Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901



CHAPITRE IX


Pierre fut singulièrement déçu lorsqu’il mit pied à terre devant l’hôtel que lui avait indiqué Césaire Fochard.

Où était la tranquillité prédite ?

Aussi bien au premier étage qu’au rez-de-chaussée, tout paraissait sens dessus dessous ; et, à cette heure tardive, sous la lumière du gaz, des ouvriers tapissiers travaillaient encore.

Quelle pouvait être la cause de ce bouleversement ?

Il s’informa :

« Nous avons demain une soirée de contrat, après-demain un dîner de noce de cinquante-quatre couverts et un dîner politique de quatre-vingt-dix : de quoi perdre la tête, monsieur, gémit le vieux bonhomme préposé à la garde du bureau. Si seulement il y avait un jour d’intervalle entre les deux dîners ! Mais les circonstances ne l’ont pas permis. Vous voudrez bien nous excuser, monsieur, au cas où, pendant ces quarante-huit heures, le service laisserait à désirer. »

« Je passe de fiançailles en noce ; serait-ce un présage ? » pensait Pierre, distrait, n’écoutant qu’à demi le caissier poursuivre :

« Et nous allons être forcés de vous mettre au second, dans le logis qui est au fond de la cour : les deux étages de ce côté sont loués au complet. »

Pierre eut un geste indifférent ; le séjour à la caserne lui avait appris à se passer de confort.

Ce qui lui était plus désagréable, c’était le brouhaha au milieu duquel il faudrait vivre. Il avait tant besoin de réfléchir, de préparer ses démarches, de méditer sur ce qu’il devrait dire et taire ! Mais, après tout, cet inconvénient serait de courte durée.

Il en prit d’autant mieux son parti que sa chambre lui plut à tous égards.

Elle était spacieuse, commode et reliée par un couloir de dégagement à l’escalier de service, ce qui lui permettrait d’entrer et de sortir sans se trouver mêlé à la cohue du logis principal.

Pierre se déclara satisfait et déclina l’offre que lui faisait le garçon de déménager, une fois les voyageurs du premier étage partis. Le lendemain, vers neuf heures, il sonnait la porte de maître Réhot.

Décidé à voir, s’il le fallait, tous les notaires de la ville, il s’était arrêté chez le premier que lui avaient signalé les panonceaux d’usage.

Maître Réhot était un tout jeune homme. Notaire depuis quelques mois, il avait à peine eu le temps de prendre possession de son étude ; la plupart des dossiers laissés par son prédécesseur lui étaient encore inconnus.

Aussi, la question par laquelle son visiteur matinal entama l’entretien le fit sourire.

Pierre demandait :

« Pourriez-vous me dire, monsieur, si, un peu avant la date du 7 juillet 1863, il a été fait dans votre étude une procuration pour une personne qui avait charge, en vertu de cet acte, de se rendre à Saumur dans le but d’effectuer un payement, selon toutes probabilités ?

— Quel est le nom du mandant ?

— Je l’ignore. »

Le notaire eut un vif mouvement de surprise.

« Donnez-moi tout au moins celui du mandataire.

— C’est que… fit Pierre avec un sourire embarrassé, je ne le connais pas non plus.

— Mais, alors, monsieur, comment savez-vous qu’une procuration a dû être donnée à cette époque ?

— Comment je le sais ? voici. »

Et, pesant ses expressions, tremblant d’en trop dire, Marcenay raconta la moindre partie de l’histoire, celle qui se rapportait au retard survenu, à sa cause et à ses suites, à la personnalité de l’inconnu, à sa hâte de quitter Thouars, bien qu’il fût à demi mort ; à l’ignorance où les gens de l’hôtel étaient restés, quant à son nom et à sa résidence habituelle.

« Et c’est cet homme que, dans son intérêt, il faut que je découvre », conclut-il.

Le notaire objecta :

« Quand nous constaterions sur les livres de l’étude la trace de procurations données aux environs de cette date, — et… vous savez, jadis le répertoire n’était pas tenu à jour avec le soin que nous y apportons actuellement, — qu’est-ce qui nous indiquera qu’il s’agit de votre inconnu ?

— Rien, c’est évident. Mais, après vous, je verrai vos confrères. Je prendrai le nom de tous les gens ayant reçu à cette époque un pouvoir de quelqu’un ; j’irai à chacun d’eux et je lui demanderai : « Est-ce vous qui étiez tel jour à tel endroit et à qui est survenue telle aventure ? » On peut bien supposer qu’à la fin l’un répondra oui.

— On le peut… si on écarte certains aléas. En vingt-cinq ans, il se passe bien des choses.

— Oui ; les uns meurent, les autres quittent le pays… Que voulez-vous ? Je crois m’être arrêté au seul parti ayant quelque chance d’aboutir… J’accomplis une mission dont je ne peux plus être relevé par celui qui m’en a investi, prononça Pierre lentement, en regardant son interlocuteur droit dans les yeux ; une mission de justice… de réparation… Je n’en saurais dire plus.

— Cela suffit, monsieur, repartit maître Réhot, à qui, de prime abord, la physionomie ouverte de Pierre avait été sympathique : nous nous mettrons à l’œuvre quand il vous plaira.

— Dès après déjeuner, si votre temps n’est pas pris.

— Je suis libre jusqu’à cinq heures.

— Alors, à une heure, si vous le voulez bien. »

Marcenay fut exact. Mais le notaire avait réfléchi. Dès en abordant le jeune homme, il lui annonça :

« Nous allons nous donner beaucoup de mal, avaler quantité de poussière, pour un résultat des plus incertains. Voulez-vous que je fasse une démarche qui évitera toutes les autres ?

— Laquelle ?

— Passer à l’enregistrement. Nous aurons là le résumé des actes faits dans les études de la ville à l’époque indiquée. Les relever sera un jeu d’enfant comparé au travail que nous allions entreprendre.

— L’enregistrement ! j’y avais bien pensé, repartit Pierre : mais, sans aucun titre pour me livrer à de telles recherches, je craignais de me heurter à une fin de non-recevoir. Vous, monsieur, tout au contraire, vous avez cent moyens d’obtenir la communication que l’on m’eût sûrement refusée. Aussi, combien je vous suis reconnaissant de votre offre !

