanche d’un adultère. Les souvenirs de ce mariage décevant hantaient sa mémoire, lancinants comme une migraine.

Grande, blonde, bien faite, avec un visage clair, des yeux bleus au regard doux, Simone de Francilly incarnait à dix-huit ans ce type convenu d’ingénuité séduisante tel que le conçoivent les jeunes gens lorsqu’ils décrivent la fiancée idéale.

Sur la plage où sa mère l’exhibait chaque été, les habitués qui remarquaient Simone sans la connaître l’avaient baptisée : « la Jolie Jeune Fille ». Et elle représentait à merveille tout ce que peut évoquer de charmant, de naïf, de frais, de gentiment poncif ce surnom : la Jolie Jeune Fille.

Quant à ceux qui connaissaient Mme  de Francilly, ils savaient qu’elle était veuve, riche, et que sa fille, bien dotée, jouirait en plus à sa majorité de l’héritage paternel.

Parmi les villégiaturistes se trouvait un journaliste d’une trentaine d’années, Armand Lestrange, réputé pour sa beauté robuste de gaillard musclé, ses aventures tapageuses et ses opinions bien pensantes de romancier clérical. Il entendit parler de la fortune de Simone, combina le plan d’un beau mariage et s’efforça de subjuguer la jeune fille.

Simone était romanesque et candide. Comme elle avait lu les feuilletons décents qu’il publiait dans la presse catholique, Armand Lestrange fut à ses yeux : l’Écrivain ; il lui apparut dans le prestige de la gloire. Puis, la vie privée d’Armand étant beaucoup moins édifiante que sa littérature pour soutanes, la jeune fille fut séduite aussi par l’attrait irrésistible des conquêtes qu’on prêtait à Lestrange.

Peu soucieuse de la voir épouser un arriviste sans fortune et sans naissance, Mme  de Francilly coupa court au flirt de sa fille. Alors Armand Lestrange profita d’une dernière entrevue pour proposer à Simone de l’enlever. Il avait su tabler sur l’imagination exaltée d’une cervelle de dix-huit ans. Simone fut toute secouée d’émotion ; l’audace de l’aventure l’enchanta ; elle ne songea guère au risque encouru puisqu’elle l’ignorait encore : les filles les plus téméraires sont toujours les plus innocentes. D’ailleurs, Armand jugea habile de la respecter. Après le scandale calculé : une nuit passée à l’hôtel d’une localité voisine — nuit de marivaudage sentimental et d’intimité chaste, — Lestrange emmena la jeune fille chez le curé du lieu à qui Simone confessa ingénument la faute qu’elle croyait commise. Le prêtre était abonné au journal de Lestrange : il ne put refuser son intervention à un défenseur de la croix ; et se chargea de négocier délicatement ce mariage devenu nécessaire. Il plaida la cause d’Armand auprès de Mme  de Francilly qui s’inclina, la rage au cœur, devant l’irréparable : sa fille s’était sottement compromise.

Armand Lestrange avait gagné la première manche grâce au curé. Mme  de Francilly gagna la seconde grâce au notaire : un séducteur heureux est tenu de jouer au fiancé désintéressé ; Armand dut subir les conventions du régime dotal. Il s’estima lésé d’avoir perdu sa liberté pour une fortune inaliénable et tourna sa rancune contre Simone qui fut désabusée dès les premiers mois de sa vie conjugale.

Ainsi victime de ses illusions d’enfant, la jeune femme, vite édifiée sur le secours de l’Église, la protection des lois et la sincérité de l’amour, s’abandonna prématurément à une sorte de nihilisme. Elle vécut dans un isolement moral, une fierté triste et farouche qui n’attendait rien d’un monde qui ne sert de rien.

Aujourd’hui, Simone atteignait ce tournant de la trentaine où la femme, apercevant une nouvelle route, espère que sa seconde jeunesse sera la revanche de la première. À vingt ans, on subit l’amour ; à trente ans, on choisit l’amant.

La jeune femme, qui s’ennuyait dans son foyer sans enfant, sortait beaucoup, soignait sa toilette, courait tout Paris, travaillée par le désir d’une rencontre galante. Sous quelle forme se présenterait l’aventure qui la dédommagerait du mariage ? Elle ne savait, mais elle l’attendait à toute heure du jour, en rêvait la nuit ; et la pressentait avec inquiétude, impatience et curiosité. Elle comptait sur le hasard plus que sur ses relations, car elle répugnait aux promiscuités d’une liaison mondaine : sa pudeur souhaitait d’établir une barrière entre sa vie secrète et sa vie privée.

On la suivait fréquemment, dans la rue ; elle en éprouvait une étrange anxiété. Elle aurait voulu découvrir ainsi, sans préliminaires, l’inconnu prédestiné ; puis, la vulgarité de ces poursuites l’écœurait ; elle se hâtait de fuir, honteuse, sans même oser regarder le passant qui l’avait frôlée. Son besoin de tendresse, ses rancœurs conjugales, son mépris des préjugés et sa pureté native se heurtaient singulièrement. Ces combats intérieurs lui formaient une volonté contradictoire à la fois capable des pires et des meilleures actions.

Un après-midi, Simone, désœuvrée, se promenait lentement dans son quartier sans savoir où aller. Elle habitait un bel immeuble du boulevard Haussmann, presque à l’angle de la rue Taitbout. Elle se dirigea machinalement vers les grands boulevards et se mêla à la foule qui défilait sur le trottoir, plus épaisse et plus lente que de coutume. C’était presque un jour de fête : le mardi qui suivait Pâques et la première semaine de vacances parlementaires. Mme  Lestrange ne songeait guère à ce dernier détail, ignorant qu’il dût avoir un intérêt dans sa destinée.

Le boulevard plein de monde finit par obséder Simone. Elle avait ralenti sa marche. Le trille aigu d’une sonnerie électrique attira son attention. Elle se trouvait à l’entrée d’un cinéma, serrée dans le flot de gens qui coulait vers le guichet. Poussée par derrière, Mme  Lestrange avançait malgré elle ; arrivée au contrôle, elle prit une place et entra avec un sentiment de délivrance dans la grande salle baignée d’ombre.

Les Athéniens couraient au spectacle pendant la guerre du Péloponèse ; les Parisiens de 1793 hantaient les maisons de jeu du Palais-Royal pendant la Révolution. On a pu constater que les Français de 1914 se précipitaient au cinéma pendant la grande guerre européenne. Les longues luttes sanglantes engendrent le goût des divertissements frivoles. Mais cette fureur de plaisir qui détermina la vogue grandissante du cinéma est née de mobiles trop curieux, trop subtils, trop pervers et trop délicats, pour qu’un philosophe moraliste ne soit pas tenté d’écrire un jour la « Définition du Cinéma ».

Constatons tout d’abord que cette attraction, puérile en soi, n’est pourtant point destinée aux enfants. Le film à succès consiste à montrer de jolies actrices au cours de péripéties amoureuses : c’est du sensualisme visuel débité aux mille mètres. La majorité du public est composée de messieurs seuls, toujours seuls, qui recherchent plutôt les voisines que les voisins et changent parfois de place, à plusieurs reprises, durant la séance. Considérons ensuite que, pour la netteté des vues, les projections lumineuses doivent avoir lieu dans l’obscurité. En songeant à l’effet que peuvent produire sur les assistants cette pénombre, cette musique voluptueuse d’un orchestre invisible, cette immobilité dans la nuit, ce tiède contact d’un voisin qu’on ne voit pas et ces tendres tableaux qu’on voit sur l’écran, la conclusion s’impose : si le cinéma fait une concurrence triomphante à tous les genres de théâtres y compris le music-hall, c’est qu’il est le seul spectacle ménageant au spectateur ce que nous nommerons par euphémisme « la scène dans la salle ».

Mme  Lestrange n’était point une habituée des cinémas ; elle y venait par hasard, innocemment. À son entrée, un film s’achevait ; la salle s’éclaira soudain et deux rangées de spectateurs dévisagèrent avec curiosité cette dame blonde et jolie. Simone, qui avait la vue basse, se plaça très près de l’écran, dans un rang de fauteuils vides.

De nouveau, tout fut dans l’ombre. Sur le rectangle lumineux de la toile défilèrent des paysages. Les violons jouaient en sourdine une douce valse de Grieg.

Le grincement d’une stalle qu’on abaissait avertit Simone que quelqu’un s’asseyait derrière elle. La jeune femme pensa simplement : « Pourvu que ce ne soit pas un grincheux qui se plaigne de mon chapeau». Mais elle s’aperçut bientôt que ce n’était pas à son chapeau qu’on s’en prenait.

La paroi d’étoffe du fauteuil qu’elle occupait subissait dans sa partie inférieure des chocs et des secousses laissant supposer que le spectateur placé derrière elle avait de longues jambes et ne savait où caser ses genoux. Bientôt, un heurt plus précis inspira cette réflexion à Simone : « Je suis assise devant un malappris ! » Néanmoins, elle n’eut pas l’idée si simple de changer de place.

On juge avec raison que les filles d’Ève ont le caractère lunatique : n’est-ce pas selon le nombre de jours qui les éloignent ou les rapprochent de certaine date que les femmes ont une sensibilité plus vibrante et les nerfs plus trépidants ? À cet instant, Mme  Lestrange s’abandonnait lâchement à cette impression de sensualité vague qui l’envahissait impérieusement. Elle se croyait transportée dans un monde imaginaire : cette musique berceuse, cette obscurité propice, ce voisinage mystérieux… Ô Dieu ! qu’on est faible par moment et que l’ambiance d’une pièce sombre évoque les nuits dangereuses… Simone était comme paralysée ; elle n’aurait pu se lever et chavirait dans un engourdissement délicieux.

Tout vertige prend fin. Aussitôt que Mme  Lestrange sentit cesser son égarement, une colère rancuneuse l’envahit et contre elle-même et contre l’impertinent inconnu. Le regret de la minute passée dont elle se souviendrait avec confusion lui inspira le désir de conserver tout au moins l’anonymat de la nuit ; et elle se sauva brusquement à travers la salle noire.

Soudain, Simone s’effara : son voisin s’était levé en même temps qu’elle ; il courait sur ses talons. La jeune femme accéléra sa fuite et poussa la porte de sortie : mais, là, sa curiosité la perdit ; elle voulut savoir quelle tournure avait son suiveur et lui coula une œillade oblique : elle vit un jeune homme de vingt-huit à trente ans qui présentait tous les signes d’une origine provençale : de taille moyenne, avec un visage sarrasin aux traits réguliers ; les cheveux châtain roussi ; la moustache retroussée au-dessus de sa lèvre, s’ébouriffant en mousse dorée ; le teint chaud, ce teint d’ambre bruni des Méridionaux blonds ; les yeux verts, troués d’une pupille largement dilatée qui les faisait paraître noirs ; il regardait la jeune femme en souriant.

Mais Simone avait perdu du temps dans son examen. Impossible de dépister son inconnu, maintenant. Affolée, elle n’eut plus qu’une idée : retrouver la sécurité du home, ne s’avisant point qu’ainsi elle révélait son adresse. Et filant rapidement le long de la rue Taitbout, elle regagna le boulevard Haussmann. L’inconnu chuchotait dans sa nuque. Énervée, Simone s’engouffra dans la boutique d’Helten. Hélas ! L’étranger entrait imperturbablement à sa suite chez le parfumeur. Mme  Lestrange comprit qu’elle était captive ; alors, espérant le lasser par une longue attente, elle demanda :

— Une manucure !

En effet, l’inconnu parut dépité lorsqu’on ouvrit devant Simone la porte d’une des petites cabines. Il fit le geste de se retirer, après avoir acheté un flacon d’odeur ; mais, au moment où il passa près de Mme  Lestrange, d’un mouvement preste, furtif, inattendu, il lui glissa un carton dans la main. Et — dame ! — la curiosité féminine ne perdant jamais ses droits, Simone, au lieu de laisser tomber dédaigneusement, ostensiblement l’objet, referma au contraire ses doigts sur le carré de bristol.

Après avoir dissimulé la carte dans son corsage, Mme  Lestrange s’attarda longtemps chez Helten, constata enfin qu’une demi-heure s’était écoulée depuis son aventure ; et se glissa dans le vestibule de son immeuble, quand elle eut inspecté la rue d’un coup d’œil circonspect. Dans l’ascenseur, elle osa seulement déchiffrer la carte de l’inconnu. Finement gravés, ces mots s’étalaient en divers caractères :


Romain Vérani

Docteur en Droit

Député des Bouches-du-Var.
22, rue de la Bienfaisance.

Simone, abasourdie, murmura :

— C’est un député ?

Elle évoquait aussitôt les récents débats parlementaires, l’heure grave que traversait le pays, les difficultés économiques, la misère du peuple, la ruine des honnêtes gens, la fortune scandaleuse des accapareurs.

En regard : les occupations auxquelles s’adonnent nos honorables durant leurs loisirs, à en juger par celui-ci.

Alors, Mme  Lestrange, née de Francilly, sentit gronder en elle l’indignation gouailleuse d’une jeune Frondeuse de la Vieille France ; et elle s’exclama, avec une moue gamine :

— Un député… Ah ! zut, alors !



II


— C’est intolérable… Chaque fois que je suis enrhumé, je trouve les fenêtres ouvertes !

Armand Lestrange effectuait sa rentrée en tempête, maugréant dès le vestibule. Il cria, en apercevant sa femme :

— C’est bien la peine d’avoir trois domestiques pour n’être ni soigné, ni contenté, ni même servi !… Ça donne envie de tout lâcher, ma parole !

Simone haussa les épaules, sans répondre, et passa dans la salle à manger.

L’heure du dîner était un supplice pour la jeune femme : en tête à tête avec son mari, elle devait supporter l’humeur agressive, les lamentations perpétuelles d’Armand. S’il y avait des invités, Lestrange devenait aimable ; mais Simone ne s’amusait pas plus pour cela, n’ayant point le droit de choisir ses convives et recevant uniquement les amis de son mari qui lui déplaisaient presque tous. En sa qualité d’écrivain mercantile et sans talent, méprisé des vrais artistes, Armand Lestrange aimait à s’entourer de confrères ratés qu’il écrasait de son luxe et couvrait de sa protection ostentatrice, car il jouissait d’une espèce d’influence.

Lestrange représentait le type du rond-de-cuir littéraire : il s’entendait à occuper diverses sinécures, réservées aux médiocres ; il était fonctionnaire à la Société des Gens de Lettres, à celle des Auteurs, au comité de diverses revues ; n’ayant point le sens de l’indépendance et passant volontiers sa journée à faire antichambre au ministère de l’Instruction Publique. Ses opinions cléricales, qu’il affichait avec une conviction d’arriviste, lui ouvraient les portes de quelques journaux avides d’allumer les torches d’une nouvelle guerre religieuse au brasier de la guerre européenne. Armand jouait son rôle d’incendiaire sans remords, fier d’être un sous-Barrès et de singer Daudet fils.

Ce soir, le ménage Lestrange n’avait pas d’invité. À table, Simone s’enferma dans l’absolu mutisme qui l’aidait à se défendre contre l’atrabile de son mari.

Armand commençait par se plaindre de tous les mets, grommelait contre la cuisinière ; ce qui l’entraînait, par extension, à médire des femmes « qui n’étaient bonnes à rien qu’à rendre l’homme malheureux ». Ce qui exaspérait Simone, lorsqu’il entamait ce chapitre, c’est qu’il semblait la soupçonner elle-même d’infidélité, elle qui en était encore à se reprocher de ne l’avoir jamais trahi.

Tandis que Lestrange débitait ces phrases maladroites, Simone le toisait avec animosité. Il mâchait lourdement ses aliments et ses paroles. Sous le lustre électrique, sa face large de quadragénaire engraissé évoquait celle des empereurs byzantins. Le front droit, le nez grec, les traits purs étaient gâtés par la bestialité des maxillaires en mouvement. Les yeux saillants, trop grands, taillés en amandes, avaient un regard bête sous la sotte coiffure des cheveux noirs bouclés à la Titus.

Simone songea : « Dire que je l’ai trouvé beau… Est-on assez stupide quand on sort du couvent ! »

Et sans qu’elle y prît garde, un autre visage se substitua à celui d’Armand dans sa pensée ; une comparaison s’établit : elle revoyait une fine moustache blonde retroussée sur un sourire malicieux et le regard vif des yeux verts… À cette minute, la présence de Lestrange produisait sur ses nerfs l’effet habituel : et son remords de l’après-midi n’était plus que le souvenir atténué, amusé, d’une plaisanterie sans conséquence.

Aussi, quand Armand, continuant sa diatribe contre les femmes, pontifia :

— Toutes trompent leur compagnon… La cause de l’adultère, c’est leur désœuvrement, leur curiosité vicieuse, leur incrédulité religieuse…

Simone — constatant une fois de plus l’influence démoralisante qu’Armand exerçait inconsciemment sur elle, — ne put s’empêcher de riposter :

— Oh !… La cause de l’adultère, c’est surtout le mari !

Et, jetant sa serviette sur la nappe, elle rentra dans sa chambre.

Mme  Lestrange se plaça devant la haute glace de son armoire, contempla pensivement ses formes élégantes et fines, sa figure mélancolique penchée sous le poids de sa chevelure blonde, ses grands yeux bleus, sa bouche menue, son cou frêle, ses jolies mains ; et déclara soudain avec résolution : « Voilà dix ans que je suis femme : dix années de beauté perdue !… Vais-je persister à vivre ainsi jusqu’au seuil de la vieillesse ?… Mon sort me fait songer à ces villas inhabitées dont le propriétaire, toujours absent, ne profite guère… On se dit en passant devant la grille fermée : « La belle propriété… Est-ce dommage qu’elle reste vide quand tant de gens sont sans logis ! »… Eh bien, non ! Je ne veux plus végéter inutilement. Je suis bien décidée à suivre désormais mon impulsion. À qui nuirai-je en cherchant le bonheur ? Mon mari est un imbécile qui me suspecte tant que je suis sage et qui me rendra sa confiance, du jour où je serai fautive… Ma réputation demeurera sans tache, puisque mon inconduite sera clandestine. Nos défaillances sont bien excusables, du moment qu’elles ne font de tort à personne. »

Plus ou moins convaincue par ses propres sophismes, Simone s’occupa de découvrir le complice indispensable, Elle se remémora son aventure de la journée. En somme, n’était-ce pas la volonté du hasard ?… La jeune femme murmura en rougissant, avec un sourire :

— Le doigt du destin ?…

Puis, sa conscience protestait, humiliée : « Voyons, voyons… Ce n’est pas sérieux : se fourvoyer, se déshonorer avec un inconnu ! »

Mais Simone était seule ; aucun auditoire ne l’obligeait à déguiser sa pensée ; et elle reconnut franchement :

— Comme c’est vrai, ce que Guy de Maupassant écrit des femmes : « Combien y en a-t-il qui s’abandonneraient à un rapide désir, un caprice brusque et violent d’une heure, à une fantaisie d’amour, si elles ne craignaient de payer par un scandale irrémédiable un court et léger bonheur ! »

Et Simone se l’avoua, avec un peu de tristesse : si les femmes se jettent si facilement dans les bras du premier venu, c’est qu’elles ont une prescience que l’amour d’élection exige un culte sans récompense : attente de notre jeunesse, renoncement de notre vieillesse… Alors, autant goûter son rêve aux lèvres d’un passant.

Simone fit cette réflexion exacte et périlleuse : « Il ne pourra pas me décevoir plus que mon mari. »

Puis, suivit cette réticence non moins dangereuse : « D’ailleurs, je ne m’engage à rien en essayant… C’est une expérience que je pourrai interrompre, à mon gré. »

La personnalité de Romain Vérani la rassurait et l’enhardissait : avec celui-là, elle n’aurait pas à redouter la mésaventure interlope des rencontres de hasard. Un député n’est pas un chevalier d’industrie ni un maître-chanteur ; — ou, du moins, s’il exerce parfois ces sortes de talents, ce n’est point à la façon des escrocs vulgaires.

Simone pourrait, sans crainte, garder ses bijoux sur elle en allant aux rendez-vous. Elle pourrait livrer son nom à la discrétion du monsieur sans s’exposer aux inconvénients d’une correspondance d’intimidation.

Son parti fut pris. Mais comment le mettre à exécution ? Elle ne saurait écrire, de but en blanc, à ce monsieur : « Je suis disposée à faire votre connaissance »… Que s’était-il imaginé, en lui donnant sa carte ? Que Simone était une personne de mœurs faciles, ou bien qu’elle serait impressionnée par son titre de député ?

Mme  Lestrange haussa les épaules. Cependant, si elle ne se manifestait point auprès de Vérani, par quel moyen le reverrait-elle ? Tout à coup, une inspiration malicieuse égaya sa physionomie. Elle se glissa en tapinois dans le bureau de son mari et chercha du regard une pile de volumes, sur la table : les trente exemplaires de presse du dernier roman d’Armand lancé récemment : Idylle Chrétienne. Simone prit, au hasard, un des bouquins et rentra dans sa chambre. L’éditeur d’Idylle Chrétienne, sachant à quel public il s’adressait, avait jugé bon d’orner la page de garde du livre d’une reproduction photographique avec légende alléchante : « Portrait de l’Auteur ; Armand Lestrange travaillant à ses œuvres sous les yeux de sa jeune femme. » C’était un tableau d’intimité familiale, d’une banalité navrante : accoudé à son bureau, l’écrivain méditait, le regard perdu ; tandis que Simone, en vaporeuse toilette d’intérieur, arrangeait des roses dans un vase. Mais le portrait de la jeune femme était d’une ressemblance frappante…

— Il me reconnaîtra ; murmura Mme  Lestrange.

Elle enveloppa et ficela soigneusement le livre, y colla une bande de papier gommé sur laquelle elle écrivit : « Imprimés recommandés.Monsieur Romain Vérani, député des Bouches-du-Var. — Palais-Bourbon.

Par une subtilité très féminine, elle jugeait bienséant d’adresser son envoi à la Chambre des Députés, plutôt qu’à l’adresse personnelle qui fleurait la garçonnière : 22 rue de la Bienfaisance.

Curieuse, Simone feuilleta le Bottin Mondain : il ne devait pas être marié pour livrer si légèrement son nom à une inconnue. À la lettre : V, elle trouva :

Vérani (Hector) sénateur des Bouches-du-Var, et Mme  — 23, rue Lincoln. H. P.

Vérani (Romain) député des Bouches-du-Varmême adresse.

En effet, c’était un jeune homme qui habitait chez ses parents et qui avait la classique garçonnière dans le quartier Saint-Augustin.

Le lendemain matin, Mme Lestrange dit négligemment à sa femme de chambre :

— Allez vite porter ce paquet à la poste… C’est un roman que Monsieur a oublié d’envoyer.



III


Quelques jours plus tard, Simone trouva dans son courrier une carte du député, libellée de manière assez vague pour ne point compromettre la destinataire :


Romain Vérani

serait heureux de pouvoir remercier Mme  Armand Lestrange du vif plaisir qu’il a pris à la lecture d’« Idylle Chrétienne ».

Simone reconstitua la scène : d’abord surpris par l’envoi du bouquin — ne comptant pas l’auteur parmi ses amis ni ses électeurs — il avait feuilleté le roman ; puis, apercevant à la première page le portrait de son inconnue, il avait dû s’exclamer : « Que les femmes sont malignes !… Celle-ci découvre le moyen de me faire savoir qui elle est en se servant de l’égide même de l’époux berné. » Comme elle, il avait pris le Bottin et noté l’adresse des Lestrange. Pouvait-il lui écrire directement ? Sans doute, puisqu’elle n’avait mentionné sur le livre aucune indication particulière pour la réponse. Pourtant, par prudence, il rédigeait une formule de remerciement qui permettait n’importe quelle explication à la jeune femme au cas où cette carte tomberait entre les mains du mari.

La précaution était superflue : Armand Lestrange, qui affectait de soupçonner sa femme par rosserie taquine, était bien trop vaniteux pour croire sérieusement qu’elle fut capable de le tromper et trop égoïste pour se montrer curieux à l’égard d’autrui ; aussi, observait-il une discrétion indifférente en ce qui concernait la correspondance de Simone.

Mme  Lestrange souriait rêveusement en roulant et déroulant sous ses doigts la carte de Romain Vérani. Une supposition bizarre naissait en son esprit : si cet homme, qu’elle ne connaissait pas en somme, s’était prêté un faux état-civil ? Il paraissait bien jeune, étant donnée sa position, et bien peu sérieux… Il arrive parfois qu’on se munisse d’une carte d’ami pour ces aventures et qu’on poursuive une conquête sous le nom d’un autre… Il avait répondu, il est vrai ; donc, l’envoi l’avait touché : mais ce n’était pas une preuve suffisante. La complicité d’une camaraderie masculine permet de recevoir des lettres adressées à un tiers.

Simone voulut vérifier la personnalité réelle de Romain Vérani ; et ce désir lui suggéra la désignation du lieu où se produirait leur première rencontre. Elle griffonna sur une de ses cartes :


Madame Armand Lestrange
désirerait assister à la prochaine séance de la Chambre, après les vacances.

Ces lignes n’avaient rien d’inquiétant pour sa réputation. Il est à remarquer qu’au début d’une intrigue, la femme apporte une circonspection extraordinaire à la rédaction de ses moindres billets pour aboutir, neuf fois sur dix, par la suite, à toutes les inconséquences épistolaires qu’entraîne une histoire d’amour.

Par retour du courrier, Mme  Lestrange reçut une carte d’audience qui l’ « autorisait à demander M. Vérani, le mardi 15 mai ». Elle réfléchit : « Ça tombe bien. Justement, Armand doit faire une conférence en matinée à l’Odéon, le 15 mai. J’aurai toute ma liberté. »

Le jour du rendez-vous, Simone combina une toilette mi-cérémonieuse mi-coquette, printanière mais correcte, une vraie toilette pour entrevue galante dans un endroit public. Elle était satisfaite, se sachant en beauté.

