Pour l’Economie publique et privée

Pour l’Economie publique et privée
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 649-674).
POUR L’ÉCONOMIE
PUBLIQUE ET PRIVÉE

Déficit dans les budgets, déficit dans les produits, — déficit aussi dans la balance extérieure, dans les règlements avec l’étranger : — économique ou financier, le déficit, ce legs de la guerre, est partout ; et il est énorme. Etat ou particuliers, en France comme en maint autre pays, nous consommons, en produits et services, plus de richesses que nous n’en créons, nous menons un train au-dessus de nos moyens, et, vivant d’emprunts, en prodigues, nous nous forgeons des chaînes pour l’avenir. Nos glorieux soldats ont délivré la France de l’étreinte de l’envahisseur : qui nous libérera de celle du déficit ? Comment reconquérir notre équilibre, noire indépendance économique et financière ? Il faut que nous travaillions davantage, et que nous nous imposions davantage. Mais l’effort de production et l’effort fiscal seraient vains tous deux s’ils ne s’accompagnaient d’un troisième, de l’effort d’épargne. L’épargne est la condition première et nécessaire de notre relèvement. C’est elle qui nous permettra de combler nos découverts et de reconstituer nos forces. Epargner, c’est la loi de nature ; c’est aussi, plus que jamais, la loi du jour : notre salut n’est que dans l’économie publique et privée.


I

Ce devoir présent et pressant de l’économie, n’est-ce pas l’heure de le rappeler au pays, en ce temps d’ébranlement et de déséquilibre où nous voyons s’étaler partout, du haut en bas de l’échelle sociale, la dépense, le luxe et la prodigalité, dans la soif des jouissances immédiates. Détente nerveuse chez les uns, réaction après l’épreuve : le phénomène est bien connu des moralistes. L’argent ne manque pas, il y en a même trop, puisque nous avons en circulation au moins vingt-cinq milliards de monnaie de plus qu’avant la guerre. Chez les autres, c’est l’avidité de jouir, et tout de suite, de l’argent gagné vite et facilement, c’est la frénésie de concupiscence née des subiti guadagni. De quoi demain sera-t-il fait ? Après nous le déluge ! Et tandis que nos modernes Turcarets, ne sachant que faire de leurs gains, les dissipent à qui mieux mieux, voici tous les nouveaux pauvres qui ne savent plus comment vivre, eux qui jadis fécondaient la richesse nationale en garnissant de jour en jour le légendaire bas de laine de la France : qui les remplacera, ceux-là ?

Déplorable est l’effet produit par le spectacle de ce gaspillage, — plus superficiel, si l’on veut, que profond, mais d’autant plus frappant, — sur l’étranger qui nous observe sans se rendre toujours compte que ces jouisseurs du jour ne sont pas, Dieu merci ! toute la France, ni même la vraie France. Mais bien plus grave est le dommage causé au pays par la folie de la dépense, au point de vue économique, sans parler des autres. La consommation s’est accrue démesurément, tandis que, démesurément, la production a décru : de là la hausse des prix, c’est-à-dire la détresse ou la gêne pour beaucoup, et la porte ouverte aux pires désordres intérieurs, maux profonds qu’on ne fait qu’aggraver en augmentant, par des élévations de traitements ou salaires, par l’émission toujours plus abondante de billets de banque, les facultés d’achats des consommateurs ; de là la hausse des changes, l’excès toujours grandissant de nos importations sur nos exportations, avec ce résultat que le commerce extérieur de la France est actuellement en perte de l’énorme chiffre de plus de vingt milliards par an, et que la France, autrefois créancière de l’étranger, est pour longtemps sa débitrice. L’équilibre rompu entre la production et la consommation, c’est notre devoir impérieux de le rétablir, en produisant davantage, mais d’abord en consommant moins. Les produits manquent : ménageons-les. Gaspillez l’argent, si le cœur vous en dit ; l’argent, après tout, est fait pour circuler, il n’a pas en soi plus de valeur qu’il n’a, dit-on, d’odeur : mais épargnons les choses, les denrées, les vraies richesses. Pour faire baisser les prix, pour diminuer nos achats hors de France et alléger nos dettes extérieures, pour réparer les destructions de la guerre, il n’y a qu’un moyen : réduisons nos dépenses stériles, nos consommations improductives, celles qui ne servent pas à entretenir où à accroître la puissance productrice du pays, capitaux ou population.

Mais, prétend-on, productives ou improductives, les consommations ont toutes la même valeur économique : elles nourrissent pareillement le travail. Pourquoi donc proscrire telles ou telles ? Les unes et les autres suscitent un égal mouvement d’affaires. Toute dépense est légitime qui est faite avec des moyens légitimes. Comme disait le brave voisin de campagne de J.-B. Say, lorsqu’après le repas offert à ses hôtes il s’amusait à briser les verres de sa table : cela fait marcher le commerce, ne faut-il pas que tout le monde vive ? N’avons-nous pas vu soutenir, pendant la guerre, que la guerre même est enrichissante, dans la mesure du moins où l’on ne fait pas appel à l’étranger, et que, par exemple, un coup de canon, payé cent francs à l’industrie française, fait gagner cent francs au pays, tout comme si une valeur de cette somme était exportée ? Exportation, l’obus envoyé chez les Boches ! Bien naïf est le paradoxe qui prône à ce point la « vertu de la dépense. » Autant dire qu’il faut consommer en vue de produire, et non produire en vue de consommer. Plus on consommera, plus on produira, et comme il est bien plus aisé de consommer que de produire, c’est l’abondance assurée et l’âge d’or tout proche ! À ce compte-là Néron, en brûlant Rome, était le bienfaiteur des Romains ! Et nous-mêmes, après tant de destructions pendant les cinq « années terribles, » comment se fait-il que nous ne soyons pas plus riches à l’heure qu’il est ? — Il ne faut tout de même pas oublier que les consommations improductives, si elles profitent à quelques-uns, appauvrissent l’ensemble, c’est-à-dire la nation, qui est en perte d’une valeur dont elle était en droit de bénéficier. C’est au contraire, pour la communauté, un profit net et durable que l’épargne ; de même que la consommation productive, elle donne du travail sans dommage pour personne ; et c’est ce qu’entendait Stuart Mill lorsqu’il comparait l’épargnant au fondateur d’une maison de charité, qui crée un fonds pour l’entretien d’un certain nombre d’hommes, ou lorsqu’il disait qu’on est utile aux travailleurs non par ce qu’on dépense, mais par ce qu’on ne dépense pas.

Nous ne sommes pas de ceux qui condamnent le luxe absolument, et répètent avec J.-J. Rousseau que « s’il n’y avait pas de luxe, il n’y aurait pas de pauvres : » il y aura, hélas ! toujours des pauvres parmi nous ! Nous ne songeons pas à réclamer des lois somptuaires, quelque nécessaires qu’elles soient, à ce que disait Montesquieu, dans une république, non plus qu’à demander à nos contemporains de vivre en Spartiates et de se restreindre au « nécessaire physique. » Admettons qu’en temps normal le luxe modéré, celui qui suscite le travail et tend à créer plus de capital qu’il n’en détruit, puisse avoir sa place et remplir une fonction utile : mal si l’on veut, mais alors mal nécessaire ; felix culpa ! Mais comme il y a, dans le problème du luxe, une question de mesure, il y a aussi une question d’opportunité, et la solution économique à lui donner ne peut, aux temps troublés où nous vivons, être la même qu’aux jours calmes du passé. Quand la France ne produit plus assez pour le nécessaire ou l’ordinaire de la vie, peut-on bien donner libre cours au « somptuaire ? » Quand il y a dans le monde entier disette, l’heure est-elle bien aux vaines dépenses de faste ou d’agrément ? Comme les matières, comme les capitaux, la main-d’œuvre manque : chez nous, la mort ou l’invalidité de près de deux millions d’hommes a diminué de 9 pour 100 environ l’effectif des producteurs, une fois et demie plus qu’en Allemagne, trois fois plus qu’en Angleterre ou qu’en Italie. Ne voit-on pas qu’aujourd’hui le luxe est une coupable dilapidation de travail, de capitaux et de matières, et que le superflu des uns ne peut être produit qu’aux dépens de l’indispensable des autres ?