— Alors, c’est entendu. J’irai demain : et après-demain, dans la matinée, nous compulserons mes notes. »

Ils se quittèrent, les choses étant ainsi convenues entre eux.

Le courrier du lendemain matin lui apporta des nouvelles d’un peu partout.

Omer Fochard annonçait de Montreuil qu’il avait fait buisson creux. Marc Aubertin apprenait à son ami qu’il avait enfin « décroché » son congé et après l’avoir accablé de reproches sur sa paresse, lui donnait rendez-vous à Dracy, où il comptait aller tout d’abord en compagnie de sa bonne marraine. Il ajoutait :

« C’est durant ces trente jours que mon avenir va se décider… tout mon avenir !… Je t’avoue que le cœur me bat un peu à y songer. »

Se rappelant sa conversation à ce sujet avec Gabrielle, Pierre se dit que le comte de Trop serait bien conseillé par sa cousine, en attendant que lui-même vînt à la rescousse pour le détourner de se laisser mettre dans l’industrie, qui n’était pas son fait.

Et il décréta que, puisqu’ils allaient se revoir incessamment, une réponse devenait superflue.

La dernière lettre que décacheta le jeune homme le laissa pétrifié de surprise. Elle était de sa tante et commençait ainsi :

« N’attends pas de réponse de Greg ; il est parti ce matin, mon cher. Je ne sais si ta lettre l’a froissé ou si c’est ton oncle qui l’a mis à la porte ; je n’ai pu obtenir d’éclaircissements ni de l’un ni de l’autre. Ce dont je t’assure, c’est que je n’y suis pour rien, bien que j’eusse eu toutes les raisons possibles de prendre moi-même ce parti. Ah ! j’en aurai à t’apprendre, du nouveau ! Nous voici réduits à nous-mêmes. Je m’ennuie tellement que je vais, je crois, décider ton oncle à vendre la maison. Nous irons en ville. Notre fortune nous permet d’y faire figure, et j’y aurai au moins des relations agréables.

« Ma santé ne va pas, mais pas du tout ! Moi qui étais si bien avant ton départ !… »

Suivaient les doléances accoutumées sur « son misérable estomac ».

Mais Pierre y demeura tout à fait insensible : il pensait à Greg.

Avait-il vraiment pris sa semonce au tragique ? Il était susceptible ; il l’était même beaucoup… Toutefois, un pareil coup de tête ne lui ressemblait guère. Cela eût révélé un manque de cœur et petit Greg ne pouvait être suspecté à cet égard. Un renvoi de la part de l’oncle Charlot apparaissait au jeune homme tout aussi invraisemblable. Il finit par supposer que le vieillard, voyant Greg et « la vieille dame » en perpétuel conflit, avait expédié son petit compagnon à Mlle Dortan jusqu’à son retour. Et il se promit d’écrire à Catherine, ce jour même, pour s’en éclaircir.

Mais la fin de la lettre, que signifiait-elle ? Vendre la maison ?… la maison familiale !… une angoisse l’étreignit. Il sentait une menace d’orage planer à l’horizon… Qu’allait-il apprendre ? C’est en tremblant qu’il se le demandait.

Toute la journée il porta cette pensée douloureuse ; si bien qu’il oublia d’écrire à la vieille amie de petit Greg.

Il rentra dîner vers sept heures et passa la soirée au coin de son feu à lire.

Il avait l’esprit moins troublé, étant résolu d’interrompre ses démarches, quoi qu’il sortît des recherches de maître Réhot, et d’aller à Dracy se renseigner lui-même sur les racontars obscurs de sa tante.

Il se coucha vers onze heures et s’endormit presque tout de suite.

Un bruit singulier l’éveilla comme trois heures du matin sonnaient.

On frappait des coups secs, régulièrement espacés, contre le mur de sa chambre, tout proche de la cheminée.

Après deux ou trois minutes, les coups cessèrent. Une voix lente, un peu sourde, au timbre morne, prononça :

« Pierre Marcenay, m’entendez-vous ?

Il se souleva sur son coude et s’informa, encore à moitié endormi :

« Qu’y a-t-il ? qui m’appelle ? »

On ne répondit point.

« J’aurai rêvé », se dit Pierre.

Et, maugréant de sa sottise, il remit la tête sur l’oreiller.

Mais il n’avait pas fermé les yeux que les coups recommençaient, espacés comme la première fois.

Et, de nouveau, la voix s’éleva :

« Pierre Marcenay, écoutez ce qui va vous être dit. »

Au lieu d’obéir, celui-ci alluma sa bougie, se vêtit à la hâte et courut à la cheminée.

Rien de suspect…

Cinq minutes s’écoulèrent dans le plus profond silence. Puis les coups avertisseurs re prirent, et, de nouveau, la voix s’éleva, mais plus sourde, plus lointaine, comme si l’on eût parlé en s’éloignant.

Ce fut pour commander :

« Partez pour Paris ; allez voir M. Philippe Aubertin : vous saurez tout.

— Qui êtes-vous ? d’où me parlez-vous ? Pourquoi me donner cet avis de façon mystérieuse ? Quelle raison de vous cacher pour me rendre ce service ? » interrogea Pierre d’un ton rapide, plus pressant, plus impérieux à chaque question.

Mais il eut beau attendre, questionner encore, plus rien que sa propre voix ne troubla le silence autour de lui.

« Ah ! par exemple, je veux en avoir le cœur net », s’écria-t-il.

Et, allant aux placards qu’il ouvrit brusquement, il promena la lumière à l’intérieur.

Les rayons du premier étaient tapissés de papier bleu, sans une déchirure ; mais le portemanteau du second retombait, arraché d’un côté, et laissait voir un petit trou par lequel venait un peu d’air : la place de la patte.

« C’est de là qu’on a parlé, se dit Pierre ; nul doute ! Il s’agit de savoir ce qu’il y a derrière cette cloison et qui a pu avoir accès par là. Devrais-je parcourir tous les recoins de l’étage, je veux l’apprendre. »

Il mesura, en comptant ses pas, la largeur de la chambre ; puis il sortit, recommençant de compter à partir du seuil.

Au premier couloir transversal, il tourna. Vers le milieu, une porte était ouverte : il la franchit et se vit dans une lingerie qui prenait jour seulement par la toiture et les œils-de-bœuf du grand corridor.

