Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901


CHAPITRE XII


Lorsque Pierre ouvrit la porte de sa chambre, Greg, assis sur le canapé, mais les jambes encore enroulées dans la couverture, méditait tout pensif.

Sachant ce qui devait se passer à l’autre bout de cet immense Paris entrevu à peine, aux lueurs troubles de l’aube, l’orphelin se sentait bien anxieux.

On avait parlé de son pauvre grand-père, là-bas ! Qu’en avait-on dit ?… Jamais il ne le saurait, sans doute.

Dès que Marcenay eut franchi le seuil, il chercha sur ses traits l’empreinte et comme l’écho des paroles prononcées : rien n’en restait.

Cette demi-heure de solitude en voiture avait rasséréné le jeune homme. Le passé commençait de s’enfoncer dans l’ombre ; il avait secoué le fardeau de honte, porté pour un autre, mais si lourd quand même ! Il sentait sa tâche accomplie ; sa belle confiance de vingt-cinq ans l’emportait sur les craintes et les dissentiments survenus ; l’avenir lui riait.

« Tu ne t’es pas ennuyé à m’attendre, gamin ? s’informa-t-il.

— Je me réveille il n’y a qu’un instant.

— Alors, debout. Viens courir Paris. Je veux t’en donner une idée, si vague soit-elle ! »

Puis, souriant :

« Je te ferai passer devant certaine école où tu suivras des cours plus tard, décidément. Car tu seras médecin, puisque telle est ta vocation.

— C’est aujourd’hui que vous avez arrêté ça, monsieur », fit Greg, étonné, cherchant à comprendre quel lien mystérieux le rattachait, lui, l’inconnu, l’orphelin, à ce qui avait dû avoir lieu chez le père du comte de Trop.

Mais il rêvait !… Cela n’avait sans doute aucun rapport. C’est en revenant que, se voyant riche, malgré la somme rendue, son protecteur avait pris cette décision.

Et, honteux de paraître si peu reconnaissant, vu que la surprise et ses réflexions intimes le tenaient muet devant Pierre, il murmura :

« Vous êtes bon pour moi comme si vous étiez mon propre père ! »

Le jeune homme fut presque tenté de lui en dire plus long ; de préciser, par exemple, où, dans quelles conditions il aurait à appliquer son savoir. Mais, outre que cela eût absorbé leur temps, la prudence lui conseillait de se taire.

« Je te raconterai une fois ou l’autre, quand tu auras pris un peu d’âge, quel médecin j’entends faire de toi. Pour le moment, filons vite, vite ; emballons tout. Nous dînerons au buffet en attendant le train. Le peu de jour qui nous reste, employons-le à faire le plus de chemin possible. Emplis-toi les yeux de ce que tu verras, mon bonhomme : il n’y a pas deux villes au monde comme Paris ! »

Greg obéit à la lettre et s’emplit tellement les yeux, l’esprit des choses entrevues qu’il en perdit, ou peu s’en faut, l’usage de la parole tant que roula la voiture. Pierre seul parlait, nommant à mesure les édifices, les places, les monuments. Même, en dînant, Greg causa peu, occupé qu’il était à classer ses souvenirs.

Une fois dans le train, se mettant à sourire, il dit :

« J’en aurai long à raconter à l’oncle Charlot, de quoi le distraire au moins pendant une semaine. »

Mais, comme il se disposait à questionner Pierre, afin de s’assurer que sa mémoire n’était point en défaut, il s’aperçut que, perdu dans ses propres pensées, le jeune homme ne l’entendait pas…

À Chalon, une voiture commandée par dépêche attendait les deux voyageurs à la gare. Elle les déposa devant la grille de la villa Saujon un peu avant huit heures du matin.

Au premier étage, les persiennes encore fermées laissaient présumer que « la vieille dame » dormait toujours ; mais, au rez-de-chaussée, tout était ouvert : l’oncle Charlot devait être éveillé.

« Tu vas aller déjeuner, Greg, commanda Marcenay. J’entre chez mon oncle. Prie Nanette de me préparer du café noir et de me l’apporter ; je ne prendrai pas autre chose ce matin. »

M. Saujon avait reconnu la voix de son neveu et tenait les yeux fixés sur la porte, impatient de la voir s’ouvrir.

Il sourit à l’entrée de Pierre.