Lorsque Mme  Lestrange fut dans le taxi qui l’emportait vers le Palais-Bourbon, elle voulut analyser l’état d’âme où la mettait son premier rendez-vous et fut surprise de se sentir la conscience tranquille, le cœur ne battant pas plus qu’à l’ordinaire, sans fièvre et sans émotion. Elle pensa : « C’est drôle : on dirait que j’ai l’habitude. » Et son étonnement l’incita à réfléchir qu’à force de voir des comédies de mœurs — de mauvaises mœurs — et de lire des romans d’adultère où, sans effort, elle s’identifiait à l’héroïne coupable, elle avait l’impression d’avoir déjà trompé son mari au cours d’une existence fictive ; — et de « recommencer » alors qu’elle allait seulement commencer.

À la petite porte d’entrée, un huissier prit la carte de Simone et fit passer la jeune femme dans un salon d’attente où se trouvaient déjà quelques personnes. À côté d’une femme en deuil, assise dans un coin, avec une allure quémandeuse de veuve désolée, deux jolies filles parées, parfumées, pimpantes, chuchotaient en laissant échapper des rires étouffés ; et un vieillard grave, décoré, se tenait debout, gardant cette attitude rigide, sanglée, cet air cassant des anciens militaires. Un quart d’heure s’écoula.

Simone eut envie de s’en aller. Elle jugeait sa situation gênante et même comique à cette idée subite : « Dire que je suis en train d’attendre un homme si peu connu de moi que j’hésiterai peut-être à le reconnaître, quand il entrera. »

Au moment où elle se levait, il parut à la porte et s’inclina devant elle en disant :

— Il y a longtemps que vous êtes là ?… Excusez-moi, mais le garçon est obligé de nous chercher de salle en salle, quand on nous demande, et cela perd du temps… Voulez-vous venir par ici.

Simone le suivit dans une vaste galerie lambrissée de marbre où bourdonnaient des voix confuses dans un bruit de piétinements. Autour d’eux, c’était un va-et-vient de députés marchant de long en large avec leurs visiteurs. La jeune femme s’assit sur le banc que lui désignait son compagnon, toute surprise de n’éprouver aucun embarras au début d’une entrevue qu’elle présumait embarrassante. Mais la foule qui les environnait les forçait de prendre une attitude de commande : Simone souriait d’un air naturel et son interlocuteur lui parlait comme à une amie de longue date. Grâce à cette petite comédie faite pour sauver les apparences, la glace se trouva rompue.

Romain Vérani commença avec une légère hésitation :

— Je vous remercie d’être venue. J’aurai tant de plaisir à… à vous parler du livre que j’ai lu.

— Vous avez du courage… Quand on a lu un ouvrage de mon mari, on n’a aucun plaisir à en parler.

Il se mit à rire ; et répliqua sur un ton de madrigal :

— Les gravures en sont pourtant réussies ; et j’ai mis sur un certain portrait ce que je souhaiterai donner à l’original.

Simone lui lança un regard fuyant et ne répondit rien. Par contenance, il lui nomma quelques politiciens connus qui passaient : un avocat célèbre ; un ancien ministre ; un grand polémiste. Mme  Lestrange considérait avec répugnance ces figures communes dont les traits canailles racontaient tout un obscur passé de jeunesse difficile et de combinaisons louches.

La physionomie de la jeune femme était si expressive que Romain murmura gaiement :

— Vous n’avez pas l’air de gober les illustrations de la troisième République, madame ?

Simone répliqua, presque malgré elle :

— Question de classe sociale… Dans notre milieu, on n’aime pas beaucoup le peuple et on déteste les commerçants. Or, à mes yeux, le Parlement actuel, c’est une réunion de gens du peuple qui font du commerce politique… à l’exception des membres de la Droite.

Elle ajouta poliment :

— Et de la personne présente.

Romain Vérani riposta avec désinvolture :

— Oh ! moi… Si vous saviez ce que je me fiche de tout ça…

Au lieu de compléter sa pensée, il aborda un autre sujet. Avec une ironie qui déguisait une pointe de snobisme et un vif désir de pénétrer dans la vie privée de cette inconnue, il questionna :

— Alors, vous êtes une aristocrate ?

Simone le renseigna simplement :

— Ma mère est la comtesse de Francilly…

— Qui a fondé l’œuvre de la Protection de l’Enfance ?

— Vous la connaissez ? fit Simone, étonnée.

— Non. Pas personnellement. Mais ma mère, à moi, Mme  Hector Vérani, est trésorière de cette œuvre.

Les deux jeunes gens échangèrent un regard amusé. C’était si piquant, ce contraste d’une conversation correcte où ils se découvraient des attaches mondaines — succédant à l’incident plutôt équivoque qui les avait rapprochés.

Romain Vérani exprima naïvement cette pensée en interrogeant tout à coup :

— Allez-vous souvent au cinéma ?

Simone devint pourpre.

Alors, comprenant qu’une transition s’imposait dans cette aventure qui avait débuté par un chapitre ultérieur et qu’il s’agissait de reprendre du commencement avant d’obtenir le dénouement, il offrit :

— Voulez-vous que je vous fasse placer, puisque vous désirez assister à la séance ?

De nouveau, elle le suivit dans les couloirs. Il prit congé d’elle, après l’avoir conduite auprès d’un garçon qui la fit monter au premier étage et lui ouvrit la porte d’une tribune vide.

Simone s’accouda au rebord de la loge et regarda. Les tribunes du public étaient bondées d’une foule fiévreuse, frémissante, qui se tendait vers l’hémicycle, contemplant ces hommes qui s’agitaient et rugissaient en bas. L’assemblée donnait l’impression d’un cirque : le public, pressé, entassé sur les gradins, examinait curieusement l’arène et les fauves, auxquels on jetait le pays en pâture pour la plus grande joie des spectateurs.

Aujourd’hui, la séance était calme. À la tribune, le député Ceccaldi prononçait un discours inintelligible sur un ton monocorde qui dégageait une sensation adoucissante d’invincible somnolence. Ses collègues causaient entre eux sans l’écouter et levaient fréquemment la tête vers les tribunes où se distinguaient des silhouettes féminines. Simone devina qu’ils échangeaient d’un air austère leurs réflexions folâtres sur la beauté de quelques-unes. Certains même souriaient ouvertement en dévisageant les spectatrices.

Au banc des ministres, le Président du Conseil se grattait énergiquement la tête ; puis considérait pensivement ses ongles, y cherchant sans doute des pellicules.

Tout à coup, un léger tumulte s’éleva. Le ministre des Finances interpellait l’orateur qui répliqua vertement. Des députés crièrent : « À l’ordre ! » Et le Président donna un coup de sonnette, sec et bref.

Simone aperçut Romain Vérani qui entrait ; bien qu’elle fût myope, elle le reconnut à son costume gris, plus clair que ceux des autres. Entendant les murmures, il cria : « À l’ordre ! » avec détachement, d’une voix sonore et moqueuse, répétant machinalement le cri général sans en savoir la cause. Puis, le jeune homme escalada quelques bancs et s’assit au centre, à côté d’un vieillard chauve dont le crâne poli luisait comme un meuble bien astiqué. Et, sans affectation, Romain se tourna vers la tribune de Simone.

À la fin, Mme  Lestrange s’ennuya. Le spectacle qu’offrait ce théâtre subventionné par le pays coûtait cher pour rapporter peu d’agrément. La jeune femme quitta sa place et descendit. Au pied de l’escalier, elle retrouva Romain qui la guettait déjà.

Le jeune homme demanda, d’un air câlin :

— Me permettez-vous de vous raccompagner ?

Simone dit en riant :

— Je veux bien que vous m’accompagniez, mais je ne tiens pas du tout à être raccompagnée… à mon domicile.

Dehors, Romain proposa en traversant le pont de la Concorde :

— Pouvez-vous, sans risque, vous promener un peu aux Champs-Élysées… du côté où il n’y a personne ?

Elle acquiesça. Le jeune homme marchait à côté d’elle, se demandant par quelle transition il arriverait à la familiarité désirée. Il craignait de lui sembler trop niais ou trop prompt, trop froid ou trop brutal. Comme bien des gens de sa race, il possédait un aplomb de surface qui masquait une certaine timidité de caractère. Et, très roué, il sentait que cette femme serait faible et rebelle à la fois, qu’elle se déroberait à la première attaque trop vive, et qu’il faudrait conquérir sournoisement sa pudeur hésitante.

Alors, il imagina de se raconter sachant que toute confidence éveille un besoin de réciprocité chez celui qui nous écoute. Il déclara gaiement :

— Moi, je suis né amateur. Je n’avais de vocation pour aucune carrière. Dans ma famille, on est député et sénateur de père en fils, c’est de tradition : les Vérani ont été de tout temps des gros propriétaires fonciers très influents dans leur région. Fils unique et dernier héritier du nom, j’ai souhaité m’affranchir de la corvée professionnelle : ma famille est restée inflexible. On m’a mis dans la politique, comme on m’aurait mis dans le commerce ou dans la magistrature. J’ai dû apprendre le métier de meneur d’hommes alors que mes goûts me portaient plus volontiers à être suiveur de femmes. J’ai fait mes études à Marseille, mon droit au Quartier Latin et, depuis que j’exerce mon mandat, je me suis fixé sur le 8e arrondissement. Ces années de labeur ont enrichi mon expérience ; j’ai collectionné de nombreux éléments de comparaisons… Eh bien ! sous tous les rapports, j’estime la rive droite cent fois supérieure aux asphaltes de la rive gauche et aux trottoirs de province : les démarches y sont plus gracieuses, les talons moins tournés, les rencontres plus imprévues…

Simone se mit à rire :

— Vous n’êtes guère sérieux, pour un honorable !

Vérani protesta d’un air tragique :

— Oh ! Madame, mais un député devient sinistre quand il prend ses fonctions au sérieux, — c’est-à-dire qu’il en exploite les bénéfices ! M’aimeriez-vous mieux si je ressemblais à tel ou tel de ces messieurs ? Tenez, par exemple, celui qui, tout à l’heure, à notre passage, a murmuré avec son accent si parisien : « Il fait chaud, aujôrd’hui. » Vous l’avez remarqué, sans doute : mon collègue Hajarrive, un de ces champignons de goût douteux qui empoisonnent notre cuisine parlementaire : vend son crédit au plus offrant et son vote au plus complaisant ; mangeur d’argent criblé de dettes, change tous les mois d’opinions suivant les besoins de la cause — traduisez qu’il suit la cause de ses besoins ; — c’est la girouette politique qui met son tourniquet aux enchères : « Faites vos jeux, messieurs ! » Et malgré cela, notre homme rêve de finir dans la peau d’un ministre.

— Il y peut prétendre, si j’en juge par sa mine : n’a-t-il pas le museau canaille, l’accent faubourien, et l’allure triviale de ces parvenus du pouvoir sortis on ne sait d’où, de la boue des fortifs ou des boulevards extérieurs ?

— Les souteneurs de la République, enfin !

Ils tenaient ces propos en cheminant lentement sous les marronniers feuillus des jardins pleins d’ombre et de chaleur parfumée. C’était une de ces soirées de printemps, lourdes comme une nuit d’été, où l’air brûlant semble enfiévré de caresses ; où les couples coulent tout doucement vers les promenades, grisés par la sensualité de cette température étouffante et troublante.

Simone, doucement émue, s’épancha à son tour. Elle narra le roman de sa jeunesse, en l’arrangeant un peu ; dépeignit sa tristesse de jeune femme délaissée et mal mariée : « À certains moments, j’ai envie de me réfugier chez ma mère ; rien ne me retient : je n’ai pas d’enfants. »

Mais soudain, elle s’interrompit, pour consulter sa montre :

— Sept heures et demie !… Il faut que je rentre chez moi : mon mari m’attend.

Romain, qui commençait de craindre d’avoir rencontré « la femme qui voudrait quitter son mari », se rassura ; et demanda d’un ton suppliant :

— Où vous reverrai-je ?… Et quand… Demain ?

Simone, qui avait prévu cette requête et réfléchi à la réponse, dit posément :

— Non, pas demain… Jeudi, si vous voulez… Au salon des Humoristes.

« Naturellement : je n’échapperai pas à l’exposition de peinture », pensa Romain qui répliqua à voix haute, d’un accent pénétré :

— Merci… Oh ! merci.

Il voulut ajouter quelque chose de plus tendre encore ; et, aidant Mme  Lestrange à monter en taxi, il implora :

— Dites-moi… dites-moi quel est votre prénom, afin que je le répète en moi-même jusqu’à jeudi ?

— Simone.



IV


Romain Vérani était bien le jeune homme insouciant et léger, le butineur amoureux de l’amour qu’il avait décrit à Mme  Lestrange. Et, malgré ses défauts, il demeurait estimable, possédant le mérite assez rare de vivre sans vilenie dans son milieu de corruption politique. Le libertinage de don Juan est presque sympathique quand l’ignominie de Mercadet lui sert de repoussoir.

Romain ne s’était pas vanté en parlant de son expérience galante. Très amateur de femmes, mais surtout de femmes du monde ; doué d’un tempérament volage, il avait vite fait le tour de la société où il était reçu ; et, désormais, réduit à chercher ses bonnes fortunes au hasard — puisqu’il dédaignait les actrices et méprisait les professionnelles, — il était servi par un flair spécial, ne revenant jamais bredouille de sa chasse à l’aventure.

Ce n’était pas au cinéma seulement que le jeune député guettait les vertus prêtes à défaillir. Il avait imaginé également ce qu’il appelait « le coup du métro ». En ce temps de vie chère, les femmes de la meilleure classe emploient ce mode de transport. Aux heures d’affluence, embusqué à l’entrée de la station Chaussée d’Antin ou de la station Palais-Royal, proches des grands magasins, Romain attendait la « dame qui n’a pas de monnaie ». Quoique le règlement oblige les receveuses à en rendre, chaque jour des contestations éclatent quand un client présente une coupure de cinquante francs. Lorsque la cliente était jolie, Romain, toujours muni de pièces de 25 centimes en prévision de la scène, se précipitait au guichet, prenait galamment le billet de la voyageuse ; puis, la suivait en engageant la conversation.

Le lendemain de son entrevue avec Simone, Romain, qui avait dû rejoindre son père à la sortie du Sénat, remonta avec lui jusqu’à la rue de Sèvres où le sénateur avait affaire. M. Vérani père était aussi riche qu’avare, de cette avarice maniaque et bizarre propre aux vieilles gens ; il utilisait rarement son auto, afin d’économiser l’essence, et ne prenait jamais de voiture publique. Pour éviter d’être obsédé par les réflexions paternelles s’il arrêtait un fiacre sous ses yeux, Romain, en se séparant de son père, descendit ostensiblement l’escalier du métro Croix-Rouge.

Au guichet, il se trouva derrière une jeune personne qui murmura d’une voix dépitée, en explorant le fond d’une bourse à mailles d’argent :

— Allons, bon ! Je n’ai pas de monnaie.

— Permettez-moi, mademoiselle…

Entraîné par l’habitude, Romain jetait dix sous sur le guichet. Dieu sait qu’il ne songeait pas à mal, à la veille d’un second rendez-vous avec cette exquise Simone, — trop nonchalant pour mener deux intrigues de front : il pratiquait la fidélité du moment présent, à défaut de l’amour suivi.

La jeune personne se tournait vers lui en disant gentiment :

— Je vous remercie, monsieur, de votre obligeance.

C’était une brune alerte, souple et fine, une brunette Parisienne aux yeux mordorés et au teint délicat. Elle avait le regard vif et la voix douce. Elle était bien coiffée, bien chaussée, moulée des pieds à la tête dans un tailleur noir tout simple. Son élégance et sa distinction révélaient la race. Romain fut aguiché.

Il était d’humeur trop inconstante, malgré tout, pour qu’au lendemain d’une aventure avec une blonde, il ne trouvât pas toutes les brunes ravissantes. Et celle-ci s’avérait délicieuse. Jeune fille ? Jeune femme ? Elle ne paraissait pas plus de vingt-trois à vingt-cinq ans. Et pourtant, instinctivement, Romain lui dit : madame, — car elle avait une assurance de femme indépendante.

— Ces employées du métro sont bien désagréables, n’est-ce pas, madame ?

Elle filait sur le quai, sans répondre. Et comme elle avait accepté l’offre du billet sans bégueulerie, Romain conclut que ce devait être une femme de bonne éducation qui agréait une politesse avec aisance mais tenait les impertinents à distance. Ses manières dénotaient du tact et de la mesure. Il n’en fut que plus émoustillé.

Voyant qu’elle pressait le pas, il s’efforça de la piquer en chuchotant à son oreille :

— Je vous fais donc peur ?

L’effet attendu se produisit. Elle se retourna brusquement ; et, le jaugeant d’un regard acéré, riposta d’une voix nette :

— Oh ! non, monsieur. Je ne redoute que les hommes d’esprit.

Elle ajouta carrément :

— Et rien n’est plus bête qu’un suiveur.

Romain, fort amusé, répliqua sans se déconcerter :

— Si : il y a quelque chose de plus bête… C’est de répondre au dit suiveur, même pour le remettre à sa place. Car, alors, la conversation se trouve engagée ; et comme le suiveur ne demande que ça, c’est la dame qui est prise au piège.

Il avait dit cela avec une drôlerie si plaisante qu’elle sourit, désarmée, tant la remarque était juste.

Elle murmura :

— Vous mériteriez de vous faire rendre vos cinq sous, vous.

— Cela ne m’offenserait pas… Je les donnerais au premier mendiant en le priant de faire des vœux pour mes amours.

Le train entrait en gare. Ils montèrent. Romain déclara avec autorité :

— On nous a vus causer… Nous allons être forcés de continuer pour ne pas scandaliser la galerie qui nous croit ensemble.

La jeune femme subissait cette gaieté contagieuse, chatouillée par ces gamineries primesautières, cet aplomb enjoué que Romain avait conquis à l’usage de ces rencontres. Elle observait d’un œil investigateur le jeune homme, assis en face d’elle, et le trouvait gentil : effronté sans insolence, entreprenant sans grossièreté ; joli garçon, au demeurant, ayant dans ses façons ce je ne sais quoi décelant l’homme de bonne compagnie.

À la Concorde, lorsqu’elle changea de ligne, elle ne s’offusqua point en le voyant prendre la même direction. Il lui plaisait, avec sa moustache blonde qui frisait au-dessus de la lèvre bien dessinée et ses yeux de chat aux lueurs glauques, à la pupille dilatée. Il s’exprimait en termes choisis, employait un langage tout à la fois correct et familier ; et sa prononciation, relevée d’une pointe d’accent provençal, indiquait une distinction native.

L’homme parvient à se déguiser grâce à son costume, son maintien, son vocabulaire étudié ; mais, en dépit de tous ses efforts, il ne pourra jamais corriger absolument sa diction ; et la véritable origine se trahit dans sa voix.

Même en déclamant des phrases prétentieuses, fruits d’une instruction acquise après coup, un député Hajarrive reste un ancien voyou de Ménilmontant par sa manière d’articuler : « Aujôrd’hui ».

En écoutant Romain Vérani, la jeune inconnue constata qu’il appartenait à la classe bourgeoise : c’était donc un viveur convenable, régulier, fait pour inspirer confiance.

Néanmoins, à la porte Maillot, lorsque Romain, sortant du métro avec elle, s’apprêta tranquillement à l’escorter, elle se récria :

— Ah ! ça, imaginez-vous que je vais vous ramener à la maison ?

— Pourquoi pas ?

— J’ai une famille, monsieur.

— Je vous plains, madame. C’est très gênant, la famille. J’en parle en connaissance de cause, car je puis vous garantir que je ne sors pas de l’Assistance publique.

— Voyons, soyez sérieux et laissez-moi… Allez-vous en.

— Pas avant que vous m’ayez donné l’espoir que nous nous reverrons…

— Dans un monde meilleur, si vous êtes bon chrétien.

— C’est à mon tour, madame, à vous prier de ne pas plaisanter…

Romain reprit, avec une nuance de gravité dans la voix :

— Je vous ai aperçue pour la première fois, tout à l’heure… Je vous ai trouvée très jolie… J’ai éprouvé un vif désir de vous connaître… Si cela s’était passé dans le monde, vous auriez jugé ces sentiments fort naturels de ma part… Mais c’est arrivé dans la rue ; aucun ami commun n’était là pour me présenter à vous… Est-ce une raison suffisante pour que je renonce à une espérance de bonheur ? Je vous assure que vous me rendrez extrêmement heureux en me permettant de vous voir où vous voudrez, quand vous voudrez, ne fût-ce qu’une minute tous les deux ou trois jours… Que j’ai la joie de toucher votre main et de respirer votre parfum… Le hasard est si puissant… Songez-y : je suis en relations mondaines avec une centaine de femmes qui me sont totalement indifférentes ; et, ce soir, sous l’apparence d’une passante fugitive, c’est peut-être mon avenir qui m’a frôlé de l’aile…

Elle l’examinait en dessous, indécise, ébranlée. Il sentit que son discours l’avait impressionnée ; alors, il insista :

— Promettez-moi que nous nous reverrons… Je ne voudrais pas vous quitter sans emporter un espoir… Un léger souvenir de vous : écoutez, dites-moi seulement quel est votre prénom ?

— Simone.

« Tiens : vous aussi ! » faillit lâcher Romain. Il se reprit, et dit tout haut :

— Laissez-moi me présenter… Je m’appelle Romain Vérani. Je suis…

Elle interrompit :

— Êtes-vous marié ?

Romain fut décontenancé par cette question lancée à l’improviste.

Il pensa : « Va-t-elle exiger une promesse de fiançailles, comme les Anglaises ! » puis, répondit en riant :

— Je suis célibataire, Dieu merci !

Il eut l’idée d’ajouter :

— Et vous, madame ?… mademoiselle ?

Elle eut une moue :

— Oh ! moi : je suis mariée, malheureusement… et mal mariée. J’ai commis la faute d’épouser, toute jeune, un coureur de dot. Je suis délaissée, trompée. Rien ne me retient, rien ne m’attache à mon mari : je n’ai pas d’enfant ; aussi, je passe une grande partie de ma vie chez ma mère.

« Toutes les femmes ont la même histoire », constata Romain.

Il lui demanda :

— Quand vous reverrai-je ?… Demain ?

Elle sourit finement :

— Je ne donne pas de rendez-vous, comme cela… si légèrement… si facilement… Demain, d’abord, j’ai un tas de courses à faire… À six heures, pour me reposer, j’irai prendre une tasse de lait, au thé du boulevard Haussmann…

Romain s’écria :

— Comme c’est singulier : moi aussi, j’ai l’habitude de prendre le thé, boulevard Haussmann… Si nous nous y rencontrions, par hasard, madame, vous ne m’en voudriez pas ?

Elle lui lança un de ces doux regards de femme qui pénètrent jusqu’à l’âme.

Il eut l’intuition qu’il l’avait à demi séduite ; et profita aussitôt de la minute propice pour lui dire câlinement, avant de s’éloigner :

— Alors, je m’en irai sans savoir qui vous êtes ?… J’ignore votre adresse : si vous ne veniez pas, demain, où vous revoir ?… où vous écrire ?… Puis, je serai forcé, en pensant à vous — et ce sera très compromettant, madame — de vous appeler « Simone » tout court, puisque je ne puis ajouter l’autre nom…

La jeune femme sourit avec indulgence et répondit :

— Vous serez bien avancé quand vous saurez que je m’appelle Mme  Lestrange et qu’on peut m’adresser des lettres chez ma mère, la comtesse de Francilly, 12 rue du Commandant-Marchand, chez qui je vais dîner précisément ce soir.

Romain Vérani, pétrifié, la regardait fixement. Il se dit : « Est-ce une blague, ou suis-je fou ? Ai-je mal entendu ? Est-ce une hallucination ? »

Il demanda, d’un ton mal assuré :

— Seriez-vous la femme du romancier Armand Lestrange ?

— Vous connaissez mon mari ?

Romain balbutia :

— Pas personnellement… mais je viens de lire Idylle chrétienne

— Ben, vous avez de drôles de goûts, en littérature !… Je croyais qu’Armand n’avait pour lecteurs que des notaires de province, des curés de village et des vieilles dévotes !

Et, ponctuant sa réflexion d’un éclat de rire, la jeune femme se mit à courir vers l’avenue Malakoff, après l’avoir salué légèrement.

Hébété, stupéfait, abasourdi, le jeune député restait figé sur place en murmurant :

— Qu’est-ce que cela signifie ?… C’est le même nom, la même histoire… et ces propos identiques… Lestrange n’est pas bigame, que diable !

Il évoquait la blonde Simone Lestrange aux yeux bleus, à la voix mélancolique ; il revoyait cette Simone Lestrange, brune et sémillante… Toutes les deux se prétendant Mme  Lestrange, née de Francilly

Il songea, perplexe : « Laquelle est la vraie ? »



V


Le lendemain, à son réveil, Romain s’écria en levant son miroir à barbe à hauteur de son visage :

— Voilà la figure d’un héros de vaudeville… Cet après-midi, j’ai deux rendez-vous avec une dame Lestrange ; mais cette dame est une femme dédoublée, tantôt brune tantôt blonde… Ô mânes de Labiche, aidez-moi à démêler cet imbroglio !

Romain Vérani riait sans conviction de sa mésaventure. Une sorte d’appréhension le tourmentait : cette crainte superstitieuse qui s’empare de nous, malgré notre raison, quand un phénomène occulte trouble notre existence courante. Bien que l’énigme fût plus irritante qu’inquiétante, Romain avait une peur nerveuse de l’inexplicable, de l’irréel. Tel le héros du fameux poème de Rollinat, il éprouvait ce frisson, cet effroi du surnaturel « à entendre sonner le treizième coup de minuit. »

Sitôt habillé, il n’y put tenir :

— Il faut que je sache la vérité, avant de les avoir revues !

Il voulut entreprendre son enquête ce matin même, afin de n’avoir point le rôle grotesque et de jouer la comédie du dupé dupeur à celle des deux qui n’était pas Mme  Lestrange.

Les suppositions les plus saugrenues agitaient sa cervelle : ayant peine à croire à la coïncidence d’une double rencontre lui révélant fortuitement un subterfuge de noms, il se demandait non sans colère si quelque mystificateur de son entourage ne lui avait point tendu un piège ? Si extravagante que fût l’hypothèse, elle déterminait Romain à éclaircir immédiatement le mystère.

