Pour la Bagatelle/10

Albin Michel (p. 149-168).



X


En entrant dans le petit salon de l’hôtel de Francilly, Armand Lestrange sentit son irritation se nuancer d’appréhension : il redoutait l’hostilité narquoise de sa belle-mère qui le laissait toujours en défaut. Sûr de son bon droit, aujourd’hui, il savait pourtant que, d’un mot impertinent, sa fine interlocutrice le cinglerait avec succès. Peu familiarisé avec l’esprit, Armand n’avait point celui de repartie. Il s’en rendait compte et se trouvait cette excuse : « Je suis trop profond pour m’abaisser à ce jeu léger des superficiels. »

Aussi, dès que Mme  de Francilly et Camille furent entrées, Lestrange essaya de prendre l’offensive en attaquant sans préparation :

— Ah ! ça, madame, croyez-vous que je vais supporter indéfiniment qu’on m’insulte à cause de mademoiselle votre fille ?

Camille interrogea, en ouvrant de grands yeux :

— À cause de moi… Comment cela ?

Armand lâcha tout à trac :

— Vous me faites traiter de cocu !

— Ce n’est pas une insulte, observa la comtesse de Francilly.

— Et qu’est-ce que c’est, je vous prie ? s’écria le romancier en s’adressant à sa belle-mère.

— C’est une opinion. Nous ne pouvons pas empêcher les gens d’avoir une opinion sur nous. Ne vous est-il jamais arrivé, au restaurant ou en chemin de fer, de regarder l’inconnu assis vis-à-vis de vous en pensant : « Voilà un monsieur qui doit être propriétaire… ou ingénieur… ou avocat : il a la tête de l’emploi. » On se trompe parfois dans ses jugements, d’ailleurs… Simone est une femme exemplaire.

Armand Lestrange haussa les épaules ; et répliqua :

— L’observateur dont il s’agit présentement n’est qu’une cuisinière… Ce n’est pas en regardant ma tête qu’elle s’est fait cette opinion… C’est en découvrant dans la garçonnière d’un polisson des lettres signées Simone Lestrange par Camille de Francilly.

— Je n’ai jamais écrit de lettre ! commença Camille.

Elle s’interrompit brusquement en surprenant un geste de sa mère. Les deux femmes échangèrent un regard éloquent, traversées par la même pensée : Simone, lasse d’un mauvais époux, aurait-elle enfin secoué le joug de sa constance conjugale ?

Mme  de Francilly sourit : elle tenait de ses aïeules du xviiie siècle une tournure d’idées voltairiennes et méprisait certains préjugés avec sa désinvolture de grande dame. Au surplus, un adultère de Simone ne pouvait lui inspirer plus de réprobation que son mariage. Bien des belles-mères tolèrent plus volontiers une faute qu’un gendre.

Camille comprit qu’il fallait couvrir l’imprudence possible de sa sœur. Elle interpella Armand :

— D’abord, je n’ai pas à me justifier… Ma conduite ne vous concerne pas.

— Hein !… Quand vous prenez le nom de ma femme ?

— Elle ne me l’a pas défendu.

— Moi, je vous l’interdis.

— Ai-je à recevoir vos ordres ?

— Alors je ne pourrais pas vous empêcher de porter mon nom ?

— Mon Dieu, si… Divorcez ; insinua Camille d’une voix flûtée. Je suppose que Simone ne s’y opposera pas.

Lestrange, outré, se retourna contre la comtesse.

— Madame, vous avez déplorablement élevé votre fille cadette.

Mme  de Francilly riposta, imperturbable :

— Monsieur, ne vous en prenez qu’à vous-même : vous m’avez démontré, en enlevant l’aînée, où mène une trop bonne éducation.

— Camille sera condamnée à rester fille : elle se compromet à plaisir.

— Mieux vaut un célibat volontaire qu’un mariage forcé.

— Vous ne m’avez jamais pardonné d’avoir séduit ma femme… Est-ce une raison pour ridiculiser mon nom ?