« C’est fait, annonça tout bas celui-ci en embrassant le vieillard. Je crois que votre frère peut être en paix et que nous pouvons lever la tête : nous en avons reconquis le droit. »

Rapidement, glissant sur les détails, Pierre rendit compte de ses démarches et de leur résultat. L’oncle Charlot se montra très ému, très attristé des épreuves souffertes par le pauvre Legonidec. Il approuva tout ce qu’avait décidé son neveu, visiblement soulagé qu’il ne leur restât rien de la fortune de son frère.

Mais la réflexion mit une inquiétude sur ses traits : qu’allait dire Caroline ? Comment accepterait-elle ce complet dépouillement, alors que sa joie était de faire sonner à tout propos « son million », mot magique dont les trois syllabes la grisaient d’orgueil.

Un doigt levé vers le plafond, le vieillard interrogeait anxieusement Pierre du regard.

Celui-ci fit un geste indifférent.

Affronter la colère de sa tante ? Voilà qui ne le troublait guère au sortir de deux entrevues comme celles qu’il venait d’avoir avec MM. Denormand et Aubertin :

« Ne vous tourmentez pas, oncle Charlot, supplia-t-il, je ferai tête à l’orage et je saurai l’apaiser, je vous le certifie. Tu peux entrer, Greg, répondit-il à la question que lui posait celui-ci de l’autre côté de la porte.

— C’est que j’ai les deux mains embarrassées ; j’ai peur de lâcher le plateau. »

Marcenay alla ouvrir.

Le jeune homme apportait lui-même le café, auquel il avait ajouté de son chef des galettes au maïs sortant du four, certain que Pierre, dont il connaissait les goûts, n’y résisterait pas :

« Tu as… as… dit… ? interrogea l’oncle Charlot dès que son messager eut franchi le seuil :

— Oui », fit Pierre avec un beau sourire vaillant.

Et, aussitôt, pour prouver à son oncle qu’il était résolu à ne point se déclarer vaincu sans avoir lutté :

« Greg, prononça-t-il, va t’informer si ma tante est visible, afin que je monte lui dire bonjour. Tu iras ensuite prendre des nouvelles de Mme et de Mlle Lavaur, et tu leur annonceras ma visite pour cet après-midi. »

Il s’était assis devant un guéridon et déjeunait, tout en caressant et en régalant d’une part de ses galettes son chien Mylord et Jaunet, son vieux chat, entrés sur les talons de Greg.

Ce dernier échangeait avec le paralytique un regard entendu : tous deux souriaient.

Il allait y mettre bon ordre, lui, à la brouille ! Allons, tout s’arrangerait, et bientôt !

Ravi des ordres reçus, petit Greg se précipita vers la porte pour les exécuter. Mais, comme il l’ouvrait, on la lui repoussa dessus brusquement, et Mme Saujon, en robe de chambre, coiffe de nuit, visage maussade, fit son entrée :

« Ah ! te revoilà, s’écria-t-elle. Tu en as assez, polisson, du régime de l’hospice. »

Greg regarda Pierre, cherchant à lire sur sa physionomie ce qu’il devait répondre.

Le jeune homme posa un doigt sur ses lèvres d’un geste rapide, et, s’avançant vers sa tante :

« C’est moi qui ai ramené ce bonhomme ; ne vous préoccupez pas de lui. Parlez-moi de votre santé, ajouta-t-il en effleurant les joues parcheminées de Caroline. Comment s’est-elle comportée en mon absence ?

— Mal, très mal ! J’ai dû demander le médecin deux fois pour des pesanteurs d’estomac. J’ai le teint jaune, n’est-ce pas, Pierre ? La bile me fatigue. »

Et déjà sa voix montait d’une octave.

« Mais non, mais non : je vous trouve au contraire bonne figure. Nous avons peut-être un peu négligé notre régime, poursuivit-il avec un hochement de tête important, se donnant soudain sa figure de docteur : nous nous y remettrons. »

Puis à Greg :

« Va où je t’ai dit, mon enfant.

— Où l’envoies-tu ? questionna Mme Saujon soupçonneuse.

— Chez Mme Lavaur prendre de leurs nouvelles et demander si je peux être reçu aujourd’hui.

— Attends une minute, petit…

« Mon neveu, déclara Caroline, s’efforçant de donner à sa voix et à son attitude une solennité qui en imposât à Pierre, écoute-moi d’abord. Je présume qu’après m’avoir entendue, l’envie ne te restera point de revoir ces gens-là. J’ai été insultée par Mme Lavaur.

— À quel propos ?