Consommateurs, nous le sommes tous, et comme tels nous avons tous notre responsabilité engagée pour chacune de nos consommations. Pensons-y ! Dépenser mal ou trop, c’est non seulement léser la communauté en l’endettant vis-à-vis de l’étranger, c’est aussi faire la vie plus difficile à ceux qui l’ont déjà si difficile, c’est rendre le pauvre plus pauvre. La France doit reconstituer ses forces par le travail et l’épargne, et non pas s’adonner aux appétits de jouissances. Ce n’est pas d’autos qu’elle a besoin, de ces autos même dont le bon marché offre au public la tentation, mais de bateaux, de locomotives, de machines, de charrues. Que le luxe se restreigne, et son sacrifice contribuera à nous sauver en nous constituant une marge, une réserve pour la dureté des temps ; c’est en ce sens que Turgot, reprenant un mot de Voltaire dans le Mondain, a loué le superflu « dont on peut dire qu’il est une chose très nécessaire : il faut qu’il y en ait, expliquait-il, comme il faut qu’il y ait du jeu dans toutes les machines. »

À nous d’utiliser aujourd’hui ce jeu de la machine économique. À l’économie destructrice des années de guerre, substituons une économie réparatrice, dont l’épargne, avec le travail, sera le facteur nécessaire et tout-puissant. Ce qu’il nous faut aujourd’hui, ce n’est pas du luxe, mais de la restriction, et l’on ne peut que regretter que depuis cinq ans l’impôt, accru il est vrai, mais insuffisamment, ne soit pas venu mettre un terme au gaspillage privé. « Il règne ici, déclarait en août dernier M. Lloyd George à ses compatriotes, un esprit d’inconscience, il y a un manque de compréhension du danger. » Et, chose curieuse, la même chose était dite en même temps aux Italiens par leur premier ministre, M. Nitti. Combien cela n’est-il pas vrai aussi chez nous, qui nous laissons aller en aveugles et sans réagir entre ces deux maux mortels, la « vague de paresse » d’une part, et de l’autre la fureur de jouir ! A consommer sans produire, ou seulement même à consommer moins que nous ne produisons, nous allons tout droit à la ruine économique. Il faut nous ressaisir, et, en travaillant plus, consommer moins et épargner davantage. Abstine et sustine, effort et abstention, ce doit être notre mot d’ordre patriotique. Le peuple de France, si justement renommé pour sa vertu d’épargne comme pour sa valeur laborieuse, et qui, avant la guerre, mettait de côté chaque année un bon dixième de son revenu, ne voudra pas s’endormir dans la nonchalance ou s’étourdir dans la dissipation. À la vie chère opposons la vie simple, et devant le haut mur des changes, sachons réfréner nos besoins. Le salut du pays exige que, riche ou pauvre, chacun se restreigne et donne, avec le maximum de son effort de travail, le maximum de son effort d’épargne. L’épargne des riches seuls n’y suffirait pas, car c’est le grand nombre qui fait les gros chiffres : il nous faut l’épargne de tous.


II

Et celle de l’État au premier chef. L’État, depuis la guerre, dépense beaucoup plus que ne dépensent tous les particuliers réunis, il est de beaucoup le plus gros consommateur de produits et services : plus importantes que toutes les autres sont donc les économies qu’il peut faire. Et qu’il doit faire. Parce qu’il est l’État, de quel droit serait-il en dehors de la loi commune ? L’épargne s’impose à l’État comme aux particuliers, et plus encore. Par malheur, on sait qu’il n’en a cure. Il prêche au public le labeur et les privations, et pratique pour son compte le pire gaspillage. Il n’y a plus pour lui de considération de chiffre. « On parle aujourd’hui de millions, écrivait Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris en 1783, comme on parlait autrefois de mille louis ; on compte par millions, on n’entend parler que de millions, les millions dansent sous vos regards… » Lisez milliards au lieu de millions, vous aurez la situation actuelle. « Qu’est-ce qu’un milliard ? » disait naguère un socialiste au Parlement. En effet, nous oublions volontiers qu’aujourd’hui comme hier un milliard égale mille millions, et nous sommes fort étonnés, par exemple, quand on nous prouve, chiffres en mains, qu’un milliard, c’est plus qu’il ne s’est écoulé de minutes depuis le début de l’ère chrétienne. La notion de la valeur de l’argent n’existe plus : si l’on compte par milliards, les milliards ne comptent plus.

La guerre, à vrai dire, a toujours favorisé le gaspillage. La défense, cause sacrée, ne légitime-t-elle pas la dépense ? Plus on dépense, moins on y regarde. Et puis, comment la gabegie ne fleurirait-elle pas dans l’exubérante végétation des services nouveaux que l’État s’est appropriés, depuis cinq ans, par une emprise constante sur l’initiative privée ? De fait, ç’a été chez nous pendant la guerre une extraordinaire poussée de dilapidations, de négligences, de déprédations. Partout l’imprévoyance a nourri la prodigalité. Abus des autos militaires, pléthore des officiers à l’arrière, locations ruineuses d’immeubles, pullulement de fonctionnaires nouveaux, ce sont là des vétilles à côté du coulage général des allocations, des scandales des marchés, des énormes déficits des comptes spéciaux, des centaines de millions jetés à l’eau pour l’arsenal de Roanne ou pour les usines de cyanamide, sans compter ce qu’on peut soupçonner, aux portes du pouvoir, grandes ou petites, de tractations louches, de collusions coupables ou de trafics criminels. De ces abus, de ces hontes, chacun a pu surprendre quelques exemples, au hasard des circonstances, ou s’instruire à la lecture des documents officiels, débats ou rapports parlementaires, comptes rendus de procès. Qui saura jamais tout ? Pour l’instant, l’opinion n’est saisie que de faits isolés, elle en devine plus qu’elle n’en voit, elle en ignore plus qu’elle n’en sait.

Et depuis que la guerre a pris fin, le débordement des dépenses publiques n’a fait que s’accroître. Six mois durant, on nous berça de cette illusion : l’Allemagne paiera ! Pourquoi donc se restreindre ? On a continué à vivre d’emprunts. Et la Chambre, voyant venir les élections, en profita pour jeter à pleines mains l’appât aux électeurs. Plus le pays s’inquiétait de l’avenir financier, plus on lui dispensait les milliards, non sans aviver des alarmes qu’on pensait apaiser. Sans doute les charges extraordinaires ne pouvaient disparaître d’un jour à l’autre ; il fallait bien, par exemple, entretenir les troupes encore mobilisées, rembourser les bons de monnaie des régions libérées (2 milliards), pourvoir aux premières avances sur les dommages de guerre. Et la victoire elle-même devait engendrer des dépenses qui, pour bien intentionnées qu’elles fussent, n’ont pas toujours été faites avec prudence, telle entre autres la valorisation du mark en Alsace-Lorraine (2 milliards et demi). Mais à côté de cela, quel effroyable gaspillage a continué de s’épanouir dans les services tant militaires que civils ! Que de largesses coupables, comme les cent millions pour prêts aux démobilisés du petit commerce, les cent millions pour la mise en culture des terres abandonnées, ou les avances exceptionnelles de traitements au personnel civil de l’État (460 millions). Quelle invraisemblable gabegie dans la liquidation des stocks ! Combien de dépenses grossies à plaisir par la défunte Chambre, avec une inconscience criminelle de la gravité des temps ! Voyez les indemnités temporaires aux petits retraités, dont le gouvernement prévoyait le coût à 150 millions : le Parlement enfin les crédits à 300 millions. Et le projet de loi sur le relèvement des traitements de l’instruction publique : 360 millions, qui en devinrent 420 sous la pression de la commission du budget. Quant à la prime de démobilisation, née, comme on sait, d’initiatives parlementaires, la carte à payer, qui à l’origine ne dépassait pas 1 700 millions, s’éleva de surenchère en surenchère jusqu’à 4 milliards 200 millions.