Il recommença de compter ses pas. La longueur de la lingerie ne donnait point le développement voulu ; il s’agissait d’aller au delà : rien de moins malaisé ; une seconde porte faisait face à la première.

Mais, comme il tirait celle-ci à lui, un courant d’air faillit éteindre sa bougie, et il s’aperçut qu’il posait le pied sur un large palier auquel s’appuyait une sorte d’échelle aboutissant aux faux greniers qui régnaient sur le devant du vieux logis.

Un escalier ! tout le monde y peut passer : la place était bien choisie. Les enduits, partout dégradés, rendaient impossible de distinguer la fente correspondant au placard.

Celui qui avait conçu ce plan habile devait posséder à fond les détails intérieurs de l’hôtel ; ou bien alors… quoi supposer ?…

Pierre reprit tout pensif le chemin de sa chambre. Une chose le surprenait presque autant que cette intervention bizarre : c’est le nom de M. Aubertin mêlé à tout cela.

Puis il réfléchit que Marc était né à Niort. C’est aux environs que s’était écoulée sa petite enfance et ses parents devaient encore y résider à l’époque où Odule Saujon avait émigré au Mexique.

Le père du comte de Trop avait donc pu être informé du vol et de ses conséquences. Toutefois, ceci n’expliquait point à Pierre que l’on connût son nom, à lui, sa présence et son secret…

À l’hôtel, personne ne soupçonnait le but de son séjour ; M. Réhot mis hors de cause, qui le savait à Niort et, surtout, se doutait de ce qu’il y venait faire ?

Esprit pondéré, peu enclin à mettre partout le surnaturel en cause, son opinion était que l’action providentielle ne s’exerce point par des manifestations de cet ordre. Ce n’est donc pas dans le domaine du merveilleux qu’il cherchait le mot de l’énigme.

Quant à croire qu’il s’agît d’une mystification, pas un instant l’idée ne lui en vint. Cette certitude entra en lui tout de suite, que, par M. Philippe Aubertin, il apprendrait la vérité.

C’est égal, pour étrange, l’aventure l’était… Il ne pouvait passer le reste de la nuit à émettre des suppositions, cependant, il le comprit et revint à son lit, résolu à essayer de dormir. Mais, tandis qu’il posait son flambeau, ses yeux s’abaissèrent, comme attirés par un invincible vouloir, sur le marbre blanc de la table.

Ces mots y étaient tracés au charbon en gros caractères :

« Pour votre bonheur, hâtez-vous. »

Pierre jeta un cri ! Instinctivement, son regard fit le tour de la pièce, en scruta les ombres : il en était bien le seul habitant…

« Allons, il n’y a qu’à s’incliner, murmura-t-il. C’est pendant que je furetais dans les galetas qu’on est venu. On guettait donc ?… J’obéirai : je partirai ce soir. Mon bonheur en jeu ? Il ne manquerait que cela ! Ah mais ! c’est plus qu’étrange, décidément. »

Après l’avoir encore relu et s’être efforcé de découvrir le sens caché des premiers mots, Pierre se décida enfin à effacer le message de son invisible ami. Car, d’où qu’il vint, quel qu’il fût, il était un ami, celui qui mettait fin aux ténèbres dont le neveu d’Odule Saujon avait tant de peine à sortir.

Le jeune homme ne dormit point ; pas une minute. Aussitôt debout, il s’informa au garçon qui le servait si la veille quelqu’un l’avait demandé.

« Je serais bien embarrassé de le dire à monsieur et je crois que les autres le seraient tout autant. C’était une telle bousculade ! On ne savait à qui entendre… »

Il réfléchit quelques secondes et reprit :

« Il me semble que si on s’était adressé à moi, je m’en souviendrais, tout de même : non, non, personne. Je n’ai pas entendu prononcer le nom de monsieur.

— Voyez donc auprès de vos camarades ; je suis à peu près certain qu’on est venu. »

La question passa de bouche en bouche, mais la réponse fut la même partout.

En la rapportant à Marcenay, le garçon observa :

« Nous avions hier quinze employés du dehors ; on a pu s’adresser à l’un d’eux. »

Et, riant :

« On aura été bien renseigné dans ce cas.

— On l’aura été assez bien, pensa Pierre, puisqu’on a pu arriver jusqu’à moi. »

Mais il n’insista pas davantage, et, dès que l’heure le lui permit, il se rendit aux nouvelles chez M. Réhot.

Elles étaient négatives. Aucune des procurations données antérieurement au 7 juillet 1863 ne se rattachait à un versement d’argent.

« En voici la liste », ajouta le notaire.

Et, mettant sous les yeux de Marcenay une page chargée de notes :

« J’ai même été au delà du 7 juillet, pensant que la procuration avait pu être enregistrée avec quelques jours de retard. »

Pierre se sentit moins déçu qu’il ne l’eût été la veille. Qu’importait cette absence de renseignements à Niort, si, à Paris, M. Aubertin devait les lui fournir ?

Mais lui, M. Aubertin, avait-il gardé ici des relations d’amitié ! Y revenait-il de temps à autre ?

Ces questions se posaient dans l’esprit du jeune homme, suite logique de l’incident de la nuit.

Pour que le nom de Philippe Aubertin lui eût été donné comme le sésame d’une si vieille histoire, il fallait que l’on fût bien au courant de sa vie.

Et, presque inconsciemment, il laissa tomber de ses lèvres cette interrogation qu’il se posait à lui-même :

« M. Aubertin n’aurait pas été un client de l’étude, autrefois ?

M. Philippe Aubertin ? s’écria le notaire, manifestant une vive surprise.

— Lui-même. Son fils est mon plus intime ami ; il est de mon âge, à peu près, et il est né à Niort. Au moment où se sont passées ces choses, M. Aubertin devait encore y habiter…

— Cela ne me paraît avoir aucun rapport avec ce qui nous occupe », observa M. Réhot, nullement convaincu de ce qu’il avançait, obéissant au seul désir de pousser Pierre à définir sa pensée intime.