Il quitta l’appartement qu’il occupait dans l’hôtel particulier de ses parents ; puis, se munissant de sa serviette de cuir, il prit un air préoccupé pour dire à son valet de chambre :

— Vous préviendrez madame que je ne rentrerai pas déjeuner… Mon temps est absorbé par des affaires importantes jusqu’à ce soir.

Au coin de la rue Lincoln, il sauta dans un taxi et se fit conduire boulevard Haussmann, chez Simone.

Il était dix heures du matin. La chaussée était toute fraîche de l’humidité des arrosages. Des cuisinières, arrêtées sur le trottoir, leur panier au bras, riaient haut et parlaient bas. Romain les considéra avec envie : dire que l’une d’elles savait peut-être ce secret qu’il aurait payé si cher ! Au moment d’entrer sous la voûte de l’immeuble habité par les Lestrange, Romain s’aperçut qu’un écriteau était apposé sur le linteau de la porte. Ce détail lui servit d’entrée en matière. Il questionna le concierge :

— L’entresol est à louer ?

Avec sa serviette sous le bras, ses vêtements élégants, ses chaussures fines et fraîches, le jeune homme représentait assez bien l’avocat aisé aux yeux du concierge qui lui fit visiter complaisamment l’appartement vacant.

Tout en déambulant à travers les pièces vides, Romain prononça avec hésitation en étouffant sa voix que répercutait la sonorité ambiante :

— Vous avez pour locataires, je crois, M. et Mme  Lestrange ?

— Oui, monsieur. Ils sont à l’étage au-dessus.

— Je les connais un peu… Mme  Lestrange est une très jolie femme blonde, grande et mince, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

« C’est bien ce que je supposais », pensa Romain en descendant l’escalier. La véritable Amphitryonne est l’Amphitryonne où l’on couche : la légitime Mme  Lestrange est celle qui dort sous le toit conjugal. Et son concierge vient de témoigner inconsciemment en faveur de cette identité. C’est d’ailleurs le portrait de ma blonde Simone qui orne le bouquin du conjoint… Comment n’y avais-je pas songé ? »

Cependant, Romain, quoique convaincu de la personnalité de Mme  Lestrange, voulut faire la preuve de ce juste calcul. Il avait gardé sa voiture : il donna au chauffeur l’adresse de la comtesse de Francilly.

Sans qu’il en eût lui-même la perception, depuis quelques instants il s’intéressait beaucoup plus à la fausse Simone Lestrange qu’à l’autre. La curiosité est le piment du désir : cette énigmatique brunette qui menait hardiment sa barque à Cythère sous un pavillon d’emprunt ; cette aventurière impudente qui prenait le nom d’une femme mariée en guise de masque à plaisir attirait invinciblement le jeune député. Avec celle-là, au moins, l’entreprise ne manquerait pas d’originalité. Déjà blasé par ses multiples maîtresses, Romain se plaisait à imaginer un roman avec cette future maîtresse qui avait tout pour exciter l’appétit des sens : la beauté, l’étrangeté ; l’attrait du mystère, et peut-être du danger… Mais qu’importe ! Rassasié des amours banales, le jeune Vérani se réjouissait d’être intrigué — même par une intrigante.

Toutefois, il se dit prudemment : « Je la laisserai ignorer que je suis le député des Bouches-du-Var… On ne sait jamais… J’ai déjà eu tort, en lui livrant mon nom… Bah ! ce nom de Vérani est aussi répandu dans notre midi que celui de Durand dans le nord… Elle pourra me confondre avec un parfumeur de Grasse ou un négociant en savons de Marseille. »

L’auto le déposait rue du Commandant-Marchand.

Ici, Romain fut désappointé : l’adresse indiquée par la fausse Simone était celle d’un petit hôtel particulier dont la façade blanche s’apercevait à travers le feuillage d’un jardin de lilas en fleurs.

Cette demeure semblait discrète et distante, inaccessible au passant, close devant l’étranger. Pas de concierge à interroger, pas de local vacant où s’introduire sous prétexte de visiter. Romain, immobile en face de la grille fermée, réfléchissait au moyen de poursuivre ses investigations.

Le seul habitant visible de la maison se manifesta en l’espèce d’un grand chien de berger qui accourut du fond du jardin pour aboyer furieusement contre la présence insolite de ce curieux aposté près de la porte.

Au moment où Romain se résignait à s’éloigner, il fut croisé par un facteur qui s’arrêta devant la grille et glissa plusieurs enveloppes dans la boîte aux lettres fixée à l’intérieur.

Le jeune homme aborda le facteur :

— Pardon, mon ami : c’est bien là l’hôtel de la comtesse de Francilly ?

— Oui.

Embarrassé, Romain ne savait de quelle manière continuer ses questions sans paraître suspect. Mais il s’en fia à sa bonne mine, qui lui valait toujours la considération d’autrui, et à l’aspect paterne de ce vieux facteur.

Il dit, avec cette familiarité bienveillante qu’il appelait son « ton de tournée électorale » :

— Il doit être bien grand, pour une dame seule, cet hôtel ?

Le facteur, qui pensait simplement que le monsieur aimait à causer, répondit sans aucune méfiance :

— Mais elle n’habite pas seule… Il y a aussi Mme Lestrange.

Et comme une jeune bonne d’une maison voisine le hélait avec impatience : « Pas de lettre pour moi ? » il se dirigea de son côté, abandonnant Romain à ses méditations.

Celui-ci, de nouveau ahuri, murmurait :

Mme  Lestrange… Qu’est-ce que cela veut dire ?

Il s’en allait machinalement par l’avenue de la Grande-Armée, creusant ce problème. Soudain, il fit une pause sur le trottoir en pensant avec énergie : « Tout a une solution, ici-bas. L’explication d’un fait n’échappe qu’aux imbéciles… Il faut que je découvre celle-ci. »

Il s’était arrêté devant une vitrine dont il considérait fixement l’étalage, sans que son esprit fût capable de préciser la nature des objets placés dans son rayon visuel. Lorsqu’il recouvra peu à peu sa faculté d’attention, il s’aperçut qu’il était en train de contempler des articles de maroquinerie.

Une inspiration imprévue le décida : « Voilà mon affaire. »

Il entra à l’intérieur du magasin et choisit un petit sac de dame en peau de phoque, d’une forme nouvelle à la mode élégante. Il paya son acquisition :

— Non… non. Inutile de l’envelopper. Je l’emporte tel quel.

Et, dans l’avenue, chercha des yeux une boutique de parfumeur. Il aperçut l’enseigne d’un coiffeur, en face. Il s’y rendit aussitôt :

— Voulez-vous me donner une boîte-échantillon de poudre de riz… N’importe quelle nuance… ça m’est égal.

Muni de ses emplettes, Romain alla s’asseoir à l’écart, sur un banc désert, en songeant avec satisfaction : « Je possède une imagination extraordinaire pour toutes les manœuvres galantes ; et c’est utile d’avoir l’esprit inventif quand on veut faire des conquêtes. »

Il ouvrit le sac, le débarrassa consciencieusement de l’ouate entourée de papier de soie qui garnissait les pochettes ; en tira la glace, la houppe ; versa le contenu de son échantillon de poudre dans l’étui à houppette ; puis, conclut :

— Comme cela, la chose devient présentable.

Après avoir réfléchi, il songea à réparer un oubli : prenant son mouchoir de poche, il en vérifia la netteté ; ensuite, il chercha dans son gousset un minuscule porte-monnaie de cuir qui lui servait justement à serrer les pièces de 25 et 50 centimes destinées aux aventures du métro ; il compta la menue monnaie qui s’y trouvait. Enfin, fourrant mouchoir et porte-monnaie au fond du sac, il le referma en disant :

— Bravo : ainsi, c’est tout à fait vraisemblable… Mouchoir, argent, poudre de riz : rien n’y manque. C’est un sac qui a de l’usage : on peut le mener dans le monde.

Romain se leva et retourna rue du Commandant-Marchand. Mais, cette fois, arrivé devant l’hôtel, il sonna résolument. Un vieux domestique vint ouvrir la porte.

— La comtesse de Francilly est-elle visible ?

Le domestique examina ce jeune homme distingué qui portait gravement son portefeuille imposant. Comme toujours, l’extérieur de Romain fut un sauf-conduit. Le domestique le fit entrer dans un salon qui s’ouvrait sur le perron ; et demanda :

— Qui dois-je annoncer ?

— M. Vérani.

Pas trop rassuré sur l’issue de sa tentative, Romain se composa une attitude en inventoriant le mobilier : style Louis XV, meubles anciens, pastels du xviiie siècle où d’antérieures marquises de Francilly portaient sur leurs traits mutins ce même goût pour l’Aventure que leur arrière petite-fille assouvissait aujourd’hui au cinéma, — à moins que ce ne fût dans le métro ?

En tout cas, Romain était assez connaisseur pour se rendre compte qu’il était bien à cette minute chez l’authentique comtesse de Francilly, mère d’une hypothétique Mme  Lestrange dont la personnalité restait discutable.

Au bruit d’une porte, il se redressa : Mme  de Francilly entrait. C’était une vieille dame alerte, fine et distinguée, dont les yeux noirs, vifs et spirituels, pétillaient de malice sous les bandeaux légers de sa chevelure blanche poudrée à frimas.

Romain chercha vainement sur cette figure un air de famille qui le fixât sur l’identité d’une des deux inconnues : hélas ! obsédé par ses souvenirs, il croyait y retrouver tour à tour la ressemblance de l’une et de l’autre Simone.

Il balbutia :

— Madame, je vous prie d’excuser cette visite matinale…

Elle sourit, désigna un siège à Romain ; et s’assit elle-même en disant aimablement :

— Vous portez un nom qui ne m’est pas inconnu, monsieur. J’ai fondé jadis une œuvre de bienfaisance dont je ne m’occupe plus directement… Je ne suis donc pas en relations avec les dames patronnesses, mais je sais que l’une d’elles se nomme Mme  Vérani. Lui seriez-vous apparenté ?

Ces paroles confirmèrent à Romain la personnalité de son interlocutrice. Il souhaitait cacher sa situation sociale à la fausse Simone, mais non à l’honorable Mme  de Francilly. Aussi, répliqua-t-il :

Mme  Vérani est ma mère, madame.

— Ah ! vraiment… Alors, vous venez sans doute de sa part ?

Le jeune homme se troubla. Puis, il déclara spontanément avec cette grâce caressante qui faisait pardonner ses audaces :

— Madame, je viens me confesser. Je suis en face d’une personne indulgente et charmante qui me comprendra, et m’absoudra. J’ai deviné que vous êtes bonne, rien qu’à la manière sympathique dont vous me regardez.

— Vous m’avez jugée sur votre mine.

— Je ne suis pas fat, mais j’ai l’intuition des nerveux : je me sens ici dans une ambiance accueillante qui m’encourage…

Et, intérieurement, Romain se disait : « C’est vrai : elle me reçoit avec une affabilité qu’on témoigne rarement à un inconnu qui tombe chez vous à onze heures et demie du matin. »

Il reprit tout haut :

— Madame, voici le but de ma visite. Hier soir, j’ai eu le plaisir de rendre un léger service à une dame qui n’avait pas de monnaie pour prendre le métro. Cette dame est jeune, jolie, brune avec de grands yeux… Et moi, je n’ai pas encore la sagesse d’un patriarche… Bref, je me suis permis de la suivre jusqu’ici où je l’ai vue rentrer. En retournant sur mes pas, j’ai buté contre un objet à terre et j’ai ramassé ce sac qu’elle avait dû laisser tomber sans s’en apercevoir… Sonner à sa porte, pour le lui restituer ? Je n’osai, à cette heure tardive. J’hésitai ; j’eus peur de la compromettre, d’être reçu par un mari soupçonneux… Mais, ce matin, dans un annuaire des rues de Paris, j’ai découvert que cet hôtel est habité par la comtesse de Francilly… Alors, j’ai cru pouvoir me présenter ici, afin de vous rendre l’objet ; pensant que cette jolie dame brune que j’ai suivie est… probablement…

— Ma fille, madame Lestrange, acheva tranquillement la comtesse. Elle a dîné avec moi, hier.

Romain la regardait, en s’efforçant de dissimuler sa stupeur. Mme  de Francilly n’avait pas bronché en écoutant la description de sa fille. Elle se contenta de sourire malignement en poursuivant :

— Et vous avez supposé que j’avais assez de sympathie envers les mauvais sujets pour entendre votre aveu sans détour ? Voilà une opinion flatteuse pour ma réputation… Mais oui : ce sont toujours les femmes irréprochables qui ont les idées larges. La vraie pudeur ignore la pudibonderie. Donnez-moi ce sac, monsieur : je le rendrai à Mme  Lestrange en lui disant que celui qui l’a trouvé possède tout au moins deux qualités : la franchise et la probité — à défaut de vertus plus édifiantes. Le passant qui ne s’approprierait point le bien d’autrui convoite parfois la femme du prochain, n’est-il pas vrai ?… Allez en paix, cher monsieur, mais n’y revenez plus !

« Cette vieille femme est délicieuse ; songea Romain en s’en allant. Elle a des façons exquises… Mais me voilà Gros-Jean, moi. J’en suis pour ma dépense d’esprit et de sac en pure perte… Ma perplexité augmente, au fur et à mesure que je me renseigne. Car, enfin, la véritable Simone Lestrange, née de Francilly, ce serait donc la brune ! Une mère connaît sa fille, que diable ! Et les déclarations de la comtesse ne me laissent pas le moindre doute. Or, quelle est cette blonde qui vit avec Armand Lestrange ? Il était écrit que je reverrais mes deux inconnues sans être fixé sur leur compte. C’est l’heure du déjeuner, maintenant ; et Simone la Blonde m’attend tout à l’heure aux Humoristes. »

Le jeune député, abandonnant ses recherches, se fit conduire dans un restaurant des grands boulevards. Tandis que le maître d’hôtel lui présentait la carte, il s’écria tout haut, à la profonde stupéfaction du garçon :

— Je ne peux pourtant pas faire entreprendre une enquête par la préfecture de police !



VI


Après un déjeuner fin qu’il avait savouré distraitement, Romain Vérani, toujours intrigué, toujours muni de son portefeuille-alibi, se dirigea à petits pas vers le salon des Humoristes.

Lorsqu’il y arriva, il comprit pourquoi Simone avait choisi ce lieu de rendez-vous : l’exposition durait déjà depuis un certain temps, Mme  Lestrange devait le savoir, et les salles étaient à peu près vides. Romain eut vite parcouru l’espace restreint où se groupaient tous les tableaux, et constaté qu’il était en avance sur sa partenaire ainsi qu’il sied. Pour se donner une contenance, il reprit sa promenade à pas lents, en se gardant bien d’examiner les toiles. Il pensait avec sagacité : « Si je m’y intéressais, je serais perdu. Je raterais son entrée ; et j’aurais l’air d’un amoureux de carton qui a oublié ce qui l’amène. Les femmes sont impitoyables à ces sortes de fautes. »

Il commença de s’inquiéter : si elle n’allait pas venir ?

Il l’aperçut tout à coup, s’avançant de loin, longue et svelte dans son costume beige égayé au col et aux manches d’un petit galon rouge. Un canotier de toile écrue garni d’un ruban cerise était posé sur ses cheveux blonds. Elle avait le teint animé ; et semblait toute jeune dans cette toilette simple et printanière.

« Cristi ! Qu’elle est gentille ainsi », constata Romain ; et il s’élança, la figure épanouie.

Simone courut aussitôt s’asseoir dans un coin sombre, révélant par ce choix son inexpérience des aventures extra-conjugales ; car, plus on se cache plus on se fait remarquer.

Alors commença l’éternel et banal dialogue par lequel les amoureux jugent décent de broder des motifs inutiles sur le thème de leur vie amoureuse, et de perdre en vaines paroles le temps consacré à Éros. Romain s’exécutait en galant homme, convaincu de la nécessité de ces fiançailles adultérines : la femme exige de son amant ce noviciat consacré à lui faire la cour qu’elle connut avec son mari. Ainsi, lui semble-t-il, sa première faute se trouvera légitimée par les mêmes formalités qui précédèrent son mariage.

Au demeurant, l’ennui des préliminaires était chassé cette fois par la curiosité de découvrir l’énigme de ce sphinx blond et rose.

Romain dirigeait habilement la conversation, posant des questions insidieuses, tendant des pièges savants auxquels Simone opposait la placidité et le naturel de la parfaite innocence. À chaque réponse, le jeune homme, repris d’incertitude, se disait : « Cette charmante créature a pourtant l’air sincère ; il n’est pas possible qu’on évolue aussi ingénument dans une position fausse. »

Le regard candide de cette blonde au visage de madone l’impressionnait favorablement. Soudain, il eut une inspiration : « Si cette brune provocante était une maîtresse du mari qui prît le nom de Mme Lestrange ?… Mais, en ce cas, le rôle de Mme de Francilly serait incompréhensible… »

Néanmoins, il s’orienta dans ce sens.

Il choisit un moment propice pour glisser cette phrase :

— Pourquoi tant de scrupules à la pensée de tromper votre mari… N’a-t-il pas une maîtresse, lui ?

— Oh ! ça m’étonnerait bien.

Simone riait d’un air malicieux. Elle dit, avec sa réserve de sainte-nitouche qui soulignait, en ayant l’air de les atténuer, ses propos aux sous-entendus scabreux :

— Mon mari a eu beaucoup de maîtresses dans sa jeunesse… Sa trentaine a connu tant de nuits blanches que sa quarantaine a besoin de sommeil… Il se couche tous les soirs à neuf heures ; et la vue d’un lit ne lui inspire que l’envie d’y dormir. Une maîtresse. Seigneur !… Il a déjà bien assez d’une femme.

— Pourtant, j’étais presque sûr…

— Quoi donc ? Pas de réticences… Mon mari me trompe ? Comment l’auriez-vous appris ?

— Oh ! Je n’affirme rien. Seulement, il aurait une amie qu’il ferait passer pour sa femme que cela ne me surprendrait pas… Un de mes amis est en relations avec une personne… une jolie brune… qui se prétend la femme du romancier Armand Lestrange…

Romain s’arrêta net, devant l’effet que produisaient ses paroles : Mme  Lestrange, interdite, confuse et décontenancée, rougissait violemment tout en s’efforçant de paraître indifférente.

Elle bredouilla, d’une voix mal assurée :

— C’est fort possible, mais cela ne prouve rien… Il y a tant d’aventurières qui se disent de l’entourage des gens connus : ce sont les inconvénients de la célébrité : et Armand Lestrange est célèbre à sa façon. La dame dont il s’agit prendra demain le nom de Mme  Pierre Decourcelle ou de Mme  Henry Bordeaux…

Romain ne s’y trompa point : Simone savait parfaitement de qui il s’agissait ; elle avait paru troublée, mais non étonnée. Alors ?… L’autre Mme  Lestrange avait-elle menti… À présent, Romain en doutait : car, celle-ci s’accusait par son étrange attitude.

Il se répétait : « Elle connaît mon inconnue… Elle possède la clé de ce mystère indéchiffrable… » Son impatience était telle qu’il eut la tentation de l’interroger franchement, naïvement, en lui demandant de dire la vérité…

Mais il réfléchit : « C’est qu’il faudrait que je lui disse tout, moi aussi… Et elle en ferait une tête en apprenant que je mène une intrigue parallèle à la sienne ! »

Alors, il reprit son rôle d’homme épris, la cajola de déclarations passionnées ; fut pressant, ardent, exigeant ; songeant intérieurement : « Quand nous serons intimes à la façon des amants, elle me fera toutes ses confidences. » Et il ne savait pas ce qu’il désirait le plus, de la femme ou de son secret.

Harcelée, effrayée et charmée, Simone voulut échapper momentanément à cette suggestion amoureuse ; et elle se leva, pour s’en aller. Après avoir obtenu la promesse d’un nouveau rendez-vous, Romain se soumit de bonne grâce, car il venait de consulter subrepticement sa montre et il craignait de faire attendre l’autre Simone.

Lorsqu’il eut mis Mme  Lestrange en voiture, il appela un second taxi et se lit mener au thé du boulevard Haussmann.

Dans l’étroit salon où la foule entassée s’asphyxiait avec délice en respirant les multiples odeurs de parfumerie et les relents de pâtisseries chaudes qui s’exhalaient d’une assistance élégante occupée à se bourrer de gâteaux, Romain, déjà congestionné, s’avança malaisément à travers ces petites tables rapprochées les unes des autres.

Un peu étourdi par le verbiage ininterrompu de ces femmes qui jacassaient en agitant leur couvre-chef empanaché, il avait l’impression d’entrer dans la volière d’un jardin zoologique à l’heure où le gardien vient remplir la mangeoire.

Cette fois, Romain s’était laissé précéder au rendez-vous : il découvrit la brune Simone assise au fond de la salle ; elle le regardait venir en souriant d’un air un peu railleur.

Le jeune homme se livra au plaisir raffiné des comparaisons amoureuses : alors que la blonde Simone marquait une préférence pour les teintes claires, celle-ci habillait sa beauté brune de couleurs sombres ; ce soir, elle portait une robe de taffetas bleu marine dont la tonalité faisait ressortir la blancheur ambrée de son teint mat. Une sorte de marmotte de soie bleue posée négligemment sur ses cheveux châtains avait moins l’aspect d’un chapeau que d’une coiffure créole.

Cette figure originale et piquante ravit Romain. Il murmura : « Décidément, je crois qu’elle me plaît mieux que l’autre. » Il ajouta, avec une cynique impartialité : « C’est-à-dire que la blonde fait valoir la brune. Séparément, je préfère celle qui se trouve sous mes yeux. Mais si je les voyais simultanément, je m’apercevrais qu’elles se complètent mutuellement. Il est regrettable que la polygamie, pourtant si nécessaire en France, n’y soit encore qu’une institution clandestine : les hommes se privent ainsi des meilleures jouissances du pacha. »

Romain s’inclina devant la jeune femme, puis il s’assit délibérément en face d’elle. Il reconnut, entre ses mains, le petit sac qu’il avait rapporté à la comtesse de Francilly.

Elle le remercia d’un air moqueur :

— Vous m’avez fait un gentil cadeau : il est de très bon goût, ce sac. Seulement, je n’ai pu me servir de la houppette : sa veloutine était trop rose ; moi, je n’emploie que de la poudre rachel… Quant au porte-monnaie, je l’ai donné à un pauvre, contenant et contenu, de la part de Romain Vérani…

Le jeune homme essaya de nier :

— Pardon, mais je ne comprends pas… J’ai trouvé ce sac à votre porte et j’ai supposé…

— Que je ne devinerais point la supercherie ?… Dans ce cas, mon cher monsieur, il n’y fallait pas mettre un mouchoir à vos initiales : R. V… Tenez : le voici ; je vous le rends.

— C’est votre manière de me moucher, dit Romain en empochant le carré de batiste.

Elle poursuivit :

— Il fallait également penser à décoller l’étiquette restée sur ce sac soi-disant trouvé, laquelle me prouve que votre curiosité vous a coûté la somme de trente-neuf francs quatre-vingt quinze…

Comme le jeune homme, un peu penaud, se taisait, elle ajouta :

— La curiosité est une fille d’Ève ; défense aux messieurs d’aller sur nos brisées : ils ont les pieds trop lourds… Vous avez voulu vérifier mes dires : cette confiance m’honore. Par malheur pour vous, je possède une mère exceptionnelle qui n’a point de secret pour sa fille — et vice versa… Je la tiens au courant de toutes mes aventures : il m’en est advenu un nombre incommensurable depuis que je suis assez grande pour sortir sans ma bonne… En vérité, je m’étonne qu’on n’ait pas eu l’idée de faire dans les rues de Paris — à l’instar des compartiments de chemin de fer, — un trottoir réservé aux dames seules… Bref, j’avais raconté notre rencontre à maman ; lorsque vous vous êtes présenté chez elle, elle a discerné sans peine que c’était afin de prendre vos informations…

— Mais elle m’a très bien reçu… elle ne semblait pas formalisée.

— Pourquoi vous eût-elle mal reçue ?… Vous lui plaisiez peut-être mieux que son gendre !

Estomaqué, le jeune député pensa : « Eh bien !… En effet : c’est une mère exceptionnelle… de complaisance. »

La jeune femme continuait d’expliquer tranquillement :

— Ma mère n’a jamais pardonné à Armand Lestrange d’avoir abusé de l’innocence de sa fille pour l’épouser malgré sa famille… Sa rancune l’a conduite à adopter un genre d’existence peu conforme aux exigences de la civilité puérile et honnête, je le reconnais… Aussi, la comtesse de Francilly s’est isolée volontairement ; elle vit en marge du monde… Les rigoristes puritains ne sauraient comprendre ses idées ; mais, en revanche, je crois qu’un philosophe les approuverait comme le plus joli paradoxe du siècle…

Romain eut l’intuition qu’il soulevait l’un des voiles du mystère : cette haine de belle-mère devait jouer un certain rôle dans l’affaire.

Il pensa, non sans raison, qu’il suffirait que cette jolie fille bavardât un peu plus pour que tout s’éclaircît… Et la meilleure manière d’obtenir sa confiance, ce coureur de femmes la connaissait bien !

Il n’eut qu’à s’abandonner à la sincérité de son désir et à le lui déclarer, avec ces mots plus ou moins éloquents sous lesquels gronde la force victorieuse d’une fureur sensuelle. Puis, lorsqu’il constata que ces niaiseries passionnées émouvaient peu à peu sa voisine, il lui prit subrepticement la main et la lui caressa savamment.

Une demoiselle jaillit soudain devant eux, pour déposer sur la table une soucoupe contenant le papier de l’addition.

— Cette subalterne nous signifie que le goûter s’est suffisamment prolongé, chuchota Romain qui s’aperçut que le salon de thé s’était vidé.

Il ajouta, d’un air contrarié :

— C’est vraiment désagréable de se trouver à la merci des autres… Ah ! si vous n’étiez pas pusillanime !…

— Mais je ne crois pas l’être…

— Eh bien… Vous viendriez prendre le thé chez moi, la prochaine fois… Au moins, personne ne nous espionnerait et vous ne vous exposeriez pas au risque toujours possible des rencontres…

— Pourquoi pas, au fait ?… Si je refusais, vous croiriez que je vous fais l’honneur d’avoir peur de vous.

