Pour la Bagatelle/12

Albin Michel (p. 193-212).



XII


Alors que Romain Vérani, impatienté par les contre-ordres répétés de Simone Lestrange, se refroidissait à l’égard d’une conquête si difficile, la jeune femme, exaspérée par ces impossibilités qu’elle déplorait, s’agitait, se surexcitait ; et son intolérable énervement finissait par enflammer sa passionnette.

Jamais elle n’avait été plus près de l’adultère qu’à l’instant où son complice l’en croyait éloignée.

Tant qu’elle avait pu rejoindre le jeune homme librement, sans contrainte, sa pudeur vite alarmée l’avait retenue de commettre l’irréparable. Mais à présent que son mari, vraiment jaloux, dressait des obstacles sur sa route, il lui semblait qu’elle s’abandonnerait tout entière à Romain dans le paroxysme de sa colère captive.

Soudain assidu au logis, Armand entourait sa femme d’une surveillance obstinée, courtoise, irréprochable, contre laquelle Simone ne savait comment s’insurger, désarmée par la douceur exceptionnelle que son mari apportait dans leurs rapports quotidiens. L’entrave de cette sollicitude intentionnelle était un supplice pour la jeune femme. Elle ne pouvait sortir sans que Lestrange l’accompagnât avec un galant empressement. Ces soins inusités quelle devait subir, la rage au cœur, lui rappelait les lointaines et fugitives prévenances d’Armand, aux premiers temps de leur mariage.

Simone pensait : « Il monte la garde autour de ma vertu, comme jadis autour de ma dot. »

Son ironie faisait bientôt place à un sentiment d’inquiétude et de dépit.

De quelle manière déjouerait-elle les plans d’Armand ? Sa prudence reculait devant un éclat. Elle ne tenait guère à son mari, mais elle se souciait infiniment de l’opinion mondaine qui absout la faute discrète et ne pardonne point le scandale.

Simone respectait la morale de cette société que ne choque pas le péché clandestin, mais qui blâme sévèrement l’innocence maladroite qui s’affiche en mauvaise compagnie.

Mme  Lestrange ne redoutait guère le divorce libérateur. Elle appréhendait le flagrant délit qui tache la réputation d’une jeune femme et lui ferme tous les salons. À cette idée, Simone se sentait envahie d’une terreur très lâche : perdre son existence mondaine, ses relations flatteuses, ses succès de beauté, les réceptions où l’on savoure des grands compliments et des petits gâteaux, les visites où l’on promène la nouvelle robe et le dernier potin ; perdre ces futilités précieuses lui apparaissait comme une calamité inimaginable, analogue à une ruine subite qui l’eût forcée de sortir en guenilles, à un naufrage qui l’eût jetée sur une île déserte, à toutes ces catastrophes impossibles telle qu’en forge l’esprit du cauchemar.

Ce n’était pas une fantaisiste dans le genre de Camille. Fruit de la première « manière » de Mme  de Francilly, Simone subissait les effets d’une éducation normale et concevait la vie en traditionaliste.

Elle eût jugé parfaite une situation semblable à tant de situations féminines de son entourage : l’aimable liaison complément d’un mauvais mariage ; l’époux qui vous conduit en soirée, l’amant qui comble le vide de vos journées ; car, deux hommes sont indispensables pour maintenir cet équilibre : côté façade et côté cœur.

Elle n’avait pas prévu les risques d’une aventure bruyante, la jalousie inopportune d’un mari récalcitrant. Inquiète, impatiente et désemparée, Simone épiait sournoisement Armand, comptant sur quelque ruse pour s’affranchir de la surveillance conjugale sans danger, — comme un chien enfermé dans une cour guette l’instant où son maître tourne la tête, pour glisser son corps souple sous la claire-voie de la porte et s’enfuir.

De son côté, Lestrange était fort ennuyé. Embarrassé de son bon droit, il ne savait comment le faire valoir. Il ne tenait pas à divorcer, lui, ah ! fichtre non… Et il constatait avec dépit que le divorce est la seule vengeance qui s’offre aux gens du monde victimes d’une infidélité. D’autre part, pouvait-il supporter l’inconduite de sa femme ? Certes non. Et malheureusement, il lui serait impossible de continuer ainsi de s’attacher à ses pas, de la suivre dans ses moindres démarches. Au premier jour de liberté, quand Simone s’élancerait chez son amant, que ferait Lestrange ? Courir après elle, la prendre sur le fait ? Mais le commissaire de police et la loi ne sauvaient que son honneur, — et point la caisse… L’adultère prouvé, il obtenait la séparation à son profit… moral ; car, s’il reprenait son nom, Simone recouvrait ses biens : le contrat subi jadis était formel, et Lestrange perdait ses droits sur la communauté puisqu’il n’avait pas d’enfant.