Celui-ci de son côté se demandait :

« Lui dirai-je quelle raison j’ai de m’informer du père de Marc ? Je n’ose pas… Il va me croire fou, visionnaire tout au moins. »

Et, tout bien réfléchi, il se borna à répondre :

« Aucun rapport… c’est vrai…

— Il m’est tombé sous les yeux, à l’enregistrement, le nom de M. Philippe Aubertin, reprit le notaire après avoir un peu hésité. Eh ! non, il n’était pas un client de mon étude. C’est par M. Denormand, aujourd’hui retiré des affaires, qu’a été dressé l’inventaire dont la teneur… »

Il s’interrompit et, se mettant à rire :

« Un peu plus, je trahissais le secret professionnel. C’est tout à fait bizarre, cette coïncidence… Voyez donc M. Denormand. Sans lui rien dire de notre entretien, ni de mes recherches, qui doivent demeurer secrètes, — je m’y suis engagé, — présentez-vous chez lui comme vous vous êtes présenté chez moi et racontez-lui exactement ce que vous m’avez confié.

— Vous avez un motif de me conseiller cette démarche ?

— Oui, mais je ne peux vous le dire. Nous ne devons connaître des actes de nos confrères que ceux qui nous sont communiqués ; j’ai obtenu de mettre le nez dans les vieilles archives de l’enregistrement par faveur spéciale, et sur la promesse de m’en tenir à ce qui m’intéressait.

— Je m’incline. Donnez-moi l’adresse de M. Denormand, je m’y rends tout de suite. »

L’ancien notaire était un beau vieillard de physionomie aimable. Sa lèvre rasée lui donnait l’apparence d’un magistrat d’antan. Il en avait la bouche circonspecte, le regard observateur : on le devinait très maître de ses impressions.

Cela n’empêche que ses traits s’altérèrent d’une façon visible, lorsque, après les premiers mots de politesse échangés, Pierre exposa le but de sa visite.

« Vous avez vingt-cinq ans au plus. À quel titre celui que vous cherchez vous intéresse-t-il ? Que lui êtes-vous, monsieur ?

— Rien… Je me trompe ; je suis devenu, par héritage, son débiteur pour une somme de soixante-douze mille francs en capital.

— Son débiteur pour soixante-douze mille francs ! murmura le vieillard, qui se dressa d’un élan brusque et vint se planter devant Pierre, dans les yeux une anxiété se rapprochant de l’épouvante.

— Allons, prononça celui-ci, je touche à la vérité, je le vois. Vous la connaissez, n’est-ce pas, monsieur, cette histoire ?

— Si je la connais ! Mais encore faut-il… »

À son tour Pierre se leva. Il était devenu très pâle ; la sueur perlait à ses tempes… Plus à hésiter, cependant !

Résolument, il prit dans un carnet la lettre d’Odule Saujon et la tendit à son interlocuteur.

Celui-ci, qui l’avait observé avec une pitié croissante, repoussa de la main le papier.

« Tout à l’heure, fit-il d’une voix triste. Ah ! mon enfant, je crois que nous allons passer un cruel quart d’heure, vous et moi ; moi surtout ! Car, vous… c’est la faute d’un autre que vous expiez. »

Pierre inclina silencieusement la tête.

« Et moi… je vais expier un jugement trop légèrement porté contre un camarade d’enfance, presque un ami !

« Il se nomme Legonidec, monsieur, celui que vous cherchez. C’est un Breton, avec qui je jouais sur la plage quand mes parents me conduisaient à la mer.

« J’avais douze à treize ans ; lui, guère plus. Nous habitions une maison de pêcheurs — le hameau n’en contenait alors qu’une vingtaine, et pas d’hôtel. — Legonidec était mon compagnon préféré. Nous courions le pays ensemble, et souvent il m’emmenait pêcher ou me promener en barque.

« Il était orphelin et n’avait d’autres parents que des cousins se souciant peu de lui. À ma prière, mon père le ramena avec nous et le plaça en qualité d’apprenti chez M. Aubertin, le père de Philippe, qui, lui, est mon camarade de collège.

« Il s’écoula pas mal d’années.

« Lorsque Philippe devint chef de maison, — une pauvre petite usine de céramique agencée d’après les anciennes méthodes et qui nourrissait à grand’peine son propriétaire, — Legonidec passa contremaître.

« Toutes les réformes, tous les perfectionnements d’outillage, c’est à son instigation qu’Aubertin les appliqua…

« Mais asseyons-nous donc, monsieur », s’exclama soudain le vieux notaire, s’apercevant que dans leur trouble ils se tenaient debout.

Et, avec un bon sourire paternel :

« Allons, courage ! vous avez le beau rôle, jeune homme. Moi, je vais avoir à m’accuser devant vos vingt-cinq ans… et à en accuser d’autres… »

Il soupira longuement avant de reprendre :

« Aubertin était rongé d’ambition. Il rêvait tout à la fois d’une grande fortune et d’une situation en vue.

« Sa femme lui avait apporté quarante mille francs ; mais, cette ressource employée, il se voyait loin encore d’avoir établi sa fabrique sur le pied où il la voulait.

« Il vint un jour me demander conseil au sujet d’un emprunt. Je le détournai de se mettre dans les dettes, me rappelant soudain l’opinion de son contremaître. Nous nous voyions toujours de temps à autre, Legonidec et moi. En dehors de rencontres de hasard ou des visites échangées parfois le dimanche, il venait régulièrement, à chaque trimestre, m’apporter ses économies à placer.

« Ce jour-là, je le gardais à déjeuner et nous causions longuement ensuite.

« Le pauvre homme avait traversé bien des épreuves. Après s’être marié et avoir eu cinq enfants, il restait seul avec une petite fille, la dernière venue.

« Il adorait follement cette gamine et se privait de tout pour la faire instruire et lui assurer une dot. Le sentiment paternel était chez lui si exclusif que plus rien n’existait en dehors : à part moi, il n’avait guère d’amis, n’en ressentant pas le besoin.

« Je l’ai vu accepter un surcroît de travail à terrasser un homme, par désir d’ajouter un ou deux louis au trésor d’Hélène.

« Vous comprendrez tout à l’heure pourquoi j’y insiste.

« Dans nos entretiens, il me parlait souvent de son patron. À le voir mener les transformations si bon train, il s’inquiétait et me suppliait de lui conseiller la prudence et la patience.