Romain resta ébahi de ce rapide succès. Dehors, il héla un taxi d’un geste joyeux de conquérant ; et il demanda à sa compagne :

— Où allez-vous ? Puis-je vous reconduire ?

— Oui. Donnez l’adresse de la rue du Commandant-Marchand : je dîne encore chez ma mère, ce soir.

En voiture, le jeune homme se laissa aller au plaisir d’être enfermé avec cette jolie femme, dans cette caisse étroite où se répandait peu à peu un chaud parfum mélangé de chypre, d’œillet, de cheveux de brune et de chair jeune.

Il frôlait sa compagne, sentant à travers l’étoffe la tiédeur de son épaule et de sa hanche. Il n’éprouvait aucun désir de parler, ne sachant que dire, pris d’une envie irrésistible de la saisir dans ses bras, de pétrir cette chair tentante dont l’odeur et le contact l’affolaient. Il se demandait : « Si je le faisais, qu’arriverait-il ? »

Et la conduite de Simone l’enhardissait. Il était certain de lui plaire : elle le lui avait témoigné assez clairement…

La jeune femme se taisait aussi, immobile, raidie à sa place. Romain l’examina : il admira son fin profil au modelé impeccable, au nez droit, au menton arrondi ; ce visage avait une expression étrange, émue, troublée : la pâleur de la face, le frémissement léger des lèvres, les battements de la paupière mi-close décelaient une agitation intime. Et soudain, Romain se jeta sur sa compagne, cherchant sa bouche, emprisonnant son buste dans l’étreinte de ses bras nerveux. Elle poussa un cri étouffé, voulut résister, le repousser ; puis elle eut un frisson prolongé et resta inerte, passive. Romain, qui écrasait contre lui la douce poitrine élastique, percevait distinctement le choc précipité de ses battements de cœur. Et tandis qu’il dévorait ses lèvres de baisers goulus, il était envahi d’une joie voluptueuse au contact de cette grande émotion amoureuse qui palpitait entre ses bras.

La voiture s’arrêta devant l’hôtel de la comtesse de Francilly.

La jeune femme ne bougeait pas, comme étourdie, égarée, pâmée.

Alors, à cause du chauffeur, Romain descendit vivement, le premier, et tendit la main à sa compagne.

Elle sortit en trébuchant, sans un mot, blême et bouleversée. Le jeune homme eut l’intuition habile qu’il devait la quitter aussitôt, la livrer à ses souvenirs ; et il murmura tendrement :

— Quand vous reverrai-je ?

Elle ne répondit rien et entra dans le jardin. Le jeune homme n’insista point.

Il remonta dans la voiture et conclut, tout en allumant une cigarette :

— J’ignore le secret de son nom, mais je connais le goût de ses lèvres… c’est déjà ça.



VII


C’était un soir de première, au Théâtre-Français. Romain accompagnait le sénateur et Mme  Vérani qui n’en manquaient pas une. Debout, au fond de la loge, le jeune homme lorgnait la salle par-dessus les épaules de ses parents. Ces divertissements pris en famille l’amusaient médiocrement ; en général, il s’esquivait au second entr’acte, jugeant son devoir accompli. Sec et svelte dans son frac de drap mince, il dissimulait l’ennui de son visage en portant fréquemment la lorgnette à ses yeux. Il examinait, avec une petite moue méprisante, le public des bourgeois : bonnes têtes stupides ou masques cyniques d’enrichis ; les femmes : poupées fardées, endiamantées, aux mines étudiées, aux sourires factices ; tout un monde de gens manégés où un geste bien naturel, un rire bien franc eussent paru incorrects à force d’être inusités.

Romain cherchait, au moins, à caresser son regard de quelques jolies choses féminines : la blancheur d’une épaule nue, la finesse d’un profil perdu, la rondeur potelée de deux seins apparaissant dans l’évasement d’un corsage trop penché.

Tout à coup, il tressaillit : il venait de reconnaître, assises à l’orchestre, la comtesse de Francilly et sa fille, la brune Simone ; celle-ci, très décolletée dans une robe blanche, offrait, sous la matité d’une nuque envahie de frisons sombres, la surprise inattendue d’une chair laiteuse et satinée, plus claire, plus pâle que le teint du visage.

Le jeune député remarqua avec satisfaction que Mme  de Francilly était engagée dans une conversation très animée avec le chef du cabinet du ministre du Bien Public, un avocat nommé Neuville qu’il connaissait personnellement.

Romain pensa aussitôt : « À l’entr’acte, j’attraperai Neuville dans un couloir et je l’interviewerai sur le compte de ces dames… Enfin ! Voilà quelqu’un susceptible de me fournir une précieuse indication ! »

Maximilien Neuville — que Romain se félicitait de rencontrer ce soir — était un de ces hommes entre deux âges qui se flattent de paraître celui des deux qu’ils n’ont plus. Vieux célibataire macéré dans la tranquillité lénitive de son égoïsme comme un cornichon dans son bocal, il faisait encore illusion de verdeur à quinze pas, grâce à la maigreur et à la longueur de sa haute charpente ; mais, la toute petite tête qui surmontait ce grand corps dégingandé accusait par son teint livide, ses cheveux gris, sa patte d’oie et ses fanons, la fatigue de ses quarante-huit ans.

D’esprit superficiel, capable de travail mais incapable d’énergie, plus vaniteux qu’ambitieux, plus snob que jouisseur, il avait la conviction d’avoir manqué son but alors qu’il avait simplement manqué de courage. Avocat obscur dans sa jeunesse besogneuse, il avait connu sa chance vers la quarantaine en perdant son père et sa mère : apitoyée de le voir seul, une tante à héritage avait recueilli le vieil orphelin à qui elle offrait le vivre et le couvert, lui laissant le soin de ses dépenses personnelles. Comme sa respectable parente fréquentait le monde parlementaire, Maximilien s’était découvert des visées politiques ; il avait échoué à la députation, mais sa tante, qui connaissait le ministre du Bien Public, l’avait fait agréer à celui-ci pour chef de cabinet. Neuville, à l’instar de tous les ratés, enviait forcément ceux de ses camarades qui avaient réussi. Il ne se demandait pas si ses revers étaient dus à son caractère : sa cervelle d’oiseau était assoiffée de distractions « chics » et d’imitation servile des personnages à la mode ; il vivait dans la préoccupation constante de son maintien, de ses paroles, de ses vêtements, qui copiaient toujours le maintien, les paroles et les vêtements d’un homme du jour. Il arborait la coiffure d’Henri Robert, les chemises d’Henry Bernstein et la nullité d’André de Fouquières. À cela, il ajoutait le ridicule de ne rechercher que la société des jeunes : il pratiquait le golf, le flirt, la danse ; portait des gilets de couleurs tendres et jouait au tennis avec des gamines de dix-huit ans.

Romain, qui l’avait connu chez sa tante et retrouvé dans des milieux parlementaires, le surnommait « Le Vieux Jeune homme » ou le « Parasite avunculaire ».

De son côté, Maximilien Neuville ne pouvait souffrir ce fils à papa millionnaire qui avait trouvé un portefeuille de député dans les tiroirs paternels. Mais ils évoluaient dans le même cercle : la fréquence de leurs rapports les amenaient à une familiarité forcée qui atténuait l’ironie de l’un et la jalousie de l’autre : c’étaient, en somme, deux bons amis suivant la conception de l’amitié mondaine.

Ce soir, Romain considérait le chef de cabinet comme un envoyé de la Providence ; dès que la toile tomba, le jeune homme se précipita dans les couloirs et descendit à l’orchestre. Il aperçut enfin Neuville et l’aborda avec une vive cordialité.

Après l’échange de répliques banales, inévitables, Romain dit :

— Vous avez pour voisine une dame qui est avec une bien jolie femme.

— N’est-ce pas ?

Maximilien Neuville souriait d’un air satisfait. Le député, qui ne voulait pas que l’entretien changeât de sujet, enchaîna :

— C’est la comtesse de Francilly ?

— Parfaitement.

— Et sa fille ?

— Oui : Mme  Lestrange.

Neuville ajouta en confidence :

— Une jeune femme peu favorisée, malgré ses charmes ; elle vit presque séparée de son mari qui la délaisse.

Romain répliqua avec une curiosité intense :

— Il y a longtemps que vous les connaissez ?

— Moi ?… depuis cinq minutes.

— Hein ?

À l’exclamation stupéfaite du député, Neuville répondit en prenant un air avantageux :

— J’avais remarqué ma jolie voisine en entrant… Sous un prétexte, j’ai engagé la conversation avec la mère… Ces dames ne sont point d’un abord farouche ; elles voyaient qu’elles avaient affaire à un homme du monde et l’étiquette anglaise est passée de mode… Pour savoir leur nom, je leur ai donné le mien… Ma carte indique tous mes titres et inspira sans doute confiance à Mme  de Francilly, car c’est elle qui m’a mis, à mots couverts, au courant des démêlés conjugaux de la belle Mme  Lestrange… Je vais tâcher de les revoir ailleurs qu’au théâtre.

Romain, tout désappointé, quitta son compagnon. Tandis qu’il regagnait la loge de ses parents, le jeune homme songeait : « Ce don Juan en papier mâché n’est pas plus avancé que moi… Si c’est un conte, il s’en fait conter. Si c’est la vérité, il n’en possède pas d’autres preuves que les miennes. »

Sa soirée s’acheva sur cette impression décourageante.

Mais le lendemain matin, Romain s’éveilla dans des dispositions très différentes. Il se dit : « Deux opinions valent mieux qu’une… Neuville n’est pas un aigle : néanmoins, si mauvais auxiliaire soit-il, je pourrai l’utiliser. »

Et sortant à pied, il descendit lentement l’avenue des Champs-Élysées, séduit par le beau temps, la fraîcheur, la lumière du ciel clair et doux. Romain commençait une de ces journées où il semble que l’existence nous accueille avec bienveillance. Il ressentait l’ivresse d’une espérance sans cause, le cœur chaud de plaisir intime.

La place de la Concorde lui parut plus belle que jamais ; et il trouva un attrait nouveau aux marronniers touffus qui baignaient d’ombre les trottoirs du boulevard Saint-Germain. Ces bouffées de joie exubérante, ce sont des accès de jeunesse où s’épanche l’instinct de la bête saine et joyeuse qui cabriole pour le plaisir d’éprouver sa souplesse. Aucun bonheur motivé ne peut égaler ce bonheur inconscient.

Dans cet état d’allégresse vague et de bien-être physique, Romain Vérani entra au ministère du Bien Public et fit passer sa carte au chef du cabinet Neuville.

Celui-ci le reçut aussitôt. Il fumait mélancoliquement en considérant avec épouvante les dossiers qui s’accumulaient sur son bureau.

À la vue du député, il dit avec appréhension :

— Que désirez-vous, mon cher ?

Craignant que cette visite n’apportât encore quelque perturbation dans son travail ; — et oubliant que le jeune député ne s’occupait jamais de politique.

Romain déclara flegmatiquement :

— Mon bon Neuville, je viens vous communiquer une découverte que j’ai faite. N’ayez pas peur : il ne s’agit point d’une machine à niveler les routes ni d’un nouveau moyen de transport. Cela ne concerne pas votre ministère : donc, cela doit vous intéresser. Il est question de Mme  Lestrange : vous vous figurez qu’elle est brune, enjouée, et qu’elle a vingt-deux ou vingt-trois ans ?… Or, je puis vous affirmer que je l’ai vue blonde, mélancolique, grande et mince, paraissant bien vingt-neuf ans…

Le snob Maximilien s’ahurissait facilement : l’étude assidue des imbéciles en vogue ne pouvait guère contribuer à développer son jugement ; et jamais il n’avait choisi pour modèle un homme d’esprit supérieur, puisque cette sorte de supériorité ne s’affiche point dans l’allée des Acacias.

Aussi les propos de Romain le plongèrent dans une hébétude absolue : il n’essayait même pas de comprendre.

Constatant l’effet désastreux que produisaient ses paroles, le jeune Vérani se hâta de mettre Neuville au courant de sa double aventure en s’expliquant le plus clairement possible. Il conclut :

— J’ai pu, sans manquer à la discrétion d’un galant homme, vous faire cette confidence : j’ai forcément respecté l’incognito de l’une de ces deux dames, puisqu’elles prétendent porter le même nom. Il faut que l’usurpatrice ne puisse se jouer de nous ; et, pour cela, notre entente est indispensable : convenons de nous répéter réciproquement ce que chacun apprendra de son côté… Qu’en pensez-vous ?

Maximilien répondit d’un air préoccupé :

— Je pense que la fausse Mme  Lestrange est sans doute une aventurière.

— C’est aussi mon avis.

— Et ne pas savoir laquelle… Ah ! mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

Maximilien gémissait avec une désolation enfantine. Romain, égayé, s’étonna :

— Eh ! bien, qu’est-ce que ça peut vous faire, après tout ?

— Mais c’est ma tante !

— Quoi, votre tante ?

— Que dirait ma tante si elle me savait sur le point de me fourvoyer dans une aventure équivoque ! Elle est si ombrageuse, si susceptible, si irritable… J’ai beaucoup de ménagements pour sa santé délicate : elle est tellement impressionnable !

« Et elle n’a pas encore testé », acheva mentalement Romain Vérani.

Un garçon de bureau entra et remit une lettre à Neuville.

— Allons ! ça, c’est le bouquet ! s’exclama Maximilien d’un ton navré.

Et il tendit au député la carte qu’il avait retirée de l’enveloppe. Romain lut :


La Comtesse de Francilly
remercie vivement M. Neuville ; et reste chez elle le lundi.


Il regarda Maximilien d’un air interrogateur ; et remarqua :

— Mais c’est une invitation ?

— Parbleu ! Je l’ai bien cherchée… Je dois vous avouer que je suis sorti hier du théâtre avec une envie effrénée de poursuivre mes relations avec ces dames. Ce matin, de très bonne heure, je suis allé dans un magasin de primeurs et j’ai fait emballer une dizaine d’admirables pèches dans une bourriche que j’ai fait porter chez Mme  de Francilly « en la priant respectueusement d’accepter ces quelques fruits que j’avais reçus de ma propriété de Montreuil »…

— Vous possédez une propriété à Montreuil ?

— Non : c’est ma tante.

Maximilien continua :

— J’allais peut-être un peu vite… Mais enfin, un envoi de fruits s’accepte toujours. Vous voyez d’ailleurs la réponse : Mme  de Francilly m’indique son jour.

— Où vous rencontrerez sans doute ma jolie brune… Eh bien, mon cher, il faut en profiter !

Neuville hochait la tête. Il avoua :

— Vos révélations m’ont singulièrement refroidi… Cette connaissance ne me tente plus guère… Vous comprenez, c’est à cause de ma tante… J’ai peur.

Coglione ! marmotta entre ses dents Romain Vérani, qui savait l’italien comme tout méridional de la Riviera.

Il reprit tout haut :

— Vous irez, entendez-vous : je veux que vous y alliez ! Oui ou non, avons-nous convenu de marcher ensemble afin de débrouiller cette énigme ?

Et le jeune député conclut d’une voix railleuse :

— Vous avez plus de vingt-et-un ans, mon cher… Que diable ! Madame votre tante ne peut s’opposer à un détournement de majeur !



VIII


Assis confortablement dans un majestueux fauteuil Louis XIII adossé aux tapisseries de la muraille, Armand Lestrange, béat, solennel, le cigare aux lèvres, écoutait son jeune secrétaire lui faire la lecture du courrier.

Il payait deux cents francs par mois le plaisir d’entendre ses louanges passer par la bouche d’un autre ; et cet autre, il l’avait choisi débutant, naïf, gobeur, un peu jaloux. Car le romancier sans talent éprouvait une jouissance extrême à voir envier sa quarantaine par un écrivain de dix-huit ans.

Quotidiennement, Lestrange recevait des lettres de lectrices appâtées par la concupiscence mêlée de dévotion qui se dégageait de ses romans d’amours religieuses où le péché de luxure était complaisamment décrit durant trois cents pages avant de trouver son châtiment en guise de dénouement moral.

Et son jeune secrétaire lisait tout haut ces missives d’inconnues curieuses et romanesques qui proposaient à l’écrivain des rendez-vous dans une église.

Armand, souriant avec suffisance, regardait le jeune homme décacheter les enveloppes mauves ou grises, exagérément grandes et rectangulaires ou ridiculement hautes et carrées, noircies d’une écriture prétentieuse.

Tout à coup, le secrétaire lui tendit une lettre, discrètement, sans l’ouvrir.

— Eh bien, qu’est-ce ? interrogea Lestrange, étonné.

— Mais monsieur, il y a personnelle

— Enfant ! dit Armand d’un air condescendant. Lisez donc… Est-ce que nous ne savons pas d’avance que cette lettre débute ainsi : « Illustre Maître, je suis votre humble admiratrice »…

Docile, le secrétaire décacheta l’enveloppe et commença de lire à voix haute :

« Gros cocu,

« Tu es trop godiche pour t’apercevoir tout seul que ta femme te trompe ; et pourtant… »

— C’est bon. Donnez-moi ça, interrompit Lestrange, autoritaire et sec.

Le petit secrétaire s’esquiva en riant sous cape, diverti par cet incident burlesque.

Resté seul, Armand Lestrange acheva cette lecture désagréable. Il haussa les épaules : bah ! la classique injure anonyme…

Mais il était furieux que son jeune secrétaire y fût initié. Il murmura :

— Si j’avais su !…

Puis il fit gravement cette réflexion saugrenue :

— Voilà ce que c’est que d’aimer les côtelettes panées.

Ainsi que cela se passe dans bien des intérieurs, ce mari représentait la femme dans son ménage. Alors que Simone, indifférente et douce, laissait les domestiques tranquilles, Armand, tatillon, exigeant et acrimonieux, s’arrêtait à mille petits détails et se plaisait à rôder autour de la cuisine quand il n’espionnait pas la femme de chambre. Gourmet, de surcroît, comme tous les sédentaires à professions intellectuelles, il tyrannisait de remontrances et de conseils culinaires les nombreux cordons-bleus qui défilaient dans cette maison qualifiée de « boîte » par l’opinion ancillaire.

La semaine précédente, il avait renvoyé, après une discussion tumultueuse, une nouvelle cuisinière à laquelle il reprochait de ne pas réussir les côtelettes panées.

« Panné vous-même ! » lui avait répliqué cette fille exaspérée en jetant son tablier sur le fourneau.

Lestrange lui attribuait, non sans raison, cette lettre anonyme d’orthographe et de propreté douteuses.

Il courut aussitôt vers la chambre de sa femme, enchanté d’avoir une occasion de la tourmenter.

Simone se coiffait ; en cache-corset, ses bras nus levés dans cette posture si gracieuse qui avantage le buste ; elle enfonçait des épingles dorées dans ses torsades blondes. Dans la glace, elle aperçut la silhouette de son mari entrant par le fond.

Simone questionna d’un ton agacé :

— Oh ! qu’est-ce que vous voulez ?… Vous savez bien que mes cheveux ne peuvent plus tenir quand on me dérange au moment où je me coiffe !

— C’est moi, ma chère, qu’on prétend coiffé, riposta Armand Lestrange.

Et lui tendant la lettre anonyme, il intima :

— Lisez ceci.

Simone obéit machinalement et murmura avec répugnance :


« Gros cocu,

« Tu es trop godiche pour t’apercevoir que ta femme te trompe ; et, pourtant, tout le quartier sait bien que madame couche avec un monsieur qui est dans la politique. À preuve que le concierge où qu’il a sa garçonnière a lu des lettres signées Simone Lestrange restées ouvertes sur son bureau, pendant qu’il faisait l’appartement. D’ailleurs c’est bien fait pour toi ; tu n’as que ce que tu mérites. »


Mme  Lestrange observa dédaigneusement :

— Avec votre manie de changer de cuisinière tous les quinze jours, je m’étonne que vous n’ayez pas reçu plus souvent de ces ordures-là.

En réalité, elle était fort inquiète mais s’efforçait de réprimer son trouble en présence d’Armand.

Elle songeait : « Que ce Romain est imprudent : laisser traîner mes lettres sur son bureau !… Ah ! nos lettres d’amour… Pauvres femmes éperdues, nous les écrivons avec fièvre, entraînées malgré nous à exprimer nos sentiments avant d’oser les prouver à l’aimé… Nous jetons notre cœur sur le papier… Et celui qui reçoit ces protestations passionnées les oublie négligemment sur une table, parmi des lettres de fournisseurs, à la merci des indiscrets. »

Et elle se rappelait avec quelle ardeur Romain sollicitait ses lettres, à défaut de faveurs plus effectives. C’était bien la peine de lui écrire !

Elle se ressaisit. Armand lui disait :

— Je le sais bien, parbleu ! que cette lettre doit être d’Adèle, cette effrontée que j’ai congédiée… N’importe. Croyez-vous qu’il me soit agréable, ma chère, que la première bonne venue puisse trouver dans mon entourage ces éléments de dénonciation ?

Simone pâlit. Cette fois, les soupçons de son mari ne l’énervaient plus, mais l’effrayaient beaucoup puisqu’ils étaient fondés.

Elle balbutia, en feignant d’être blessée :

— Entendez-vous insinuer par là que ma conduite justifie les calomnies ?

Armand Lestrange la toisa d’un regard apitoyé, avec un sourire plein de fatuité. Tout à coup, reprenant le tutoiement familier, il dit sur un ton de supériorité indulgente :

— Tu serais bien contente, hein ! si je croyais à ton infidélité… Oh ! toutes les femmes sont capables de tromper leur mari… Seulement, voilà, il y a des hommes qu’on ne trompe jamais. Ce n’est pas en toi que j’ai confiance, c’est en moi. Rassure-toi, Simone, mes reproches ne te sont point adressés…

Il acheva, en manifestant une soudaine colère :

— Par exemple… Elle commence à m’embêter, ta sœur !

Simone le considéra en marquant une certaine surprise.

Il continua :

— Et ta mère se comporte envers moi d’une manière inqualifiable. Elle n’a jamais pu me souffrir, d’ailleurs… Aussi, j’en ai assez, et je vais leur exprimer une bonne foi ma façon de voir à leur sujet… tu entends… J’y vais de ce pas !

— Eh bien, allez-y ! répliqua Simone avec indifférence.

Le calme affecté par sa femme exacerbait l’irritation d’Armand Lestrange.

Il sortit en claquant les portes.

Dès qu’il fut parti, le visage de Simone s’éclaira d’une gaieté malicieuse. Soulagée, amusée, délivrée de toute crainte, elle s’écria d’une voix joyeuse :

— Je comprends tout… Quelle veine : il croit que c’est Camille !

Simone conclut :

— Et Camille est trop adroite pour me trahir.



IX


La comtesse de Francilly était une femme d’une intelligence, d’un tact et d’une finesse au-dessus de la moyenne. Son caractère en tirait une originalité de vues qui passait pour bizarrerie aux yeux du vulgaire.

Lorsque Simone eut contracté le sot mariage dont elle se repentit par la suite, Mme  de Francilly ne s’écria point, comme l’eussent fait toutes les mères : « Qui aurait pu prévoir que ma fille se laisserait enlever… Une enfant si bien élevée ! »

Mais, au contraire, cette mère avisée eut le courage de se demander si l’excellente éducation qu’avait reçue Simone n’était pas une erreur et la cause initiale de sa fugue romanesque.

L’éternel problème de l’éducation des filles se posait une fois de plus.

Les vierges averties effarouchent les hommes, mais savent se garder de leurs entreprises. Les Agnès qui supposent que les enfants se font par l’oreille se laissent tout prendre, sauf l’oreille.

Sur dix coupables, neuf ont péché par ignorance. Doit-on instruire l’ingénue pour la préserver du mal ? Faut-il la laisser dans son innocence dangereuse afin de lui conserver l’irrésistible attrait des niaises ?

Mme  de Francilly s’était adressé ces questions avec une incertitude d’autant plus anxieuse qu’il lui fallait renouveler l’expérience d’une seconde éducation : Simone avait une sœur cadette.

À l’époque où se mariait son aînée, la petite Camille était une fillette d’une douzaine d’années, pensionnaire d’un austère couvent. Trop jeune pour être produite dans le monde, trop joueuse pour écouter les chuchoteries des récréations, elle restait candide, sans curiosité. Elle avait fait sa première communion un mois avant que Simone épousât Lestrange ; et, dans sa tête, les deux cérémonies se confondaient, sans différences nuptiales. Son imagination puérile n’était pas sollicitée par ces rêveries et ces conjectures mystérieuses que suscitent les noces d’une grande sœur. Les enfants sains et vivaces n’ont point de précocité vicieuse.

La comtesse de Francilly s’était félicitée pendant longtemps d’avoir deux filles parfaites. L’équipée de Simone la faisait réfléchir. Après avoir souhaité que Camille fût élevée dans les mêmes principes que son aînée, voilà qu’elle songeait avec appréhension : « Ah ! mais, j’espère qu’elle ne suivra pas l’exemple de sa sœur… »

Elle commença par retirer Camille du couvent. Car pourquoi ne deviendrait-elle pas à son tour une jeune fille naïve et romanesque livrée d’avance au premier séducteur, cette timide pensionnaire qui entrevoyait sa vie future à travers les romans des éditions Hachette, où les amours sont toujours d’une pureté céleste, où le héros est invariablement un jeune homme vertueux ?… Si bien que la lectrice ingénue, au sortir de cet azur, reste persuadée que le monde est une bergerie peuplée d’agneaux inoffensifs ; — et, sur ce, court se jeter dans la gueule du loup.

— Dieu ! que ces livres à couverture rose sont pernicieux pour les jeunes personnes ! soupirait Mme  de Francilly.

Elle ajoutait :

— Pourquoi leur dissimuler les écueils de la vie réelle ? À quoi bon leur interdire certains romans ? C’est en lisant Clarisse Harlowe qu’on apprend à se défier de Lovelace. Si j’avais mis les œuvres de Maupassant entre les mains de Simone, elle n’eût pas épousé Bel-Ami.