— Sans raison, mon cher, sans aucune raison ! Mme Lavaur Lavaur n’a-t-elle pas prétendu que je trichais ? Parce qu’il m’est arrivé une fois d’avoir une distraction, que ce petit insolent n’a eu garde de passer sous silence, fit-elle en désignant Greg de la tête, bonne maman s’est avisée de me suspecter, de me surveiller ; elle a mis des lunettes exprès ! Ça m’agaçait déjà pas mal, ces façons-là ! Suis-je cause si le jeu me vient, et si je sais en profiter ? Elle joue comme une borne ! Le jour où nous nous sommes disputées, elle m’a jeté les cartes à la tête, ou peut s’en faut. Du joli monde ! bonne éducation ! Je n’y ai plus remis les pieds, tu peux le croire. Je n’entends pas que tu les revoies. Oh ! je lui ai dit son fait et rivé son clou, à bonne maman ! Je lui ai déclaré : « Madame, vos petites combinaisons pourraient mal se trouver de votre façon d’agir. Mon neveu… »

— Vous avez parlé de moi ! interrompit Pierre violemment.

— Pour sûr ! Je savais la vexer. Notre million lui donne dans l’œil, c’est aussi visible que le jour à midi.

— Ah ! s’il vous plaît, ne vous mêlez jamais de mes affaires, cela se gâterait entre nous. »

Il se contenait à grand’peine : la discussion tournait à la tempête, il le sentait, et… à quoi bon ?

S’efforçant de se ressaisir, il poursuivit :

« Ce sont des disputes de commères, tout cela. Je ne prendrai pas parti. Je ne changerai rien à mes relations avec la famille Lavaur.

— Tu aurais le cœur de me désavouer ? glapit Caroline du haut de sa tête, ses petits yeux pâles effarés et furieux.

— Je l’aurai », repartit Pierre d’une voix posée.

L’exaspération de sa tante lui produisit l’effet d’un réfrigérant. Il sentait le calme revenir en lui tout à fait.

« Je te déshérite si tu y vas ! Le capital d’Odule n’est pas à nous ; soit ; mais les revenus accumulés feront encore un beau denier, plus tard, joints à notre vignoble.

— J’ai pris mes précautions, repartit Pierre narquois. Il a terriblement « maigri », votre héritage. L’ombre d’un squelette, ma pauvre tante.

— Qu’entends-tu dire ?

— Que j’avais la procuration de mon oncle et que j’en ai usé !

— Et abusé, c’est probable.

— Ce n’est pas son avis. Une partie de la somme, dont votre beau-frère a eu la disposition durant vingt-cinq ans, revenait en droit à M. Philippe Aubertin, le père de Marc, et à un brave homme qui, hélas ! n’en pourra pas profiter : il est mort. Nous avons liquidé l’association au mieux des intérêts de chacun… »

Il s’arrêta de parler, et, d’un geste furtif, indiqua à sa tante petit Greg, toujours en faction sur le seuil, attendant un ordre définitif.

Caroline haussa les épaules.

« Eh bien ! quoi ? va donc… Est-ce que ce môme comprend un mot à ce dont nous parlons, fit-elle, impatiente de connaître la valeur du sacrifice consenti par son neveu.

— Au fait… » murmura celui-ci.

Et il reprit :

« Je vous disais donc que le second prêteur ou associé, comme vous voudrez…, vous entendez, je pense, la signification du terme, insista-t-il.

— Oui, oui ; je n’ai pas la mémoire si courte. Après ! »

Une angoisse lui étreignait le gosier, un frisson lui courait tout le long du dos. Son pauvre million ! qui sait ce que ce gaspilleur de Pierre en avait distribué : la moitié, peut-être !

Elle s’assit ; la force lui manquait pour recevoir le coup.

Mais soudain, croyant entrevoir une lueur :

« Tu dis que l’autre est mort ?

— Legonidec ? oui. Je vous raconterai plus tard l’histoire navrante de cet honnête homme. »

Une flamme monta aux joues de petit Greg ; il baissa les yeux afin que son cher protecteur n’y pût point lire, au cas où il l’eût regardé.

« Il est mort ? répéta Caroline, dont les traits se rassérénaient un peu ; mais alors sa part nous reste. Elle est de combien ?

— Deux cent quatre-vingt mille francs, vu qu’il était entré dans l’association pour quatorze. »

Elle écoutait ahurie jusqu’à l’affolement.

« Et nous, demanda-t-elle, pour combien y sommes-nous donc entrés dans cette fameuse combinaison ?

— Pour huit mille.

— Vous avez établi les comptes sur ce pied-là ?

— Naturellement.

— Et c’est signé ?

— Par-devant notaire.

— Alors, avec la part de ce… Legonidec, tu dis ?

— Oui, c’était son nom.

