Les Amitiés Gréco-Suisses (p. 9-60).

On dit : les Égyptiens, les Phéniciens, les Arabes comme on dit : les Français, les Espagnols, les Anglais, comme on dit : Rome, Venise, Byzance pour désigner les annales de ces peuples ou des États dont ces villes furent les capitales. Mais quand il s’agit des Hellènes, une expression inusitée s’impose. On dit alors : l’Hellénisme. Et, en effet, l’histoire des Hellènes, c’est avant tout l’histoire de l’Hellénisme, c’est-à-dire d’une forme de civilisation ou mieux d’une conception de la vie différentes de celles des autres races et dont ils ont posé l’empreinte partout où ils ont passé, sauf en Égypte et en Palestine. Avant donc que de rien décrire, il faut ici définir. Les écrivains y manquent généralement et d’autant plus à tort qu’il s’agit de précisions aisées à donner. Le caractère essentiel de l’Hellénisme s’affirme avec une clarté parfaite. L’Hellénisme est, avant tout, le culte de l’humanité dans sa vie présente et son état d’équilibre. Et qu’on ne s’y trompe point, voilà une grande nouveauté dans la mentalité de tous les peuples et de tous les temps. Partout ailleurs, les cultes se sont basés sur l’aspiration à une vie meilleure, sur l’idée de la récompense et du bonheur outre-tombe et la crainte de la punition pour qui a offensé les Dieux. Mais ici, c’est l’existence présente qui est le bonheur. Outre-tombe, il n’y a que le regret d’en être privé ; c’est une survivance diminuée. Aussi faut-il une « consolatrice des morts » à ces prisonniers de l’au-delà, à ces « fils de la terre et du ciel étoilé », en exil loin des fleurs et de la belle lumière. Bien connu est ce vers de Lamartine : « L’homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux » et Nietzche, de son côté, parle de « la nature gémissant sur son morcellement en individus ». Voilà deux paroles fort opposées de style et de pensée, mais en lesquelles se reflètent les fondements de la plupart des religions individualistes ou panthéistes. Or, elle sont anti-grecques au plus haut degré. Voyez les dieux grecs ; des hommes magnifiques, mais des hommes — donc imparfaits ; pour la plupart, des sages ; des gens de raison, d’activité aussi. Ils s’assemblent, ils sont sociables, sportifs, très individuels, peu contemplatifs, encore moins livresques. « Chez l’Égyptien, le Juif, le Perse, le Musulman, écrit Alb. Thibaudet, la vie religieuse consiste à apprendre par cœur de l’écriture, mais la religion grecque est une religion sans livres ».

Si l’on se demande de quels éléments a été constitué l’Hellénisme, on en trouve trois de valeur inégale. Il y a d’abord la base aryenne initiale ; elle est évidente et logique. L’arya primitif aimait et recherchait l’équilibre ; il concevait la beauté de la vie et du travail. Nous savons comment l’Inde intempérante le transforma, tandis que la Perse pure et saine, le conservait. Question de climat. Et voici le second élément de formation de l’Hellénisme : le climat égéen. C’est lui qui a ciselé la mentalité hellène. La mer Égée forme un tout parfaitement homogène. Entre la côte de Grèce et celle d’Asie, nulle différence. C’est assez loin du rivage que le sol, se relevant de façon brusque, affirme son caractère asiatique. Ainsi l’entière région égéenne participe de la nature méditerranéenne. Partout même ciel harmonieux, même atmosphère légère et transparente, même lignes gracieuses, mêmes vents réglés, même courants dessinant sur les eaux les « sentiers humides » dont parle Homère. Les premiers Hellènes se trouvèrent là comme baignés d’harmonie. Autour d’eux, dit Crozals, « rien ne sortait violemment de l’ordre ». Ils s’en éprirent et s’en pénétrèrent. Cependant tout cela n’eût pas suffi, sinon très lentement, à édifier une civilisation si parfaite. Il y eut encore un élément précurseur qui apporta la matière première ; ce fut la Crète et point la Phénicie, comme on l’a cru longtemps. La Crète passa, vers l’an 3000 av. J.-C. de la période de la « pierre polie » à celle de la métallurgie. Cette classification, on le sait, se base sur la nature de la matière qui fournit à l’homme ses ustensiles, ses armes, ses parures primitives. Chez tous les peuples, mais à des dates différentes, l’âge des métaux succédant à celui de la pierre marqua l’étape la plus importante dans la voie du progrès. Le nord de la région égéenne en était encore à ce stade de début que déjà, s’élevaient en Crète les palais du roi Minos rappelant ceux des Pharaons, avec lesquels les chefs crétois furent en relations dès l’an 2500. Il y a encore beaucoup de mystères autour de ce peuple. Nous savons pourtant qu’il connaissait l’écriture et que son langage était compris dans tout l’archipel. Avant l’apparition des Hellènes, avant même les premières croisières des Phéniciens, la mer Égée fut sillonnée par les marins crétois et sur ses bords naquirent des cités vassales de la Crète et commerçant avec elle.