La comtesse était trop spirituelle pour n’être pas paradoxale. Elle acquit cette conviction : que l’éducation rigoriste a pour but la sécurité de l’époux, mais non point le bonheur de l’épouse. Elle se dit, avec une pointe de féminisme : « Après avoir institué les lois, l’homme a inventé les principes : le code moral le favorise aussi bien que le code civil. Le mari se vend à la femme sans lui garantir la fraîcheur de son acquisition ; mais, en revanche, il exige qu’elle lui livre un cœur tout neuf, car ces messieurs n’aiment que les cerneaux… Et nous — les mères, — hypnotisées par le désir de marier nos filles, nous les élevons rigidement au nom des préjugés stupides, nous en faisons des proies virginales sans défense contre les suborneurs ; au lieu de les guider, de les éclairer, de les prévenir… Ah ! J’aimerais mieux ne jamais marier Camille que d’avoir pour second gendre un nouveau Lestrange ! Cette fois, j’armerai ma fille : tant pis si elle effraye l’adversaire. »

Et Mme  de Francilly s’était décidée en faveur du système d’éducation libérale.

En étudiant la jeune Camille, elle lui découvrit une tournure malicieuse dans la gaieté qui lui permit de déduire que l’enfant aurait de l’esprit.

Par une gradation savante de lectures choisies, elle cultiva cette cervelle en friche, supprimant les romans des collections bleues ou roses, Mme  de Ségur, Mary Floran et autres Zénaïdes Fleuriots, pour sauter successivement d’Alphonse Daudet à Anatole France et d’Anatole France à Zola en passant par Balzac. Elle tenait à former à sa fille une intelligence réaliste pimentée d’ironie, estimant que le sens pratique et le scepticisme suffisent à nous conduire : l’un est la science de la vie et l’autre est la science de vivre.

À dix-neuf ans, Camille de Francilly, extraordinairement changée, comprenait, analysait et commentait Flaubert : en terminant le chef-d’œuvre du grand écrivain, émue par le sort affreux de l’héroïne, elle pouvait s’écrier avec une simplicité pleine de profondeur :

— Il y a donc bien peu de jeunes filles qui aient lu Madame Bovary, pour qu’il y ait encore tant de femmes adultères ?

La comtesse de Francilly frémit de joie en entendant cette réflexion : c’était la joie de l’artiste qui voit son œuvre prendre corps, de l’utopiste dont la conception se réalise, du gageur qui a gagné son pari.

Camille était maintenant assez éveillée pour écouter l’ultime leçon d’expérience théorique que lui réservait sa mère ; et Mme  de Francilly lui parla en ces termes :

— Ma fille, je suis heureuse de t’avoir inculqué la vraie sagesse, celle qui consiste à rester vertueuse par raison et non pas par innocence. Je t’ai donné une idée juste de l’amour, lorsque nulle poésie n’en déguise la vérité : si tu glisses jamais vers une aventure, si quelque beau parleur t’étourdit de déclarations, tu sauras que cette éloquence mensongère aboutit à cinq minutes de sincérité sensuelle exprimée par une pantomime grotesque… et ta répugnance naturelle de femme délicate te protégera plus sûrement que la peur du péché. Je t’ai suffisamment désabusée pour que tu ne te laisses pas abuser. Il existe deux morales : celles des yeux baissés et celle des yeux ouverts ; j’estime qu’on risque moins de trébucher quand on sait regarder l’obstacle. La jeune fille est née pour aimer, et l’on veut qu’elle ignore le cœur humain ; pour enfanter, et on lui cache le mystère de la conception. Sa conscience arrive au mariage plus voilée qu’une fiancée arabe… Quel non-sens ! Et, à notre époque qui se signale par cette licence de mœurs et cette ivresse de jouissances qui succèdent toujours aux temps troublés, le sort des filles à marier n’a rien d’enviable : toute une génération d’Européens au plus bel âge de l’homme est fauchée par la guerre. Les fillettes pauvres sont vouées au célibat et les héritières se disputent des militaires libertins qui traitent la vie comme un pays conquis… Aujourd’hui surtout, une enfant doit être avertie afin de pouvoir distinguer l’homme de mérite sans être trompée dans son choix difficile. Toi, ma chérie, tu ne souffriras pas de la « crise des maris » : tu représentes un morceau de roi, étant jeune, riche et jolie. Mais gare à ceux qui guettent cette proie ! On te calculera comme s’il s’agissait d’une affaire, et tu ne sauras jamais si ce n’est ta dot qu’on admire en se pâmant devant ta figure. Dieu veuille que tu n’épouses pas un Lestrange !…

— Simone était un peu nigaude, objecta Camille. N’aie pas peur, maman : je ne lui ressemble pas plus au moral qu’au physique… Et j’ai une idée, pour m’assurer de la franchise de mes amoureux futurs.

La comtesse examina sa fille : Camille était alors une jeune personne d’une séduction toute particulière grâce à son éducation spéciale. Fraîche, mince et mignonne, ses attraits juvéniles contrastaient étrangement avec ses regards pénétrants et sa parole hardie. Ses paupières blanches et lisses avaient une pureté toute virginale qui démentait la vivacité spirituelle de ses grands yeux renseignés. Son sourire railleur ne parvenait pas à vieillir ses joues à fossettes où persistait le duvet de l’enfance.

Mlle  Camille de Francilly, qui se connaissait bien, reprit :

— Voici mon idée, maman. Tu as fait de moi une créature si originale que je pourrais passer pour tout ce que je ne suis pas, sauf à paraître ce que je suis. Quand j’aurai vingt ans, je pourrai me faire prendre pour n’importe quelle sorte de femme, excepté pour une jeune fille. Profitons-en. Si l’on ignorait ma véritable personnalité, je ne serais plus la cible des ambitions intéressées. Pourquoi ne me déguiserai-je pas pour chercher mon bonheur ? En te consacrant à mon éducation, tu t’es retirée du monde : le monde nous oublie vite dès que nous cessons de tourner dans son orbe. Lorsque tu me jugeras bonne à marier, fréquentons un milieu où nous serons inconnues. Je me présenterai, par exemple, comme une jeune mariée — mal mariée — qui boude son époux et se fait chaperonner par sa mère. Ainsi, l’on ne verra en moi que la femme et non point la dot. L’homme qui me fera la cour s’adressera seulement à moi-même ; je suis suffisamment avisée pour juger mes flirts ; et, le jour où j’exciterai une passion véritable, je pourrai offrir ma main à celui qui ne la convoitait pas : un amant vraiment épris risque d’être un mari sincère.

— Ton moyen est bien romanesque, dit Mme  de Francilly.

— Mais la vie n’est qu’une suite d’histoires invraisemblables !… Toute existence comporte son roman : alors, tâchons de l’écrire nous-mêmes afin qu’il soit réussi.

— Et si tu te brûlais à ton propre feu ?

— Je suis ignifugée grâce à tes bons soins, maman.

— En somme, tu veux devenir une demi-vierge pour le bon motif ?

— Une demi-vierge ne court pas grand danger lorsqu’elle prend sa mère comme confidente !

La comtesse avait regardé sa fille avec tendresse en concluant in petto : « Ma foi, tant pis… le sort en est jeté ! Sa conduite, après tout, ne sera pas plus imprudente que celle d’une « girlie » américaine. Et nos amies d’outre-Atlantique ont une admirable conception de l’existence féminine. »

Voilà comment Mlle  Camille de Francilly avait été amenée d’abord à se faire passer pour une femme mariée vis-à-vis des amoureux que le hasard plaçait sur sa route, puis à emprunter le nom et la position de sa sœur en vue de faciliter son affabulation d’une part de vérité. De cette manière, son rôle se simplifiait ; il lui suffisait de répéter les confidences de Simone Lestrange pour jouer son personnage de jeune épouse désenchantée.

Elle courait peu de chance d’être démasquée, car la comtesse et sa fille vivaient dans une toute autre sphère que M. et Mme  Lestrange. Néanmoins, il était arrivé quelques mésaventures à Camille avant l’aventure qui fait l’objet de ce récit ; et Armand avait surpris le subterfuge employé par sa belle-sœur.

Le premier mouvement de l’écrivain s’était traduit par un rire goguenard : le procédé lui semblait comique tout en choquant ses instincts bourgeois.

Il avait déclaré à Simone :

— Votre mère est une folle et votre sœur une inconséquente. Ces excentricités leur causeront du tort.

Puis, il avait cessé d’y penser, n’envisageant pas immédiatement le préjudice qu’il en pouvait subir par ricochet, et se désintéressant, avec son égoïsme habituel, des questions qui ne le concernaient point exclusivement.

Le jour où il se vit bafoué par une cuisinière congédiée et ridiculisé aux yeux du gamin qui lui servait de secrétaire, sa colère éclata brusquement. Il ne soupçonna pas un instant l’intrigue de sa femme : Don Juan soupçonne-t-il Elvire ? Lestrange en avait toute la fatuité, sinon la séduction.

Il fut persuadé qu’une nouvelle incartade de Camille le rendait victime d’un quiproquo.

C’était sans aucun doute Mlle  de Francilly qui signait du nom de Simone des lettres d’amour adressées à quelque célibataire dont elle expérimentait les mérites, en perspective d’une union éventuelle.

Absolument furieux, Armand résolut d’interdire à Camille de commettre désormais ses extravagances sous le nom respectable de Mme  Lestrange.

Tandis qu’il prenait sa canne et son chapeau, se préparant à une visite d’explications, il grommelait avec une drôlerie inconsciente :

— Qu’un mari soit déshonoré par sa femme, passe encore… Mais c’est plutôt raide d’être fait cocu par sa belle-sœur !



X


En entrant dans le petit salon de l’hôtel de Francilly, Armand Lestrange sentit son irritation se nuancer d’appréhension : il redoutait l’hostilité narquoise de sa belle-mère qui le laissait toujours en défaut. Sûr de son bon droit, aujourd’hui, il savait pourtant que, d’un mot impertinent, sa fine interlocutrice le cinglerait avec succès. Peu familiarisé avec l’esprit, Armand n’avait point celui de repartie. Il s’en rendait compte et se trouvait cette excuse : « Je suis trop profond pour m’abaisser à ce jeu léger des superficiels. »

Aussi, dès que Mme  de Francilly et Camille furent entrées, Lestrange essaya de prendre l’offensive en attaquant sans préparation :

— Ah ! ça, madame, croyez-vous que je vais supporter indéfiniment qu’on m’insulte à cause de mademoiselle votre fille ?

Camille interrogea, en ouvrant de grands yeux :

— À cause de moi… Comment cela ?

Armand lâcha tout à trac :

— Vous me faites traiter de cocu !

— Ce n’est pas une insulte, observa la comtesse de Francilly.

— Et qu’est-ce que c’est, je vous prie ? s’écria le romancier en s’adressant à sa belle-mère.

— C’est une opinion. Nous ne pouvons pas empêcher les gens d’avoir une opinion sur nous. Ne vous est-il jamais arrivé, au restaurant ou en chemin de fer, de regarder l’inconnu assis vis-à-vis de vous en pensant : « Voilà un monsieur qui doit être propriétaire… ou ingénieur… ou avocat : il a la tête de l’emploi. » On se trompe parfois dans ses jugements, d’ailleurs… Simone est une femme exemplaire.

Armand Lestrange haussa les épaules ; et répliqua :

— L’observateur dont il s’agit présentement n’est qu’une cuisinière… Ce n’est pas en regardant ma tête qu’elle s’est fait cette opinion… C’est en découvrant dans la garçonnière d’un polisson des lettres signées Simone Lestrange par Camille de Francilly.

— Je n’ai jamais écrit de lettre ! commença Camille.

Elle s’interrompit brusquement en surprenant un geste de sa mère. Les deux femmes échangèrent un regard éloquent, traversées par la même pensée : Simone, lasse d’un mauvais époux, aurait-elle enfin secoué le joug de sa constance conjugale ?

Mme  de Francilly sourit : elle tenait de ses aïeules du xviiie siècle une tournure d’idées voltairiennes et méprisait certains préjugés avec sa désinvolture de grande dame. Au surplus, un adultère de Simone ne pouvait lui inspirer plus de réprobation que son mariage. Bien des belles-mères tolèrent plus volontiers une faute qu’un gendre.

Camille comprit qu’il fallait couvrir l’imprudence possible de sa sœur. Elle interpella Armand :

— D’abord, je n’ai pas à me justifier… Ma conduite ne vous concerne pas.

— Hein !… Quand vous prenez le nom de ma femme ?

— Elle ne me l’a pas défendu.

— Moi, je vous l’interdis.

— Ai-je à recevoir vos ordres ?

— Alors je ne pourrais pas vous empêcher de porter mon nom ?

— Mon Dieu, si… Divorcez ; insinua Camille d’une voix flûtée. Je suppose que Simone ne s’y opposera pas.

Lestrange, outré, se retourna contre la comtesse.

— Madame, vous avez déplorablement élevé votre fille cadette.

Mme  de Francilly riposta, imperturbable :

— Monsieur, ne vous en prenez qu’à vous-même : vous m’avez démontré, en enlevant l’aînée, où mène une trop bonne éducation.

— Camille sera condamnée à rester fille : elle se compromet à plaisir.

— Mieux vaut un célibat volontaire qu’un mariage forcé.

— Vous ne m’avez jamais pardonné d’avoir séduit ma femme… Est-ce une raison pour ridiculiser mon nom ?

Camille intervint, avec sa rosserie enjouée :

— Voyons, Armand, vous prenez tout à rebours… Loin de vous ridiculiser, je vous fournis un alibi… Supposons que Simone vous trompe… Ma sœur est honnête ; mais dix ans de fidélité conjugale quand on ne s’entend pas avec son mari, c’est quand même un record ?… Eh bien, lorsque des amis charitables vous avertiraient de cette infortune vulgaire, vous seriez le premier mari trompé qui pourrait nier son déshonneur en répliquant : « Ce n’est pas ma femme, c’est sa sœur ! »

— C’est révoltant… Vous prétendez que Simone a un amant, maintenant ?

— Je ne prétends rien.

— En tout cas, il est inadmissible que ma femme soit compromise par vos amoureux… Je vous jure que ça ne continuera pas comme ça !

La comtesse de Francilly observa :

— Pourtant, mon cher, les fantaisies de Camille ne peuvent vous causer grand tort : les jeunes gens que nous fréquentons ne sont pas de votre monde… ils vous ignorent. Pour eux, Mme  Lestrange n’a pas une personnalité plus précise qu’une Mme  Dupuis ou une Mme  Martin… c’est un nom quelconque signé sous un joli visage.

— Pourquoi avoir choisi plutôt celui-là ? gémit Armand.

— Ce pseudonyme a quelque utilité : au cas où les méfiants désireraient se renseigner, tous les annuaires leur apprendraient qu’il existe bien, en effet, une Mme  Lestrange, née de Francilly… Vraiment, je ne comprends pas que ce mensonge innocent vous offusque… Votre réputation n’intéresse que vos amis : eux seuls auraient plaisir à l’attaquer… Or, si, par hasard, Camille rencontrait l’un d’eux, il serait le premier à démasquer la fausse Mme  Lestrange… Tout l’honneur serait pour vous et la honte pour l’usurpatrice. Je vous le répète : en quoi êtes-vous lésé ?

— Voilà la logique féminine ! s’exclama Armand, abasourdi.

Il reprit, d’un air choqué :

— Il me déplaît de penser qu’un monsieur inconnu puisse se croire l’amant de ma femme.

— Ah ! pardon ; rectifia vivement Camille. Je vous affirme que je n’ai donné cette illusion à personne !… Ménagez vos expressions, monsieur mon beau-frère : vos paroles vont plus loin que mes gestes.

Lestrange déclara avec suffisance :

— Oh ! Je sais… J’ai déjà flirté avec des jeunes filles… Supposez-vous que cela soit plus agréable pour moi ? Que l’aventure reste inachevée, je n’en ai pas moins le rôle grotesque… Je ne veux pas que votre patito s’imagine avoir ma femme comme demi-maîtresse.

Il conclut impérieusement :

— Et j’exige que vous mettiez ce monsieur au courant de l’imbroglio !

— Quel monsieur ?

— Celui qui laisse traîner vos lettres dans sa garçonnière.

Camille regarda sa mère en riant et riposta :

— Mais je ne sais pas de qui il s’agit, moi… Il faudrait me le nommer.

Armand Lestrange, se méprenant, ricana avec indignation :

— Ah ! C’est charmant… C’est charmant ! Le nombre de vos… correspondants… vous empêche de présumer exactement duquel il est question ? Mes compliments. En vérité, madame, comment pouvez-vous tolérer la conduite de Camille ?

La comtesse répliqua sans s’émouvoir :

— Sa conduite m’importe moins que son bonheur : celui-ci est incertain, tandis que je suis certaine de ma fille.

Armand n’insista pas. Tirant la lettre anonyme de son portefeuille, il la plaça sous les yeux de Camille en lui disant :

— Ceci va peut-être vous donner un indice ?

Les deux femmes se penchèrent sur le papier graisseux. Leur lecture achevée, elles furent convaincues de l’infidélité de Simone. Ce que Mlle  de Francilly avait dit en riant, tout à l’heure, se réalisait : Camille allait servir de paravent à Mme  Lestrange.

La jeune fille murmura, indécise :

— Non… Je vous avouerai que je ne devine guère…

L’écrivain s’impatienta :

— Voyons, vous ne connaissez pas d’homme politique ?

— Non ; répondit Camille avec sincérité, car elle ignorait encore la qualité de Vérani.

À cet instant, le timbre de la porte annonça l’arrivée d’un visiteur. Lorsque quelqu’un se présente au milieu d’une scène de famille, son entrée est déplorée par l’une des parties alors que l’autre l’estime providentielle. Ce double courant fut également ressenti quand Maximilien Neuville parut sur le seuil du salon. Armand réprima un mouvement de contrariété ; mais la comtesse et Camille adressèrent au nouveau venu le plus aimable, le plus caressant, le plus flatteur des sourires, — ce sourire d’accueil ineffable qu’une maîtresse de maison réserve à ses visiteurs de marque.

Mme  de Francilly, enchantée que l’arrivée de Maximilien rompît les chiens, le reçut ainsi qu’un ami de vieille date quoiqu’il vînt seulement pour la seconde fois.

Elle présenta les deux hommes l’un à l’autre :

— Mon gendre, monsieur Lestrange… Monsieur Maximilien Neuville, chef de cabinet du ministre du Bien Public.

Neuville s’inclina vers Armand qui lui rendit un salut empesé. L’air maussade du romancier fit penser à Maximilien : « Le mari est jaloux. »

Le vieux jeune homme était de la race des amants transis. Le risque n’avait pas à ses yeux l’attrait du piment qui assaisonne l’amour : il courtisait la femme de Sganarelle, mais respectait celle d’Othello. Sa devise était celle du gouvernement qu’il servait : « Pas d’affaires !… Pas d’histoires ! » Aussi, se montra-t-il très réservé à l’égard de Camille en constatant la mauvaise humeur d’Armand.

Celui-ci était agité par une opposition de sentiments. Il se consultait : « Vais-je me taire ! Vais-je faire un esclandre ? » Il restait suffoqué d’entendre, en sa présence, un inconnu parler à Mlle  de Francilly en la nommant Mme  Lestrange. Mais, d’autre part, une circonspection intéressée le retenait prudemment. Le romancier était persuadé que sa belle-mère ne lui pardonnerait point un éclat. Elle ne lui manifestait pas tant de sympathie, déjà… Et Lestrange réfléchissait que la comtesse de Francilly pouvait déshériter sa fille aînée d’un tiers au profit de la cadette, à moins qu’elle n’incitât Simone à divorcer… Dans un cas comme dans l’autre, la fortune de sa femme lui échappait. L’avisé calculateur jugea préférable de temporiser. Il se tut, rongeant son frein.

Maximilien Neuville, qui projetait en lui-même d’écourter sa visite, commença de débiter ces lieux communs qui servent de contenance à notre langage comme une paire de gants balancée d’une main dans l’autre sert de contenance à nos gestes.

Armand Lestrange l’écoutait, d’abord contraint puis bienveillant. Le courant s’établissait entre les deux hommes. Ils s’intéressaient l’un et l’autre aux futilités des propos mondains, aux jugements tout faits, aux redites cent fois entendues. Unis par les mêmes opinions, pas très intelligents, sans originalité, ils sympathisaient forcément. Ils se sentaient attirés par leur banalité réciproque.

Tout à coup, Armand se rappela les termes de la lettre anonyme : « Un monsieur qui est dans la politique… » Neuville était chef de cabinet d’un ministre… Il pensa : « Parbleu, c’est lui qui est en correspondance avec Camille ! » Et il éprouva un dépit extrême à supposer que cet homme agréable et distingué le considérait comme un mari berné.

Quand Neuville prit congé, Armand Lestrange, mû par une attraction irrésistible, se retira en même temps que lui. Dans l’antichambre, tandis qu’ils échangeaient des politesses en reprenant leur canne et leur pardessus, le romancier proposa gracieusement, à mi-voix :

— Ne serai-je pas indiscret en vous accompagnant ?… Je désire vous parler confidentiellement.

Incertain, Maximilien observa son interlocuteur avec inquiétude. L’air aimable de Lestrange le réconforta. Il répondit :

— Mais, comment donc… Je suis enchanté.

Sous les regards malins de la comtesse et de Camille qui devinaient les intentions d’Armand, les deux hommes quittèrent l’hôtel en se dirigeant vers le bois.

Lestrange, très gêné à l’idée de la révélation qu’il méditait, avançait sans se décider à entamer l’entretien. Neuville, un peu étonné, gagné par le malaise qu’il sentait chez son compagnon, gardait également le silence.

Ils arrivaient à la Porte-Dauphine. Là, les saluts reçus et donnés au passage leur fournirent heureusement un sujet transitoire. Maximilien se mit à énumérer les noms connus de lui, parmi les habitués qui se rendaient au Cercle ou aux Acacias. Armand nomma à son tour les personnes de sa connaissance. Ils avaient tous deux de ces relations en vue dont s’enorgueillit notre snobisme. Ils n’auraient pas daigné mentionner un bon camarade obscur, mais Neuville était flatté de désigner tel ou tel grand mondain qui le traitait de haut ; et Lestrange, en retour, prononçait fièrement un nom illustre dans les lettres qui lui rappelait secrètement certaine rebuffade reçue et digérée.

Lorsqu’ils se furent offert, comme un bouquet, la fleur de la bonne compagnie qu’ils se targuaient de fréquenter, Lestrange regarda fixement Neuville et se décida enfin à lui dire :

— Monsieur, je tiens à vous mettre au courant d’une chose inimaginable, insensée, baroque… Mais c’est une femme qui en a eu l’inspiration : c’est tout dire ! Vous croyez faire la cour à Mme  Lestrange, n’est-ce pas ?

Neuville se défendit énergiquement :

— Pardon… Je vous assure que vous exagérez… Mon hommage est un simple hommage de galant homme sans arrière-pensée !

Armand répliqua en souriant :

— Que m’importe !… Camille prend le nom de sa sœur. Ma femme n’est point celle qu’on pense.

Illuminé, Maximilien s’exclama :

— Ah ! je vais enfin percer le mystère qui entoure les deux Mme  Lestrange !

— Comment, vous savez ? s’étonna Armand.

Neuville expliqua :

— Je sais que deux personnes se prétendent Mme  Lestrange. L’un de mes amis les connaît l’une et l’autre. Elles flirtent sans s’en douter avec le même jeune homme.

— C’est ma belle-sœur qui prend le nom de ma femme…

— Pour dérouter vos soupçons ? Très ingénieux !

— Mais non…

Armand s’interrompit pour questionner :

— Alors, c’est à vous qu’elle écrit des lettres d’amour signées « Simone » ?

Maximilien s’écria étourdiment :

— Pas du tout !… Ce doit être à Romain Vérani.

Il rougit, confus de son indiscrétion. Lestrange s’informait :

— L’ami qui les connaît l’une et l’autre, sans doute ?

— Monsieur, je vous en prie ! implora Neuville. N’insistez pas… Je suis assez honteux de l’avoir trahi malgré moi.

Le romancier, mordu cette fois par une jalousie fondée, réfléchissait : « Ainsi, ma femme a une intrigue… c’était réel ! » Il ne se souciait plus de Camille, il oubliait Neuville. Soudain, il s’excusa :

— Monsieur, il faut que je vous quitte… Je me rappelle un rendez-vous urgent…

Maximilien, un peu penaud mais ravi au fond que l’orage se détournât de lui, le vit s’éloigner avec une satisfaction relative.

Lestrange s’était élancé dans la direction du Pavillon. Il entra dans le restaurant, commanda un thé et réclama :

— Paris-Hachette… vite !

Il feuilleta l’annuaire et maugréa à voix basse :

— Romain Vérani, député… Parbleu ! La lettre anonyme disait vrai !

Pendant ce temps, Maximilien Neuville qui possédait la particularité de comprendre tout à rebours, monologuait en rentrant chez lui :

« Il faut que j’avertisse Vérani. Je saisis tout, maintenant : Mme  Lestrange, après avoir rencontré Romain dans le métro, s’est doutée que son mari se méfiait ; alors, elle s’est entendue avec sa sœur pour lui faire prendre son nom et créer une équivoque aux yeux de Lestrange. Mais Mlle  de Francilly, qui avait déjà vu Romain au cinéma, a poursuivi l’aventure pour son propre compte sans en faire part à sa sœur… C’est clair. »

Et Maximilien conclut, avec sa pusillanimité ordinaire :

— À présent que le mari s’en mêle, l’histoire va se compliquer… Que Vérani se débrouille entre ses deux conquêtes : moi, je lui laisse le champ libre !



XI


Les coudes posés sur ses genoux, le menton posé sur ses poings, Camille de Francilly faisait son examen de cœur comme on fait son examen de conscience.

Combien de fois déjà, seule dans sa chambre, recueillie en un isolement volontaire, elle s’était interrogée au lendemain d’une aventure plus séduisante ou plus singulière de sa vie de fausse jeune femme, pensant avec sa curiosité de vraie jeune fille : « Et celui-là ? Pourrais-je l’aimer ? Est-il ce que j’espère ? »

La plupart du temps, sa courte effervescence sentimentale s’éteignait, tuée par une déception. Ses courtisans se montraient impuissants à l’émouvoir, capables tout au plus de l’amuser quelque temps. Elle se dégoûtait rapidement des hommes rencontrés sur sa route. Elle était trop lucide, peut-être, pour s’illusionner longtemps sur leur compte ; ils se ressemblaient tous et elle ne ressemblait à personne ; elle avait peine à se sentir agitée, animée, intéressée par les préoccupations insignifiantes qui retenaient leur attention.

