Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901
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POUR L’HONNEUR

Par P. PERRAULT

CHAPITRE PREMIER


Lorsqu’il eut donné son coup d’œil à la table où, par ses ordres, on venait de poser six couverts, Pierre Marcenay quitta la salle du buffet, sortit de la gare et, coupant le boulevard Saint-Étienne, retourna jusqu’à l’entrée de la rue Mont-Rolland par laquelle devaient arriver ses convives.

Personne à l’horizon.

Que faisaient-ils donc, ces clampins-là ?

Mais, soudain, l’horloge de la ville sonna une demie. Consultant sa montre, Pierre s’aperçut que c’était celle de quatre heures ; son front, où la contrariété avait creusé un léger pli, se rasséréna : le rendez-vous était pour cinq ; c’était lui qui était en avance.

Que ses camarades ne s’attardassent point au delà de l’heure convenue, et on aurait le temps de dîner tranquilles avant le départ du train.

Il continua de suivre la rue Mont-Rolland, ce gai chemin si souvent parcouru depuis qu’il était en garnison à Dôle.

Les éclats de voix, les appels, les rires, les disputes des élèves du collège de gauche, les rondes chantées par les fillettes de la pension de droite, ces bruits familiers, qualifiés à certains jours de « chahut assourdissant », lui devenaient doux à entendre, aujourd’hui qu’il s’en allait.

Levant la tête, il jeta un sourire d’amicale gratitude aux grands arbres dont les rameaux hospitaliers se penchaient par-dessus le mur pour offrir leur ombre aux passants.

Il en avait bien souvent usé ; et toujours la fraîcheur exquise de cette voûte feuillue lui faisait ralentir sa marche.

Que de choses on laisse ainsi derrière soi ; des riens, qui enlacent le cœur de liens insoupçonnés, dont on ne sent la présence et la force qu’à l’heure où ils se brisent.

Pierre aimait tout ce qu’il quittait… même les petits tracas de la caserne ; et il savait à l’avance qu’il regretterait tout cela. Mais son devoir était ailleurs.

Tout en marchant lentement dans l’ombre des arbres, il caressait d’un œil furtif ces galons de sous-officier qu’il n’avait point conquis sans peine. Son cher uniforme de dragons ! Plus qu’un jour à l’endosser. Lui, qui en était si fier, qui le portait si crânement !

C’était un beau soldat que Pierre Marcenay. Rien de remarquable dans les traits, mais une physionomie énergique, en dépit de ses yeux bruns qui riaient si aisément entre leurs cils très longs. Sa longue moustache rousse de Gaulois coupait d’une ligne décidée son visage un peu court. L’allure était bien militaire : l’homme et l’habit ne faisaient qu’un, cela se sentait.

L’uniforme incarnait pour Pierre beaucoup de choses très belles, très nobles, dont il avait le respect profond ; respect de tradition et de race.

Son père avait été officier de marine et lui avait enseigné, dès l’enfance, qu’il n’est pas de plus grand honneur pour un homme, que de revêtir l’habit sous lequel il aura le devoir de monter la garde auprès du drapeau.

S’il regrettait sa vie militaire, au régiment aussi on regrettait le jeune sous-officier. Il s’était fait aimer pour sa bonne humeur, sa philosophie à toute épreuve, autant que pour ses qualités solides ; car c’était une nature droite, serviable, cachant, sous des dehors d’insouciante gaieté, une rare délicatesse de sentiments.

Il entrait alors dans sa vingt-quatrième année, et, malgré les récriminations de sa tante, Mme  Caroline Saujon, laquelle eût souhaité faire de lui un médecin, afin de pouvoir dorloter, sous une direction savante et toujours à sa portée, ses innombrables maux imaginaires, Pierre se disposait tout simplement à soigner son vignoble, fort compromis, à en juger par les dernières récoltes.

C’était de quoi l’occuper, d’autant qu’il aurait la charge de reconstituer, en même temps que les siennes, les vignes de son oncle, celui-ci étant depuis de longues années cloué sur son fauteuil par la paralysie, et incapable d’exercer la moindre surveillance.