« Mais ces deux vertus n’étaient pas le fait d’Aubertin et j’y perdais ma peine.

« Bien mieux, le jour où il vint me consulter à propos d’argent, ce fut lui qui me convertit à ses idées ; après l’avoir voulu détourner d’emprunter quinze mille francs, je lui en prêtai vingt-cinq mille de mes propres deniers. Et, pour ne pas nuire à son crédit, je ne pris pas immédiatement hypothèque, me réservant de le faire s’il ne me remboursait pas selon nos conventions.

« Les bénéfices de cette année-là achevèrent de le griser. Il crut le moment venu de tenter le grand coup qu’il méditait.

« Celui à qui il eut recours comme bailleur de fonds avait été avec nous au collège. Je ne saurais dire que ce fût un ami, ni même un camarade. Nature envieuse, sournoise, rancunière, il ne nous allait point : nous échangions avec lui plus de horions que de bons procédés, du temps que nous vivions côte à côte.

« Aubertin aurait dû se rappeler que l’homme est dans l’enfant ce que le fruit est dans l’arbre. L’éducation tient lieu de l’ente ou de la greffe, il est vrai. Mais qu’un accident rompe la tige, c’est le sauvageon qui reparaît…

« Tandis que la fortune d’Aubertin était prospère, celle de Ramet allait déclinant. Il ne réussissait à rien.

« Ses déboires l’avaient aigri, et tout particulièrement contre Philippe qui, fier du succès, le faisait un peu trop volontiers sonner haut devant lui.

« Un jour, nous apprenons qu’il est échu à Ramet une succession. Un vieux paysan, son oncle, avait découvert dans un de ses champs des pots remplis de pièces d’or ; et, comme il était fort avare, l’excès de la joie l’avait tué en deux jours : Ramet héritait de tout. Peu après il se mariait richement et se fixait à Saumur.

« Comment l’idée vint à Philippe de s’adresser à lui ; comment Ramet parvint à en dormir sa défiance et à lui faire accepter ses conditions draconiennes : je ne l’ai jamais su. Il ne s’agissait de rien moins que de deux cent cinquante mille francs ! L’usine ne les valait pas. Mais Ramet ne doutait point qu’elle n’en valût le double le jour où Philippe aurait exécuté ses plans. »

M. Denormand s’interrompit pour demander à Pierre :

« Savez-vous ce qu’on appelle une vente à réméré, jeune homme ?

— Vaguement.

— C’est un contrat par lequel celui qui devient acquéreur d’un immeuble s’engage à rendre au vendeur sa propriété si ce dernier lui en rembourse le prix à une date convenue.

— Envisagée ainsi, une vente n’est qu’un prêt déguisé, ce me semble.

— Parfaitement ; et un traquenard, en dépit des apparences.

« Dans le cas d’Aubertin, le piège était celui-ci : Ramet lui achetait l’usine. Il la payait deux cent cinquante mille francs et, pendant cinq ans, en demeurait le propriétaire conditionnel. Mais, à l’expiration de la cinquième année, elle lui restait à titre définitif, et dans l’état où elle se trouverait alors.

« J’étais le notaire de Philippe : il m’apporta ce projet de vente.

« Je lui déclarai :

« — Cet acte-là ne se passera pas dans mon étude ; c’est ta ruine ; il ne sera pas dit que j’y aurai trempé les mains. »

« Il repartit que j’étais un trembleur ; d’après ses calculs, il se serait libéré avant l’échéance… Bref, un homme tout à fait emballé, sûr de lui, ne voulant rien entendre.

« L’acte fut passé à Saumur.

« De fait, Aubertin faillit avoir raison contre moi. Il est très actif ; il avait à l’étranger des débouchés superbes et il était admirablement secondé par Legonidec, devenu son alter ego.

« Tandis que l’on procédait aux nouveaux aménagements de l’usine, ce dernier était allé passer quelque temps à Nevers. Il en ramena cinq ou six ouvriers, des artistes, qui firent merveille.

« Aubertin m’avait remboursé. Nous n’étions nullement en froid ; au contraire nos relations s’étaient plutôt resserrées. Somme toute, c’est par amitié que je lui avais refusé mon concours : il l’avait compris et me savait gré de l’intention.

« De temps à autre, quand l’occasion s’offrait de causer, je m’informais :

« — Tu seras prêt ?

« — Bien avant l’heure ! »

« De fait, il put rembourser à l’échéance les deux premiers termes : cent soixante-dix mille francs. Mais il avait fait flèche de tout bois, et les quatre-vingt mille qui restaient lui donneraient du mal à réunir.

« Il me l’avoua sans détour quand approcha l’échéance définitive.

« J’avais prévu le cas.

« — J’ai trente-cinq mille francs à ta disposition, lui dis-je.

« — Ah ! tu es un ami, toi, un vrai ! s’écria-t-il en me serrant les mains. J’ai voulu obtenir un sursis d’un an pour me libérer… car… je ne te l’ai pas dit, tu m’aurais encore grondé… Devant un défi de Ramet, j’ai accepté de risquer le tout : rien à revendiquer si le prêt n’est pas remboursé intégralement à l’heure convenue.

« — Il s’est rencontré un notaire pour porter cette clause ?

« — Nous la lui avons imposée, le déchargeant de toute responsabilité. Devant deux hommes qui étaient d’accord, qu’eût-il pu dire ? Mais n’aie crainte : j’arriverai. Grâce à toi, je n’ai plus la moindre inquiétude. Je serais venu à bout de réunir les fonds à moi tout seul, sans une série de mécomptes. Depuis un certain temps, les affaires ne vont pas. On dirait que quelqu’un s’applique à me jeter des bâtons dans les roues. Mes meilleurs employés me quittent ; mes commandes les plus sûres m’échappent ; j’ai des difficultés avec mes fournisseurs ; ils semblent se donner le mot pour me manquer de parole, me laisser sans matériaux ; rien ne marche : c’est la guigne noire.

« — Cela t’étonne ?… Qu’a dit Ramet quand tu lui as demandé de proroger la date du dernier remboursement ?

« — Qu’il avait couru de trop gros risques en cette affaire pour y consentir.

« — Des risques ?