Sans savoir pourquoi, elle éprouvait aujourd’hui cette fièvre inquiète, cette irritation sourde et ce trouble de tendresse qui sont comme les prémices de l’amour.

Depuis qu’elle connaissait Romain Vérani, quelque chose l’attachait à lui — sans raison. Il n’avait point la valeur, les qualités, le prestige rêvés par elle. Il ne répondait en rien au type de l’époux idéal que son imagination avait créé. Et pourtant, il l’avait conquise insidieusement par une sorte d’attirance insoupçonnée. Elle s’abandonnait à un entraînement très agréable.

Après avoir longuement analysé ses impressions, Camille s’avouait sans détour : « Un soir, en me faisant une légère violence, un monsieur m’a embrassée sur les lèvres. Cela m’a causé une sensation de surprise… qui n’avait rien de pénible. Je me la suis rappelée sans repentir. Et lorsqu’une femme se rappelle cela sans regret, elle est bien près d’en souhaiter le retour… Oui, c’est cette toute petite chose physique qui a produit mon désordre moral : ce désir d’aimer inoculé au cœur par un baiser. »

Elle songeait à la première bêtise de Simone et constatait, impartiale :

— Nous sommes bien toutes les mêmes… Car, moi aussi, je suis en train de m’éprendre d’un homme que je ne connais guère.

Elle corrigea, avec sa gaieté gamine :

— Cependant, je possède une supériorité sur ma sœur… Je flirte, mais je n’épouse pas !

Elle cherchait, en plaisantant, à surmonter le malaise qui la lancinait de plus en plus, faible mais inquiétant, à la façon de ces douleurs sourdes, intermittentes, qui deviennent soudain une névralgie aiguë.

Mécontente, apeurée, impuissante, Camille souffrait d’être entraînée peu à peu vers le danger redouté. Le beau résultat d’une éducation indépendante : son instinct, malgré tout, la poussait à l’amour comme une enfant novice ; mais au lieu d’être grisée par les rêves de l’inexpérience, sa joie était gâtée par les hésitations, les craintes, les prévisions qui assaillent une fille experte.

Profitant de la liberté que lui assurait la morale maternelle, Camille allait cet après-midi à son premier rendez-vous chez Romain — comme jadis Simone avait suivi Lestrange.

La jeune fille se comparait ironiquement à sa sœur : élevées séparément au nom de principes contraires pour aboutir au même sort… Elle s’écriait, avec une emphase drôlatique : « Ô ! Fénelon… Ô ! Maintenon, Genlis, Diderot… Sinistres pions ou rêveurs utopiques, maîtres austères ou cyniques, vos écoles sont des châteaux de cartes que l’Amour renverse d’un coup d’aile. »

Et ses petits pas rapides la conduisaient trop vite vers le but de sa course. Elle traversait un joli Paris de juin, ensoleillé et verdoyant, tout frais, tout neuf, comme reverni de lumière. Des passants se retournaient, aguichés par son allure élégante et vive. Et ces désirs allumés au passage enhardissaient Camille, la baignaient de douceur et d’indulgence, atténuaient l’importance de son rendez-vous. L’univers, en somme, n’est qu’une grande chose amoureuse où les êtres, les plantes, les bêtes s’efforcent d’éterniser leur existence destructible en s’enlaçant les uns les autres. Chaque fois qu’un de nos actes est le mobile d’un instinct, l’exemple des lois naturelles se révèle supérieur à nos préjugés.

Camille se trouva soudain derrière l’église Saint-Augustin.

Elle ralentit le pas, impressionnée d’être si près de Romain, sous ses fenêtres mêmes… Elle avait tourné l’angle du boulevard Malesherbes et, devant elle, c’était la rue de la Bienfaisance tranquille et déserte.

Camille frissonnait d’appréhension à l’idée d’entrer chez Vérani. Elle sentait ses jambes s’alourdir, s’amollir, et sa gorge se serrer. La certitude qu’elle n’oserait pas monter chez lui l’agaçait et la soulageait tour à tour. Elle souriait légèrement à la pensée qu’il l’attendrait en vain, alors qu’elle allait rebrousser chemin…

— Bonjour, madame.

Camille tressaillit : Romain était devant elle et la saluait avec une galanterie un peu railleuse. Elle comprit : de sa fenêtre, il l’avait guettée, aperçue ; et, devinant son hésitation, il était descendu la rejoindre pour l’emmener doucement.

Il l’entraînait, en murmurant à son oreille ces niaiseries ardentes, vibrantes de tendresse passionnée. Camille le suivait docilement, avec une impression anxieuse d’étrange impuissance. Elle réfléchissait : « C’est stupide d’avoir accepté ce rendez-vous ; mais je ne puis plus reculer, à présent. Quelle raison lui donner ? Je suis venue ici de mon propre gré. »

Son excitation amoureuse était tombée : elle le suivait par fausse honte — sentiment féminin plus fréquent que l’on ne pense. Certaines femmes cèdent, non par folie, non par faiblesse, mais simplement parce qu’elles n’osent plus revenir sur leurs pas. Elles ont la loyauté de leur coquetterie.

Une curiosité ranima Camille, au seuil de ce petit logis de garçon. Dès l’entrée, une odeur agréable, légère et mélangée de tabac turc, de fleurs, de vinaigre aromatisé, la saisit et fixa en elle ce souvenir de l’odorat, si vif chez certains qu’un parfum respiré au vol suffit à évoquer aussitôt le rappel des scènes, des gestes, des événements déroulés dans une atmosphère où flottait ce même parfum.

La jeune fille s’assit machinalement sur une chaise tendue d’étoffe pourpre aux arabesques sombres, dans le minuscule salon meublé à l’orientale. Ses yeux s’attachaient sur les boiseries coloriées qui décoraient les murs d’une sorte de mosaïque.

Romain approcha un petit siège bas et s’assit tout près d’elle, presque à ses pieds.

— Je vous aime… Je vous remercie d’être venue.

Le jeune homme prononçait tendrement les banalités d’usage. Elle aussi obéissait au rite coutumier : elle lui abandonnait une de ses mains et l’écoutait avec un sourire vague. Mais elle n’était guère attentive…

Un sang-froid intempestif l’empêchait de goûter ce trouble exquis d’une aventure qui commence. Malgré elle, son esprit sans vertige examinait posément cet intérieur, sans oublier les détails, réfléchissant à mille petites choses étrangères à la chose qui avait déterminé sa présence en ce lieu.

Tout en répondant affectueusement aux pressions des doigts de Romain, Camille, de son autre main, jouait librement avec les papiers qui s’éparpillaient sur une table à sa portée. Son regard s’intéressait peu à peu à déchiffrer les mots qui se détachaient, plus ou moins lisibles, sur les feuillets plus ou moins froissés.

Tout à coup, elle aperçut une enveloppe où se lisait cette adresse moulée par une plume administrative :


Monsieur Romain Vérani
Députés des Bouches-du-Var.


Elle s’écria :

— Tiens, vous êtes député… Vous ne me l’aviez pas dit ?

Romain, qui s’efforçait sournoisement de dégrafer la broche qui arrêtait l’échancrure de son corsage, répondit distraitement.

— À quoi bon !… Cela n’avait rien d’intéressant pour vous.

Il ajouta :

— Je vous assure que, moi, cela m’est bien indifférent de savoir si vous êtes madame X. ou Z… S’il vous plaisait de mettre un mystère entre nous, je le respecterais scrupuleusement. Ce que je veux connaître de vous, c’est votre charme si particulier, votre esprit mordant, vos yeux gais qui sourient avec la même grâce que vos lèvres, votre corps souple, votre parfum… le reste m’est égal.

Et il parlait très sincèrement à cet instant, car Simone venait de le contrarier en se dérobant coup sur coup depuis quelques jours, un petit bleu arrivant à sa place à l’heure du rendez-vous.

Irrité contre cette blonde rebelle, peu disposé par nature à poursuivre les Galatées qui s’enfuient sous les saules, Romain préférait décidément cette brune qui possédait l’avantage de tenir sa parole.

Or, ayant choisi « sa » Mme  Lestrange, le jeune homme ne se souciait plus de percer cette double personnalité, renonçant à l’ombre de l’énigme pour saisir la proie qui s’offrait.

Et il répétait avec conviction :

— Je ne désire connaître que votre personne, votre ravissante personne… le reste m’est égal !

Attristée, Camille songea : « Ah ! Comme il tient peu à moi… Comme c’est bien « pour la bagatelle » ! Ma vie intime ne lui importe guère… Il ne s’est jamais posé à mon sujet ces questions inquiètes, jalouses, amoureuses : « Que fait-elle, loin de moi ? Comment est son intérieur ? » Non : il a du goût pour la distraction de cinq à six que je représente à ses yeux… »

Elle conclut : « Ce n’est pas la première expérience qui me fasse toucher le fond d’un cœur ; mais c’est la première fois que mon expérience me touche le cœur. »

Camille se sentait chagrine et dépitée : elle l’aimait donc qu’elle souffrait de le découvrir superficiel et léger comme les autres ? Jadis, dès qu’elle constatait la duplicité, l’indifférence et l’égoïsme d’un faux adorateur, elle abandonnait immédiatement son flirt avec un petit rire de mépris en pensant : « Allons ! Ce n’est pas encore ce mari-là qui ferait mon bonheur. »

Aujourd’hui, elle reculait devant l’exécution : et pourtant, c’était la même chose…

Hélas ! On se prend toujours à son propre piège : malgré son subterfuge, Camille en arrivait néanmoins à aimer avant d’être aimée.

La voyant rêveuse, Romain lui demanda :

— Qu’avez-vous ? vous semblez triste.

Camille tressaillit et le considéra d’un regard pénétrant : par quel sortilège cet aimable blondin aux yeux verts m’avait-il séduite, si vite ?

— Qu’avez-vous ? reprenait Romain.

La jeune fille répondit machinalement :

— Je pense à ma sœur.

— Vous avez une sœur ?

Bizarrement impressionné, le jeune homme obéissait à une intuition confuse en l’interrogeant. Il poursuivit :

— Est-ce qu’elle vous ressemble ?

— Non. Elle est blonde.

Romain pensa : « Trouverais-je la clé de l’énigme à l’instant où je ne la cherchais plus ? »

Il dit tout haut :

— Est-elle mariée ?

Camille, qui commençait à s’étonner de cet interrogatoire, répliqua en riant :

— Auriez-vous l’intention de me demander sa main ?

Romain riposta par une autre question :

— Et pourquoi pensez-vous à elle, en ce moment ?

— Parce qu’elle a commis la sottise d’écouter les déclarations d’un monsieur qui ne l’aimait pas.

— Merci du rapprochement… Alors, vous croyez donc que je ne vous aime pas ?

Ramené à son rôle d’amant, le jeune homme négligeait sa curiosité au profit de son désir. Ses mains caressantes enveloppaient la taille cambrée, la jeune poitrine émue, dans une étreinte pleine de douceur, avec un tact insinuant qui laissait Camille sans défense.

Il murmura :

— Je ne vous aime pas ?

— Vous ne m’aimez pas sérieusement…

— Cristi ! Vous trouvez donc que c’est drôle, l’amour sérieux ?

Romain exagérait sa mine d’effarement burlesque. Il déclama, avec sa verve amusante et primesautière :

— Comment ! Vous auriez du goût pour la grande passion, les protestations ampoulées, les serments qu’on ne tient jamais, l’amour sans bornes et sans frein, menaces de mort et trémolo : « Simone, si vous ne vous donnez pas à moi, je me tue ! » De l’élégie de sentiment assaisonnée au revolver ? Non… Vrai… Ça vous plairait, ces fariboles à la Werther ? Ô chère et spirituelle Parisienne, si votre cœur est tenté quelquefois par ces lourdes amours funèbres, songez que dans la vie réelle les pistolets ne partent jamais et que le véritable Werther est mort à quatre-vingt-trois ans !… Allez, l’Éros tragique n’est pas plus sincère que le Cupidon folâtre, mais il est bigrement plus embêtant !

Il ajouta câlinement :

— Tandis que nos amours légères ressemblent à ces fines dentelles, si solides sous leur apparence fragile ; et quand nous croyons avoir badiné, sans plus, nous nous apercevons un beau jour que le lien presque impalpable nous attache l’un à l’autre comme un fil magique…

Camille l’écoutait avec émotion. Lorsqu’elle se sentit soudain enlacée par lui et qu’un baiser conquit sa bouche, elle se jugea perdue, sans force pour le repousser. Mais, tout à coup, d’un élan désespéré, elle se redressa, lutta, rompit le charme ; sans discerner d’où venait sa résistance instinctive, sans comprendre que c’était sa chair révoltée et rétractée, sa chair pure de vierge qui la défendait à cette minute.

Romain l’avait lâchée, interdit et déçu.

Camille, essoufflée, bouleversée, souriait nerveusement. Son corps tremblant s’appuyait contre la table. Sa main frémissante se crispait sur un papier bleu, rencontré au hasard sous ses doigts, et qu’elle froissait sans s’en apercevoir.

Ils se taisaient l’un et l’autre.

Par contenance, Camille jeta les yeux sur le papier que ses doigts chiffonnaient : une petite dépêche pneumatique…

L’écriture, qu’elle crut reconnaître, lui causa un battement de cœur : ces jambages allongés d’une cursive pointue lui rappelaient toute une correspondance familière. Les écritures ont une physionomie comme les visages : celle-ci était une intime de Camille ; elle la rencontrait fréquemment sous son regard : c’était une écriture amie.

Romain, qui avait suivi le manège de la jeune fille, se demanda : « Qu’est-ce qu’elle tient là ? On dirait qu’elle cherche à lire… »

Tout à coup, il se rappela : « Ah ! Nom d’un chien… C’est le pneu de l’autre… de la Simone qui se décommande toujours. »

Il aurait voulu pouvoir se jeter sur Camille et lui arracher la lettre des mains. Il n’osa pas, naturellement, faire le moindre geste de violence ; et se contenta de reprocher, sur un ton de gronderie affectueuse :

— Oh ! L’indiscrète !… Elle va brouiller toutes mes paperasses.

Il espéra qu’elle reposerait la lettre sur la table. Mais Camille questionnait brusquement :

— Vous n’avez pas de domestique : c’est votre concierge, sans doute, qui fait le ménage de l’appartement ?

Romain se méprenant sur l’opportunité de cette réflexion, répondit affirmativement en désignant, d’un geste circulaire, le désordre qui régnait en ce logis de garçon :

— Aussi, vous voyez, c’est très mal rangé !

— Et vous avez tort d’y laisser traîner des lettres de femme.

Camille se remémorait, avec une indignation douloureuse, la dénonciation anonyme qu’avait reçue son beau-frère : « Madame couche avec un monsieur qui est dans la politique… Le concierge a vu ses lettres dans la garçonnière… »

Donc, Simone était sa rivale sans le savoir ! Il fallait que son premier adultère se rencontrât avec le premier amour de Camille : le même homme les avait captivées toutes les deux.

Dévorée de jalousie, la jeune fille pensa : « Est-il son amant ? » Et ses yeux, avidement, parcouraient le contenu du papier bleu :

« Cher Ami,

« Impossible de venir jeudi. Ne m’en veuillez pas : mon mari me surveille, il est si soupçonneux. À bientôt : je vous enverrai un mot.

« Simone Lestrange. »

Ce billet hâtivement rédigé ne disait rien ou disait tout, dans son laconisme.

Exaspérée par cette incertitude, Camille se retourna contre Romain. Elle cria, les larmes aux yeux :

— Ah ! vous êtes un joli monsieur !

— Que voulez-vous dire ?

Elle lui tendit le pneu d’un geste accusateur :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Romain se mordit la lèvre inférieure ; puis il sourit.

Habitué par profession à se tirer d’embarras grâce à ses improvisations oratoires, le jeune député, dominant son trouble, répliqua sans se démonter :

— Ça ?… Eh bien, c’est votre lettre.

— Ma lettre !

— Dame ! oui, votre lettre…

Camille s’exclama :

— Vous avez de l’aplomb !… Vous savez bien que cette lettre n’est pas de moi !

Romain Vérani réfuta, avec une logique narquoise :

— N’est-elle pas signée, en toutes lettres : « Simone Lestrange » ?…

Camille, interloquée, resta muette.

Le jeune homme l’épiait d’un œil moqueur, songeant : « Ma belle amie, je vous tiens : si vous esquivez l’explication, moi j’échappe à la scène de jalousie. Car, si vous voulez me faire une scène, il faut commencer par vous expliquer sur ce double état-civil. »

Et le jeune Vérani continuait de sourire en regardant Mlle  de Francilly.

Frappée par la réplique de Romain, Camille réfléchissait seulement : « Mais il nous connaît l’une et l’autre sous le nom de Mme  Lestrange… Et il n’a rien dit ! Il a eu la malice et la force de se taire !… Depuis combien de temps se joue-t-il de nous ? Laquelle suppose-t-il être la véritable femme d’Armand ? Il faut que j’essaye de le faire parler. »

Et, au moment où Romain s’attendait à recevoir une explication, ce fut Camille qui, par une tactique très féminine, en exigea une :

— Ah ! çà, monsieur, puisque vous saviez tout, pourquoi ne disiez-vous rien ? Je n’aime pas que l’on se moque de moi.

Son air offensé et son impudence amusèrent le jeune homme. Mais elle avait affaire à un adversaire qui ne se déconcertait pas facilement.

Il répondit, avec un naturel très bien imité :

— J’ai agi ainsi par tact : vous m’envoyez un pneu pour décommander un rendez-vous que je ne vous avais pas donné… J’ai supposé que vous vous étiez trompée de nom en libellant l’adresse et que cette dépêche était destinée à un autre qu’à moi… Comme je suis un galant homme peu jaloux, j’ai cru plus discret de ne pas vous parler de cette erreur.

Camille le considéra tristement. Comme il plaisantait avec sang-froid ! Quelle légèreté dans son mensonge ! Il jouait une scène de don Juan en apportant le même cynisme indifférent à jongler avec ses deux intrigues.

La jeune fille se leva sans un mot, rassemblant son courage pour sortir avec dignité. Elle éprouvait une telle détresse, un tel désarroi qu’elle ne se sentait point la force de le détester. Il ne lui inspirait pas cette haine qu’engendre le mépris de la déception. Elle était sans rancune et sans fierté : l’amour chasse l’amour-propre. Elle ne comprenait pas et n’essayait pas de comprendre cet étrange sentiment, engourdie par un chagrin irrésistible.

Et, tout à coup, laissant choir ses gants, son sac et sa dignité, Camille s’écroula sur un sopha et se mit à sangloter, le visage dans ses mains, éperdue de désespoir, de honte et de tendresse.

Romain, ébahi, bouleversé, ému comme tout homme à la vue des larmes, s’empressa, s’écria :

— Qu’avez-vous, dites ?… Qu’avez-vous ?

Camille balbutia naïvement :

— J’ai… J’ai que je crois… que je vous aime !

Et ramassant son sac, baissant sa voilette, elle se leva, lui échappa ; et se sauva malgré les supplications de Romain qui la tirait par sa robe, d’un geste enfantin et timide.



XII


Alors que Romain Vérani, impatienté par les contre-ordres répétés de Simone Lestrange, se refroidissait à l’égard d’une conquête si difficile, la jeune femme, exaspérée par ces impossibilités qu’elle déplorait, s’agitait, se surexcitait ; et son intolérable énervement finissait par enflammer sa passionnette.

Jamais elle n’avait été plus près de l’adultère qu’à l’instant où son complice l’en croyait éloignée.

Tant qu’elle avait pu rejoindre le jeune homme librement, sans contrainte, sa pudeur vite alarmée l’avait retenue de commettre l’irréparable. Mais à présent que son mari, vraiment jaloux, dressait des obstacles sur sa route, il lui semblait qu’elle s’abandonnerait tout entière à Romain dans le paroxysme de sa colère captive.

Soudain assidu au logis, Armand entourait sa femme d’une surveillance obstinée, courtoise, irréprochable, contre laquelle Simone ne savait comment s’insurger, désarmée par la douceur exceptionnelle que son mari apportait dans leurs rapports quotidiens. L’entrave de cette sollicitude intentionnelle était un supplice pour la jeune femme. Elle ne pouvait sortir sans que Lestrange l’accompagnât avec un galant empressement. Ces soins inusités quelle devait subir, la rage au cœur, lui rappelait les lointaines et fugitives prévenances d’Armand, aux premiers temps de leur mariage.

Simone pensait : « Il monte la garde autour de ma vertu, comme jadis autour de ma dot. »

Son ironie faisait bientôt place à un sentiment d’inquiétude et de dépit.

De quelle manière déjouerait-elle les plans d’Armand ? Sa prudence reculait devant un éclat. Elle ne tenait guère à son mari, mais elle se souciait infiniment de l’opinion mondaine qui absout la faute discrète et ne pardonne point le scandale.

Simone respectait la morale de cette société que ne choque pas le péché clandestin, mais qui blâme sévèrement l’innocence maladroite qui s’affiche en mauvaise compagnie.

Mme  Lestrange ne redoutait guère le divorce libérateur. Elle appréhendait le flagrant délit qui tache la réputation d’une jeune femme et lui ferme tous les salons. À cette idée, Simone se sentait envahie d’une terreur très lâche : perdre son existence mondaine, ses relations flatteuses, ses succès de beauté, les réceptions où l’on savoure des grands compliments et des petits gâteaux, les visites où l’on promène la nouvelle robe et le dernier potin ; perdre ces futilités précieuses lui apparaissait comme une calamité inimaginable, analogue à une ruine subite qui l’eût forcée de sortir en guenilles, à un naufrage qui l’eût jetée sur une île déserte, à toutes ces catastrophes impossibles telle qu’en forge l’esprit du cauchemar.

Ce n’était pas une fantaisiste dans le genre de Camille. Fruit de la première « manière » de Mme  de Francilly, Simone subissait les effets d’une éducation normale et concevait la vie en traditionaliste.

Elle eût jugé parfaite une situation semblable à tant de situations féminines de son entourage : l’aimable liaison complément d’un mauvais mariage ; l’époux qui vous conduit en soirée, l’amant qui comble le vide de vos journées ; car, deux hommes sont indispensables pour maintenir cet équilibre : côté façade et côté cœur.

Elle n’avait pas prévu les risques d’une aventure bruyante, la jalousie inopportune d’un mari récalcitrant. Inquiète, impatiente et désemparée, Simone épiait sournoisement Armand, comptant sur quelque ruse pour s’affranchir de la surveillance conjugale sans danger, — comme un chien enfermé dans une cour guette l’instant où son maître tourne la tête, pour glisser son corps souple sous la claire-voie de la porte et s’enfuir.

De son côté, Lestrange était fort ennuyé. Embarrassé de son bon droit, il ne savait comment le faire valoir. Il ne tenait pas à divorcer, lui, ah ! fichtre non… Et il constatait avec dépit que le divorce est la seule vengeance qui s’offre aux gens du monde victimes d’une infidélité. D’autre part, pouvait-il supporter l’inconduite de sa femme ? Certes non. Et malheureusement, il lui serait impossible de continuer ainsi de s’attacher à ses pas, de la suivre dans ses moindres démarches. Au premier jour de liberté, quand Simone s’élancerait chez son amant, que ferait Lestrange ? Courir après elle, la prendre sur le fait ? Mais le commissaire de police et la loi ne sauvaient que son honneur, — et point la caisse… L’adultère prouvé, il obtenait la séparation à son profit… moral ; car, s’il reprenait son nom, Simone recouvrait ses biens : le contrat subi jadis était formel, et Lestrange perdait ses droits sur la communauté puisqu’il n’avait pas d’enfant.

À ces considérations d’intérêts s’ajoutaient des raisons plus sentimentales. Bien que négligeant et tyrannisant sa femme, il l’aimait à sa façon : elle était jolie, douce, peu gênante et décorative ; elle lui appartenait : c’était sa chose, sa propriété exclusive, — et un autre osait la lui prendre ! Armand était indigné comme si quelque gredin lui eût volé sa montre ou son portefeuille. Son égoïsme se sentait lésé. Il souffrait. Les tortures de la jalousie lui inspiraient un regain d’amour. Jamais il n’avait pensé autant à Simone.

Il se répétait : « Que faire ? » avec une indécision angoissée.

Son tourment le poursuivait partout, le hantait au milieu de ses occupations quotidiennes.

Un matin qu’il dictait des lettres à son secrétaire, l’obsession le ressaisit de nouveau tandis qu’il regardait la tête blonde de l’adolescent penchée au-dessus du papier. D’étranges réflexions se succédaient en son esprit : « Il n’est pas bête, ce gamin… Des promesses de talent… Des idées… Il m’en a fourni quelques-unes, sans s’en douter, pour mes livres… Ah ! L’imagination débordante et profuse de la vingtième année… Au fait… »

Cédant à une inspiration saugrenue, Armand interpella son secrétaire :

— Lucien… mon petit, laissez ces lettres : ça ne presse pas… Je vais vous exposer un sujet que j’ai l’intention de traiter… Un beau sujet, empoignant et scabreux… Vous me donnerez votre idée sur le dénouement.

Docile et résigné, le jeune homme posa son porte-plume et prit une altitude attentive.

Lestrange commença :

— Voici. Le mari, la femme, l’amant : trio classique. Le mari sait tout : il est sur le point d’être trompé ; il connaît l’adresse de la garçonnière et le nom de l’amant. Que faire ? Il ne veut pas divorcer, il veut reconquérir sa femme. Les surprendre ? il causerait un scandale inutile et ridicule, puisqu’il ne souhaite pas de rompre. Provoquer l’amant ? Mais un duel est aléatoire : on tue rarement son adversaire. De deux choses l’une : ou l’amant est blessé et il n’en devient que plus intéressant aux yeux de la femme ; ou bien, c’est le mari qui reçoit un coup d’épée, et les deux amoureux profitent de la convalescence qui l’immobilise à la chambre pour reprendre impunément leur rendez-vous… Les femmes sont si rosses ! Vous comprenez l’embarras du mari ? Quel truc va-t-il imaginer pour se tirer de cette impasse à son honneur ?