On s’explique dès lors que, la guerre finie, nos dépenses publiques pour l’exercice 1919 ne se soient pas moulées à moins de 48 milliards de francs, — budget ordinaire et services exceptionnels, — alors qu’elles n’avaient pas dépassé 33 milliards en 1916 et 41 en 1917[1]. On s’explique que, pour satisfaire à de pareilles charges, le Ministre des Finances ait dû faire le plus pressant appel à toutes les ressources de la Trésorerie, principalement aux bons de la Défense, dont il y avait entre les mains du public 46 milliards à la fin de 1919, et aux avances de la Banque de France, qui dépassent actuellement 25 milliards : d’où une énorme « inflation » de la délie flottante, avec tous les risques qu’elle comporte pour le Trésor, et une énorme « inflation » de la monnaie de papier, laquelle tend à surélever encore les prix des denrées et les cours des changes. Cependant la Chambre expirante, tout en s’abandonnant au vertige de la dépense, diffère le vote des impôts nouveaux, des ressources nécessaires à nos budgets. Ce qui n’empêche que dès lors, comme si nous jouissions de la meilleure santé financière, s’accumulent les grands projets de dépenses soi-disant urgentes : vaste plan de travaux publics qui, avec l’acquisition d’une flotte commerciale, n’absorberait pas moins de 20 milliards, avances pour le logement populaire, allocations à la natalité, assurances sociales, rachat de chemins de fer, que sais-je encore ?

Ne dirait-on pas alors que tout esprit de prudence, tout sens des réalités et des possibilités a disparu ? Plus de frein aux dépenses : on parle, on agit comme si nous pouvions nous passer toutes nos fantaisies, comme si nos ressources étaient inépuisables, comme si l’argent ne coûtait rien. Plus de règle pour payer ni pour recevoir. L’impôt, combien ne l’acquittent que s’ils veulent bien ! Ouvriers, agriculteurs, profiteurs de guerre échappent pour la plupart au fisc impuissant ou débordé. Par contre, combien de dépenses vaines qui ne répondent pas à des besoins vrais ! Indemnités, allocations, avances, suppléments et subventions, le budget paie une masse de services qui ne sont pas des services faits, des doles, suivant la forte expression de nos amis anglais, qui ne sont pas, eux non plus, sans connaître la chose. Qui acquittera en fin de compte ces largesses folles qui ne sont pas le prix d’un travail et n’ont pour effet que de permettre aux bénéficiaires de ne pas travailler ? C’est ainsi qu’à dépenser sans compter, dans le dérèglement et le déficit, on perdait le bénéfice de la victoire et on menait le pays aux abîmes.


III

La guerre a aggravé le mal, mais le mal est ancien. Depuis quarante ans, le gaspillage et le désordre ont régné en maîtres dans la gestion de nos affaires, et s’il est vrai qu’un régime se juge sur ses finances, — finances, selon Littré, vient du vieux verbe finer, c’est-à-dire terminer, conclure, les finances sont donc la conclusion, la traduction, le critérium final des phénomènes sociaux, — notre régime depuis quarante ans n’a été rien moins que désastreux.

« La Cour mangeait le royaume, » disait énergiquement le duc de Croy au XVIIIe siècle : de nos jours on aurait pu dire pareillement que les gouvernants « mangeaient » le pays. Partout, depuis un demi-siècle, les dépenses publiques ont augmenté, — de cette augmentation soi-disant fatale les pédants allemands ont même prétendu faire une loi économique, la loi de Wagner, — mais nulle part l’accroissement ne s’est manifesté avec moins de mesure que chez nous, nulle part le point de départ n’était plus haut, plus haute la charge initiale de la dette publique. En 1873, le budget des dépenses se chiffrait à 2 874 millions ; il atteignait 3 288 millions en 1890, 3 747 millions en 1900, 4 322 en 1910 et 5191 en 1914. Si, dans cette effrayante progression, la hausse des dépenses militaires tient une large place, bien plus large encore est celle que représentent l’extension des dépenses civiles, la multiplication du fonctionnarisme, des entreprises d’État, des services d’ordre social. Combien de fois n’a-t-on pas dénoncé le péril, et jeté le cri d’alarme devant la « marée montante des budgets ! » Mais en vain. Jamais les partis au pouvoir n’ont eu le courage de réagir. Trop vieille est l’habitude de l’imprévoyance, du laisser-aller et de la dissipation, trop général le coulage, et trop profitable aussi à certains. On en arrive, en manière d’excuse, à soutenir que les dépenses publiques sont avantageuses pour le pays, et que l’impôt qui les alimente « retombe en pluie d’or sur le peuple ; » n’est-ce pas hier encore que nous lisions quelque part que l’État, en dépensant à l’intérieur, « crée du revenu ? » Comme si l’Etat n’employait « las le plus souvent d’une façon improductive des ressources que les particuliers eussent pu utiliser reproductivement, et comme si toute dépense inutile dans les budgets n’était pas un prélèvement arbitraire et injustifié sur les contribuables !

Avec la profusion, c’était aussi, c’était déjà la confusion, l’anarchie financière, celle-ci favorisant celle-là autant qu’elle était favorisée par elle. De 1872 à 1914, malgré de belles plus-values dans le rendement des impôts, le déficit réel a dépassé un milliard. Ce n’est qu’à l’aide d’expédients ou d’artifices qu’on arrive soi-disant à « boucler » les budgets, et qu’on maintient la balance sur le papier en même temps que l’illusion de l’équilibre dans le public : l’art n’est plus, comme on l’a dit, que de « prêter des apparences de règles à une gestion financière déplorable. » Les abus sont partout : dans les comptes spéciaux où se cachent les opérations et les emprunts illicites, dans les crédits additionnels, cette plaie de nos finances, dans les paiements sans crédit et les dépassements de crédits, dans l’insincérité des prévisions budgétaires, où les dépenses inutiles sont enflées à plaisir et les dépenses nécessaires trop souvent sous-évaluées, dans la pratique des crédits « d’amorce, » dont la modicité initiale n’est faite que pour dissimuler le gros danger prochain, sans parler de ces coups de folie financière comme le rachat de l’Ouest, ou de ces expériences sociales aussi mal conçues que coûteuses et que rejette le bon sens même du pays à qui on veut les imposer, telles les retraites ouvrières. Ajoutez que le contrôle, hors ce qui touche le maniement des fonds, est inefficace ou insuffisant, et que la comptabilité est tenue d’une façon si compliquée à la fois et si incomplète, elle est arrêtée SI tardivement, qu’elle ne permet de se rendre compte ni de la marche générale des opérations, ni du prix de revient, du rendement de tel ou tel service : on a bien oublié cette vérité élémentaire que, si les chiffres ne gouvernent pas le monde, ils indiquent du moins comment le monde est gouverné. Il l’est, chez nous, bien mal, et l’on pourrait répéter de nos jours ce que disait Du Haillan il y a quelque trois cents ans : « Les affaires financières ont été tellement brouillées ces derniers temps que les gens de bien y connaissent peu de chose, tandis que les autres n’y connaissent que trop. »