« — Il le prétend ainsi. Je pouvais mal mener ma barque, faire faillite au lieu de réussir… Voilà le raisonnement qu’il m’a tenu… Il ne la payerait pas cher, mon usine, si elle lui restait aujourd’hui pour quatre-vingt mille francs !

« — Enfin, tu en as toujours trente-cinq de prêts : vois à te procurer le reste.

« — Tu ne pourrais rien de plus, s’il le fallait à toute force ?

« — Peut-être cinq mille francs… et encore… en te les donnant, je resterais démuni. Cependant je le ferai, s’il est nécessaire. »

« Je lui aurais fourni toute la somme plutôt que de laisser s’accomplir une telle iniquité ! Mais je ne le lui dis pas.

« Quatre jours avant l’échéance, je le vis arriver rayonnant. Il m’annonça :

« — J’ai soixante-quinze mille francs.

« — Alors voici les cinq derniers. Ramet est battu ; cela me cause un certain plaisir d’y contribuer pour ma part. »

« Aubertin mit vraiment tous les atouts dans son jeu pour ce voyage.

« De santé très robuste, il était néanmoins sujet à des migraines terribles ; des migraines qui le terrassaient, le laissaient incapable de se mouvoir durant quarante-huit heures.

« Ayant passé les deux dernières nuits au chevet de sa femme, dont la santé donnait de l’inquiétude, et se sentant la tête fatiguée, il prit Legonidec avec lui.

« Car il lui fallait faire plusieurs détours. En effet, il avait ses quatre-vingt mille francs ; mais quinze mille étaient en un chèque sur une banque de Bressuire, et les dix derniers, il devait les toucher en passant, chez un ami qui habitait une propriété écartée, un peu après Parthenay.

« Il advint ce que Philippe avait redouté : la migraine le prit en chemin ; le trajet, par une chaleur accablante, l’aggrava ; en descendant de voiture, il dut se mettre au lit.

« — Si je ne suis pas mieux demain, dit-il à Legonidec, je vous donnerai une procuration et vous irez seul. »

« Le lendemain, impossible de tenir debout. On fit mander le notaire le plus proche ; l’acte fut rédigé et Legonidec partit.

« Puisque vous savez ce qui survint au cours de ce voyage, inutile d’y revenir…

« À l’heure dite, le mandataire d’Aubertin se présentait chez le notaire de Saumur ; devant lui et Ramet il ouvrit son portefeuille et, au lieu de quatre-vingt mille francs, il en sortait huit.

« Mon confrère, que j’eus l’occasion de voir peu après, m’a dit que Legonidec lui avait donné l’impression d’un homme qui joue la folie.

« De fait, l’incohérence de ses idées ne l’avait point empêché d’émettre celle-ci, qui était d’un cerveau fort lucide : c’est que son patron invoquerait le cas de force majeure et que Ramet serait débouté de ses droits devant tous les tribunaux.

« Il rentra à Niort en faisant le grand tour par chemin de fer. Pourquoi ?

« Lorsque je lui posai cette question plus tard, m’étonnant qu’il ne fût pas retourné à Thouars, n’eût pas immédiatement porté plainte au parquet, il me répondit :

« — Je n’avais pas ma tête à moi ! »

« Une fois de retour, il n’alla pas droit à l’usine où, depuis la veille, Aubertin l’attendait ; il envoya sa fille le prier de passer chez lui. La petite expliqua ; « Papa est malade, bien malade ; il s’est couché en arrivant. »

« Philippe lui trouva, en effet, une si forte fièvre, qu’il écouta son récit avec assez de calme, l’attribuant au délire.

« — Mais à sa demande : « Où est la quittance générale qu’on a dû vous remettre ? » Legonidec repartit ; « Vous n’avez donc pas compris, monsieur ? J’ai été volé en chemin : « je n’ai pu verser que huit mille francs : tout ce qu’on m’avait laissé… »

« Impossible de s’abuser plus longtemps.

« — Il y a cas de force majeure ; M. Ramet ne vous peut rien, n’est-ce pas ? »

« Aubertin sortit sans lui répondre, et c’est chez moi qu’il accourut. Dans quel état ?

« — Écoute, lui dis-je, par correspondance nous n’obtiendrons rien de Ramet. Je pars. Et, après avoir vu nos gens à Saumur, je ferai moi-même en revenant une première enquête ; attends le résultat pour porter plainte. »

« Je vois qu’à Thouars on m’a pris pour un policier de métier, poursuivit M. Denormand.

« Ce qu’il y a de certain, c’est que j’ai pu me convaincre qu’un vol, un vol partiel sur tout avait été matériellement impossible. Qui accuser dès lors ? Qui auriez-vous accusé, vous, monsieur Marcenay ?

« Voici ce que je crus ;

« En quittant Thouars, Legonidec n’avait encore aucun mauvais dessein. C’est en route, pendant ces quatre heures de solitude que, dans son cerveau ébranlé par un choc terrible, était éclose la pensée de s’approprier la somme qu’il portait.

« Et ce me semblait d’autant plus la résultante d’une heure de vraie folie qu’il n’avait pas tout gardé.

« Le mobile du vol ? Ce pouvait être son amour paternel ; à vrai dire, je n’en voyais pas d’autre. Lui qui se privait de tout afin d’ajouter quelques centaines de francs par an au trésor amassé à sa fille, pouvoir l’enrichir d’un coup ! Quelle tentation !…

« Ce soupçon n’eût pas même effleuré mon esprit en temps ordinaire : mais nos passions suivent la progression inverse de notre vouloir : qu’il faiblisse, ce sont elles qui commandent.

« Il en va de même des sentiments les plus purs, les plus saints : une digue est partout nécessaire.

« Or, me disais-je, si cette pensée est venue à Legonidec. à cette heure où sa raison vacillait, il a pu succomber…

« Pour Ramet, il fut intraitable.

« — Nous avons joué une partie, Aubertin et moi, me dit-il, c’est lui qui a perdu ; qu’il s’exécute. »

« Je n’obtins autre chose que ceci : mais je l’obtins avec une facilité qui m’étonna et aurait dû me mettre en garde : Aubertin restait l’associé de son ancien commanditaire, et, sans apport, partageait les bénéfices.

« C’est ainsi que les choses s’arrangèrent. Cet acte-la, c’est moi qui le passai. Je fis l’inventaire de l’outillage ; je réglai tout du mieux que je pus : pour Aubertin, ce n’en était pas moins la ruine.