Quelle vie serait la sienne entre le bonnet violet, le nez pointu, la voix aigre de sa tante et le pauvre infirme que toute sa pitié, toute sa tendresse ne rendraient guère plus heureux, car, pour ce faire, il eût fallu le débarrasser de son mal ou de sa femme… le jeune homme ne se le demandait point. À quoi bon chercher à prévoir les mauvais côtés de l’inévitable ? Son énergie, sa volonté calme viendraient peut-être bien à bout des difficultés journalières : ce qu’il savait, c’est qu’il ne se déroberait point à l’engagement pris.

Lorsqu’il avait promis à son oncle, Charles Saujon, de se fixer auprès de lui, les circonstances étaient autres, il est vrai : Mme  Marcenay vivait encore. Depuis son veuvage, elle avait repris sa place dans la vieille maison familiale et, malgré l’humeur acariâtre de Mme  Saujon, Pierre trouvait du charme à cette existence en commun, qu’il ne partageait, au reste, qu’à l’époque des vacances.

Mais elle était morte à son tour, sa chère maman ; personne n’avait plus d’influence sur sa tante Caroline…

Un sourire effleura cependant la lèvre de Pierre, tandis qu’il réfléchissait à ces choses.

« Bah ! murmura-t-il, quand elle me cassera la tête avec ses sempiternelles criailleries, je prendrai mon fusil et j’irai tirer des grives dans mes vignes. Et puis, je vais lui apparaître investi d’un certain prestige. Que je ne rate pas mon affaire, et je deviens à ses yeux un personnage auquel il serait imprudent de s’attaquer : un augure !… »

À se rappeler ce qui lui vaudrait une considération si haute et si précieuse, le jeune homme se sentit repris du fou rire qui l’avait saisi deux mois auparavant, en lisant une lettre de sa tante. Voici la teneur de cette mémorable épître :


« Mon cher neveu,

« Il y a bien longtemps que tu ne m’as donné de tes nouvelles. Tout le monde autour de nous s’informe de toi. On s’étonne que tu ne sois pas venu en congé à Pâques, et on se hâte d’en conclure que nous sommes brouillés.

« J’ai assez à faire de me défendre contre les insinuations des méchantes langues. Elles vont jusqu’à prétendre que tu as renoncé à te fixer auprès de moi et de ton oncle, ainsi que c’était convenu du vivant de ta mère.

« Je suis très mortifiée de tous ces bavardages et j’ai hâte de clore le bec à ces commères qui sont après moi comme un essaim de guêpes avec leurs questions. On croirait que ça leur rapportera quelque chose que tu viennes vivre chez nous.

« Écris-moi donc une lettre dont je puisse leur lire, à tout le moins, le passage où tu affirmeras que rien n’est changé dans tes projets ; tu m’obligeras.

« Encore ceci :

« Avant de quitter le régiment, ne pourrais-tu pas apprendre un peu de médecine ; rien que ce qu’il te sera nécessaire d’en connaître, pour être à même de soigner mes pesanteurs d’estomac et mes autres misères habituelles ?

« Tu me dois bien cela, à moi qui t’ai tenu sur les fonts baptismaux et n’ai pas cessé depuis lors de te combler de mes bienfaits.

« Ce qui m’a suggéré cette idée, c’est ce que j’ai lu ce matin dans mon journal.

« Il annonce qu’un professeur vient d’inventer une méthode au moyen de laquelle on arrive à parler l’anglais et l’italien après six semaines de leçons.

« L’anglais est certes plus malaisé à se mettre dans la tête que quelques bribes de médecine, et tu as plus de six semaines pour étudier.

« Je compte donc sur toi et je t’embrasse en me disant ta tante affectionnée.

« Caroline Saujon. »


« P.-S. — Odule a écrit avant-hier. Il retarde encore son voyage de France ; mais, cette fois, c’est par raison de santé.