À qui la responsabilité de ce désarroi lamentable, de « tous les désordres et combustions qui agitent cette pauvre France, » comme écrivait en son temps Sully, lorsqu’il cherchait de bons « expédients pour médiciner telles maladies d’Etat ? » À tout le monde. Au Parlement d’abord, ou plutôt aux députés, puisque le Sénat s’est, par une abdication étrange, laissé réduire au rôle de chambre d’enregistrement. Leur mission est d’autoriser les recettes et les dépenses, et de contrôler la direction des finances publiques. Mais « les contrôleurs se sont faits dépensiers, » comme disait déjà le procureur général Dupin. À qui mieux mieux, ils poussent à la dépense, que ce soit la réclame électorale qui leur permet de se faire de la popularité au dépens des deniers communs, la largesse socialiste ou démagogique, ou parfois même l’extravagance révolutionnaire qui aura à certains yeux le mérite de contribuer à mettre à bas la société actuelle. Nul souci chez eux d’un bon aménagement des ressources de l’État. Usés par les agitations stériles et les ambitions personnelles, incapables de se discipliner comme de comprendre la discipline des lois économiques, inaptes aux affaires, ils se désintéressent des finances. Ils ne remplissent même plus les premiers de leurs devoirs : ils ne se donnent plus la peine de discuter les lois de règlement, qui sont votées très en retard, par paquets de trois ou quatre, voire de huit, à la fois, sans débat, dans l’indifférence générale, et ne représentent plus que de vaines formes de symétrie budgétaire. Le budget lui-même, ils ne peuvent plus l’établir en temps utile, toujours il faut des douzièmes provisoires, avec tous leurs inconvénients, dont le moindre n’est pas, en prolongeant la discussion, de favoriser les surenchères et le gaspillage, car plus la Chambre discute, plus elle dépense, ce qui est pour le moins l’indice d’une étrange altération de son rôle. — Le gouvernement n’est pas moins coupable. Chargé de la gestion financière du pays, il a lui aussi fait défaut à sa charge, et faute d’autorité comme de sagesse il a laissé la nef errer au gré des flots. Gérant négligent et désordonné, imprévoyant et à courtes vues, il n’a su imposer ni méthode, ni clarté, ni rigueur financière, il n’a fait que favoriser le trouble et la confusion par sa faiblesse et son incurie, par un glissement habituel aux solutions de fortune ou plutôt d’infortune, par un abandon constant des grands principes de l’art financier, lesquels après tout ne sont autres que ceux de l’ordre et du bon sens. — L’administration enfin : tout a été dit sur l’énorme coût et le médiocre rendement de cette lourde machine, dispendieuse et inefficace, paralysée par le formalisme et la routine, et dont chaque organe est devenu une fin en soi, avec l’objet constant) de grossir ses dépenses pour grossir son importance. Sous le couvert de son irresponsabilité, et de sa réputation d’intégrité, notre bureaucratie, mauvaise ménagère, a si l’on peut dire le gaspillage dans le sang ; tous les moyens lui sont bons pour entier ses demandes de crédits budgétaires comme pour épuiser les crédits en fin d’exercice ; respectueuse des règlements, elle est sans scrupule pour les tourner. Elle réalise ce paradoxe d’être à la fois avare pour les petites choses et prodigue pour les grandes, elle respecte consciencieusement les centimes tout en jetant, par légèreté ou incapacité, les millions à l’eau : penny wise and pound foolish, comme on dit outre-Manche.

Le temps n’est plus sans doute où Montesquieu assurait que « l’économie est l’avantage du gouvernement républicain. » Les démocraties, nous le savons, sont dépensières et désordonnées : quand les impôts sont votés par ceux qui ne les paient pas, et les dépenses par ceux qui en profitent sans y contribuer, les gouvernants ne songent qu’à satisfaire le plus de monde possible aux frais publics. Dépensez toujours, cela fait bien dans un régime de « clientèle » où le gouvernement est aux pieds des députés et les députés à ceux des électeurs, où les ministres « font les couloirs » comme les députés « font leur circonscription. » Le budget, c’est l’assistance publique, c’est la caisse commune et soi-disant inépuisable où tout le monde puise, de près ou de loin ; la gratuité s’introduit partout, et partout les primes, les encouragements, les subsides ; la gabegie engendre le gâchis.

Ainsi allaient, depuis longtemps, les choses financières dans les démocraties modernes. Mais pourquoi allaient-elles dans la nôtre plus mal encore que dans les autres ? Entre beaucoup de raisons, il y en a deux qu’il faut dire, parce que, les circonstances s’y prêtant, nous y pourrons peut-être quelque chose. Voici la première : l’opinion, mal renseignée, faute de données claires, de comptes faciles à lire, ne s’est jusqu’à ces derniers temps jamais souciée des finances publiques. N’est-ce pas un triste spectacle que celui d’une population parcimonieuse au fond, éprise d’ordre et sachant compter, gérant de façon entendue ses propres affaires, et qui abandonne les finances publiques aux mains de gouvernants prodigues et imprévoyants, empressés de les livrer au hasard ou au pillage ? L’opinion a besoin chez nous, en finances, d’être informée, éduquée et vivifiée. L’autre raison, c’est que, parmi ces gouvernants, il n’y a personne, financièrement parlant, en qui réside à la fois l’autorité et la responsabilité, avec les moyens d’exercer l’une et l’autre. Personne n’est responsable chez nous de l’ordre, de l’économie, de l’équilibre. Il n’y a plus d’autorité en matière financière. Le gouvernement a ruiné la sienne pour en conserver l’apparence, et celle que s’arroge le Parlement se noie dans son irresponsabilité. L’Etat, étant tout le monde, s’entend tous les ministres, tous les parlementaires, tous les fonctionnaires, n’est plus personne, personne ne s’intéresse plus à ses intérêts ; la chose publique n’existe plus, elle a succombé sous le nombre, dans l’indifférence générale.


IV

Un changement profond, catégorique, s’impose pour relever la France et sauver le crédit public. La situation présente est des plus graves : on l’a dit au Parlement, dans la presse ; l’a-t-on assez dit ? Il n’y aurait pas de pire politique que dissimuler au pays la vérité. « Le salut de la nation exige des résolutions viriles, » proclama naguère M. Milliès-Lacroix, rapporteur des finances, au Sénat. « Il n’y a pas de finances possibles, si nous persistons à dépenser sans compter, » a déclaré à la Chambre M. Klotz, ministre des Finances, dont il est regrettable que la fermeté ne se soit guère manifestée qu’en paroles. Et M. Ribot : « Si nous continuions ainsi, nous irions à une catastrophe, » La catastrophe elle-même ne serait pas un dénouement, quoi qu’en puissent penser certains esprits simplistes ; non seulement la défaillance de l’Etat entraînerait par ses répercussions incalculables la ruine de la plupart des Français et des intérêts français, mais notre crédit en serait tué au dedans et au dehors, et le Trésor se trouverait le lendemain dans un état pire que la veille. La seule solution possible est celle que nous inspireront notre énergie, notre honneur et notre fierté patriotique.