La formation de l’unité grecque

Or du xvie au xiie siècles, des peuplades nouvelles descendirent le long des rives de la mer Égée se superposant aux indigènes. C’étaient les Pélages et, plus tard, les Hellènes, auxquels Hérodote et Thucydide s’accordent à reconnaître une même origine ethnique. Les Pélages se fixèrent sur les côtes, gouvernés probablement par des chefs économiquement, sinon politiquement vassaux de la Crète. Alors Mycène et Troie durent être des foyers de commerce crétois. Les premiers Hellènes (qualifiés parfois d’Achéens, d’Achéo-Phrygiens, de Thraco-Phrygiens, etc…) semblent avoir, dès 1300, conquis la Thessalie actuelle et s’y être établis. C’était un peuple terrien ; ils redoutaient la mer avec laquelle la douce Égée devait plus tard les familiariser. Ils passèrent les Thermopyles, occupèrent l’Argolide. D’autres traversèrent le golfe de Corinthe vers l’ouest, contournèrent l’Arcadie ; ils se rejoignirent en Laconie. La Crète était proche ; riche encore, mais sans doute en décadence. Au milieu du xiiie siècle, les Hellènes furent en Crète ; il y eut conflit car les fouilles ont révélé une destruction suivie de tentatives de reconstruction des palais crétois.

C’est là que l’Hellénisme en formation, génie à base aryenne, se heurta avec le sud-asiatisme dont était imprégnée la civilisation crétoise. Celle-ci admettait, en effet, le matriarcat, le mariage consanguin, les sacrifices humains, la prostitution et l’éviration sacrées ; elle pratiquait les tatouages, le culte des totems animaux et végétaux mangés rituellement par les fidèles qui s’en croient issus ou protégés. À ces influences, les Hellènes résistèrent merveilleusement. Ils n’adoptèrent que des progrès matériels, tels que l’usage des bains chauds, la construction des escaliers, le tir à l’arc… ou bien des pratiques inoffensives comme le culte de la Terre-nourricière ou l’inhumation dans des sarcophages ; et ils maintinrent intégralement l’organisation aryenne de la famille d’après laquelle, sous la prépondérance de l’homme, celui-ci et son épouse composent avec les enfants un foyer harmonieux et puissant basé sur la conscience et le respect de la dignité humaine. Là aussi ils devinrent navigateurs. Dès 1200, on les vit coopérer avec les Lybiens dans une expédition contre l’Égypte. Un siècle plus tard, ils sont à Chypre. C’est vers cette époque qu’ont dû se passer les événements chantés dans l’Iliade ; ceux qui servent de trame à l’Odyssée seraient sensiblement plus récents. En ce temps, le nord-ouest de l’Asie Mineure devait être aux mains de Phrygiens apparentés à la civilisation aryenne. Le domaine de la culture chaldéenne était limité par le Taurus et le cours de l’Halys. Ces premiers Hellènes n’étaient pas tout à fait des commerçants au sens moderne de ce mot, mais plutôt des pirates, métier dont Thucydide déclare qu’il « ne comportait point de honte et même n’allait pas sans quelque gloire ». Il est probable que les chefs hellènes d’alors ressemblèrent aux Normands du temps de Charlemagne « pillant les côtes sur leurs galères et s’établissant à l’entrée des estuaires fructueux ».