« Il se dit très atteint. Qu’il n’exagère pas, et nous pourrions bien hériter avant peu. »

Si la dernière partie de la lettre de sa tante avait follement diverti Pierre, ce post-scriptum, aussi bien que le silence gardé sur son oncle Charles, lui avait causé une véritable exaspération… Devant la perspective d’avoir à supporter un voisinage aussi antipathique, un instant le jeune homme avait hésité.

Pourquoi ne pas habiter le joli chalet qu’avait jadis fait construire son père en prévision d’une installation définitive, et qu’il serait tôt fait d’aménager, encore que les vignerons qui l’occupaient depuis dix ans y eussent commis pas mal de dégâts.

Il serait si près de son oncle ! c’était tentant…

Pierre ne s’était pas laissé séduire, toutefois. Son affection pour le vieillard l’avait emporté sur des considérations secondaires à ses yeux, puisqu’elles n’intéressaient que son propre bien-être.

Et, par retour du courrier, il avait répondu à Mme  Saujon :

« Ma chère tante,

« Rassurez les aimables gens qui veulent bien s’intéresser à moi. Rien ne sera changé aux résolutions prises de concert avec ma mère et mon oncle jadis. D’ici huit à dix semaines je serai installé dans votre maison.

« Dieu me garde, ma bonne tante, de vouloir me soustraire à la dette de reconnaissance que j’ai contractée envers vous. Si mes souvenirs sont exacts, vos bienfaits se sont répandus sur mon dur crâne bourguignon en vigoureuses et innombrables taloches ; c’est de quoi j’ai surtout à vous savoir gré.

« Mais je ne disconviens pas que lesdites taloches aient eu sur mon caractère la plus salutaire influence, et je les compte pour autant de bienfaits : nous voici donc d’accord.

« Aussi, désireux de m’acquitter envers vous de la façon qui vous agrée, je me mets dès ce soir à piocher l’art d’Esculape.

« Lorsque je vous arriverai, j’espère être à même de combattre les rébellions de votre pauvre estomac.

« Vous ne me dites rien de la santé de votre mari. J’aurais été heureux cependant d’avoir quelques détails. Pas brillantes, les nouvelles de l’oncle Odule. Mais je vous crois un peu pessimiste à son endroit. Il est robuste ; il surmontera cette crise comme il a surmonté les autres. Je le souhaite de tout mon cœur ; je désire tant le connaître !

« Je vous embrasse, mon oncle et vous, comme je vous aime.

« Pierre Marcenay. »


En revenant de jeter cette lettre à la poste, le jeune sous-officier avait fait emplette d’un petit traité de médecine usuelle.

Il avait, au reste, borné ses études à un seul cas : l’indigestion ; causes, effets, traitement ; tous les maux dont se plaignait Mme Saujon ayant leur source dans sa goinfrerie trop libéralement satisfaite, Pierre le savait de son médecin habituel.

La veille, au moment de faire ses préparatifs de départ, il s’était muni des médicaments nécessaires : sels de Vichy, thé de première qualité, cachets d’émétique pour les cas sérieux.

Réussirait-il ? cela restait à savoir… Avec beaucoup d’aplomb, un peu de charlatanisme, peut-être ?…

Il le désirait surtout en vue des conséquences, dont la première serait d’assurer, dans une certaine mesure, tout au moins, la tranquillité de son oncle et la sienne.

Mais, à cette heure, cette préoccupation passait au second plan. Ce à quoi songeait le jeune homme, tout en arpentant la longue rue pleine d’éclats de rire et de chansons, c’est que, décidément, ses amis étaient en retard : cinq heures achevaient de sonner. Son dîner d’adieu serait détestable pour peu que les convives se fissent attendre encore.

Ah ! enfin ! les voilà qui apparaissaient au tournant de la rue. Pierre hâta le pas, redevenu souriant. Et, tout en se rapprochant du petit groupe, il comptait :

« Quatre ! ils ne sont que quatre ! Où est donc passé le « comte de Trop » ? Pauvre Marc ! il aura trouvé le moyen de se faire consigner, je le parie ! » murmura-t-il.