Que faut-il pour restaurer nos finances ? Nous n’entendons pas parler ici des grandes opérations que tout le monde juge nécessaires et dont on ne peut que déplorer le retard : consolidation de la dette flottante, restriction de la circulation fiduciaire, création de nouvelles ressources fiscales. La question est de savoir ce qu’il y a à réformer dans le courant de notre conduite financière pour rentrer dans la voie droite. Il faut d’abord, de toute évidence, endiguer le flot des dépenses extraordinaires et nous réaccoutumer à vivre sur notre revenu, c’est-à-dire sur l’impôt ; il faut donc faire rentrer énergiquement cet impôt, en coupant court aux faiblesses législatives ou administratives dont profitent aujourd’hui un trop grand nombre de contribuables pour se soustraire aux charges communes. Il faut rétablir l’ordre, la règle et la lumière dans les finances publiques, et les rendre, selon l’expression du baron Louis, « tellement transparentes que chaque citoyen puisse en quelque sorte les juger comme ses propres affaires : » budgets et comptes sont à refondre, méthodes et pratiques à régulariser selon les principes les plus sévères, si l’on veut que notre gestion redevienne correcte et saine, et que le contribuable, à qui un énorme effort fiscal va être demandé, se sente porté à comprendre et à remplir avec conscience l’impérieux devoir.

Enfin, il faut que par l’économie la plus rigide, nous réduisions au strict minimum les charges budgétaires, les frais généraux de la nation. Nous avons, comme au temps de Galonné et comme disait Galonné, « une ressource considérable dans les abus. » Supprimer toutes les dépenses parasites, ajourner tout ce qui n’est pas essentiel, contenir tous les envahissements, aveugler toutes les voies d’eau par où s’écoule « l’argent de la France, » c’est aujourd’hui l’œuvre vitale et nécessaire, a Rien ne simplifie les finances publiques comme l’économie dans les dépenses, écrivait il y a une centaine d’années J.-B. Say ; l’art de la finance n’est si difficile que parce que l’art d’économiser n’est pas connu. » Et tout récemment un Anglais, le professeur W.-R. Scott, ne déclarait-il pas que « le grand problème de l’après-guerre serait bien moins une affaire de répartition et de productivité fiscale qu’une question de discipline dans la dépense ? »

Comprenons bien, en effet, qu’il n’y a pas d’impôts qui puissent jamais suffire à alimenter les budgets monstres tels qu’on nous les annonce pour un avenir très prochain, et dont il semble qu’on se fasse un jeu de grossir les chiffres. Si l’on n’arrive pas à en contenir l’accroissement, c’en est fait de l’équilibre de nos finances. Qu’on ne croie pas que les sources fiscales soient intarissables, et qu’on puisse y puiser toujours sans jamais les épuiser. A côté de la clientèle électorale, il y a une masse de citoyens qui, après tout, ont bien le droit de vivre, eux aussi : ce sont les contribuables. Il y a une limite aux facultés contributives d’un pays : délicate à fixer, peut-être, mais elle est. On dit : les riches paieront. Quelle niaise illusion, ou quel coupable appel aux basses convoitises démagogiques ! Le revenu des « riches, » si l’on entend par « riches » tous ceux qui ont plus de vingt mille francs par an, — est-ce bien là la richesse ? — n’était en France en 4917 que de 3 275 millions, et l’on voit tout de suite que, leur prendrait-on tout, ce n’en serait pas assez, tant s’en faut, pour « boucler » le budget. Le contribuable a d’ailleurs des moyens de défense ; il peut faire grève, lui aussi, j’entends qu’il peut renoncer à produire, s’il voit qu’à produire il n’a plus intérêt parce que le fisc abuse : c’est ce qui est arrivé dans la Rome impériale où les Curiales, sur qui pesait tout le poids de l’impôt, désertaient leur classe. Au delà d’un certain point, la taxation s’élude, la matière fiscale s’évade ou s’évanouit. Il n’y a d’impôt qui rende que celui qui est accepté par le contribuable.

Il est prêt, ce contribuable, à payer tout ce qu’il faut : seulement il n’entend pas être taxé au delà du nécessaire, — ce nécessaire, il le sait, sera déjà fort gros, — et il exige que les pouvoirs publics fassent au préalable de leur côté toutes les réductions budgétaires qu’impose la dureté des temps. Ce qui l’inquiète, c’est moins d’avoir à compter pour l’avenir avec des charges très lourdes que de ne savoir point sur quoi compter, et de pas voir de fond au tonneau des Danaïdes de nos budgets. Que l’État continue à vivre largement, comme autrefois, et se laisse aller aux vastes pensées, aux rêves sociaux ou aux folies somptuaires, il y perdra la conscience du contribuable comme la confiance du prêteur. Qu’au contraire il se restreigne, comme font tous les honnêtes gens dans la gêne, — il n’en manque pas à l’heure qu’il est, — et il s’assurera, par cette discipline rigoureuse, toutes les ressources fiscales et tous les moyens de crédit dont il aura besoin pour ses dépenses légitimes.

A vrai dire, il ne s’agit pas de petites restrictions, d’économies « de bouts de chandelle, » de menues compressions de crédit, illusoires ou inopérantes. Il ne nous suffit pas d’instituer, comme il y avait autrefois dans la république de Venise, des scanzadori delle spese superflue. Ce n’est pas le seul superflu que nous devons retrancher, mais tout ce qui n’est pas strictement indispensable à la vie du pays. Il nous faut des coupes sombres dans la forêt touffue du budget.

Ce n’est pas ici le lieu de dresser le plan de l’œuvre à accomplir. Qu’on nous permette cependant de rappeler que tout le monde est d’accord sur la nécessité d’une refonte complète de notre administration, de la vieille et pesante machine napoléonienne qui, depuis cent vingt ans, s’est développée et compliquée sans jamais se réformer ni s’adapter à l’évolution générale du monde. Ignorante de la vie moderne, elle gère le pays du fond de ses bureaux, en aveugle, à coups de dossiers, de circulaires, de notes, de rapports, c’est-à-dire toujours sur le papier, « qui souffre tout : » qu’elle sorte donc de sa prison poussiéreuse, qu’elle pratique cet aussenbureaukratismus dont les Boches nous ont donné l’exemple, qu’elle se vivifié et se simplifie, et mette enfin ses procédés en harmonie avec les conditions nouvelles. On hausse actuellement, avec excès d’ailleurs et sans méthode, les rétributions de tout le personnel de l’Etat ; que ne le réduit-on en même temps, ce personnel, en donnant à chaque agent sa part de pouvoir et de responsabilité ? S’il n’est pas assez payé, il est d’une façon générale deux fois trop nombreux, et la preuve en est que pendant la guerre on a marché à demi-cadres. Augmentez les traitements, mais supprimez d’abord la moitié des 650 000 fonctionnaires que la France entretenait il y a cinq ans, sans compter ceux qui se sont ajoutés depuis lors : la France en vivra mieux, et l’économie y trouvera son compte.

Trop lourds, trop compliqués sont nos services. On n’a cessé d’ajouter de nouveaux rouages à la machine sans jamais en supprimer, avec ce résultat que la machine finit par se refuser à sa fonction. Dans tous les ordres de l’activité humaine, la tendance est à la concentration : pourquoi les services publics s’y soustrairaient-ils ? Il faut réduire le nombre des ministères dans le Gouvernement et celui des directions dans les Ministères. Il faut fusionner les administrations dont le chevauchement coûte au trésor autant qu’il nuit au bien de l’Etat, telles l’Enregistrement et les Contributions directes. Il faut refaire la carte administrative de la France, réduire le nombre des cours d’appel, des tribunaux, des conseils de préfectures, des facultés, des ressorts académiques, après avoir jeté bas la féodalité de l’arrondissement et rompu la coalition des intérêts de clocher.