À ces considérations d’intérêts s’ajoutaient des raisons plus sentimentales. Bien que négligeant et tyrannisant sa femme, il l’aimait à sa façon : elle était jolie, douce, peu gênante et décorative ; elle lui appartenait : c’était sa chose, sa propriété exclusive, — et un autre osait la lui prendre ! Armand était indigné comme si quelque gredin lui eût volé sa montre ou son portefeuille. Son égoïsme se sentait lésé. Il souffrait. Les tortures de la jalousie lui inspiraient un regain d’amour. Jamais il n’avait pensé autant à Simone.

Il se répétait : « Que faire ? » avec une indécision angoissée.

Son tourment le poursuivait partout, le hantait au milieu de ses occupations quotidiennes.

Un matin qu’il dictait des lettres à son secrétaire, l’obsession le ressaisit de nouveau tandis qu’il regardait la tête blonde de l’adolescent penchée au-dessus du papier. D’étranges réflexions se succédaient en son esprit : « Il n’est pas bête, ce gamin… Des promesses de talent… Des idées… Il m’en a fourni quelques-unes, sans s’en douter, pour mes livres… Ah ! L’imagination débordante et profuse de la vingtième année… Au fait… »

Cédant à une inspiration saugrenue, Armand interpella son secrétaire :

— Lucien… mon petit, laissez ces lettres : ça ne presse pas… Je vais vous exposer un sujet que j’ai l’intention de traiter… Un beau sujet, empoignant et scabreux… Vous me donnerez votre idée sur le dénouement.

Docile et résigné, le jeune homme posa son porte-plume et prit une altitude attentive.

Lestrange commença :

— Voici. Le mari, la femme, l’amant : trio classique. Le mari sait tout : il est sur le point d’être trompé ; il connaît l’adresse de la garçonnière et le nom de l’amant. Que faire ? Il ne veut pas divorcer, il veut reconquérir sa femme. Les surprendre ? il causerait un scandale inutile et ridicule, puisqu’il ne souhaite pas de rompre. Provoquer l’amant ? Mais un duel est aléatoire : on tue rarement son adversaire. De deux choses l’une : ou l’amant est blessé et il n’en devient que plus intéressant aux yeux de la femme ; ou bien, c’est le mari qui reçoit un coup d’épée, et les deux amoureux profitent de la convalescence qui l’immobilise à la chambre pour reprendre impunément leur rendez-vous… Les femmes sont si rosses ! Vous comprenez l’embarras du mari ? Quel truc va-t-il imaginer pour se tirer de cette impasse à son honneur ?

Le jeune secrétaire l’écoutait avec surprise : ce plan sortait de l’ordinaire cher au patron : on n’y voyait poindre aucune religiosité.

Armand reprit impatienté :

— Eh bien ! Vous ne dites rien ? Qu’est-ce qu’il fera, le mari ?

Lucien pensa ironiquement : « Ah ! Il paraît que c’est à moi que revient le soin de trouver le truc en question. »

Habitué à voir le romancier piller son cerveau fertile comme on fourrage un jardin fleuri, le jeune secrétaire, flatté mais non dupé, s’apprêtait à jouer son rôle accoutumé.

Après avoir médité quelques minutes, il questionna :

— La femme… Quel caractère lui donnez-vous ?

Armand dépeignit Simone en répondant :

— Un caractère de blonde… Elle est douce, mais rancuneuse… timide, mais sournoise… romanesque, mais irrésolue…

— Bravo ! s’écria Lucien… Alors vous tenez votre dénouement… C’est limpide… Il faut frapper l’imagination de votre héroïne pour la ramener au bercail. Employez le revolver… Tenez, par exemple… Le mari se rend au lieu du rendez-vous ; il surprend sa femme et l’autre. Il tire son revolver de sa poche et fait feu… sans danger pour lui-même : on acquitte toujours l’époux qui venge son honneur… D’ailleurs, s’il répugne au crime passionnel, il peut tirer en l’air… L’effet sera le même : affolée, épouvantée et peut-être subjuguée, la femme sera reprise par un respect craintif à l’égard de son mari. Avec le caractère que vous tracez d’elle, c’est infaillible.