Son premier mot fut pour l’absent, en abordant ses camarades.

« Il musait à sa toilette, nous l’avons planté là ! » répondit Justin Dolmer, un petit Parisien à la mine spirituelle et vive.

Pierre haussa les épaules :

« Toujours le même ! Quel flâneur ! »

Mais on sentait percer l’indulgence sous la critique. Il retint les jeunes gens une minute ou deux à la place où l’on s’était abordé, et jeta encore un long regard vers les profondeurs de la rue, avant de ramener ses amis au buffet, si contrarié de devoir se mettre à table sans le retardataire !

Le début du repas manqua un peu d’entrain. Les jeunes gens songeaient à la dispersion prochaine. Leur vif désir de ne se point perdre de vue ne leur faisait pas illusion.

En dehors de l’éventualité toujours prévue et… souhaitée : la guerre, ils savaient bien ne pouvoir compter que sur le hasard des événements pour les rapprocher.

Omer Nochard était vendéen. Il retournerait habiter son village et cultiver ses champs, son temps de service achevé.

Justin Dolmer retrouverait à Paris sa place de peintre en bâtiments : son patron lui en avait donné récemment l’assurance.

Ayant « raté » Saint-Cyr, de Mortagne se préparait pour Saumur. Quant à Bernard Courtois, il irait remplacer son père, marchand de bois en gros, dans le négoce où celui-ci avait fait sa fortune.

Celui qu’on appelait le comte de Trop, Marc Aubertin, oscillait encore entre deux voies, indécis.

Pierre venait de récapituler leur avenir probable. Il conclut :

« Avant six mois, nous serons éparpillés aux quatre coins de la France. Ne nous quittons pas sans avoir découvert le moyen de nous réunir.

— J’en propose un, fit Dolmer. Mortagne, qui est le richard de la bande, puisqu’il possède un château, fait faire des embellissements audit castel dès sa sortie de Saumur.

— Tu m’y vois déjà, à Saumur ?

— Un piocheur de ta force ! cela n’est douteux aux yeux de personne, mon cher ; pas même à ceux de l’officier de cours.

— Un piocheur… je n’en ai pas moins échoué à Saint-Cyr.

— Pour un point, et parce que ta santé t’avait mis en retard.

— C’est vrai, soupira le jeune homme.

— Donc, tu réussis, et, une fois officier, tu emploies ton premier congé à remettre ton château à neuf. Tout naturellement, tu me confies l’entreprise des peintures.

— Entendu, mon ami.

— Il y a des bois autour de ton château ?

— Trois cents hectares.

— Aménagés en coupes annuelles ?

— Parbleu ! c’est le plus clair de mon revenu.

— Courtois t’achètera cela et viendra surveiller lui-même l’exploitation. Nous voilà déjà trois. Les autres…

— Ton pays ne produit pas de vin ? s’informa Pierre.

— Hélas ! non ; rien que du cidre.

— Eh bien ! j’irai te vendre des vins de ma récolte.

— Et comme le comte de Trop est habitué à marcher dans ton ombre, ajouta Mortagne en riant, il t’emboîtera le pas. Reste Nochard. Quelle raison de quitter tes champs vas-tu inventer, Omer ?

— Lorsqu’il ne manquera plus que moi, faites-moi signe ; je vous aurai vite rejoints », repartit le Vendéen.

Peut-être n’étaient-ils pas très convaincus, au fond, que les choses se passeraient ainsi ; mais il leur était doux de le croire, et ils voulaient s’en persuader ; si bien que toute la première partie du repas fut employée à élaborer les détails du plan de réunion proposé par Dolmer.

Le comte de Trop parut comme on servait le rôti.

C’était un grand garçon, d’allure un peu nonchalante, fin, distingué, très blond.