Sur ces entrefaites se produisit l’intervention dite dorienne. Elle dut commencer vers 1100, mais ne se manifesta pas sous forme d’invasion. Ce fut, si l’on ose ainsi dire, une infiltration pesante. Elle vint d’Illyrie et revêtit un caractère barbare. Ces peuplades illyriennes étaient franchement anti-helléniques ; les Hellènes se retirèrent devant elles. De l’Épire à la Macédoine tout le pays fut barbarisé et l’Adriatique, du nord jusqu’à Durazzo, resta fermée à l’Hellénisme. Détachés de ces groupes et leur servant comme l’avant-garde étaient les Doriens qui parlaient une sorte de grec. Il y a là un certain mystère. On peut admettre pourtant qu’il s’agissait d’anciens Aryens isolés, devenus barbares et dont le langage s’était conservé mieux que le caractère. Leur résistance ethnique, en effet, apparaît alors très faible. Leur randonnée conquérante s’exécuta avec une extrême lenteur. Ils occupèrent successivement la Thessalie, la Béotie, l’Argolide. Ils mirent cent ans à soumettre le Péloponèse et ce n’est qu’au ixe siècle qu’ils atteignirent la Crète, Rhodes et sur la côte d’Asie-Mineure, la péninsule de Carie. Partout là firent-ils souche ?… guère. Delphes demeura, en pleine terre dorienne, un sanctuaire hellène et non dorien. À Olympie, le culte et les jeux s’hellénisèrent rapidement. Les admirateurs du soi-disant « génie dorien » sont forcés d’admettre que l’Attique lui demeura toujours hostile et qu’en Béotie, en Argolide, en Thessalie même, la culture hellénique l’emporta finalement sur le dorianisme. Résultat heureux, car voici ce que très justement Ad. Reinach écrit des Doriens : « Craignant l’esprit, soupçonneux de tout ce qui sort de la règle, confiants uniquement dans la force, les Doriens, tant qu’ils restaient fidèles à l’esprit de leur race, n’étaient pas faits pour contribuer au développement de l’Hellénisme dans tous les domaines de la pensée et de l’art ». En fait, ils eussent été complètement absorbés sans Sparte, ce sinistre réduit de la barbarie dorienne laquelle, sous l’effort de législateurs excessifs, s’y concentra et s’y consolida. Sparte fut une fondation tardive, car elle s’édifia sur les ruines d’Amyclées soumise seulement en l’an 740. Elle constitua le seul État terrien, le seul État sans rivages parmi ceux qui dominèrent le monde grec. Elle fut aussi le seul État anti-grec dans son essence. Elle vécut pour le péril incessant de l’Hellénisme que pendant des siècles elle menaça — et que, finalement, elle frappa par derrière.

La poussée des tribus illyriennes — s’exerçant de l’ouest vers l’est — avait eu pour effet de « jeter à la mer » les Hellènes. Ceux-ci s’étaient maintenant accoutumés à la navigation. En face d’eux, de l’autre côté de la mer Égée, existaient des richesses attirantes pour leur commerce naissant. Là, se trouvait ce royaume de Lydie dont Sardes était la capitale et dont l’histoire est dominée par le nom de son dernier roi, Crésus. Malgré bien des emprunts à la civilisation babylonienne, les Lydiens avaient de fortes tendances hellénistiques et leurs regards étaient tournés vers l’Archipel. Tout cela favorisa la création sur la côte d’Asie de nombreuses colonies hellènes. On a prétendu à cet égard, distinguer les colonies « éoliennes » des « ioniennes » : simple question de dialectes. La vérité est que de même que l’esprit dorien eut sa citadelle en Laconie, ce furent l’Attique et l’Eubée qui incarnèrent cette quintessence d’hellénisme qu’on a appelé l’esprit ionien. Au ixe siècle, les Ioniens colonisèrent les Cyclades et les îles côtières ; Chios et Samos furent leurs principaux établissements dans ces parages. Puis ils fondèrent Éphèse et Milet. Sur un espace de cinquante lieues, il n’y eut pas moins de douze cités florissantes, échelonnées le long de la rive asiatique de la mer Égée et engendrées par l’initiative ionienne. Bientôt, les besoins augmentant, il fallut aller chercher dans la mer Noire le thon, base de la nourriture prolétarienne, et sur les côtes, du blé, du bois, des peaux. Abydos, Lampsaque, Sinope furent fondés et enfin Trébizonde (790-780), qui devait être le débouché maritime de l’Arménie. Les Ioniens s’établirent en somme sur tout le pourtour de la mer Noire et dans la mer d’Azof. En Méditerranée occidentale, leur activité ne fut pas moindre. En 750, ils créèrent Cumes qui donna, par la suite, le jour à Naples. La Sicile et le sud de l’Italie se parsemèrent de colonies grecques ; ce furent Reggio et Messine (775), Syracuse (734), Catane (729), Métaponte (710), Sybaris, Crotone, Corfou (longtemps la mystérieuse Phéacie), devint grecque par les Ioniens et essaima à son tour. Les villes ainsi venues au monde en engendrèrent d’autres. Mégare, en 728, créa une seconde Mégare vouée à bientôt disparaître, mais non sans avoir, cent ans plus tard, créé Sélinonte. Syracuse fonda Himére et Géla, Agrigente (648 et 580). Le mouvement d’expansion, malgré les difficultés et les obstacles que lui opposait la concurrence phénicienne, s’étendit à la Gaule. Vers l’an 600, Marseille fut fondée et peu après Callipolis (Barcelone), puis, proches de Marseille, Arles, Agde, Antibes, Nice, Monaco.