Le jeune secrétaire l’écoutait avec surprise : ce plan sortait de l’ordinaire cher au patron : on n’y voyait poindre aucune religiosité.

Armand reprit impatienté :

— Eh bien ! Vous ne dites rien ? Qu’est-ce qu’il fera, le mari ?

Lucien pensa ironiquement : « Ah ! Il paraît que c’est à moi que revient le soin de trouver le truc en question. »

Habitué à voir le romancier piller son cerveau fertile comme on fourrage un jardin fleuri, le jeune secrétaire, flatté mais non dupé, s’apprêtait à jouer son rôle accoutumé.

Après avoir médité quelques minutes, il questionna :

— La femme… Quel caractère lui donnez-vous ?

Armand dépeignit Simone en répondant :

— Un caractère de blonde… Elle est douce, mais rancuneuse… timide, mais sournoise… romanesque, mais irrésolue…

— Bravo ! s’écria Lucien… Alors vous tenez votre dénouement… C’est limpide… Il faut frapper l’imagination de votre héroïne pour la ramener au bercail. Employez le revolver… Tenez, par exemple… Le mari se rend au lieu du rendez-vous ; il surprend sa femme et l’autre. Il tire son revolver de sa poche et fait feu… sans danger pour lui-même : on acquitte toujours l’époux qui venge son honneur… D’ailleurs, s’il répugne au crime passionnel, il peut tirer en l’air… L’effet sera le même : affolée, épouvantée et peut-être subjuguée, la femme sera reprise par un respect craintif à l’égard de son mari. Avec le caractère que vous tracez d’elle, c’est infaillible.

Armand, enthousiasmé, approuva :

— Parbleu ! Vous avez raison… Moi qui n’y songeais pas… Je n’aurai qu’à la suivre rue de la Bienfaisance et je tirerai en l’air.

Il s’arrêta net, pétrifié par son étourderie.

L’attitude de Lucien le rassura : le petit secrétaire semblait n’avoir rien remarqué. Évidemment, il pensait que Lestrange parlait à la première personne dans le feu de son improvisation littéraire en se mettant dans la peau de son personnage.

Rassuré, Armand médita le conseil involontaire qu’on venait de lui donner : effectivement, un drame simulé serait le meilleur moyen de dénouer l’intrigue de Simone sans risquer le divorce. Alors même que la jeune femme se montrerait réfractaire à l’attrait émouvant d’une action passionnelle, son complice s’empresserait de rompre par effroi du scandale : n’était-il pas député ? Le souci de ses affaires l’emporterait sur tout autre sentiment, il briserait une liaison trop dangereuse ; il ne se soucierait pas de servir de cible à un mari outragé qui s’attirerait toutes les sympathies en visant un membre du Parlement.

Et Lestrange se demandait avec étonnement : « Comment diable l’a-t-elle connu, cet animal ? Nous ne fréquentons pas des milieux politiques… Où a-t-elle rencontré ce Vérani ? Ces femmes sont des abîmes insondables. »

Qu’un jeune homme de dix-neuf ans, peu hardi et besogneux, devienne amoureux de la femme jeune et charmante du cuistre qui le fait travailler imprudemment dans ce voisinage tentateur ; que cet enfant n’ose avouer son premier amour à celle qui l’inspire, c’est une situation qui n’est pas neuve.

Mais cette situation se corsait tout à coup d’un incident inattendu.

Lucien venait de nuire sans le vouloir à l’héroïne de son roman muet. L’exclamation inconséquente d’Armand lui avait révélé la vérité. Tandis qu’il détournait les yeux et se figeait dans une pose d’indifférence apparente, le jeune secrétaire se remémorait les bruits qui couraient sur Mme  Lestrange, la lettre de dénonciation qu’il avait commencé de lire ici-même un jour… Il songea : « Le mari a été prévenu, et c’est moi qui lui suggère une vengeance contre Elle !

Elle, la blonde et séduisante créature dont les douces prunelles posées au hasard sur lui le faisaient frémir de joie chaque fois que leurs regards se rencontraient, lorsqu’elle entrait chez son mari dans une toilette d’intérieur qui dégageait sa nuque aux cheveux légers, d’un or délicat, ses bras blancs, sa poitrine pâle ; et qu’elle laissait après elle, sur son passage, le frais parfum du bain matinal…

Le cœur de Lucien battait violemment à l’idée du préjudice qu’il lui avait causé tout à l’heure, en inspirant malencontreusement un projet à ce mari qui ne savait rien trouver tout seul.

Consterné, le jeune homme se disait : « Il a beau vouloir tirer en l’air, il est si maladroit qu’il risque de la blesser quand même ! »

Il voyait déjà Simone touchée, inanimée, morte peut-être, — par sa faute.

L’exaltation, l’exagération propres à la jeunesse lui faisaient souhaiter ardemment de racheter sa bévue en se dévouant au service de Mme  Lestrange.

Pour le moment, la femme qui l’inquiétait à ce point était assise en face de lui et souriait fort tranquillement en épluchant une pêche avec des petits gestes minutieux ; car l’écrivain avait retenu son secrétaire à déjeuner, et c’était à table que Lucien se livrait à ces réflexions anxieuses. Il essayait de manger pour ne pas provoquer la curiosité de ses hôtes, mais sa glotte se rétractait à chaque bouchée.

Vers la fin du repas, Armand interrogea sa femme :

— Avez-vous l’intention de sortir, aujourd’hui ?

Agacée à la perspective d’être encore escortée du chaperon conjugal, Simone chercha le but de sortie qui pourrait être le plus désagréable au romancier, puis, ayant trouvé, répondit d’un ton détaché :

— C’est lundi… Il y a grande exposition de blanc dans trois ou quatre grands magasins… J’irai les voir successivement : je veux choisir des lingeries.

Lestrange observa :

— Vous êtes intrépide…

— Ne viendrez-vous pas avec moi ?

— Ah ! non, par exemple… J’ai horreur de la foule.

— Vous m’auriez porté mes paquets.

— Oh ! bien, vous êtes délicieuse, ma chère… Quel plaisir pour moi ! D’abord, j’ai à travailler.

Simone baissa les yeux, dissimulant sa joie à présent qu’elle était sûre d’une journée imprévue de liberté. Romain passait tous les après-midi prendre son courrier rue de la Bienfaisance : en lui envoyant un pneu sur l’heure, il serait averti à temps et l’attendrait de cinq à sept. Ulcérée contre son mari, la jeune femme pensait : « Ah ! cette fois, Romain n’aura pas à se plaindre de ma froideur. » Un petit frémissement relevait le coin de ses lèvres, une légère fièvre allumait ses pommettes ; et, la tête penchée vers son assiette, elle s’efforçait de maîtriser son agitation.

Elle se méfiait seulement d’Armand ; elle n’avait même pas un regard pour le jeune secrétaire dont elle oubliait presque la présence ; celui-ci, aux aguets, avait observé avec inquiétude le manège de fausse insouciance exécuté par Lestrange et la satisfaction mal réprimée de Simone. Le jeune homme, devinant leurs pensées, s’énervait : « Elle va tomber dans le piège ; comment la mettre en garde ? »

Lucien éprouvait une émotion violente en quittant le ménage Lestrange. Les convenances l’avaient forcé de prendre congé, après le déjeuner. Le romancier lui donnait campos jusqu’au lendemain ; et sa femme, impatiente d’être seule, renvoyait tacitement l’intrus par cette muette comédie de gestes las, de silences pesants, de sourires froids qui signifient poliment à l’invité : « Mais allez-vous en ; vous voyez bien que vous me gênez ! »

Le jeune secrétaire avait trop d’usage mondain pour y résister. Il s’en allait. Dans l’escalier, il dut s’arrêter de descendre tant il était oppressé. Il souffrait de cette vive sensibilité qui est l’apanage de la jeunesse. Des images affluaient à son esprit, lui montraient Simone suivie par son mari, Lestrange entrant derrière elle chez l’amant ; et l’attentat simulé qui deviendrait peut-être un assassinat réel…

Combien de temps resta-t-il là, rêvant sur ce palier ? Le bruit d’une porte qui s’ouvrait à l’étage au-dessus — l’étage des Lestrange — le réveilla soudain : un frôlement de jupes contre les marches, les claquements saccadés des talons se précipitant dans une descente accélérée… Simone arrivait droit sur lui. Lorsqu’elle l’aperçut, elle eut un haut-le-corps ; puis rectifiant son allure, elle descendit encore trois ou quatre marches d’un pas tranquille, en tâchant de sourire.

Alors, Lucien comprit pourquoi, inconsciemment, il était resté à sa porte ; nos actes importants sont dus aux réflexes plutôt qu’aux réflexions. Le jeune homme s’élança vers Simone, lui barrant le passage, et balbutia rapidement :

— N’y allez pas, madame… M. Lestrange est au courant ; il veut vous surprendre et tirer des coups de revolver sur vous et sur… lui.

Effarée, Simone dit avec stupéfaction mi-jouée mi-sincère :

— Je ne vous comprends pas… Je ne dois pas aller où ?

— Rue de la Bienfaisance.

Cette fois, Simone rougit ; et répliqua avec une hauteur blessée :

— Qu’est-ce qui vous prend, mon petit Lucien ?… Je ne connais personne qui habite cette rue et je vous répète que je ne comprends rien !

Tout en parlant, d’un geste maladroit et révélateur elle s’efforçait de cacher une petite enveloppe bleue qu’elle tenait à la main ; ses doigts fébriles lâchèrent le papier qui tomba sur le tapis. D’un mouvement de politesse irréfléchie, Lucien se baissa, le ramassa, et lut involontairement l’adresse : Monsieur Vérani, rue de la Bienfaisance.

Ils échangèrent un regard éloquent.

Lucien pensait amèrement qu’elle était bien jolie et que ce Vérani, ce séducteur inconnu, était un mortel favorisé.

Simone jugeait inutile de nier plus longtemps. Elle se demandait : « Qui l’a renseigné et pourquoi m’a-t-il prévenue ? »

Soudain, elle devina cet amour de jouvenceau fait de naïveté, d’enthousiasme et d’abnégation. Amusée, flattée, un peu touchée, elle l’examina et le trouva gentil.

Elle voulut lui témoigner sa gratitude en le flattant à son tour.

Alors lui tendant une main loyale, elle dit très sérieusement au gamin :

— Monsieur Lucien, vous êtes un galant homme !



XIII


Après son entretien avec le secrétaire de son mari, Simone ne songeait plus qu’à la nécessité immédiate d’ébranler la conviction d’Armand, de le détromper en le trompant.

La jeune femme se découvrait un sens pratique insoupçonné devant le péril imminent ; et, sans plus se soucier de Lucien ni de Vérani, elle sautait dans un taxi en donnant l’adresse de la rue du Commandant-Marchand.

Mme  et Mlle  de Francilly étaient chez elles. Émue à la vue de ces confidentes familiales, Simone se jeta dans les bras de sa mère en proférant la phrase sacramentelle :

— Mon mari sait tout !

« Moi aussi », faillit s’écrier Camille. Mais elle se contint en pensant : « Non, je ne sais pas tout… Mais j’espère bien que je vais le savoir si je m’y prends adroitement. »

Une jalousie intense l’excitait, en face de sa sœur : Simone n’était plus qu’une rivale irritant ses yeux, son cœur, ses pensées. Elle se demandait, avec une incertitude douloureuse : « Est-elle sa maîtresse ? »

Cette scène s’annonçait fertile en surprises. Mme  Lestrange, ignorant les sentiments de sa sœur, s’adressait à elle dans un élan de confiance ; Camille, rétractée, attentive, investigatrice, attendait le secret qui s’en échapperait. Mme  de Francilly, incapable de soupçonner l’amour qui bouleversait sa fille cadette, ne songeait qu’à l’adultère présumé de l’aînée et s’apprêtait à la morigéner d’une morale inutile avant de lui offrir un appui efficace.

Elle commença par lui demander :

— Ton mari sait tout… Quoi tout ? Qu’entends-tu par là ?

Simone répliqua en rougissant :

— Oh ! rien… C’est-à-dire pas grand’chose.

La comtesse repartit avec fermeté :

— Eh bien, ma chère enfant, puisque tu viens sans doute solliciter notre aide, je t’engage à nous confesser ce pas grand’chose intermédiaire de rien et de tout afin que nous puissions prouver à ton mari que ce n’est rien du tout.

Simone hésita, avant de déclarer :

— Je n’ai pas besoin que tu m’inventes une justification, maman… Je possède le moyen d’égarer les conjectures d’Armand… si Camille consent à me seconder.

Elle regarda sa sœur, un peu étonnée par le sourd antagonisme qu’elle pressentait obscurément. Elle avait compté sur un accueil plus chaleureux, sachant sa famille sans préjugés, ennemie d’Armand au surplus. Cette froideur surprenante irrita la douce Simone ; elle poursuivit, avec une causticité inhabituelle, en s’adressant à Camille :

— Tu m’empruntes assez souvent mon nom pour que je puisse te prier de me prêter une fois la personne…

— Qu’en veux-tu faire ? questionna la jeune fille en se forçant à sourire.

— J’ai un flirt… comme tout le monde. Mon mari, mis en garde par une lettre anonyme, a cru d’abord qu’il s’agissait de toi ; il est même venu te trouver à ce sujet…

— Nous l’avons laissé dans sa méprise, interrompit la comtesse.

— N’importe ! Quelqu’un a dû lui ouvrir les yeux, car je sais qu’il médite une vengeance… Il croit que j’ai rendez-vous aujourd’hui avec… ce monsieur. Il connaît son adresse, et s’apprête à faire un scandale… Maman, tu comprends, il s’agit de mon honneur, de ma réputation… Si je m’abstiens de rendre cette visite, cela ne suffira pas à calmer la jalousie d’Armand… Alors, j’ai pensé que si Camille acceptait d’aller à ma place… là-bas… mon mari serait convaincu de mon innocence en la voyant.

— Songes-tu que ton moyen me compromet ? objecta Camille.

— Pas plus que ne te compromettent volontairement tes aventures personnelles, riposta Simone.

Elle ajouta, ne supposant pas à quel point sa réflexion tombait juste :

— Tu es susceptible de te trouver pour ton propre compte dans l’endroit où ta présence me rendra service. N’as-tu jamais accepté une tasse de thé… sans conséquence ? Tu es assez sûre de toi pour oser entrer chez un jeune homme.

Camille détourna la question, en lui demandant avec une cruelle ironie :

— Et toi, es-tu donc assez sûre du jeune homme chez qui tu me proposes de tenir ce rôle de paravent, pour m’affirmer que je peux t’y remplacer sans danger ?

Simone s’écria vivement :

— Mais tu ne m’as pas comprise ! Je n’entends pas t’imposer cette démarche inconvenante… Je ne te demande pas de monter chez lui ! Je te prie simplement de te montrer devant sa maison, de feindre d’entrer… Armand, qui guettera ma venue, embusqué aux environs, t’apercevra, te reconnaîtra, t’abordera peut-être… et tu te borneras à convenir de l’évidence.

— Mauvais, cela ! murmura Camille. Il devinera que c’est une comédie concertée entre nous…

— Tu refuses ?

Camille baissa la tête, l’air absorbé. Elle songeait : « Comment arriver à savoir si elle est ou n’est pas sa maîtresse ? » et oubliait de répondre à sa sœur.

Son silence exaspéra Simone qui reprocha, les larmes aux yeux :

— Ah ! vraiment, je ne t’aurais pas cru cette sécheresse… Tu restes indifférente à mes tourments… Sans toi, je suis perdue ; et voilà toute ton assistance !

La comtesse de Francilly, qui jugeait important de sauvegarder la respectabilité de Mme  Lestrange, intervint :

— Eh bien, Camille !… Ta sœur a eu le tort de se conduire avec légèreté : mais la responsabilité de ses fautes incombe à son stupide mari ; moi, je décline toute obligation… Et il me semble que la demande qu’elle t’adresse n’a rien d’exorbitant… Tu te soucies peu de ton beau-frère ?

Simone joignit ses instances à celles de sa mère :

— Camille, ma chère petite sœur, réfléchis à la gravité de ma situation… Armand est un furieux vindicatif… Le drame ne lui fait pas peur : n’est-il point romancier ? Pour lui, le revolver est un procédé et l’esclandre une réclame. Une vie humaine n’a plus de valeur aux yeux d’un meurtrier qui se sait acquitté d’avance : mari offensé, il cherchera à tuer son rival.

— Bah !… Ce sera bien fait pour ce monsieur ! dit brutalement Camille. Il n’est guère intéressant…

Simone demeura muette d’indignation. La comtesse, stupéfaite, considérait la jeune fille en pensant : « Qu’est-ce qu’elle a ? »

Camille poursuivit avec feu :

— En somme, au nom de quoi revendiques-tu notre compassion ? Ton mari est un imbécile ? Soit. Mais tu l’as choisi. Je n’excuse qu’une sorte d’adultère : celui d’une femme unie très jeune et par contrainte à un fiancé imposé et détesté ; ces mariages-là sont de plus en plus rares dans un temps d’émancipation féminine. Après tout, si Armand est un homme insupportable, ton ménage ressemble à la plupart des ménages : console-toi par comparaison. Ce mari qui te rebute, tu l’avais pris volontairement…

— Dis plutôt que je m’y suis laissé prendre ! rectifia Simone.

— Ton mariage fut une sottise, d’accord ; mais ton flirt n’en est-il pas une autre ? Après l’erreur conjugale, tu découvriras demain l’erreur extra-conjugale ; et, de découverte en découverte, combien d’erreurs entasseras-tu les unes sur les autres ? Mieux valait t’en tenir à ta première bêtise ; et permets-moi de te citer, en le modifiant, un proverbe un peu trivial : ton devoir est de coucher dans le lit que tu t’es fait.

Ébahie par la volte-face de Camille, confondue de la voir prendre la défense de Lestrange, Mme  de Francilly se taisait prudemment afin de mieux étudier sa fille.

Quant à Simone, elle eut une explosion de colère :

— C’est trop fort ! J’attends un secours affectueux et l’on m’offre un sermon !… Ma petite Camille, je n’ai nul besoin de tes leçons et je ne me mêle pas de blâmer tes flirts, moi… Tu me parles sur un ton ! À t’entendre, on croirait que je suis coupable !

À cette phrase, l’hostilité de Camille fondit soudain comme un sel est dissous par un jet d’eau tiède. Elle s’écria presque tendrement :

— Tu n’es pas sa maîtresse ?

Simone répondit avec naïveté :

— Mais je n’en ai pas eu le temps… Si tu crois que c’est commode de prendre un amant !

Candide, elle expliqua :

— On ne peut pas céder tout de suite… On se marchande, on réfléchit, on discute avec soi-même… Et puis, le jour où je me décide enfin, c’est mon mari qui vient contrecarrer mes projets… Ce qui m’énerve le plus, c’est que cette garçonnière où Armand suppose que j’ai perpétré des horreurs, je ne l’ai seulement pas visitée… Est-ce assez vexant : mon aventure est nulle ; j’ai tout sauvé — hors les apparences !

Camille n’essaya pas de déguiser sa joie. Sans remarquer que sa mère l’observait d’un œil pénétrant, elle suggéra :

— Écoute, Simone… Je n’ai jamais eu la mauvaise pensée de te refuser mon concours… Seulement, j’estime que ton moyen ne vaut rien ; il sent l’artifice… Armand éventerait sans peine ta malice cousue de fil jaune… Et je réfléchissais. Il m’est venu une meilleure idée…

Elle s’interrompit, pour interroger :

— As-tu pris rendez-vous avec lui, aujourd’hui… Il t’attend ?

Simone répondit :

— Non ; mais je devais lui envoyer un pneu, pour cinq heures…

— Il n’est que deux heures et demie… Écris-lui immédiatement. Joseph ira déposer ta lettre chez son concierge.

Simone demanda :

— Que dois-je lui écrire ?

— Annonce-lui simplement ta visite : « Cher ami, attendez-moi. Je viendrai cet après-midi, à cinq heures. »

— Et que comptes-tu faire ?

Camille dit :

— Voici mon plan. À quatre heures trois quarts, nous partons d’ici. Toi : telle que tu es là… sans manteau, sans voilette, la ligne dégagée, le visage découvert, l’air d’une honnête femme qui ne va pas à pied chez son amant… Moi, au contraire, tout en restant suffisamment reconnaissable, je serai emmitouflée à la façon d’une femme qui se cache. Ton mari, aux aguets, nous identifiera l’une et l’autre et nous verra avec stupeur entrer ensemble chez celui qu’il croit ton complice. D’abord interdit, Armand hésitera, se consultera ; puis, l’impulsion de sa curiosité l’entraînera à monter derrière nous. Il nous trouvera prenant le thé en compagnie de notre hôte… Et quant à l’explication qui suivra, ne t’inquiète pas !… J’en fais mon affaire.

— Mais, que diras-tu ?

— Curieuse !… Va écrire ta lettre.

La comtesse de Francilly regarda finement la jeune fille en disant à Simone :

— La seule chose qu’oublie Camille, c’est de te demander le nom de ce monsieur ?

L’accent de sa mère frappa Camille qui lui jeta un coup d’œil craintif et rougit en rencontrant son regard perspicace.

Simone répondait, sans remarquer leur attitude :

— Il s’appelle Romain Vérani.

La physionomie de Mme  de Francilly exprima clairement : « Je m’en doutais bien ! »

Désignant Simone d’un mouvement imperceptible, Camille posa un doigt sur ses lèvres pour recommander le silence à sa mère.

La comtesse dit tranquillement :

— Et bien, Simone, si tu veux passer dans mon bureau pour rédiger ton petit mot…

Lorsque Mme  Lestrange eut quitté la pièce, la comtesse, examinant Camille d’un air tout à la fois attendri et railleur, murmura :

— Allons, il est dit que les parents les plus clairvoyants et les plus indulgents ne peuvent échapper néanmoins au sort de Géronte : on se cache toujours d’eux pour aimer. Ingrate !… Je me flattais d’être ta confidente et tu m’as traitée comme une duègne.

Camille s’excusa :

— Maman, je ne me suis pas cachée de toi par méfiance — mais par honte.

La comtesse rétorqua :

— Honte de quoi ?.. Voilà quatre ans que tu cherches en vain le Prince Charmant. Tu as vingt-trois ans sonnés… Il est temps d’enterrer ta vie de jeune fille. Tu as fixé ton choix, enfin… Pourquoi n’oses-tu pas l’avouer ? Pourquoi rougir : est-ce donc mal, d’aimer !

— Je rougis d’aimer mal.

Et Camille ajouta avec confusion :

— Te décrire ce que j’ai éprouvé en m’apercevant que Romain connaissait ma sœur qu’il la poursuivait… Et qu’en apprenant mon faux nom de Mme  Lestrange, sans manifester sa surprise, sans me confier le désir d’être initié à notre secret, il continuait de flirter indifféremment avec l’une et l’autre… Ah ! Cette légèreté de sa part… Cet amour de libertin, si injurieux pour moi !

Mme  de Francilly insinua perfidement :

— Puisque ton esprit averti a su l’analyser aussi exactement, il n’y a que demi-mal. Ton dépit t’irrite encore ; mais, avec le temps, tu oublieras cette fâcheuse aventure.

Camille dit sourdement :

— Mais je l’aime… quand même !

Mme  de Francilly déclara avec émotion :

— Allons donc !… Voilà le grand mot lâché… Tu aimes, quand même ! L’expérience artificielle que je t’avais formée a pénétré la légèreté de cœur, les défauts de caractère de Romain… et tu l’aimes — quand même — comme on aime sans discernement. Que veux-tu !… J’ai fait la preuve d’une vérité, et je m’incline. Je comprends l’inanité de mes efforts. Expertes ou niaises, spirituelles ou sottes, savantes ou naïves, les femmes viennent au monde avec un cœur aveugle. C’est un phénomène de naissance ; rien ne peut corriger la nature. Elles aiment, ainsi qu’on respire. Elles ont l’instinct de la passion absolue ; elles sont généreuses, sublimes, absurdes… Que l’homme mérite ou non cet amour, question de chance : on le comble de prodigalités ; il paye souvent en fausse monnaie. Sa dupe est-elle sa victime ? Certains sacrifices comportent leur douceur ; et l’amour superficiel, s’il en ignore les souffrances, ignore aussi les jouissances d’une passion profonde : c’est la revanche de l’esclave contre son tyran. Je ne devrais pas te dire ces choses, et elles m’échappent malgré moi — comme toutes ces folies vraies qui ont raison contre la raison factice inventée par la sagesse humaine !

Camille s’écria :

— Tu démens tous tes principes !

— Les principes semblent créés pour représenter la contradiction de nos actes depuis qu’il existe des professions de foi.

La jeune fille insista :

— Moi qui croyais à ton opposition… Et tu m’approuves presque d’aimer un homme qui ne m’aime pas sérieusement ?

La comtesse rectifia :

— Je n’approuve point ton sentiment : je le respecte comme une fatalité inéluctable. Et, d’abord, es-tu certaine qu’il ne t’aime pas ? Il paraît avoir bon goût, ce gentil garçon qui s’est présenté chez moi un matin avec une effronterie mêlée de grâce… Celle qu’il n’aime pas sérieusement, c’est ton ombre, ton masque… C’est cette fausse Mme  Lestrange qu’on ne peut prendre au sérieux… Mais s’il désire très vivement cette jolie anonyme, son désir ne se changera-t-il pas en passion véritable lorsqu’on lui présentera Camille de Francilly ?

— Crois-tu ?

La jeune fille prononça ces mots incrédules avec un accent d’espoir. Sa mère acheva :

— L’inconnue équivoque a séduit son imagination : ne l’incrimine pas d’avoir réservé son âme pour la jeune fille qu’il épousera.

— Il ne veut pas se marier… personne ne l’y décidera.

— Pas même une femme habile ?… Alors, que vas-tu faire chez lui, tout à l’heure ?…

— Mais, couvrir l’imprudence de Simone… prétendit Camille en rougissant.