Armand, enthousiasmé, approuva :

— Parbleu ! Vous avez raison… Moi qui n’y songeais pas… Je n’aurai qu’à la suivre rue de la Bienfaisance et je tirerai en l’air.

Il s’arrêta net, pétrifié par son étourderie.

L’attitude de Lucien le rassura : le petit secrétaire semblait n’avoir rien remarqué. Évidemment, il pensait que Lestrange parlait à la première personne dans le feu de son improvisation littéraire en se mettant dans la peau de son personnage.

Rassuré, Armand médita le conseil involontaire qu’on venait de lui donner : effectivement, un drame simulé serait le meilleur moyen de dénouer l’intrigue de Simone sans risquer le divorce. Alors même que la jeune femme se montrerait réfractaire à l’attrait émouvant d’une action passionnelle, son complice s’empresserait de rompre par effroi du scandale : n’était-il pas député ? Le souci de ses affaires l’emporterait sur tout autre sentiment, il briserait une liaison trop dangereuse ; il ne se soucierait pas de servir de cible à un mari outragé qui s’attirerait toutes les sympathies en visant un membre du Parlement.

Et Lestrange se demandait avec étonnement : « Comment diable l’a-t-elle connu, cet animal ? Nous ne fréquentons pas des milieux politiques… Où a-t-elle rencontré ce Vérani ? Ces femmes sont des abîmes insondables. »

Qu’un jeune homme de dix-neuf ans, peu hardi et besogneux, devienne amoureux de la femme jeune et charmante du cuistre qui le fait travailler imprudemment dans ce voisinage tentateur ; que cet enfant n’ose avouer son premier amour à celle qui l’inspire, c’est une situation qui n’est pas neuve.

Mais cette situation se corsait tout à coup d’un incident inattendu.

Lucien venait de nuire sans le vouloir à l’héroïne de son roman muet. L’exclamation inconséquente d’Armand lui avait révélé la vérité. Tandis qu’il détournait les yeux et se figeait dans une pose d’indifférence apparente, le jeune secrétaire se remémorait les bruits qui couraient sur Mme  Lestrange, la lettre de dénonciation qu’il avait commencé de lire ici-même un jour… Il songea : « Le mari a été prévenu, et c’est moi qui lui suggère une vengeance contre Elle !

Elle, la blonde et séduisante créature dont les douces prunelles posées au hasard sur lui le faisaient frémir de joie chaque fois que leurs regards se rencontraient, lorsqu’elle entrait chez son mari dans une toilette d’intérieur qui dégageait sa nuque aux cheveux légers, d’un or délicat, ses bras blancs, sa poitrine pâle ; et qu’elle laissait après elle, sur son passage, le frais parfum du bain matinal…

Le cœur de Lucien battait violemment à l’idée du préjudice qu’il lui avait causé tout à l’heure, en inspirant malencontreusement un projet à ce mari qui ne savait rien trouver tout seul.

Consterné, le jeune homme se disait : « Il a beau vouloir tirer en l’air, il est si maladroit qu’il risque de la blesser quand même ! »

Il voyait déjà Simone touchée, inanimée, morte peut-être, — par sa faute.

L’exaltation, l’exagération propres à la jeunesse lui faisaient souhaiter ardemment de racheter sa bévue en se dévouant au service de Mme  Lestrange.

Pour le moment, la femme qui l’inquiétait à ce point était assise en face de lui et souriait fort tranquillement en épluchant une pêche avec des petits gestes minutieux ; car l’écrivain avait retenu son secrétaire à déjeuner, et c’était à table que Lucien se livrait à ces réflexions anxieuses. Il essayait de manger pour ne pas provoquer la curiosité de ses hôtes, mais sa glotte se rétractait à chaque bouchée.

Vers la fin du repas, Armand interrogea sa femme :

— Avez-vous l’intention de sortir, aujourd’hui ?

Agacée à la perspective d’être encore escortée du chaperon conjugal, Simone chercha le but de sortie qui pourrait être le plus désagréable au romancier, puis, ayant trouvé, répondit d’un ton détaché :

— C’est lundi… Il y a grande exposition de blanc dans trois ou quatre grands magasins… J’irai les voir successivement : je veux choisir des lingeries.

Lestrange observa :

— Vous êtes intrépide…

— Ne viendrez-vous pas avec moi ?

— Ah ! non, par exemple… J’ai horreur de la foule.

— Vous m’auriez porté mes paquets.