Camille intervint, avec sa rosserie enjouée :

— Voyons, Armand, vous prenez tout à rebours… Loin de vous ridiculiser, je vous fournis un alibi… Supposons que Simone vous trompe… Ma sœur est honnête ; mais dix ans de fidélité conjugale quand on ne s’entend pas avec son mari, c’est quand même un record ?… Eh bien, lorsque des amis charitables vous avertiraient de cette infortune vulgaire, vous seriez le premier mari trompé qui pourrait nier son déshonneur en répliquant : « Ce n’est pas ma femme, c’est sa sœur ! »

— C’est révoltant… Vous prétendez que Simone a un amant, maintenant ?

— Je ne prétends rien.

— En tout cas, il est inadmissible que ma femme soit compromise par vos amoureux… Je vous jure que ça ne continuera pas comme ça !

La comtesse de Francilly observa :

— Pourtant, mon cher, les fantaisies de Camille ne peuvent vous causer grand tort : les jeunes gens que nous fréquentons ne sont pas de votre monde… ils vous ignorent. Pour eux, Mme  Lestrange n’a pas une personnalité plus précise qu’une Mme  Dupuis ou une Mme  Martin… c’est un nom quelconque signé sous un joli visage.

— Pourquoi avoir choisi plutôt celui-là ? gémit Armand.

— Ce pseudonyme a quelque utilité : au cas où les méfiants désireraient se renseigner, tous les annuaires leur apprendraient qu’il existe bien, en effet, une Mme  Lestrange, née de Francilly… Vraiment, je ne comprends pas que ce mensonge innocent vous offusque… Votre réputation n’intéresse que vos amis : eux seuls auraient plaisir à l’attaquer… Or, si, par hasard, Camille rencontrait l’un d’eux, il serait le premier à démasquer la fausse Mme  Lestrange… Tout l’honneur serait pour vous et la honte pour l’usurpatrice. Je vous le répète : en quoi êtes-vous lésé ?

— Voilà la logique féminine ! s’exclama Armand, abasourdi.

Il reprit, d’un air choqué :

— Il me déplaît de penser qu’un monsieur inconnu puisse se croire l’amant de ma femme.

— Ah ! pardon ; rectifia vivement Camille. Je vous affirme que je n’ai donné cette illusion à personne !… Ménagez vos expressions, monsieur mon beau-frère : vos paroles vont plus loin que mes gestes.

Lestrange déclara avec suffisance :

— Oh ! Je sais… J’ai déjà flirté avec des jeunes filles… Supposez-vous que cela soit plus agréable pour moi ? Que l’aventure reste inachevée, je n’en ai pas moins le rôle grotesque… Je ne veux pas que votre patito s’imagine avoir ma femme comme demi-maîtresse.

Il conclut impérieusement :

— Et j’exige que vous mettiez ce monsieur au courant de l’imbroglio !

— Quel monsieur ?

— Celui qui laisse traîner vos lettres dans sa garçonnière.

Camille regarda sa mère en riant et riposta :

— Mais je ne sais pas de qui il s’agit, moi… Il faudrait me le nommer.

Armand Lestrange, se méprenant, ricana avec indignation :

— Ah ! C’est charmant… C’est charmant ! Le nombre de vos… correspondants… vous empêche de présumer exactement duquel il est question ? Mes compliments. En vérité, madame, comment pouvez-vous tolérer la conduite de Camille ?

La comtesse répliqua sans s’émouvoir :

— Sa conduite m’importe moins que son bonheur : celui-ci est incertain, tandis que je suis certaine de ma fille.

Armand n’insista pas. Tirant la lettre anonyme de son portefeuille, il la plaça sous les yeux de Camille en lui disant :

— Ceci va peut-être vous donner un indice ?

Les deux femmes se penchèrent sur le papier graisseux. Leur lecture achevée, elles furent convaincues de l’infidélité de Simone. Ce que Mlle  de Francilly avait dit en riant, tout à l’heure, se réalisait : Camille allait servir de paravent à Mme  Lestrange.

La jeune fille murmura, indécise :

— Non… Je vous avouerai que je ne devine guère…

L’écrivain s’impatienta :

— Voyons, vous ne connaissez pas d’homme politique ?

— Non ; répondit Camille avec sincérité, car elle ignorait encore la qualité de Vérani.