La part des Doriens dans cette œuvre si vaste d’expansion fut mince : quelques factoreries en Cilicie, — l’envoi, en 707, de colons à Tarente, — en 625, sous l’impulsion de l’oracle de Delphes, la fondation de Cyrène à laquelle le fait d’être relié par terre à l’Égypte devait assurer plus tard une grande importance… ce fut à peu près tout. Ainsi, en l’an 600, le « monde grec » était formé et une prospérité incroyable s’y révélait déjà. On pense qu’au ve siècle, Crotone, Tarente, Agrigente, Syracuse comptèrent de 50.000 à 80.000 habitants, plus qu’Athènes ou Corinthe n’en comptaient elles-mêmes. D’autre part, la monnaie de Marseille faisait prime jusqu’en Étrurie et, par la vallée du Rhône, circulait jusqu’aux approches du Rhin. Quant à Milet, patrie des « aeinautes » (ou « marins perpétuels »), elle pouvait se parer du titre de reine des cités grecques ; de la mer d’Azof au Nil, elle n’avait pas engendré moins de vingt-quatre cités filiales ; deux lignes régulières de navigation partaient de son port, l’une vers la mer Noire et l’autre vers l’Égypte. Ces quelques faits soulignent ce qu’on peut appeler l’unité économique du monde grec. Son unité intellectuelle et morale n’était pas moindre. Là aussi, certains faits sont instructifs à noter : tel ce geste de Pisistrate, faisant faire six copies officielles de l’œuvre d’Homère et envoyant d’Athènes l’une de ces copies à Marseille et l’autre à Sinope sur la mer Noire : telle encore cette anecdote racontée par Aristote d’un citoyen de Milet qui, prévoyant une surabondante récolte d’olives accapara d’avance tous les pressoirs de la ville aux fins de les louer ensuite à des prix avantageux. Or, ce citoyen si avisé — un peu trop — n’était autre que l’illustre astronome Thalès. Miltiade, Aristide, Themistocle, ces grands serviteurs de l’intérêt public furent aussi des gens d’affaires. Tout Hellène était tourné vers le commerce ; le lettré était commerçant, mais le commerçant était aussi lettré ou s’efforçait à l’être. Dans toutes les cités du littoral d’Asie mineure, le génie grec « s’était éveillé de bonne heure avec un éclat surprenant », et dès la ixme Olympiade (742), on récitait à Syracuse les chants homériques au sein des assemblées populaires. Partout mêmes goûts, mêmes habitudes d’existence, même religion humaine, même culte bilatéral des choses du corps et de celles de l’esprit. Ne devait-on pas à Olympie, la capitale du sport antique, entendre Hérodote lire un livre de son histoire et voir Aetion et Œnopide exposer l’un ses tableaux, et l’autre, ses tables astronomiques : symbole puissant de ce trépied merveilleux qui porta la civilisation hellénique et que constituèrent le sport, le civisme et l’art, de cet équilibre qu’elle sut atteindre et maintenir entre l’individu et la cité, entre le solidarisme et l’intérêt personnel.