— Tu avais besoin de savoir ta sœur innocente pour lui offrir tes bons offices ? dit la comtesse en souriant.

— Ah ! maman, tu me devines trop bien ! s’écria Camille avec spontanéité. Mais pourquoi es-tu plus indulgente à ma faiblesse qu’à celle de Simone ?

— Il y a une différence entre les prétendus : tu m’offres un gendre potable, toi. Va ! J’avais percé tes petites malices, grosse bête… Il y a beau jour que j’ai pris mes renseignements sur le jeune Vérani. C’est un charmant garçon, d’excellente famille, riche de surcroît… Lestrange était un aventurier cupide. Celui-ci n’est qu’un aventureux désintéressé. Il est volage ; mais tu le fixeras. Il est député, mais nous l’empêcherons de se représenter aux prochaines élections. Et ton mariage — conclusion morale — détournera ta sœur de l’adultère… au moins, pour cette fois.

Camille remarqua, avec une moue gouailleuse :

— Tout de même… À quoi m’aura servi ma belle éducation ?

— À prouver qu’elle ne sert de rien… Si j’avais une troisième fille, il me faudrait essayer une troisième manière : ce serait peut-être la bonne !



XIV


C’était jour de recettes au Palais-Bourbon. La séance s’annonçait orageuse. Le célèbre orateur Théophraste Ballot était inscrit ; et son interpellation risquait de compromettre la stabilité du gouvernement.

La foule assiégeait les portes, débordait dans les couloirs, les salles, bondait les tribunes. Les députés, fort nombreux, se pressaient sur leurs bancs ainsi que des spectateurs en attente d’une « générale » sensationnelle.

Romain Vérani se montrait particulièrement assidu à ces sortes de solennités. Frétillant, lustré, parfumé, il allait et venait dans l’hémicycle, ou se tenait bien droit à sa place, avec un port de tête élégant et hautain qui le signalait à l’attention.

Le jeune député se souciait médiocrement de l’événement qui agitait l’assemblée, du gros scandale ou des révélations terribles dont on se chuchotait par avance les racontars, d’oreille en oreille.

Mais l’assistance, à ces grands jours, est toujours féminine, coquette et mondaine. Un courant de snobisme, plus encore que de curiosité, attire aux tribunes une délicieuse volière d’oiselles politiques qui, par hasard, s’arrêtent de pépier pour écouter les autres.

Romain Vérani avait eu, pour définir l’utilité de ces séances et l’explication de sa présence, une boutade que ses collègues répétaient en riant :

— Ce sont les jours où on tombe les ministres qu’on lève les plus jolies femmes.

Ces après-midi-là, Romain sortait de son indifférence habituelle pour se mettre en valeur. Quand l’orateur lui semblait accaparer trop victorieusement l’attention des belles auditrices, le jeune homme lançait une interruption drôlatique, mordante et spirituelle, qui tournait tous les regards vers lui et suscitait des rires discrets. C’était sa spécialité, à la Chambre. L’orateur, qui savait l’interrupteur peu dangereux au point de vue politique, était le premier à sourire.

Toutefois, Romain n’avait pas aujourd’hui son entrain ordinaire. Il apportait une sorte de lassitude à passer les tribunes en revue. Son regard atone regardait sans voir ; une lueur plus vive ne l’allumait qu’à l’aspect d’une tête brune, d’un blanc profil, d’une silhouette qui lui rappelait vaguement celle qui hantait son souvenir. Depuis la sortie imprévue de Camille et sa colère amoureuse et jalouse, le jeune homme était resté sous l’empire d’une émotion sentimentale à laquelle il se croyait inaccessible. Si roué que l’on soit à trente ans, on n’entend pas impunément une femme jeune et désirable vous faire l’aveu inusité de sa passion sincère. Enflammé à l’évocation de l’amour qu’il avait inspiré, Romain pensait avec un regret cuisant : « Ah ! pourquoi ne l’ai-je pas retenue, même de force… Pourquoi l’ai-je sottement laissée partir ! » Et son imagination lui traçait un tableau voluptueux d’étreintes frémissantes, de délices inédites qui brûlaient son être dévoré de fièvre. Le jeune homme constatait avec la résignation qu’excite en nous toute fatalité : « Ça y est, cette fois… Je suis amoureux. »

Aussi, avec quelle indifférence supérieure, dédaigneuse et blasée, regarda-t-il Théophraste Ballot gravir pesamment la tribune. Le célèbre leader, qui avait formé le précédent cabinet et qui se proposait de démolir celui-ci afin de reprendre les rênes du pouvoir, semblait justifier cette opinion de Sterne que les noms ont une signification. Doué d’une certaine éloquence d’autant plus sonore qu’elle sonnait creux, il était bien Théophraste, le « divin parleur », grâce à ses succès d’avocat chanceux. Mais son élocution facile était gâtée par un accent affreusement rauque et vulgaire, un masque d’une canaillerie qui révélait la bassesse de l’homme ; nez trivial, moustache tombante, moue ignoble des lèvres : le plus répugnant visage encadré d’une tignasse grise toujours mal tondue. Et ses épaules de portefaix, son allure déhanchée, ses mains grossières qu’il cachait, par une habitude invétérée, dans les poches de son pantalon, méritaient bien l’épithète argotique empruntée à son vocabulaire de jeunesse : « Il a tout du « Ballot ».

Romain haussa imperceptiblement les épaules en considérant l’orateur cynique et sinueux dont les discours faisaient salle comble ; il murmura, devant ce pantin congestionné :

— Dire que c’est ça que viennent contempler nos belles mondaines !

Par une association d’idées, il se rappela les goûts dépravés des femmes pour certains spectacles, l’attrait dégradant qui les amenait chaque soir dans un music-hall où l’on exhibait un singe savant habillé en gentleman. La même perversité les attirait vers Théophraste Ballot.

Romain leva les yeux sur les tribunes où de jolies têtes se penchaient pour mieux voir Théophraste ; et, au moment où il leur lançait une œillade circulaire chargée de galant mépris, il aperçut Maximilien Neuville qui agitait ses grands bras en signaux télégraphiques, transgressant la loi du décorum sacré.

« Que me veut-il ? » pensa le jeune homme.

Le chef de cabinet lui adressait des signes d’appel significatifs.

« Oui… oui : Ballot va dégommer ton ministre, répondit mentalement Romain. Eh bien ! Qu’est-ce que j’y peux ? Ce n’est pas mon vote qui sauvera le gouvernement. »

Mais la physionomie du vieux jeune homme lui parut, au contraire, exprimer le triomphe. Neuville avait le sourire impatient d’un porteur de nouvelles. Intrigué, Romain lui fit un geste d’intelligence et quitta son banc.

Il fut rejoint par Neuville à la sortie de la salle.

Le jeune député interrogea familièrement :

— Quoi de neuf ?

Maximilien prit un air malicieux :

— Mon cher, j’ai la clé du mystère… Le mari m’a tout révélé : j’ai eu l’occasion d’entrer en relations avec Armand Lestrange.

— Ah !… Vous savez qui est Simone ?

Romain, très agité, passa son bras sous celui de Maximilien et arpenta le pourtour avec lui. De temps en temps, un député affairé, passant près d’eux, se précipitait dans la salle d’où leur arrivaient alors des éclats de voix. On distinguait l’organe criard de Ballot, claironnant de grands mots :

— Messieurs… La France !… La Patrie !… La Liberté !

On eût dit un camelot annonçant les journaux du soir.

Le jeune Vérani questionna :

— Quelle est la véritable Simone ?

— C’est Mme Lestrange.

— Naturellement, fit Romain en réprimant un haussement d’épaules. Mais qui est Mme  Lestrange : est-ce la brune ? est-ce la blonde ?

— C’est celle que je connais. La seule Mme  Lestrange qui m’ait été présentée est jeune, brune, plutôt petite ; et c’est la femme légitime du romancier.

Romain eut la sensation d’une douleur physique : un bizarre pinçon au cœur ; instinctive et irraisonnée, la jalousie du mâle à savoir la femme aimée en la possession d’un autre le crispait de rage contenue.

Un collègue, le croisant, lui demanda :

— Vous ne venez pas ?… Ça chauffe, là-bas.

Lointaine et sonore, la voix de Théophraste Ballot tonnait, suivie d’un crépitement d’applaudissements :

— … Le salut du pays, messieurs !

Et le jeune député des Bouches-du-Var, si visiblement préoccupé, se livrant à un entretien secret avec le chef de cabinet d’un ministre compromis, était l’objet des commentaires d’un groupe de parlementaires très intrigués.

Romain dit à Neuville :

— Êtes-vous sûr de ce que vous avancez !

Maximilien affirma :

— Absolument certain…

Et il fournit ses preuves :

— J’ai rencontré M. Lestrange chez sa belle-mère, en compagnie de sa femme. C’est lui-même qui m’a dévoilé le petit complot dont il est la cause. Voici. Ce sont les deux sœurs…

— Cela, je l’avais deviné… depuis la dernière fois, murmura Romain.

Mme  Lestrange, qui est une fine mouche, s’est ménagé le concours de sa sœur pour faire supposer à son mari que vous n’avez jamais flirté qu’avec Mme  de Francilly. Elles sont de connivence. Mlle  Camille prend le nom de sa sœur. C’est ainsi, sans doute, que vous avez reçu un livre où, par un artifice quelconque, la photo de Mlle  de Francilly aura été substituée à celle de sa sœur. En revanche, Mme  Lestrange invoque l’alibi que lui procure Mlle  Camille, lorsque le romancier soupçonne sa fidélité. Mais ni l’une ni l’autre ne se doutent jusqu’à présent qu’elles flirtent avec le même jeune homme.

Maximilien conclut, avec une légère hésitation :

— Je vous préviens qu’Armand Lestrange est jaloux et que quelqu’un… je ne sais qui… lui a livré votre nom. Méfiez-vous !

Enchanté de sa diplomatie, Maximilien se jugea en règle avec sa conscience après cet avertissement. Il répéta :

— Méfiez-vous !

— Me méfier ! s’exclama Romain. Quand j’aurais tant de plaisir à provoquer cet imbécile qui se permet d’avoir une trop jolie femme !

Et laissant Neuville abasourdi par sa virulence, Romain quitta le Palais-Bourbon pour rentrer rue de la Bienfaisance. Il y trouva le billet de Simone.

— Zut ! Elle m’embête, dit-il en reconnaissant l’écriture de sa blonde amie.

Il ne se souciait plus d’une intrigue avec celle qu’il croyait Mlle  de Francilly ; outre que son désir s’était attiédi, il craignait un flirt avec une jeune fille, — appréhendant le piège du mariage forcé. Néanmoins, il se résigna à l’attendre, afin de provoquer une explication nécessaire. À cinq heures précises, le timbre de l’entrée résonna. Sans empressement Romain Vérani alla ouvrir.

Souriante, assurée et tranquille, Camille apparut dans l’encadrement de la porte.

— Comment ! C’est vous ? s’écria le député, interdit.

— N’avez-vous donc pas reçu ma lettre ? demanda la jeune fille.

— Votre lettre ? Mais vous ne m’avez pas écrit…

— On ne vient pas de vous apporter une lettre !

— Si… mais elle n’est pas de vous, avoua Romain en bredouillant.

— Allons donc !… N’est-elle pas signée en toutes lettres : « Simone Lestrange » ?

L’accent moqueur de Camille éclaira Romain : elle prenait sa revanche…

C’est elle qui le persiflait, aujourd’hui. Alors, il aperçut derrière elle, sur le palier, la blonde silhouette de Simone qui les écoutait avec stupéfaction.

« Ah ! les petites rosses ! pensa le jeune homme. Elles sont de mèche… »

Mais prêt à faire face à toutes les situations avec sa bravoure galante, il s’effaça correctement pour les laisser entrer.



XV


Aussitôt que sa femme eut quitté la maison, Armand Lestrange, persuadé qu’elle profitait de sa liberté recouvrée pour en avertir son amant, prépara le guet-apens que lui avait suggéré son secrétaire.

Il prit, dans le tiroir de son bureau, le commode browning qu’il glissait dans la poche de son pardessus, chaque soir, en prévision des rentrées nocturnes ; vérifia la charge ; puis, rêveur, contempla longuement l’arme élégante et redoutable.

Sa jalousie vaniteuse était à la fois lâche et mesquine, incapable de brutalités maladroites mais fort susceptible de vengeance habile et meurtrière.

En principe, il avait l’intention de s’en tenir à un simulacre de crime passionnel. Mais, en son for intérieur, une sournoise pensée de représailles plus effectives naissait, l’enfiévrait de joie mauvaise et soulageait son orgueil ulcéré.

Cet homme qui l’avait supplanté auprès de Simone, il le haïssait de toute sa fatuité déçue. De surcroît, un louche sentiment d’intérêt vénal l’incitait à perpétrer un acte qui lui vaudrait la sympathie des hommes mariés et la curiosité malsaine de toutes les femmes. Excellente affaire pour un publiciste avide de réclame.

Il lui semblait lire déjà, dans les journaux, ce fait-divers avantageux : « M. Armand Lestrange, le romancier bien connu, a tué M. V…, député, qu’il avait surpris avec sa femme. »

Et son portrait, — son portrait de bel homme fier de sa prestance, de sa moustache et de son monocle, — serait reproduit dans toutes les feuilles du matin à deux millions d’exemplaires.

Bien que cet ensemble de morts violentes qui se nomme la Guerre ait supprimé dans les journaux une partie de cette rubrique de publicité criminelle consacrée aux meurtres civils, Lestrange comptait quand même sur la gloire rouge qui lui vaudrait son geste justicier.

Ce fut dans cet état d’esprit qu’il monta en voiture après avoir dit au chauffeur :

— Vous vous arrêterez rue de la Bienfaisance, derrière l’église Saint-Augustin.

Arrivé à destination, Armand baissa la glace qui le séparait du chauffeur et ordonna :

— Restez là. Nous repartirons quand je vous ferai signe… J’attends une dame.

Puis, il tira l’un des stores, et guetta au travers.

Il eut la patience de se morfondre une heure et demie, sursautant à chaque passante qui frôlait le taxi rangé au bord du trottoir.

Le chauffeur, goguenard, grillait des cigarettes en supputant la différence du pourboire au cas où le client se ferait poser un lapin. Et il souhaitait, pour l’amour du lucre, que la femme vînt au rendez-vous, tout en s’ébaudissant intérieurement de son retard prolongé.

Soudain, le romancier crut reconnaître Simone…

Oui, c’était bien sa femme qui tournait l’angle du boulevard Malesherbes.

— Quel aplomb ! murmura Lestrange.

La toilette de Simone lui arrachait cette exclamation : elle portait une robe de foulard gris-perle, la robe même qu’elle avait à déjeuner ; une toque noire sous laquelle ses cheveux paraissaient plus blonds. Et son visage découvert s’offrait délibérément aux regards, sans la moindre crainte. Peu lui importait d’être remarquée dans cette claire toilette d’été, peu lui importait d’être reconnue à la porte de son amant !

Armand restait atterré par l’audace inouïe de sa femme, si timide à l’ordinaire. Il ne pouvait attribuer ce changement d’humeur qu’à la force invincible d’un amour illégitime.

Tout à coup, un incident nouveau modifia le cours de ses idées : Simone se retournait pour parler à une personne qui marchait derrière elle. Et, dans cette passante à la voilette baissée sous une capeline qui ombrait son visage, Lestrange crut reconnaître sa belle-sœur. La taille, la démarche, tout ce cachet particulier de la jeune fille lui enleva ses derniers doutes : c’était bien Camille.

Les deux jeunes femmes frôlèrent ce taxi aux stores baissés sans paraître y prêter attention, quoique Camille eût poussé le coude de sa sœur en l’apercevant ; et elles entrèrent dans la maison du député.

Armand se perdait en conjectures. Que sa femme et sa belle-sœur eussent le même amoureux, il le savait grâce aux indiscrétions de Maximilien Neuville. Mais il supposait qu’elles ignoraient leur rivalité. Et elles allaient chez lui ensemble !… Que signifiait cela ?… Lestrange murmura :

— De Camille, je peux tout imaginer : elle est capable de la pire dépravation… Mais, Simone : non. Ma femme est trop pure, trop sentimentale pour accepter ces vilains jeux, ces intrigues à trois personnages !

Bien qu’il fût d’une intelligence moyenne, sa profession d’écrivain avait suffisamment développé ses facultés d’analyse. À l’aide de déductions élémentaires, il soupçonna la vérité : Simone avait dépisté sa surveillance et obtenu la complicité de sa sœur pour élaborer quelque fourberie de femme. Devant le danger conjugal, Mlle  de Francilly avait sans doute sacrifié son flirt à son affection fraternelle et songé à protéger sa sœur avant de s’en montrer jalouse. Le romancier grommela :

— Ah ! par exemple, ça ne se passera pas comme ça… Je vais lui prouver qu’on ne se moque pas d’Armand Lestrange !

Ainsi l’effet se produisait tel que l’avait prévu Camille. Après un petit quart d’heure consacré aux réflexions indispensables, Armand, furieux et résolu, sautait de sa voiture, entrait résolument au 22 de la rue de la Bienfaisance ; et, sans s’informer auprès du concierge (qui l’eût probablement évincé) de l’étage auquel demeurait son locataire, sonnait à tout hasard à l’entresol, à la première porte :

Un domestique vint ouvrir.

— Monsieur Vérani ? questionna Lestrange avec son plus avenant sourire.

— Ce n’est pas ici ; c’est en face, monsieur.

— Je vous demande pardon.

Renseigné, Armand se dirigea vers la gauche et sonna cette fois à la porte du député. On ne lui répondit pas. Cependant, un vague murmure de voix lui prouvait que l’appartement n’était point désert. Alors, sans se dépiter, Armand appuya de nouveau sur le timbre et carillonna sans discontinuer.

Il dit à demi-voix :

— Tant pis ! Si on ne vient pas m’ouvrir, j’enfonce la porte !



XVI


Romain Vérani avait introduit ses deux visiteuses dans le petit salon oriental avec une désinvolture extraordinaire ; des façons aisées, dégagées de chevalier sans peur et sans reproche. Il puisait cette assurance dans la certitude de sa préférence pour Camille qu’il prenait pour la véritable Mme  Lestrange : ma foi ! tant pis, songeait-il ; laissant toute politesse de côté durant l’entretien périlleux qui allait suivre, il avouerait carrément son amour pour la brune héroïne qui avait su percer d’une flèche sûre son cœur inconstant, comme on fixe le vol d’un papillon grâce à l’épingle qui traverse le corps de l’insecte.

Au surplus, Romain se livrait avec d’autant plus d’abandon que celle des deux qu’il préférait était justement la femme mariée. La chaîne conjugale serait un obstacle opportun à l’envahissement d’une vraie passion dans la vie d’un célibataire. Ainsi raisonnait le jeune homme, tandis qu’il souriait à ses hôtesses avec la sécurité d’une résolution prise.

Camille, ne pouvant deviner les pensées qui dictaient cette attitude, en fut indignée.

Ce fut elle qui entama la conversation en déclarant d’une voix mordante :

— Bravo, mon cher monsieur ! Vous vous apprêtez à merveille à jouer la scène de don Juan entre Charlotte et Mathurine… Je ne doute pas que vous ne soyez supérieur dans votre rôle. Mais je vous avertis que vous avez, pour vous donner la réplique, deux partenaires moins promptes à abuser que des paysannes de comédie. Nous venons, ma sœur et moi, vous sommer d’avoir à notre égard une attitude franche…

Le jeune député interrompit spirituellement :

— Mesdames Lestrange, tirez les premières… Qui trompe-t-on, ici ?

Il souligna :

— Je n’ai pas emprunté une fausse personnalité, moi, ce me semble ?

Simone intervint, en demandant à sa sœur :

— Tu connaissais donc monsieur ?

Camille eut un sourire malicieux. Elle répondit :

— Il est temps d’en finir avec cette plaisanterie. Expliquons-nous. Monsieur Romain Vérani, je m’appelle Camille de Francilly ; ma sœur, Mme  Lestrange, s’étant mariée à l’aveuglette, son exemple me fit réfléchir et je projetai de me fiancer en toute clairvoyance. Pour éprouver la sincérité de mes amoureux, je me présentai à eux sous le nom de Simone. Le dénouement de mon expérience s’avère rien moins que brillant puisqu’il nous place toutes deux en face du même héros. Mea culpa !… Je veux faire contre mauvaise bonne fortune pas trop mauvais cœur… Maintenant que vous nous connaissez sous notre aspect réel, choisissez entre nous… Simone, c’est l’aventure, le flirt, peut-être davantage ; c’est la route de gauche au tournant dangereux. Son mari est jaloux ; il la sait ici ; il l’a suivie et veut vous surprendre. Mais ne vous inquiétez pas : au cas où vous la préféreriez à moi, j’inventerai, quand Armand sera là, quelque fable qui vous sauve…

Elle fit une pause ; puis, continua :

— Moi, je représente l’avenir solide ; je suis une jeune fille — indépendante, certes — mais impeccable, je vous le certifie ; belle dot, excellente naissance…

Au moment d’achever, Camille déguisa son trouble sous un air enjoué en disant :

— Vous voilà, tel Hercule, entre Tryphê et Aretê… Laquelle choisissez-vous : la droite ou la gauche ?

« C’est une épreuve ; songea Romain. Toutes les femmes mariées se demandent : « M’épouserait-il, si j’étais libre ? » Elle se substitue à sa sœur afin de le savoir. »

Et persuadé qu’il parlait à Mme  Lestrange, il dit en s’inclinant devant Camille dont il baisa les doigts fuselés :

— Je prends la main qui m’est tendue… Est-ce la droite ? Dans ce cas, je m’en félicite.

Puis, se tournant vers Simone, il allait, avec une nuance de gêne, lui dire courtoisement ces compliments respectueux que les messieurs profèrent en guise de condoléances lorsqu’ils n’ont plus envie de manquer de respect à une dame ; quand, tout à coup, le timbre de l’entrée les fit tressaillir.

— C’est Armand, déclara tranquillement Camille. Vous pouvez lui ouvrir, allez !

Romain hésitait. Ce trille aigu se fit plus impérieux.

— Allez donc ouvrir ! répéta la jeune fille.

Le député se décida à faire quelques pas vers l’antichambre, tandis que Simone, très pâle, murmurait :

— J’ai peur, ma chère…

— Tais-toi ! dit Camille avec un sourire affectueux.

Romain ouvrit la porte. Armand Lestrange se précipita comme une bombe jusqu’au salon où les deux sœurs l’attendaient. Vérani le suivait, légèrement alarmé. Armand s’écria, en interpellant Camille :

— Inutile de débiter vos mensonges… Je suis au courant de tout !

La jeune fille, parfaitement calme, répondit :

— Tiens !… Simone ne m’a pas gardé le secret ?

Lestrange essaya d’ordonner avec dignité :

— Camille, rentrez chez votre mère et laissez-nous nous expliquer. Vous avez voulu innocenter votre sœur, mais votre place n’est pas ici.

— Chez mon fiancé ? Il me semble pourtant que je suis la principale intéressée à y rester, ici !

Et Camille ajouta gaiement :

— Mon cher beau-frère, je vous présente monsieur Vérani, mon fiancé, que je vais épouser dans quelques semaines… Prétendrez-vous encore qu’on vous trompe, devant le fait accompli ? Voici la vérité : j’aime Romain ; ma mère se montrait opposée à notre union : la situation politique de mon fiancé n’étant pas pour lui plaire. Alors Simone, ma confidente, accepta de favoriser notre amour et m’accompagna à chaque entrevue que j’avais avec Romain. Elle lui écrivit même pour les lui fixer. Des délations d’ancillaires trompés par les apparences vous abusèrent… Ma sœur s’est compromise à vos yeux. Deviez-vous douter d’elle, vilain jaloux ?… Implorez tout de suite votre pardon.

Armand déclara, — et sa fatuité, soulagée, s’épanouissait :

— Ma chère Camille, je suis satisfait de ce que vous m’apprenez… Au fond, j’étais sûr que ma femme ne pouvait me trahir.

Et, le sourire aux lèvres, il offrit ses félicitations au jeune Vérani.

Romain, enfin éclairé, pensa : « Je suis pincé. Cette fois, c’est le mariage sans rémission… Qu’est-ce que Neuville avait donc cru comprendre ? Le contraire des choses, ainsi que d’habitude. »

Mais il ne ressentait aucun dépit, — bien mieux : une émotion très douce le saisissait en face de Camille, à la pensée que cette délicieuse créature serait à lui seul. Il avait été tenté par l’aspect d’un beau fruit — qu’il croyait déjà mordu par un autre — et, en le portant à ses lèvres, il aurait la joie de le découvrir intact.

Avec une entière sincérité — cette sincérité du moment présent à laquelle obéissent les cœurs inconstants — Romain serra machinalement la main tendue d’Armand Lestrange en répétant d’une voix pénétrée :

— Je suis bien heureux… Je suis bien heureux…

Aux historiettes immorales, il faut parfois une moralité. Simone Lestrange la trouva par hasard un matin que, seule et désœuvrée, flânant dans la bibliothèque de son mari, elle feuilletait d’un doigt léger une ancienne et rare édition des fables de La Fontaine.

Elle lut distraitement celle intitulée : l’Homme qui court après la Fortune, et l’Homme qui l’attend dans son lit.

Ses yeux tombèrent sur ces vers :

…avec beaucoup de peines,
On s’en va la chercher en des rives lointaines,
La trouvant assez tôt sans quitter la maison.

Le poète y parle de la mort. Mais Simone les appliqua à l’Aventure.

Au déjeuner, elle dit négligemment à son mari :

— Tiens… Vous n’avez pas votre secrétaire, aujourd’hui ?

Armand répliqua :

— Je l’ai envoyé à la Nationale, compulser un opuscule du dix-huitième… C’est un garçon précieux, ce petit Lucien : il fait la moitié de ma besogne.

— Un garçon précieux, répéta Simone, en écho. Il fait la moitié de votre besogne…

Et elle murmurait en elle-même, avec un sourire ambigu :


On s’en va la chercher en des rives lointaines,
La trouvant assez tôt sans quitter la maison.


Janvier 1918.





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mayenne, imprimerie charles colin

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