À cet instant, le timbre de la porte annonça l’arrivée d’un visiteur. Lorsque quelqu’un se présente au milieu d’une scène de famille, son entrée est déplorée par l’une des parties alors que l’autre l’estime providentielle. Ce double courant fut également ressenti quand Maximilien Neuville parut sur le seuil du salon. Armand réprima un mouvement de contrariété ; mais la comtesse et Camille adressèrent au nouveau venu le plus aimable, le plus caressant, le plus flatteur des sourires, — ce sourire d’accueil ineffable qu’une maîtresse de maison réserve à ses visiteurs de marque.

Mme  de Francilly, enchantée que l’arrivée de Maximilien rompît les chiens, le reçut ainsi qu’un ami de vieille date quoiqu’il vînt seulement pour la seconde fois.

Elle présenta les deux hommes l’un à l’autre :

— Mon gendre, monsieur Lestrange… Monsieur Maximilien Neuville, chef de cabinet du ministre du Bien Public.

Neuville s’inclina vers Armand qui lui rendit un salut empesé. L’air maussade du romancier fit penser à Maximilien : « Le mari est jaloux. »

Le vieux jeune homme était de la race des amants transis. Le risque n’avait pas à ses yeux l’attrait du piment qui assaisonne l’amour : il courtisait la femme de Sganarelle, mais respectait celle d’Othello. Sa devise était celle du gouvernement qu’il servait : « Pas d’affaires !… Pas d’histoires ! » Aussi, se montra-t-il très réservé à l’égard de Camille en constatant la mauvaise humeur d’Armand.

Celui-ci était agité par une opposition de sentiments. Il se consultait : « Vais-je me taire ! Vais-je faire un esclandre ? » Il restait suffoqué d’entendre, en sa présence, un inconnu parler à Mlle  de Francilly en la nommant Mme  Lestrange. Mais, d’autre part, une circonspection intéressée le retenait prudemment. Le romancier était persuadé que sa belle-mère ne lui pardonnerait point un éclat. Elle ne lui manifestait pas tant de sympathie, déjà… Et Lestrange réfléchissait que la comtesse de Francilly pouvait déshériter sa fille aînée d’un tiers au profit de la cadette, à moins qu’elle n’incitât Simone à divorcer… Dans un cas comme dans l’autre, la fortune de sa femme lui échappait. L’avisé calculateur jugea préférable de temporiser. Il se tut, rongeant son frein.

Maximilien Neuville, qui projetait en lui-même d’écourter sa visite, commença de débiter ces lieux communs qui servent de contenance à notre langage comme une paire de gants balancée d’une main dans l’autre sert de contenance à nos gestes.

Armand Lestrange l’écoutait, d’abord contraint puis bienveillant. Le courant s’établissait entre les deux hommes. Ils s’intéressaient l’un et l’autre aux futilités des propos mondains, aux jugements tout faits, aux redites cent fois entendues. Unis par les mêmes opinions, pas très intelligents, sans originalité, ils sympathisaient forcément. Ils se sentaient attirés par leur banalité réciproque.

Tout à coup, Armand se rappela les termes de la lettre anonyme : « Un monsieur qui est dans la politique… » Neuville était chef de cabinet d’un ministre… Il pensa : « Parbleu, c’est lui qui est en correspondance avec Camille ! » Et il éprouva un dépit extrême à supposer que cet homme agréable et distingué le considérait comme un mari berné.

Quand Neuville prit congé, Armand Lestrange, mû par une attraction irrésistible, se retira en même temps que lui. Dans l’antichambre, tandis qu’ils échangeaient des politesses en reprenant leur canne et leur pardessus, le romancier proposa gracieusement, à mi-voix :

— Ne serai-je pas indiscret en vous accompagnant ?… Je désire vous parler confidentiellement.

Incertain, Maximilien observa son interlocuteur avec inquiétude. L’air aimable de Lestrange le réconforta. Il répondit :

— Mais, comment donc… Je suis enchanté.

Sous les regards malins de la comtesse et de Camille qui devinaient les intentions d’Armand, les deux hommes quittèrent l’hôtel en se dirigeant vers le bois.

Lestrange, très gêné à l’idée de la révélation qu’il méditait, avançait sans se décider à entamer l’entretien. Neuville, un peu étonné, gagné par le malaise qu’il sentait chez son compagnon, gardait également le silence.