Que dire de l’unité politique ? C’est ici la principale source d’incompréhension lorsqu’on étudie l’histoire de l’Hellénisme et il y faut bien prendre garde. D’autant que cette grande crise à laquelle nous allons arriver, que détermina l’attaque des Perses et dans laquelle l’Hellénisme faillit sombrer, perd sa véritable signification si on ne l’examine que du point de vue extérieur et sans tenir compte des éléments intérieurs qui la préparèrent et la rendirent si périlleuse.


La crise de l’Hellénisme

Les États grecs avaient tous, plus ou moins, le caractère « municipal ». Ils se composaient, d’une ville, du territoire avoisinant avec quelques bourgades ou villages, d’un rivage avec un port… Un particularisme excessif, l’esprit d’indépendance et l’orgueil local, enfin des rivalités inévitables et susceptibles de provoquer parfois des querelles armées, telles étaient les conséquences de leur constitution. Quand il s’agissait de colonies lointaines, séparées les unes des autres par des espaces suffisants, ces conséquences tendaient à s’atténuer. En Grèce, au contraire, où les États étaient comme tassés les uns contre les autres, elles s’accentuaient. Les choses se compliquaient du fait que des traditions monarchiques existaient dans un certain nombre d’États où primitivement avaient régné des princes du type d’Agamemnon. Ces royautés nous sont familières, grâce à Homère, qui nous les a dépeintes dans son Iliade et son Odyssée. Au viiie siècle, elles avaient disparu laissant derrière elles des oligarchies résistantes. En effet, ce n’est pas du milieu populaire qu’elles étaient issues ; la plupart, électives ou non, avaient été l’apanage de fait de quelques familles aristocratiques qui, les trônes abattus, prétendirent continuer à gouverner. À Athènes, on les appelait les Eupatrides ou « bien nés ». Longtemps, leur coterie se maintint au pouvoir, imposant, comme dit Alfred Croiset, « un régime très fermé, très autoritaire et au total fort dur ». La bourgeoisie commerçante, dite des Paraliens ou « gens de la côte », vint en aide au peuple endetté et pressuré par les Eupatrides. Le démocratisme était la base des idées helléniques et il en tirait une grande force de propagande et d’action. Il était donc fort difficile de lui résister indéfiniment. Les Eupatrides durent composer avec lui. C’est alors que, d’un commun accord, on appela Solon qui, étant à la fois commerçant, intellectuel et de bonne naissance, se trouvait singulièrement apte au rôle d’arbitre. En l’an 594 av. J.-C., on lui remit les pleins pouvoirs. Solon rédigea une constitution dont l’entrée en vigueur s’accompagna de mesures d’amnistie : rappel des bannis, abolition des dettes, etc… et qui présenta un curieux amalgame de hardiesses radicales et de préoccupations économiques. En assurant, comme il le fit, des avantages marqués à la richesse acquise, Solon craignait sans doute que l’athénien pauvre, appelé par lui, d’autre part, à la vie politique, ne se donnât pas assez de peine pour enrichir l’État en s’enrichissant lui-même et qu’il ne cherchât plus à gagner au-delà des quelques oboles nécessaires à sa subsistance. Sous des cieux trop cléments, c’est là un péril lorsque le pain, un peu de poisson grillé, des figues et des oignons suffisent à l’homme que vient distraire en même temps le spectacle des affaires publiques traitées dans le plein air de l’« agora ». Mais, par ailleurs, Solon ne recula devant aucune nouveauté démocratique. On ne saurait prêter trop d’attention à cette constitution d’il y a vingt cinq siècles, qui opéra une véritable révolution et contint en germe tout l’avenir politique de l’Hellénisme. Elle établissait, côte à côte, un Sénat de quatre cents membres élus chaque année et chargés de préparer les lois, de surveiller l’administration et la trésorerie — une assemblée générale où tous les citoyens avaient droit de vote et qui choisissait les chefs civils et militaires, lesquels devaient, à l’expiration de leur mandat, venir lui en rendre compte — enfin un « aréopage », sorte de cour suprême où étaient admis à siéger les magistrats sortis de charge et dont l’assemblée avait approuvé la gestion. Ces rouages se complétaient de façon ingénieuse les uns les autres. Une législation libérale régla, en outre, les rapports des parents et des enfants, de l’individu et de la collectivité, du maître et de l’esclave. L’héritage se partageait également sans distinction de sexe, le foyer familial restant à l’aîné ; celui qui mourait sans enfants disposait librement de son bien. Le fils demeurait jusqu’à seize ans soumis à la seule autorité paternelle. De seize à dix-huit ans, l’État complétait son instruction. À dix-huit ans, il devenait « éphèbe », puis soldat. « Je ne déshonorerai point mes armes en abandonnant mes compagnons ; je combattrai jusqu’au dernier soupir pour défendre les autels et le territoire de la patrie ; je laisserai mon pays en meilleur état que je ne l’ai trouvé ; j’obéirai aux lois et aux magistrats ; je respecterai la religion des ancêtres » ; tel était le magnifique serment qu’on lui faisait prêter. Les lois protégeaient l’étranger venu se placer sous leur égide et laissaient le citoyen libre de s’expatrier si son goût ou son intérêt l’y portaient. Quant à l’esclave, il était traité avec une mansuétude jusqu’alors inconnue et qui atténuait l’odieux d’une institution que l’antiquité ne songea point à supprimer.