La dominante de cette physionomie sympathique était l’expression triste des yeux. Les lèvres pouvaient sourire, le visage s’égayer, les yeux gardaient, au fond de leurs prunelles bleues irisées de gris, une ombre que rien, jamais, ne parvenait à dissiper tout à fait.

Une enfance sans joies, sans tendresse, oppressée par la crainte, était écrite dans ce regard très doux, qui ne savait point sourire.

Il reçut les reproches de ses camarades avec sa placidité coutumière, et, comme excuse à son retard, déclara sans s’émouvoir :

« Je n’étais pas prêt. Je dois dire que j’ai perdu quelques minutes à regarder manœuvrer un peloton d’oies. Leur conducteur avait beau se démener comme un petit diable ! c’était tout le temps la « charge à volonté » dans les étalages des fruitières. Et les balais d’entrer en scène, et les horions de pleuvoir : ce que j’ai ri !… Eh ! mais, voici mon bonhomme qui pénètre dans la cour de la gare. Quel dommage de n’avoir pas un album et un crayon ! »

Le jeune homme, qui ne s’était pas encore assis, revint jusqu’au seuil :

« Je n’avais pas pris garde à son costume. Qu’est-ce qui peut bien lui servir de pèlerine ? Bon ! voilà ses oies qui fichent le camp ! Pauvre môme ! Attends, petit, je vais t’aider », cria-t-il, franchissant les trois marches qui le séparaient de la cour.

Mais les oies, effrayées, se dispersaient de tous côtés. En vain leur maître appelait : « Jaspine ! Clopinette, Merveille !… » car chacune avait son nom ; les entêtées n’écoutaient rien.

Marc courait deçà, delà, ne se doutant guère que la vue de son uniforme achevait de les affoler.

Cette chasse avait amené les cinq convives à la porte. Ils riaient comme des enfants à en suivre les péripéties. Dolmer proposait que tout le monde s’en mêlât.

Enfin, le propriétaire des oies parvint à grouper son troupeau dans un coin.

Planté devant elles, maintenant, montant la garde, il suivait d’un regard anxieux les allants et venants, l’air d’attendre quelqu’un.

Soit que la gaieté des amis d’Aubertin l’eût effarouché, soit qu’il ne jugeât pas ce dernier à même de lui donner le renseignement dont il avait besoin, l’enfant s’était borné à un remerciement timide, une fois ses bêtes réunies.

Car c’était un enfant : douze à treize ans au plus. Et si bizarrement accoutré ! Les pieds nus, le pantalon retroussé jusqu’au genou, tandis que le reste du corps se dissimulait sous des loques immenses, sans proportion avec sa taille menue.

Il avait la tête couverte d’un chapeau en feutre gris à larges bords, un chapeau d’homme sous lequel se perdait sa figure maigriotte et qui enveloppait d’ombre ses yeux noirs sérieux et observateurs.

Pour son manteau, le pauvre petit ! ce n’était autre chose qu’un vieux dessus de parapluie, une loque de couleur indéfinissable, où les averses, le soleil, tout ce qui lave, use, flétrit, avait dû s’acharner des années, et dont il avait agrandi l’ouverture pour lui permettre de passer la tête.

L’ensemble se complétait d’un paquet noué dans un foulard rouge à dessins multicolores, et d’une paire de souliers suspendus à un bâton qu’il portait appuyé sur l’épaule.

Son accoutrement ne semblait ni le gêner, ni l’humilier, au reste. À sa mine fière, on eût plutôt pensé qu’il se trouvait habillé à son goût.

La vue du chef de gare parut mettre fin à ses perplexités. Ce devait être lui ou l’un de ses employés qu’il attendait, car tout de suite il s’avança et, ouvrant sa main au fond de laquelle luisait une pièce d’argent :

« Vous pourrez bien nous transporter, moi et mes oies, jusqu’à Beaune pour cinq francs, monsieur, s’il vous plaît, dit-il en soulevant poliment son vaste chapeau.