Ils arrivaient à la Porte-Dauphine. Là, les saluts reçus et donnés au passage leur fournirent heureusement un sujet transitoire. Maximilien se mit à énumérer les noms connus de lui, parmi les habitués qui se rendaient au Cercle ou aux Acacias. Armand nomma à son tour les personnes de sa connaissance. Ils avaient tous deux de ces relations en vue dont s’enorgueillit notre snobisme. Ils n’auraient pas daigné mentionner un bon camarade obscur, mais Neuville était flatté de désigner tel ou tel grand mondain qui le traitait de haut ; et Lestrange, en retour, prononçait fièrement un nom illustre dans les lettres qui lui rappelait secrètement certaine rebuffade reçue et digérée.

Lorsqu’ils se furent offert, comme un bouquet, la fleur de la bonne compagnie qu’ils se targuaient de fréquenter, Lestrange regarda fixement Neuville et se décida enfin à lui dire :

— Monsieur, je tiens à vous mettre au courant d’une chose inimaginable, insensée, baroque… Mais c’est une femme qui en a eu l’inspiration : c’est tout dire ! Vous croyez faire la cour à Mme  Lestrange, n’est-ce pas ?

Neuville se défendit énergiquement :

— Pardon… Je vous assure que vous exagérez… Mon hommage est un simple hommage de galant homme sans arrière-pensée !

Armand répliqua en souriant :

— Que m’importe !… Camille prend le nom de sa sœur. Ma femme n’est point celle qu’on pense.

Illuminé, Maximilien s’exclama :

— Ah ! je vais enfin percer le mystère qui entoure les deux Mme  Lestrange !

— Comment, vous savez ? s’étonna Armand.

Neuville expliqua :

— Je sais que deux personnes se prétendent Mme  Lestrange. L’un de mes amis les connaît l’une et l’autre. Elles flirtent sans s’en douter avec le même jeune homme.

— C’est ma belle-sœur qui prend le nom de ma femme…

— Pour dérouter vos soupçons ? Très ingénieux !

— Mais non…

Armand s’interrompit pour questionner :

— Alors, c’est à vous qu’elle écrit des lettres d’amour signées « Simone » ?

Maximilien s’écria étourdiment :

— Pas du tout !… Ce doit être à Romain Vérani.

Il rougit, confus de son indiscrétion. Lestrange s’informait :

— L’ami qui les connaît l’une et l’autre, sans doute ?

— Monsieur, je vous en prie ! implora Neuville. N’insistez pas… Je suis assez honteux de l’avoir trahi malgré moi.

Le romancier, mordu cette fois par une jalousie fondée, réfléchissait : « Ainsi, ma femme a une intrigue… c’était réel ! » Il ne se souciait plus de Camille, il oubliait Neuville. Soudain, il s’excusa :

— Monsieur, il faut que je vous quitte… Je me rappelle un rendez-vous urgent…

Maximilien, un peu penaud mais ravi au fond que l’orage se détournât de lui, le vit s’éloigner avec une satisfaction relative.

Lestrange s’était élancé dans la direction du Pavillon. Il entra dans le restaurant, commanda un thé et réclama :

— Paris-Hachette… vite !

Il feuilleta l’annuaire et maugréa à voix basse :

— Romain Vérani, député… Parbleu ! La lettre anonyme disait vrai !

Pendant ce temps, Maximilien Neuville qui possédait la particularité de comprendre tout à rebours, monologuait en rentrant chez lui :

« Il faut que j’avertisse Vérani. Je saisis tout, maintenant : Mme  Lestrange, après avoir rencontré Romain dans le métro, s’est doutée que son mari se méfiait ; alors, elle s’est entendue avec sa sœur pour lui faire prendre son nom et créer une équivoque aux yeux de Lestrange. Mais Mlle  de Francilly, qui avait déjà vu Romain au cinéma, a poursuivi l’aventure pour son propre compte sans en faire part à sa sœur… C’est clair. »

Et Maximilien conclut, avec sa pusillanimité ordinaire :

— À présent que le mari s’en mêle, l’histoire va se compliquer… Que Vérani se débrouille entre ses deux conquêtes : moi, je lui laisse le champ libre !