— Oh ! bien, vous êtes délicieuse, ma chère… Quel plaisir pour moi ! D’abord, j’ai à travailler.

Simone baissa les yeux, dissimulant sa joie à présent qu’elle était sûre d’une journée imprévue de liberté. Romain passait tous les après-midi prendre son courrier rue de la Bienfaisance : en lui envoyant un pneu sur l’heure, il serait averti à temps et l’attendrait de cinq à sept. Ulcérée contre son mari, la jeune femme pensait : « Ah ! cette fois, Romain n’aura pas à se plaindre de ma froideur. » Un petit frémissement relevait le coin de ses lèvres, une légère fièvre allumait ses pommettes ; et, la tête penchée vers son assiette, elle s’efforçait de maîtriser son agitation.

Elle se méfiait seulement d’Armand ; elle n’avait même pas un regard pour le jeune secrétaire dont elle oubliait presque la présence ; celui-ci, aux aguets, avait observé avec inquiétude le manège de fausse insouciance exécuté par Lestrange et la satisfaction mal réprimée de Simone. Le jeune homme, devinant leurs pensées, s’énervait : « Elle va tomber dans le piège ; comment la mettre en garde ? »

Lucien éprouvait une émotion violente en quittant le ménage Lestrange. Les convenances l’avaient forcé de prendre congé, après le déjeuner. Le romancier lui donnait campos jusqu’au lendemain ; et sa femme, impatiente d’être seule, renvoyait tacitement l’intrus par cette muette comédie de gestes las, de silences pesants, de sourires froids qui signifient poliment à l’invité : « Mais allez-vous en ; vous voyez bien que vous me gênez ! »

Le jeune secrétaire avait trop d’usage mondain pour y résister. Il s’en allait. Dans l’escalier, il dut s’arrêter de descendre tant il était oppressé. Il souffrait de cette vive sensibilité qui est l’apanage de la jeunesse. Des images affluaient à son esprit, lui montraient Simone suivie par son mari, Lestrange entrant derrière elle chez l’amant ; et l’attentat simulé qui deviendrait peut-être un assassinat réel…

Combien de temps resta-t-il là, rêvant sur ce palier ? Le bruit d’une porte qui s’ouvrait à l’étage au-dessus — l’étage des Lestrange — le réveilla soudain : un frôlement de jupes contre les marches, les claquements saccadés des talons se précipitant dans une descente accélérée… Simone arrivait droit sur lui. Lorsqu’elle l’aperçut, elle eut un haut-le-corps ; puis rectifiant son allure, elle descendit encore trois ou quatre marches d’un pas tranquille, en tâchant de sourire.

Alors, Lucien comprit pourquoi, inconsciemment, il était resté à sa porte ; nos actes importants sont dus aux réflexes plutôt qu’aux réflexions. Le jeune homme s’élança vers Simone, lui barrant le passage, et balbutia rapidement :

— N’y allez pas, madame… M. Lestrange est au courant ; il veut vous surprendre et tirer des coups de revolver sur vous et sur… lui.

Effarée, Simone dit avec stupéfaction mi-jouée mi-sincère :

— Je ne vous comprends pas… Je ne dois pas aller où ?

— Rue de la Bienfaisance.

Cette fois, Simone rougit ; et répliqua avec une hauteur blessée :

— Qu’est-ce qui vous prend, mon petit Lucien ?… Je ne connais personne qui habite cette rue et je vous répète que je ne comprends rien !

Tout en parlant, d’un geste maladroit et révélateur elle s’efforçait de cacher une petite enveloppe bleue qu’elle tenait à la main ; ses doigts fébriles lâchèrent le papier qui tomba sur le tapis. D’un mouvement de politesse irréfléchie, Lucien se baissa, le ramassa, et lut involontairement l’adresse : Monsieur Vérani, rue de la Bienfaisance.

Ils échangèrent un regard éloquent.

Lucien pensait amèrement qu’elle était bien jolie et que ce Vérani, ce séducteur inconnu, était un mortel favorisé.

Simone jugeait inutile de nier plus longtemps. Elle se demandait : « Qui l’a renseigné et pourquoi m’a-t-il prévenue ? »

Soudain, elle devina cet amour de jouvenceau fait de naïveté, d’enthousiasme et d’abnégation. Amusée, flattée, un peu touchée, elle l’examina et le trouva gentil.

Elle voulut lui témoigner sa gratitude en le flattant à son tour.

Alors lui tendant une main loyale, elle dit très sérieusement au gamin :

— Monsieur Lucien, vous êtes un galant homme !