Nos budgets doivent être libérés d’une masse de charges que l’Etat s’est laissé indûment imposer. Telles les subventions de toute nature allouées aux autorités locales en vue de dépenses qui, normalement, incombent à ces autorités et dont c’est à elles, si elles y tiennent, de faire les frais : il n’y a plus place dans nos finances pour la mendicité administrative ou électorale. Telles encore les primes et allocations de toutes sortes dont profitent des industries ou entreprises privées qui vivent en parasites aux dépens de la communauté : l’heure n’est plus à ces générosités stériles, nées et nourricières de besoins artificiels ou intéressés.

De larges économies doivent être réalisées dans les frais du luxe public, fût-ce du luxe artistique ou théâtral, — l’État n’a plus la liberté de se livrer aux prodigalités somptuaires, — et aussi dans toutes les largesses d’ordre social qui encombrent nos budgets et couvrent, hélas ! tant d’abus, d’illusions, d’injustices même : pourquoi l’Etat continuerait-il à subventionner, par exemple, les syndicats professionnels, ou, les sociétés ouvrières de production, ou les bureaux de placement ? Pourquoi n’arrêterait-on pas pour l’avenir les frais de ce régime de retraites ouvrières dont le pays manifestement ne veut pas ? Que l’Etat fasse, — et bien, — ce qui est de son devoir envers le travail, la misère, la vieillesse ou la maladie, mais qu’il le fasse en comptant strictement, et sans arrière-pensée électorale ou démagogique.

Enfin l’étatisme doit être circonscrit et restreint avec la dernière rigueur. Ecartons toutes les nouvelles entreprises socialistes, les monopoles, les» nationalisations, » — on sait ce que cela coûte, — et rendons au contraire à l’initiative privée, dûment contrôlée, ce qu’elle pourra reprendre de nos exploitations d’Etat : les industries y retrouveront leur liberté et nos budgets l’élasticité.

Réformes radicales, économies radicales, il y a là une œuvre immense à accomplir. Elle est difficile, mais elle est nécessaire. Qui en prendra l’initiative, qui en assurera le succès ? Comment les corps constitués se réformeraient-ils d’eux-mêmes et de bonne grâce ? Au dedans, c’est la routine, c’est le jeu des intérêts qui se décorent du nom de droits acquis. Au dehors, l’ignorance, l’incompétence, les préjugés. Le ministre, qui ne fait que passer dans son ministère, ne sait que ce que veulent bien lui dire ses directeurs, il ne peut rien sans eux, ni contre eux ; entre eux et lui, il faudrait un haut fonctionnaire de carrière, sachant les choses, ayant les pouvoirs, capable de concevoir et de mener à bien les réformes et les économies, les œuvres de longue haleine ; c’est ce qu’ont nos amis anglais dans la personne de leurs sous-secrétaires permanents, et c’est ce que nous devrions avoir au plus tôt, à la tête de chaque département ministériel, « pour remettre l’ordre dans la maison. »

Mais plus haute est la question. Tout l’avenir de la France est en jeu dans l’avenir de ses finances. Jamais la nécessité ne s’est fait sentir plus impérieusement d’une direction forte, éclairée, inflexible. Qui tiendra le gouvernail ? Qui assumera la charge de la reconstruction financière de la France ?


V

Ce qu’il faut avant tout, pour notre salut, c’est qu’il y ait chez nous, en matière d’économies à réaliser, comme d’une façon plus générale en matière d’ordre, d’équilibre, de régularité, dans la gestion de nos finances, une autorité responsable, qui, dotée de tous les moyens voulus, sache et puisse, par une rigoureuse discipline, mettre un frein à l’anarchie et faire aboutir l’œuvre de la réparation nécessaire. La France, après los grandes crises de son histoire, a toujours trouvé au moment voulu l’homme qu’il lui fallait pour relever ses finances. Il y a cent ans, ce fut ce grand organisateur, trop oublié, le baron Louis, qui, ministre une première fois en 1814, et rappelé au ministère on 1830, disait alors amèrement qu’il était « toujours appelé à administrer la misère de son pays. » Après les convulsions révolutionnaires, nous avions eu Mollien et Gaudin, premiers artisans de la reconstruction sous le Consulat. Au XVIIIe siècle, Turgot, dont Malesherbes disait qu’il n’avait « pas l’amour, mais bien la rage du bien public, » aurait réussi, s’il en avait eu le temps, comme avait réussi Colbert au XVIIe. Et le plus grand de tous, peut-être, avait été Sully, dont le caractère dur et farouche « épouvantait » les quémandeurs, — « ses yeux et ses mains faisaient peur, » dit un contemporain, — impopulaire parce qu’il savait dire non, qui ne souffrit ni dilapidation ni gaspillage et laissa riche un royaume qu’il avait trouvé pauvre et obéré.

Chose étrange : l’autorité responsable, en fait de finances, la France, dans son régime actuel, ne la possède pas. Ce devrait être, dans le gouvernement, le ministre des Finances. Mais le ministre des Finances de la République n’est plus le contrôleur général des dépenses de la Monarchie ; il n’appartient pas, comme remarquait déjà un ministre de la Restauration, « à ce modeste continuateur des Sully et des Colbert, d’entrer dans les détails de l’administration de ses collègues, d’apprécier l’utilité, la nécessité, l’urgence de leurs dépenses et d’arrêter à son gré les services publics. » La Constitution ne lui donne aucun privilège sur les autres ministres. « Il n’a sur eux d’autre influence, a écrit M. Léon Say, que celle que lui assurent sa compétence spéciale et la situation politique qu’il peut avoir dans les Chambres ; il est généralement peu écouté, et ses collègues ne lui facilitent guère sa tâche. »

En Angleterre, le chancelier de l’Échiquier jouit d’une primauté traditionnelle sur les autres ministres. Leurs demandes de crédit sont accordées ou rejetées par la Trésorerie [2], qui contrôle leurs dépenses, qui est l’arbitre de leurs budgets ; son action a beau avoir perdu en autorité depuis qu’elle est devenue, en 1908, avec M. Lloyd George, un département dépensier, son droit subsiste et oppose aujourd’hui encore un obstacle sérieux au gaspillage. Les mœurs politiques font toujours du chancelier de l’Echiquier le dépositaire des bonnes règles, le garant de l’ordre financier, le « ministre de l’Équilibre. »

Chez nous, rien de pareil. Notre ministre des Finances a dans sa charge la préparation du budget annuel : les départements ministériels lui adressent à cette fin, tardivement d’ordinaire, leurs projets budgétaires ; il les examine en faisant quelques observations discrètes et officieuses, mais il n’en est ni juge ni maître ; sa censure n’est guère qu’une centralisation. Une fois le budget voté au Parlement, il doit, ou il devrait, en contrôler l’exécution. De louables efforts ont été faits depuis vingt-cinq ans pour le mettre à même de suivre les opérations, par le contrôle des dépenses engagées : louables, mais vains, car s’il est en droit de s’opposer à une création d’emploi inutile ou à un engagement irrégulier de dépense, il n’a pas la critique de l’emploi des fonds, il est sans pouvoir pour empêcher les dépenses injustifiées, pour prévenir les abus parfois les plus flagrants, les plus courants. Quant à la politique financière générale, c’est, après le ministre des Finances, le Conseil des ministres qui en décide en dernier ressort. Or au conseil des ministres, le ministre des Finances n’est qu’un ministre comme les autres, un « conseiller financier, » généralement seul de son bord, seul à lutter contre la poussée dépensière, n’ayant que sa voix et dont la voix est le plus souvent étouffée par celles de ses collègues. L’intérêt supérieur des finances est-il en vérité garanti, le respect en est-il ainsi assuré, dans un conseil où l’autorité est divisée, c’est-à-dire réduite, et la responsabilité partagée, c’est-à-dire anéantie ?