« Cela marcha trois ans ; après quoi Ramet, se jugeant à même de mener seul la maison, fit la vie si dure à son associé que celui-ci chercha une autre position.

« Nous avions été joués jusqu’au bout par ce rusé coquin ! Ses misérables calculs ne lui ont pas profité, au reste. L’usine est depuis longtemps en d’autres mains ; Ramet s’y est ruiné.

« Pour Legonidec, voici ce qui eut lieu.

« Rentré à Niort, j’allai le voir. Il était très souffrant, la tête peu solide. Je le jugeai incapable de m’entendre et ne le questionnai point. Mais je lui fis promettre de venir à l’étude dès qu’il serait remis.

« Aubertin n’avait encore pris aucune décision : moi-même je lui conseillais de s’en tenir, jusqu’à nouvel ordre, à faire surveiller les allées et venues de son contremaître.

« Puisque Legonidec se prétendait volé, c’était à lui de porter plainte : il fallait le laisser agir. S’il était coupable, il se dénoncerait lui-même par quelque démarche imprudente.

« L’attachement que je lui gardais malgré tout était pour beaucoup dans ce conseil.

« Je me flattais de l’amener à un aveu un jour ou l’autre, quand le remords aurait fait son œuvre dans cette conscience jusqu’alors si droite et qui n’avait pu dévier qu’en un instant d’aberration.

« Huit jours plus tard, je reçois de lui un mot, me priant de tenir prêts les fonds qu’il avait dans mon étude : six mille francs. Ils étaient à la banque en compte courant, attendant que j’eusse un placement hypothécaire avantageux : je les retirai.

« Legonidec vint le matin, à neuf heures, au moment de se rendre pour la première fois à l’usine. Il était bien défait, mais son regard avait repris une expression calme. Il tira de sa poche un titre de rente, le posa sur mon bureau et me dit :

« — Il faudrait vendre ça.

« — Très bien : je l’enverrai aujourd’hui à un agent de change. »

« Je ne lui demandai aucune explication sur l’emploi qu’il en comptait faire. Je me bornai à lui annoncer que j’avais retiré ses six mille francs de la banque. Il me répondit qu’il toucherait le tout en même temps.

« Je ne lui avais pas tendu la main lorsqu’il était entré, et je restais très raide dans mon attitude ; ceci à dessein, dans le but de le frapper, de le forcer à réfléchir, à rentrer en lui-même, à présent qu’il était en possession de toute sa lucidité.

Comprit-il ? Je n’en sais rien. Il paraissait très troublé, très perplexe.

« À deux reprises, il ouvrit la bouche pour me dire une chose qu’en fin de compte il ne me dit point. Et, après un salut timide, il s’en alla.

« Sur le seuil, il s’arrêta pour me demander :

« — Cela prendra-t-il longtemps, monsieur, la vente de mon titre ?

« — Trois jours.

« — Merci. Je suis encore trop faible pour me remettre au travail, décidément. Je retourne chez moi. »

« Je ne répondis pas un mot.

— Vous avez été dur, ne put s’empêcher de remarquer Pierre.

— Je le croyais coupable, et, à ce moment, je lui en voulais de ne point se confier à moi.

« Ah ! jeune homme ! Si comme moi vous aviez entendu des coupables affirmer leur innocence ! Vous sauriez qu’on peut s’y tromper. J’ai assisté à pas mal de débats judiciaires ; j’ai vu des gredins pris, ou à peu près, la main dans le sac, jurer qu’ils étaient innocents avec un accent de vérité fait pour troubler les juges.

« Et moi-même, combien de fois ai-je vu ici, dans ce cabinet, à la place où vous êtes, des misérables se parjurer pour de l’argent !… Pauvre nature humaine !

« Enfin, que voulez-vous, j’ai agi ainsi croyant bien faire.

« Trois jours plus tard, je vis reparaître Legonidec avec un visage bouleversé : Aubertin venait de le chasser. »

« Il me le dit d’une voix rauque, en recevant la somme que je lui tendais, quinze mille huit cents francs : toute sa fortune.

« Il compta les billets, puis me regardant :

« — Je voulais lui donner tout ça ; oui, je le jure, c’était mon intention. Il n’y a pas de ma faute dans ce qui est survenu, mais quoi… Je répondais de… »

« Je l’interrompis, jugeant l’occasion propice à lui arracher un aveu.

« — Pas de ta faute… non ; en ce sens que tu étais à peu près inconscient ; et c’est ce qui fait que je te pardonne. Mais entends-moi bien, Legonidec, je ne m’en suis pas rapporté à d’autres, par amitié pour toi j’ai voulu moi-même me renseigner sur place.

« Je me suis fait assister officieusement d’un juge de paix, un homme accoutumé à ces sortes d’enquêtes. J’ai refait en sens inverse le chemin que tu as suivi, j’ai interrogé tout le monde, j’ai reconstitué la scène, là-bas, dans le champ où tu es tombé. Eh bien, tu n’as pas été volé, j’en ai acquis la certitude. »

« Il se prit la tête à deux mains et me considéra fixement une seconde :

« — Vous m’accusez, vous ?… C’est donc ça que vous m’accueillez comme un étranger. »

« Avant que j’aie pu répondre, il avait empoché son argent et sortait.

« Mais, une minute plus tard, j’entendis ma porte se rouvrir : c’était lui.

« Il jeta quatorze mille francs sur mon bureau, disant :

« — Remettez ceci à M. Aubertin. Ça lui fera attendre les premiers bénéfices… Et pensez de moi ce que vous voudrez tous les deux. »

« Je m’étais levé, prêt à le retenir : cette action inattendue m’avait ému autant que surpris. Mais il s’enfuit avant que j’aie pu articuler un mot.

« Je courus chez Philippe, que je trouvai dans un état violent indescriptible.

« — Tu n’y as pas tenu, lui dis-je exaspéré moi-même. Il t’a fallu casser les vitres. Te voilà bien avancé.

« — Que veux-tu, sa vue m’a mis hors de moi. Ne voulant pas le faire arrêter à cause de ses longs services, je me suis vengé. Je l’ai emmené dans le grand atelier, sous prétexte d’un renseignement dont, en effet, j’avais besoin, et là, devant tous les ouvriers, je lui ai dit de passer à la caisse pour faire régler son compte.