Cette présence des esclaves au sein de la République athénienne lui a fait refuser par certains auteurs modernes le nom de démocratie. Mais Alfred Croiset remarque avec raison que, d’une part, à Athènes, les esclaves « n’ont jamais été assez nombreux ni assez organisés pour menacer l’État d’une guerre civile comme à Rome » et que, d’autre part, toutes les querelles de la politique intérieure athénienne furent de « véritables luttes de classes ». Athènes a donc bien été une démocratie, mais de dimensions fort restreintes ; en dehors de ses métèques (étrangers) et des esclaves, il est à croire que l’État n’a jamais compté plus de 180.000 à 200.000 citoyens ; et pourtant on a pu dire de ce groupe si restreint qu’aucun autre n’avait « laissé à l’avenir un héritage plus riche en suggestions de toutes sortes. ».

Le retentissement de l’œuvre de Solon fut immense et prolongé. On répète volontiers que ses réformes témoignèrent de leur caractère utopique par leur peu de durée attendu que Pisistrate (560-528) s’étant emparé du pouvoir, suspendit le fonctionnement de la constitution. Les événements revêtirent un caractère différent. Il est exact que Pisistrate qui était le chef du parti démocrate usa de violence pour établir son autorité mais, au lieu d’abolir les lois politiques, il se borna précisément à en interrompre l’application ce qui était un hommage rendu à leur valeur ; et de plus, il se garda de toucher aux lois civiles et criminelles telles que Solon les avait établies. Aristote reconnaît qu’il gouverna « plutôt en citoyen qu’en tyran ». Il se maintint en somme dans l’esprit de Solon et on peut dire que sous lui la Grèce continua de se « soloniser ». Ce furent ses fils (528-510) qui, malgré certaines qualités aimables, furent nuisibles à leur patrie en dirigeant contre ses libertés une coupable tentative. Le peuple l’emporta et son chef, Clisthène put, « reprenant l’œuvre au point où Solon l’avait laissée, la porter d’un seul coup presque au terme ». Ainsi, en moins d’un siècle, le démocratisme athénien avait trouvé sa formule complète. Aristote, peu porté à louer la démocratie, convient que les réformes de Clisthène donnèrent des résultats remarquables et Hérodote dit qu’elles augmentèrent la puissance d’Athènes. Cette ville était désormais placée en pleine lumière et devenait τῆς Ἑλλάδος παίδευσιν, « l’éducatrice de la Grèce » : parole que Thucydide attribue à Périclès. Mais le jeu même des institutions nouvelles, avait pour conséquence la lutte des partis. À Athènes, comme dans les cités qui s’inspirèrent de son exemple, deux grands partis se formèrent ; celui du peuple et celui des aristocrates, chacun avec ces chefs et son organisation ; et une saine rivalité les opposa l’un à l’autre. Les descendants des anciens « Eupatrides » n’étaient plus très nombreux, mais il y avait une aristocratie d’argent qui avait hérité de leurs prétentions et qu’il était de l’intérêt de la république de ne point détruire ni décourager tout en l’empêchant de confisquer le pouvoir à son profit. Par malheur, les partis aristocratiques, là comme ailleurs, furent dangereusement tentés de s’appuyer sur la cité qui, au centre même de la Grèce, se dressait en plein contraste avec Athènes. Sparte jouissait alors d’un grand prestige militaire. Elle y avait atteint au moyen d’institutions basées sur l’oligarchisme le plus