— Dans le même compartiment, peut-être ? s’informa le chef de gare, narquois.

— Dame !… oui, monsieur, repartit naïvement le petit, je ne peux pas les donner à garder à d’autres.

— As-tu quelque idée de la façon dont les voyageurs sont installés ?

— Non, monsieur, je n’ai jamais voyagé, je demeurais dans la montagne, j’en suis sorti hier pour la première fois. »

Il s’interrompit :

« Tout de même, je crois que je mens. J’ai dû venir dans ce pays-ci en wagon ; mais j’avais six mois.

— Tu es excusable de ne pas te souvenir que les oies se transportent en cage, fit le chef de gare, se mettant à rire. Achètes-en une, enfermes-y tes bêtes et on vous embarquera.

— Ça doit coûter cher, une cage, remarqua l’enfant, la mine soucieuse : jamais je n’aurai de l’argent assez ! Et puis… est-ce que vous en vendez, monsieur ?

— Non, mon garçon. Nous nous bornons à les expédier, ici. Mais tu trouveras cela en ville. »

Le regard du gamin devenait de plus en plus désolé. La nécessité d’acheter une cage, la difficulté de parcourir les rues avec ses oies, difficulté dont il venait de faire l’épreuve, compliquaient vraiment trop les choses.

« On m’avait pourtant dit… », murmura-t-il les yeux à terre, hésitant…

Il demeura ainsi quelques secondes à réfléchir.

Tout à coup, prenant son parti :

« Au revoir, monsieur, prononça-t-il avec résignation ; je finirai mon voyage à pied. »

Et, doucement, en les caressant et les appelant par leur nom, il se mit à pousser ses oies du côté de la sortie.

Ce colloque avait été si rapide, qu’occupés à détailler le costume du jeune garçon, les sous-officiers n’avaient point encore repris leur place à table ; Marcenay intervint :

« Beaune est loin, mon petit. N’entreprends pas ce trajet à pied, tu en aurais pour trois jours. »

S’entendant interpeller par cette voix bienveillante, l’enfant s’était retourné.

Il répondit avec philosophie :

« Que voulez-vous, monsieur ? j’y emploierai le temps qu’il faudra. Je finirai bien toujours par arriver.

— Il y aurait peut-être un moyen d’arranger les choses. Attends une minute. »

Pierre alla présenter sa requête au chef de gare, qui répondit par un signe de tête affirmatif et par l’indication de la soute au charbon.

« Renferme tes bêtes dans ce réduit, là-bas, dit le jeune homme, et viens ensuite dîner avec nous. On avisera pendant ce temps à te procurer une cage. Un homme d’équipe ne pourrait pas aller en ville ?

— Pas maintenant ; tout le monde est occupé.

— Je ferai la commission en m’en retournant, marchef, prononça gaiement une voix essoufflée.

— Tiens ! Mirande ! D’où sortez-vous, mon cher garçon ? Vous êtes couleur sang de bœuf.

— J’ai fait la trotte du quartier ici au pas gymnastique ; j’avais si peur d’arriver trop tard ! Je ne voulais pas que vous partiez sans que je vous aie dit adieu et remercié encore une fois. Je vous garderai toute ma vie de la reconnaissance pour la bonté que vous m’avez témoignée. Au revoir ! monsieur Marcenay. Que Dieu vous rende le bien que vous nous avez fait à tous ! Vous dites qu’il faut une cage à volaille pour ce bambin ? Il en aura une d’ici une demi-heure ; je sais où on en vend. Je la ferai envoyer devant moi.

— Demandez la moins chère, recommanda l’intéressé.

— Choisissez la plus solide, Mirande, vous entendez : le prix me regarde. Adieu… peut-être au revoir ; sait-on ? »

Et, lui tendant la main :

« Je suis bien touché de votre démarche, mais sauvez-vous, vous seriez en retard. Allons, petit, enferme tes oies et à table. »

Les jeunes gens reprirent leur place. Le comte de Trop s’efforçait de mettre les morceaux en quatre, afin de rattraper les autres. Pierre faisait ajouter un couvert à sa gauche pour son invité.