— Cela nous fait tout au plus cinq cent mille francs ?

— Cela ne nous fait rien du tout. Nous jugeons, l’oncle Charlot et moi, que nous sommes assez riches de notre propre fonds : cet héritage était vraiment du superflu. Nous ajoutons ce qui nous fût revenu à la part de Legonidec. Pauvre homme ! il n’a laissé personne qui pût en profiter. Sa lettre dit expressément : « Mon nom s’éteint avec moi… » Mais la compensation pour lui, la voici : ce nom, qu’il croyait disparu, survivra pour être béni. Il sera inscrit au fronton du sanatorium que nous avons convenu, M. Aubertin, Marc et moi, d’édifier là-bas, dans son pays natal, au bord de la mer, pour les petits enfants malades ou anémiés, et dont Greg sera un jour le directeur et le médecin.

— Moi ? monsieur Pierre ; vous avez pensé à moi pour ça ?

— Oui, petit Greg… Remercie ma tante, ajouta le jeune homme ironiquement ; c’est à elle que tu dois de l’apprendre aujourd’hui. J’aurais attendu quelques années, moi, pour te le dire. »

Greg s’était élancé vers Pierre, pendu à son cou, et le serrait à l’étouffer, mais n’articulait pas un mot.

Même à cette minute d’indescriptible émotion, il se possédait assez pour ne pas se trahir.

Enfin, un peu remis, plus sûr de lui, le petit-fils de Legonidec prononça, grave et assuré comme un prophète :

« Le bon Dieu vous bénira, monsieur, parce que vous êtes juste. »

Sa pensée s’était fait jour malgré tout !

Juste !… Moins absorbé par les divers incidents de cet entretien mouvementé, Pierre eût été surpris que sa communication éveillât une idée de justice, non de bonté, chez l’enfant.

Mais le mot passa inaperçu… Le jeune homme songeait combien la bénédiction divine avait besoin de s’étendre sur sa vie, et un involontaire soupir montait à ses lèvres.

« Pas un mot, n’est-ce pas, Greg, ni de ton avenir, ni de rien, à personne !

— De rien, à personne, répéta celui-ci d’une voix ferme et réfléchie, comme si, en refaisant cette promesse, il embrassait d’un regard intérieur tout ce qui, à jamais, devait rester scellé dans le tréfonds de sa mémoire.

— À présent, mon petit, va faire ta commission. »

À ces mots, Mme Saujon, que tant de déboires avaient tenue écrasée sur son siège, retrouva des forces pour bondir vers la porte :

« C’est me braver, Pierre ! je ne veux pas que tu revoies ces deux intrigantes.

— Et moi je vous défends d’insulter mes amis.

— Si tu revois les Lavaur, je te chasse.

— Le malheur, c’est que je suis chez mon oncle et qu’il est le chef de la communauté.

— Nous verrons bien… Tiens, si tu persistes, je te maudis !

Sa main s’étendait, tragique, prête à la réprobation dont elle le menaçait.

« Oh ! je peux affronter votre malédiction, puisque Greg assure que Dieu doit me bénir… »

Et, d’un signe de tête, il commanda au jeune garçon de passer outre.

Greg traversa le vestibule en courant, tant il craignait que « l’autre » n’intervînt à nouveau, et, franchissant d’un saut les marches du perron, il s’engagea dans l’allée principale à la même allure.

Chez l’oncle Charlot, un silence absolu régnait.

Caroline, toujours debout, suffoquait de rage à se sentir impuissante contre cette volonté calme, mais qui ne fléchissait point.

Après avoir suivi un instant petit Greg des yeux, Pierre, qui s’était rapproché de la fenêtre, revint se planter devant sa tante, et, d’un ton presque affectueux :

« Maintenant que nous sommes entre nous, je vais vous dire la vérité telle quelle : votre opinion sur ma conduite en sera modifiée, je n’en doute pas », affirma-t-il.

Et l’ayant doucement forcée de se rasseoir :

« Nous aborderons ensuite la question de bon voisinage. Vous me rendriez très malheureux en vous obstinant à cette brouille, dont le motif est puéril, si vous n’avez réellement rien à vous reprocher. »

Cette phrase était une question, mais « la vieille dame », qui aimait autant ne pas mentir à son neveu une seconde fois, jugea n’y point devoir répondre.

« Cela s’arrangera quand même, reprit Pierre, en réprimant un sourire moqueur tout prêt à soulever sa moustache, le mutisme de sa tante équivalant à un aveu pour lui. Si vous m’affectionnez un peu, vous en viendrez à le désirer. »

Elle le considéra curieusement.