forcené dont l’histoire fasse mention. Tous les pouvoirs, tous les privilèges se trouvaient aux mains de ceux qu’on appelait les « Égaux », quelques centaines seulement, descendant des chefs doriens qui avaient occupé la Laconie au début et en avaient transformé les habitants en « Ilotes », c’est-à-dire en esclaves privés de tous droits. Les Laconiens, répartis dans les bourgs et villages environnants, étant beaucoup plus nombreux que les Doriens inspiraient à ceux-ci de perpétuelles craintes. La même discipline brutale et sectaire qui faisait disparaître les rejetons chétifs de la race dominante pour lui conserver sa vigueur, conduisait au massacre périodique des représentants les meilleurs de la race vaincue lorsque celle-ci devenait trop prolifique. Défendue par les hautes montagnes qui l’encerclaient et lui fournissaient le fer nécessaire à ses industries guerrières, Sparte sacrifia tout à son armée. Elle confisqua l’enfant dès l’âge de sept ans, en fit la chose de l’État, lui durcit prodigieusement les muscles et le caractère, ne le munit ni d’instruction ni d’idéal, ne craignit point de lui enseigner au besoin que l’hypocrisie et le mensonge sont aussi des armes. La politique intérieure fut toute de méfiance et de contrôle. Défense aux étrangers d’entrer, aux nationaux de sortir sans permission. Quant à la politique extérieure, elle consista à lutter partout contre le démocratisme, à entretenir les ambitions et à encourager les entreprises des aristocrates. Le bluff incessant dont Sparte s’entourait, si grossier fut-il parfois, exerça une emprise sur les autres cités. Sparte était parvenue à se faire passer pour grecque et elle se donnait comme invincible. Des événements prochains allaient faire justice de cette dernière prétention : quant à la première, la légende en a subsisté jusqu’à nos jours.

Tel était, à la veille de l’agression perse, l’état de choses en Grèce. Pour être complet, il faut ajouter pourtant quelques mots concernant trois institutions dont la forme un peu imprécise a longtemps dissimulé l’importance réelle. Et d’abord, l’oracle de Delphes. Apollon était censé s’y exprimer par la voix de la Pythie, femme sans culture, choisie par le collège des prêtres et dont les paroles étaient non seulement inspirées, mais recueillies et interprétées par eux. Or, en serrant de près l’histoire du sanctuaire delphique, on a reconnu qu’il y avait eu là une sorte de conservatoire de l’Hellénisme et d’Office directeur de ses énergies. J. de Crozals a pu dire en toute vérité que « pendant plusieurs siècles, il ne se fit rien de grand dans le monde grec que l’oracle de Delphes ne l’eût inspiré, prévu, favorisé… ». Cessons donc de ne voir là que superstitions et supercheries, car il convient de reconnaître que l’adoucissement des mœurs, le sentiment croissant de la dignité de l’homme libre, la stricte observation de la loi morale, le respect de la parole donnée, le développement des vertus sociales et de l’esprit d’entreprise furent les directives presque constantes des hommes remarquables qui siégeaient à Delphes. Ainsi s’expliquent l’extraordinaire renom dont bénéficiait l’oracle, le nombre et l’ampleur des ambassades qui venaient le consulter, les richesses enfin qui s’accumulaient autour de lui. C’est par là, du reste, que la corruption s’introduisit et que le déclin de son prestige s’affirma.