Substituons donc la pratique anglaise à la nôtre, et confions au ministre des Finances, au sein du gouvernement et sous le contrôle du Parlement, l’autorité et la responsabilité financières, en le dotant comme en Angleterre de prérogatives plus larges, en lui donnant un droit de veto sur ses collègues et une voix prépondérante au Conseil des ministres. Il aura nos finances à restaurer, fournissons-lui en les moyens. La question financière prime aujourd’hui toutes les autres questions : que le ministre des Finances prime de même les autres ministres au point de vue budgétaire, qu’il tienne effectivement entre ses mains toutes les finances de l’État, les dépenses comme les recettes, et qu’il soit réellement dans notre République un « surintendant des finances. » Les autres ministres sont exposés parfois à s’engager à la légère : il est si facile de promettre quand on n’a pas à payer ! Il est de leur intérêt comme de celui du Trésor qu’il y ait derrière eux une autorité qui ait son mot à dire, le dernier mot, et puisse réparer en temps utile leurs erreurs ou leurs imprudences. Point n’est besoin de recourir à une révision constitutionnelle ; la réforme peut s’introduire dans la pratique avant de s’inscrire dans les lois, si seulement elle est un jour proposée et acceptée, d’un commun accord, par le gouvernement en ses conseils, comme une restriction de guerre. Nous demandons aux ministres d’abandonner pour un temps leur liberté de dépense entre les mains du ministre des Finances qui, avec la responsabilité effective de l’ordre, de l’économie, de l’équilibre, aura ainsi l’autorité effective : nécessité temporaire, espérons-le, mais nécessité impérieuse.


VI

S’il est indispensable qu’au point de vue financier, le ministre des Finances soit revêtu d’un certain droit de prééminence dans le gouvernement, il ne l’est pas moins qu’à ce même point de vue il soit en mesure d’exercer une certaine autorité au Parlement. On sait que ce n’est guère le cas. La faiblesse de l’Exécutif par rapport au Législatif est un des grands maux de notre vie politique. En Angleterre on se plaint que le gouvernement « contrôle, » comme disent les Anglo-Saxons, le Parlement, dont il est l’émanation et dont il fait ce qu’il veut, tant qu’il y a la majorité : c’est le résultat du système discipliné des partis. En France, tout au contraire, c’est le Parlement qui commande et tend à absorber le gouvernement : conséquence du régime des majorités artificielles, et surtout des mœurs politiques dont vit notre république. Le gouvernement parlementaire est dans une large mesure remplacé par le gouvernement du Parlement, qui en est tout juste l’opposé. Au grand jour ou dans l’ombre, la Chambre paralyse l’action des ministres en s’efforçant d’y substituer la sienne. C’est un cercle vicieux : plus le Parlement empiète sur le Gouvernement, moins le Gouvernement a d’autorité à la Chambre ; et moins il a d’ascendant sur le Parlement, plus le Parlement est porté à usurper.

Ce sont là, dans l’ordre financier, des mœurs déplorables, et qui sont pour beaucoup dans le désarroi actuel de nos finances. Les assemblées parlementaires ne sont pas faites pour le gouvernement des finances, leur fonction n’étant que de contrôler et de sanctionner ce gouvernement. Or la Chambre, comme l’ont montré les dernières législatures, veut gouverner les finances comme le reste. Par la Commission du budget, ce « ministère occulte, » elle reprend en sous-œuvre tout le travail de la préparation budgétaire. Par la Commission de législation fiscale, elle refait, quand elle ne les étouffe pas, les projets et programmes d’impôts. Bien qu’elle ne s’intéresse guère aux lois de règlement, qui pourtant devraient être la sanction de son droit budgétaire, elle prétend s’arroger la surveillance de l’exécution du budget, au cours même des opérations, par la Commission des comptes et des économies, sans doute en souvenir des Comités de Trésorerie de l’époque révolutionnaire. Et par-dessus tout, elle s’est accoutumée, par un manifeste abus de pouvoir, à voter toutes les dépenses nouvelles ou augmentations de dépenses qu’il lui plaît, de sa propre autorité, sans souci des conséquences budgétaires de ses décisions, sans égard à l’équilibre entre le doit et l’avoir. De toutes les mesures nécessaires pour relever nos finances, l’une des plus urgentes consiste à supprimer le droit d’initiative parlementaire en matière de dépenses.

Que tout député ait le droit de proposer des dépenses nouvelles ou des augmentations de dépenses, sans condition ni limite, à la Commission du budget ou en séance, dans les lois de finances ou dans toutes autres lois, c’est ce qui, selon les théoriciens parlementaires, résulte de la Constitution de 1875, laquelle reconnaît aux élus de la nation le privilège de proposer des lois ou des amendements aux projets de loi émanés du Gouvernement. Rarement appliqué, et d’ailleurs très discuté, au temps de la Restauration, ce droit d’initiative a donné lieu sous la troisième République, comme il avait déjà fait en 1848, à des abus constants et flagrants. C’est ainsi, par exemple, qu’en 1887 (budget de 1888), les dépenses nouvelles ou augmentations de dépenses proposées par les députés ne s’élevèrent pas à moins de 276 millions. Le scandale devint tel qu’en 1900, sous la pression de l’opinion, la Chambre dut se résoudre à apporter elle-même quelque restriction à la liberté dépensière de ses membres : par modification de son règlement intérieur, elle décida que, dans la discussion du budget, il ne pourrait être proposé d’accroissement de crédits qu’au cours des trois séances qui suivent la distribution du rapport dans lequel figure le chapitre intéressé, ce qui avait pour but de prévenir les relèvements de crédits votés par surprise en cours de séance ; de plus, les demandes d’augmentations de traitements ou d’indemnités ne seraient plus acceptées sous forme d’amendements ou d’articles additionnels. Bien fragile était la barrière, et d’autant plus insuffisante que nulle limitation n’était apportée aux droits de la Commission du budget, ni à ceux des députés en dehors de la loi de finances annuelle. De fait, les accroissements de dépenses d’initiative parlementaire continuèrent comme par le passé : en 1912, ils s’élevèrent à 138 millions, en 1913 à 116 millions, et encore ces chiffres ne disent-ils qu’une partie de la vérité, car les crédits votés étaient d’ordinaire destinés à s’augmenter d’année en année. Et nous ne dirons rien des abus dont le droit d’initiative a donné le spectacle pendant la guerre, et depuis…

Il faut le dire, il n’y a rien à espérer, et tout est à craindre, si, à chaque budget, l’équilibre que le Ministre des finances doit s’efforcer, coute que coûte, d’établir entre les recettes et les dépenses, est inévitablement rompu par les votes irréfléchis d’une assemblée gaspilleuse et irresponsable. La représentation nationale a pour mission d’allouer des crédits, d’autoriser des recettes, et non de pousser aux dépenses. Il faut un frein, il faut que la Chambre soit privée du droit de proposer des dépenses, et se contente de celui d’accorder ou de refuser les crédits demandés par le gouvernement, lequel seul doit avoir l’initiative, étant seul informé quant aux besoins, seul à même de savoir et de prévoir, et seul responsable de l’équilibre. Telle est la tradition en Angleterre, où, selon sir Erskine May, « les Communes ne votent de fonds que ceux qui sont requis par la Couronne, » et s’il y a quelques exceptions à la règle, elles sont trop restreintes et d’application trop rare pour ébranler le principe qui veut que le droit de proposer des dépenses soit réservé au gouvernement. Ce principe, il faut le faire nôtre. On dit que la Constitution s’y oppose. Le doute est permis, car, selon de savants auteurs, le budget n’est pas un acte législatif, mais un acte administratif, ce qui fait que rien ne s’oppose à ce que l’initiative parlementaire soit restreinte en matière budgétaire si elle ne l’est pas en matière législative. La Chambre nouvelle, consciente de son devoir, peut d’ailleurs s’interdire à elle-même, et cette fois complètement, l’exercice d’un pouvoir dont l’abus met manifestement nos finances en grave péril. En tout cas, d’une façon ou de l’autre, la réforme s’impose, dans l’intérêt supérieur de l’équilibre. pour arrêter la course à l’abîme. « En vérité, écrivait il y a peu d’années un parlementaire averti[3], les assemblées elles-mêmes sont destinées à voir leur toute-puissance endiguée… Une assemblée n’est pas l’Etat, pas plus qu’un roi… »