« Est-ce que tu penserais à épouser cette petite ?

— Nous parlerons de cela plus tard. Écoutez d’abord ce que je vais vous dire. »

Et, longuement cette fois, dans tous ses détails, avec une chaleur d’âme qu’il s’efforçait de rendre communicative, le jeune homme redit la navrante aventure survenue à Legonidec et tout ce qui s’ensuivit pour le malheureux.

« Puisque vous me forciez à parler, j’ai dû employer devant Greg des termes qui atténuassent les faits, conclut-il. Mais le mot « association » est un leurre : c’est vol qu’il y a eu ; non vol prémédité, ni même conscient, mais vol consenti, néanmoins, par le silence gardé vingt-cinq ans. Dès lors, quel était notre devoir, à nous ? Répondez.

— Je t’avais exprimé à ce sujet ma façon de penser. Sans nier la dette, tu pouvais sauvegarder nos intérêts. »

Il secoua la tête.

« J’ai agi comme le commandaient la justice et le soin de notre honneur.

— Tout ça, c’est des grands mots !

— Vous voulez dire de grandes choses. »

Et, lui prenant les deux mains, essayant de transfuser à cette âme obtuse un peu de la clarté qu’il sentait illuminer la sienne, Pierre ajouta :

« Je vous en prie, ma tante, ne fermez pas volontairement les yeux à une vérité qui aveugle. L’honneur est le miroir où la conscience se juge. À la moindre tache, elle se sait déchue et connaît sa honte… Je veux voir clair en moi, pouvoir lever la tête et serrer la main des honnêtes gens : l’oncle Charlot pense de même.

— Oui, articula le paralytique avec toute la netteté, l’énergie dont il était capable.

— C’est une satisfaction qui vous coûte cher, observa Caroline avec amertume : seize cent mille francs !

— Mais aussi l’ouvrage est proprement fait ! » répliqua Pierre, une fierté joyeuse dans ses yeux noirs.

Pour le coup, cette étonnante repartie laissa Mme Saujon bouche bée.

Elle le considéra du regard dont on contemple l’incompréhensible.

Il riait, amusé, mais sans ironie, sans même une pointe de malice.

Après tout, pour cette pauvre femme, la fortune qu’on lui arrachait était la moitié de son cœur… Elle n’avait pas encore trop crié durant l’opération, pas autant que Pierre l’avait redouté : allons, elle se résignerait.

Il allait se mettre avec une activité double à la reconstitution de leurs vignobles : elle ne connaîtrait pas la gêne ; il s’en portait garant.

Doucement, il le lui dit.

« Que pensera-t-on de nous dans le public ? gémit-elle.

— Nous ne devons de comptes à personne. »

Elle se récria :

Comment ! nous aurons agi avec une telle générosité ; nous fondons une œuvre charitable, et on ne le saurait pas ?

— Pas par nous, tout au moins.

— Mais alors… à quoi bon ?

— À faire notre devoir. Notre silence, dans ce cas-là, c’est une garde montée devant l’honneur de l’oncle Odule. Comprenez-vous ?

— Non, avoua-t-elle candidement.

— Si nous avions profité de sa fortune, nous fussions devenus ses complices ; nous voici hors de cause ; mais son honneur, à lui, est entre les mains de ceux qui savent… »

Elle se leva, et, soupirant :

« Je vais renvoyer ma femme de chambre, puisqu’il nous faut vivre avec économie.

— Pourquoi cela ? Vos revenus vous permettent de vous faire bien servir.

— Si tu veux que je te dise, elle m’horripile, ma femme de chambre ; pour servie, je le suis trop : je n’y ai point été accoutumée. Elle prétend me coiffer, me faire changer de robe dès après déjeuner ; je crois que c’est ce qui trouble ma digestion… Oui, oui, décidément, je la renvoie. »

Quand la porte se fut refermée sur elle, Pierre se tourna vers l’oncle Charlot, qui avait suivi avec des sentiments divers cet entretien orageux.

Il souriait, maintenant.

« Tout s’arrange, vous le voyez, fit Pierre, venant embrasser tendrement le vieillard. Nous allons être heureux, vraiment heureux, je l’espère. »

Puis, plus bas :

« Si je suis encouragé par bonne-maman aujourd’hui, j’irai à Chalon dès demain et j’aborderai franchement la question avec M. et Mme Lavaur… »

Il s’interrompit : on sonnait à la grille.

« C’est le facteur », annonça-t-il.

Et il sortit pour aller recevoir son courrier.