Celui-ci ne tarda pas de paraître. Sans embarras ni timidité, il vint s’asseoir à la place qu’on lui désignait, déplia sa serviette, l’étendit sur ses genoux après avoir regardé comment en usaient ses voisins, et se laissa servir.

Il rit de plaisir à voir s’étaler sur son assiette une belle tranche de gigot arrosée d’une sauce brune et entourée de pommes de terre bien rissolées :

« Tu ne mangeais donc pas tous les jours du gigot chez toi ? observa Omer Nochard plaisamment.

— Le jour de Noël et le jour de Pâques, ma mère Norite achetait un morceau de viande, et pas gros !

— Où vas-tu comme ça ? interrogea de Mortagne.

— À l’hôpital de Beaune. Elle est morte, la mère Norite.

— C’était ta parente ? fit Pierre.

— Non. Des parents, il y a longtemps que je n’en ai plus. J’avais six ans quand j’ai perdu mon grand-père et je ne me souviens ni de mon père, ni de maman : j’étais petit, petit quand ils sont morts.

— Et que vas-tu faire à l’hôpital de Beaune ? demanda Courtois à son tour.

— J’y vais retrouver une amie de maman, Catherinette, la fille de notre voisin. Elle n’est pas religieuse à cause qu’elle est quasiment infirme et que, des fois, il lui faut rester des semaines et des semaines dans son lit. Mais, sitôt son mal passé, elle sert les autres malades.

« Tous les ans, elle vient chez son père. Et elle m’a dit que lorsque ma mère Norite n’y serait plus je devais aller à Beaune la trouver.

« Je m’y rends. Elle me placera bien, j’en suis sûr. J’emmène mes oies pour payer ma dépense en attendant qu’elle m’ait découvert un emploi. Elles sont à moi en propre, les oies. On m’a donné les œufs, je les ai fait couver et ils ont tous réussi. On le savait chez nous ; alors ceux qui ont pris le « butin » de la mère Norite me les ont laissé emmener.

— Personne ne s’est donc inquiété de ce que tu deviendrais ? fit Marc apitoyé.

— Que si. J’ai là une lettre du père de Catherine. Même il voulait me prendre chez lui à gages. C’était bonté de sa part ; il n’avait besoin de personne. Alors j’ai dit que je désirais voir du pays et je suis parti hier matin.

— Comment t’appelles-tu ? s’informa Courtois.

— Mon vrai nom, c’est Grégoire Chaverny ; mais, l’autre année, il est venu chez nous une Anglaise qui m’appelait toujours « petit Greg » : ça m’est resté.

« C’est sûr que je ne suis pas haut pour mes douze ans et huit mois.

— Tu viens de loin ?

— Pas bien ; deux journées de marche. »

Il dévorait tout en répondant aux questions qui se succédaient. Son appétit semblait croître à mesure qu’il absorbait le contenu de son assiette.

Le remarquant, Pierre la lui remplit une seconde fois.

Après qu’il eut fini :

« Ça va mieux ! s’écria-t-il, jetant un regard de reconnaissance aux jeunes gens qui souriaient. Que j’avais donc faim ! Ça me serrait tant le cœur d’avoir enterré ma mère Norite et de partir comme ça tout seul, que je n’ai guère mangé ces deux jours ; je n’y songeais pas… Je vous remercie bien, messieurs. »

Discrètement, il repoussait sa chaise et se levait, en prononçant ces derniers mots.

Pierre n’essaya pas de le retenir. Dans l’animation de cette fin de repas, peut-être, sans y prendre garde, eût-on rempli son verre trop souvent.

Et puis, leur pensée à tous, un moment détournée, évoluait à nouveau vers la séparation, les regrets, les promesses de se revoir. La rapide apparition de Mirande avait remis sur le tapis les questions de service.

« Qu’il n’attrape pas quatre jours de « clou » à cause de moi ! dit Pierre en regardant l’heure.