VII

Peace, retrenchmmt, reform, ce fut dans le Royaume-Uni, en des temps difficiles, le programme de ces grands hommes d’Etat qui s’appelèrent Cobden et John Bright. Ce doit être le nôtre aujourd’hui. La paix, nous l’avons au dehors, faisons-la régner au dedans. Et appliquons-nous résolument aux réformes et aux économies. Ne saurons-nous pas entrer avec courage dans cette voie salutaire, et y persévérer pour parvenir au but, qui est de rendre à notre pays la santé financière ? Les précédents, certes, ne sont pas encourageants. Depuis quarante ans nos gouvernements ont toujours promis des économies, des reformes, sans jamais en faire, ils ont toujours blâmé les surenchères sans jamais s’y opposer. Mais depuis lors il y a eu la guerre, et la guerre, qui nous a coûté le meilleur de noire sang et de nos forces, nous a du moins enseigné bien des choses, elle a changé bien des points de vue. Elle a mis à nu tous les vices du régime, tous les « abus. » Elle a fait voir aux plus aveugles les dangers de la politique du désordre et du gaspillage. Aujourd’hui le passé est mort, des horizons nouveaux s’ouvrent à nous, la nécessité des réformes et des économies s’impose à tous les yeux. Le personnel de nos gouvernants est en train de changer ; une autre Chambre vient d’être élue, loin des « mares stagnantes ; » aux lieu et place de nos politiciens d’hier, marqués, comme d’un signe de contradiction, de l’esprit de désordre, d’imprévoyance et de confusion, fermés financièrement aux instincts les plus élémentaires de la correction et de l’exactitude, voici des hommes nouveaux, plus jeunes, plus libres des sujétions anciennes, mieux pourvus, espérons-le, de ce qui doit être le sens premier des hommes publics, le sens de leur responsabilité : comment n’en seraient-ils pas remplis quand chacun de nous porte, non sans effroi, la claire vision que de leurs actes va dépendre, pour heur ou malheur, l’orientation décisive et tout l’avenir du pays ? Et puis comment ne mettrions-nous pas tout notre espoir, per fas et nefas, dans cette admirable force de rebondissement que la France, aux heures les plus tragiques de son histoire, a toujours su trouver en elle pour sortir victorieuse de l’épreuve ?

Ce qu’il faut bien qu’on se dise, c’est qu’il n’existe pas, pour restaurer nos finances, de formule secrète, de recette magique, il n’y a pas à compter sur un miracle : le miracle, c’est nous qui le ferons. La fortune des Etats, disait un ministre de Napoléon, se gouverne par les mêmes principes que celle des particuliers. Dépenser moins, percevoir davantage, c’est le seul moyen de rétablir l’équilibre budgétaire. Haussons nos impôts, assainissons au plus tôt par de grands emprunts intérieurs notre situation monétaire et notre trésorerie ; mais ce n’est pas assez, il nous faut encore l’économie, et par ce mot économie nous entendons ici le respect des bonnes règles financières aussi bien que la restriction des dépenses. Hâtons-nous ; n’oublions pas ce mot terrible de Luzzatti : « Les démocraties périssent par les finances ! » Puisse l’ouvrier de notre salut financier ne pas arriver trop tard, et se trouver réduit à dire, comme fit Gaudin, sous le Directoire, à Siéyès qui lui offrait le portefeuille des Finances : « Là où il n’y a ni finances ni moyen d’en faire, un ministre est inutile. »

De cet effort d’économie, autant que de l’effort fiscal, dépend l’avenir de notre crédit. Nous avons besoin de l’aide financière de nos Alliés. Nous y avons droit, parce que c’est la France qui a le plus souffert de la guerre, et qui pendant deux ans a porté à peu près seule le poids de la lutte et sauvé par sa résistance la civilisation occidentale. Mais pour obtenir d’eux cette aide nécessaire, témoignons que nous en sommes dignes, en faisant la preuve de notre force de relèvement, de notre aptitude à ménager comme à développer nos ressources. On ne prête qu’aux riches : oui, à ceux qui sont riches en énergie, en sagesse. Tels nous sommes, au vrai et au fond ; montrons-nous donc tels, car sans ordre et sans économie, il n’y a ni confiance ni crédit.

Ces vérités essentielles qui font les bonnes finances, il n’y a que l’opinion, — et c’est à elle que nous devons faire appel en dernier ressort, — qui puisse en imposer le respect aux pouvoirs publics et l’application au « ménage » de l’État. Cette opinion, qui naguère témoignait tant d’indifférence devant le pillage et le gaspillage de nos deniers, il y a bien des signes qui montrent que l’épreuve l’a éveillée. Elle demande à être éclairée, et mise à même de juger comptes et budgets. Elle entend que l’impôt frappe tout le monde, pour que tout le monde en sente le poids et comprenne que les fautes des gouvernants retombent sur les gouvernés. Si elle a toléré autrefois, peut-être même favorisé les abus, puisse-t-elle contribuer aujourd’hui à les corriger !

Et puisse enfin le public, qui fait l’opinion, pratiquer lui-même cette épargne nécessaire dont il a non seulement à donner l’exemple à l’État, mais à offrir le sacrifice pour le salut économique de la nation. Comme contribuable, chacun doit faire campagne pour la limitation des dépenses publiques ; comme consommateur, chacun doit se faire un devoir de la limitation des dépenses privées. S’il est vrai que, sans l’économie publique, l’économie privée est impuissante, il ne l’est pas moins que, sans l’économie privée, l’économie publique serait insuffisante : l’une et l’autre sont nécessaires pour sauvegarder à la fois le crédit public et le crédit privé des Français. Si nous ne voulions pas comprendre la nécessité de l’épargne pour le relèvement du pays, l’étranger se chargerait de nous la rappeler en nous refusant les crédits nécessaires pour couvrir annuellement l’énorme déficit de notre balance extérieure, et nous nous trouverions, avec nos changes de plus en plus dépréciés, devant l’isolement commercial. Il est temps encore, mais il est grand temps de réagir pour préserver notre liberté économique et notre indépendance financière vis-à-vis de ceux dont nous sommes actuellement les débiteurs et dont nous risquerions de devenir les serviteurs : alienum æs acerba servitus ! La France se sauvera, financièrement et économiquement, il faut l’affirmer bien haut ; mais elle ne se sauvera qu’en se donnant avec toute son énergie à l’effort d’épargne, en même temps qu’à l’effort fiscal et à l’effort de travail : que chacun se le dise et se mette à la besogne.


L. Paul-Dubois.
  1. Elles avaient atteint 55 milliards en 1918. Il s’agit ici des crédits ouverts, et non des paiements effectués, dont le chiffre n’est connu que très tardivement.
  2. Sous certaines réserves, en ce qui concerne la guerre et la marine.
  3. P. Baudin, Le budget et le déficit. Paris, 1910.