« Cinq ou six mauvaises têtes, ces jeunes gens qu’il a ramenés de Nevers, ont quitté le travail et demandé à être réglés en même temps ; les autres n’ont pas bronché. Je l’aurais tué, ton Legonidec, si j’avais écouté ma colère.

« — Eh bien ! voilà ce qu’il a fait, lui, après avoir subi cet affront. »

« Je le mis au courant de notre brève entrevue. Aubertin se planta devant moi, les bras croisés ; je le vois encore…

« — Si j’avais pu conserver un doute, voilà qui me l’enlèverait, déclara-t-il. Il est très fort, ce gaillard-là ! Il n’a pas pris la fuite sur-le-champ : il lui aurait fallu laisser sa fille derrière lui. Mais sois sûr qu’il réalisait son avoir pour filer. Aujourd’hui, il se sent menacé ; son renvoi lui paraît le précurseur d’autres mesures plus graves : il parc le coup. Gredin !

« — Alors, tu acceptes ses quatorze mille francs ?

« — Et sans aucun scrupule. »

« Je jugeai inutile de revoir Legonidec, n’ayant plus foi en lui. Et, le lendemain, j’appris qu’il venait de quitter Niort.

— Pour aller où ? s’informa Pierre.

— Je n’en sais rien ; personne n’en sait rien. Sur le moment, je n’ai point cherché à m’informer, satisfait que j’étais de ce dénouement ; depuis, j’ai bien souvent réfléchi à cette inconcevable aventure. Une inquiétude me revenait parfois. Lorsque je comparais le passé de cet homme avec l’action dont je le croyais coupable, je n’y découvrais aucune relation… C’est là ce qui me troublait.

— À juste titre, monsieur. »

Et, de nouveau, Pierre tendit à son interlocuteur la lettre d’Odule Saujon.

Le vieillard la prit cette fois, et, s’approchant d’une fenêtre, commença de la lire.

La surprise lui arracha un cri, à la révélation de ce qui avait eu lieu. « Ah ! mon pauvre Legonidec, murmura-t-il, tout en poursuivant sa lecture ; mon pauvre vieux camarade !… »

Des larmes inondaient son visage convulsé lorsqu’il revint à Pierre.

Lentement, hochant sa tête blanche, il prononça avec une expression de douleur :

« Souvent je me disais, non sans fierté, en remontant le cours de ma vie : « Je peux me rendre ce témoignage : je n’ai jamais fait de tort à personne ! » Quel démenti, monsieur ! — Oui… cruel ! » articula Pierre, trop bouleversé lui-même pour corriger la sévérité de son opinion par quelque périphrase.

Un long silence suivit.

Pierre se sentait pris de vertige à sonder l’abîme de malheurs que peut creuser une faute… une faute involontaire à l’origine !…

M. Denormand avait repris sa place et, la tête penchée sur sa poitrine, songeait au dénouement de cette cruelle histoire, sans même y entrevoir encore, tant il était navré, les joies d’une réparation possible.

Ce fut Pierre qui y revint.

« Je vais m’efforcer de retrouver Legonidec, dit-il, se levant pour partir, pressé qu’il était de poursuivre sa tâche. Vous ne pouvez m’aider en rien, monsieur ? Personne ici n’a eu de ses nouvelles ?

— Personne que je sache. Remarquez ceci : les ouvriers qui tenaient pour la version de Legonidec — ils étaient cinq ou six — ont quitté avec lui la fabrique. Rien ne devait l’engager à conserver des rapports avec d’autres.

— C’est le nom de ces courageux amis qu’il nous faudrait.

— Je l’aurai peut-être par d’anciens ouvriers ; mais voyez d’abord Aubertin : il doit se le rappeler.

— Et, dans le pays natal de Legonidec, ne sait-on point où il réside ? Comment nommez-vous l’endroit ?

— Rokyver. C’est un tout petit hameau situé du côté de Paimpol : un coin resté à peu près inconnu, malgré la beauté de la plage. J’y ai conduit mes enfants une fois. Qui avait répandu là-bas le bruit de cette histoire ? Je l’ignore ; mais on la savait. On parlait de Legonidec en termes de mépris. J’ai demandé ce qu’il était devenu.

« — Voilà qui nous importe peu, pourvu que nous ne le revoyions point », me répondit un de ses parents.

— Je serai demain, après-demain au plus tard, chez M. Aubertin. Il aura, lui, dans la fortune de mon oncle, une compensation au dommage supporté… Mais paye-t-on avec de l’argent ce qu’a souffert Legonidec ? »

M. Denormand soupira.

« Ménagez Philippe, supplia-t-il. Il s’est cru miséricordieux en ne livrant pas son contremaître à la justice. Il est violent, dur aux autres comme à lui ; mais il n’est point injuste : il souffrira beaucoup. Sa santé est, dit-on, très atteinte. Peut-être serait-il prudent de le préparer à une pareille secousse. Où est en ce moment son fils ?

— Je le crois en Bourgogne, dans la famille de sa mère.

— Vous pourriez le prier de vous rejoindre à Paris et le charger de préparer son père à ce que vous devez lui apprendre.

— Je vais passer une dépêche à Marc. »

Ils parlaient maintenant debout tous les deux, la main dans la main, presque sur le seuil.

« Je croirais vous offenser en vous félicitant, jeune homme. Mais laissez-moi vous dire combien je vous estime. Vous n’auriez pas failli, vous, en pareille occurrence.

— Peut-on savoir ? Mon oncle était honnête, lui aussi : il a laissé en France les meilleurs souvenirs…

— Mais il était possédé du démon de notre époque : la folie de l’argent. Cela vous désagrège un homme, cette passion-là ! Voilà bien des malheureux, monsieur, car sa vie, à lui aussi, a été empoisonnée.

— C’est son seul droit au pardon », repartit Pierre.

Avant de rentrer à son hôtel faire ses préparatifs de départ, il expédia au comte de Trop un télégramme rédigé en ces termes :

« Serai demain à Paris, hôtel du Louvre. Viens me rejoindre. Urgent. Ai besoin de toi.

« Marcenay. »