— Je parlerai à l’adjudant, promit de Mortagne. Tiens, remarqua-t-il, notre bonhomme discute son marché avec l’homme à la cage. Mirande n’a pas traîné pour faire la commission. Alors, tu prends ce petit à ta remorque, Marcenay ?

— Jusqu’à Beaune, oui. Il me paraît savoir si peu de chose de la vie ! »

On avait apporté le café, les liqueurs ; la fumée de leurs cigarettes embuait peu à peu la grande pièce où ils étaient seuls. Sept heures venaient de sonner. Bien que l’on fût aux derniers jours d’août, le gaz était déjà allumé et jetait sur les choses, qu’éclairait encore un peu la lueur d’un soir très pur, sa clarté fausse qui semblait les ternir.

« Mais vous y arriverez en pleine nuit, à Beaune, remarqua le comte de Trop, s’apercevant soudain de ce changement de lumière.

— À neuf heures cinquante. L’hôpital sera fermé, c’est vrai, murmura Pierre, ennuyé de cette complication qu’il n’avait pas prévue.

— Bah ! ce gamin dormira à la belle étoile. Pour une nuit ! en cette saison ! Il n’a pas l’air d’habiter un palais, d’ordinaire, et je le crois fort débrouillard. Écoutez-le discuter son marché ; est-il amusant ! » fit Courtois.

Vivement, Marcenay se leva et rejoignit Greg alors en train de faire l’article pour tâcher d’échanger la cage contre une de ses bêtes.

« Garde tes oies, mon enfant, dit Pierre. Nous réglerons cela plus tard, ajouta-t-il, ayant remarqué la rougeur humiliée du petit. Le train sera en gare avant dix minutes. Encage ta volaille ; moi, je m’occuperai de nos deux billets. »

Les camarades de Pierre l’avaient précédé sur le quai, hors le comte de Trop qui était venu le retrouver dans la cour.

« Écris-moi souvent, ne fais pas le paresseux, suppliait Marc. Ce que je vais m’ennuyer, toi parti !

— Secoue cela, mon pauvre vieux ; le service en pâtirait. On n’a de goût à rien quand on se laisse gagner par l’ennui. Ne va pas t’attirer des histoires, à présent que…

— Que tu n’es plus là pour veiller au grain… J’y tâcherai, répondit le jeune homme. Et puis j’espère bien avoir mes trente jours de permission après les manœuvres. J’en passerai la plus grande partie chez ma tante ; c’est-à-dire à Dracy, chez la grand’mère, puisqu’on est convenu de s’y réunir aux vacances.

— Les deux propriétés se touchent : c’est parfait, nous serons constamment l’un chez l’autre. Bonne idée qu’a eue ton oncle d’acheter cette maison de campagne pour sa mère. Alors on peut se dire « à bientôt ». À moi aussi, tu vas me manquer, ajouta Pierre, songeant aux deux vieux visages qu’il aurait pour seule compagnie.

— Où est passé le comte de Trop, le sais-tu, Marcenay ? cria soudain Dolmer, de la barrière où il s’appuyait.

— Il est avec moi : nous vous rejoignons.

— Le comte de Trop !… murmura petit Greg, laissant du coup échapper l’oie qu’il tenait, le comte de Trop !… »

Il examina longuement le jeune homme. Son regard avait tout à fait perdu son expression charmante, un pli amer serrait ses lèvres devenues presque blanches.

Il était troublé à ce point que si l’oie ne fût revenue se frotter à ses jambes, il ne se serait pas rappelé ce qu’il était en train de faire.

« Qu’est-ce qu’elle dira, Catherinette, quand elle saura que le comte de Trop est un beau sous-officier qui demeure à Dôle, et que j’ai soupé ce soir à la même table que lui ?… Si c’est croyable ! marmottait-il, Greg Chaverny à table avec le comte de Trop ! Qu’est-ce qu’elle en dira, Catherinette ?… »