Tandis que le pur esprit hellénique rayonnait de la sorte des bords du golfe de Corinthe entretenant l’unité intellectuelle, le Conseil amphyctionique, avec moins de lustre mais guère moins d’efficacité, maintenait en contact les États grecs sur le terrain des intérêts matériels. Les amphyctionies, qui portaient le nom d’un personnage légendaire réputé leur fondateur, avaient été de bonne heure en usage. C’étaient des conventions entre deux ou plusieurs États, fixant certains points d’entente et visant en général à éviter des conflits ou à en limiter l’étendue. L’idée de trêve sacrée que le moyen-âge devait reprendre et utiliser était à la base de ces conventions. Par la suite, l’idée d’arbitrage y pénétra également. Avec le temps, les amphyctionies se ramenèrent à deux dont l’une s’assembla chaque printemps à Delphes et l’autre chaque automne aux Thermopyles. Puis, il n’y en eut plus qu’une seule qui revêtit dès lors le caractère d’une véritable confédération. Douze « peuples » en faisaient partie. Chaque groupe qui pouvait comprendre plusieurs États avait droit uniformément à deux voix. Rien de plus intéressant à suivre que le prudent travail du conseil ainsi formé. Ses membres semblent avoir eu pleine conscience de leur rôle à la fois étendu et restreint. L’esprit d’indépendance des cités était trop intense pour qu’il fût alors possible de leur superposer les rouages d’une direction fédérale complète. Mais on pouvait faciliter leurs relations, amortir leurs contacts, créer à leur usage une sorte de droit public. Le Conseil amphyctionique n’y manqua pas et lorsqu’on le voit, par exemple, prescrire aux belligérants des suspensions d’armes pour l’ensevelissement des morts ou bien interdire de couper les conduites d’eau ou de détruire les édifices ou encore spécifier qu’aucun monument commémoratif ne sera élevé par les vainqueurs d’une bataille livrée entre Hellènes, afin de ne pas attiser l’esprit de revanche, on comprend la part qui revient à l’influence amphyctionique dans le développement de la civilisation hellénique.

La troisième des institutions dont nous parlons est la plus connue, mais non point la mieux comprise. Il s’agit des grands Jeux périodiques : les Jeux Isthmiques, Néméens, Pythiques qui se tenaient dans les régions de Corinthe, de Némée, de Cressa et surtout les Jeux olympiques que l’on célébrait à Olympie tous les quatre ans. L’union intime du sport et de la religion qui caractérisait ces fêtes a déconcerté la postérité, troublée d’ailleurs par leur apparente origine dorienne. Les Doriens cultivaient la gymnastique en raison de son utilité corporelle, disciplinaire, militaire ; et cela explique que les termes techniques en fussent généralement empruntés à leur dialecte. Mais bien avant leur arrivée en Grèce, s’y était manifestée la présence de l’instinct sportif. Les Hellènes du temps de l’Iliade apercevaient déjà dans le sport une marque de noblesse pour qui s’y adonne et « une façon d’honorer les Dieux ». « La plus grande gloire pour un homme, dit un héros de l’Odyssée, est d’exercer ses pieds et ses mains. » Et ils comparaient le non-sportif à celui qui, sur un bateau « n’aurait souci que du gain et des provisions ». En somme, deux conceptions de l’exercice physique que, depuis, on a souvent cherché à concilier et vainement car elles sont opposées. Ce fut l’hellénique qui l’emporta sur la dorienne. Non seulement les Jeux olympiques se pénétrèrent — et très rapidement — d’esprit sportif, mais à cause de cela, Sparte finit par s’en désintéresser et s’abstenir plus ou moins d’y prendre part. Or c’étaient là comme les assises ethniques de l’hellénisme. La race s’y retrouvait par dessus les inimitiés de famille, les rivalités d’intérêt momentanément oubliées. Elle s’y retrempait dans la conscience de son unité et s’y fortifiait dans la foi en son destin.

En l’an 546 av. J.-C., ainsi que nous l’avons vu en étudiant l’histoire des Perses, Cyrus s’empara de la Lydie et l’annexa. Une entente, d’abord un peu boiteuse, mais devenue très intime, existait entre les cités grecques d’Asie Mineure et le royaume Lydien qui les enrichissait et les protégeait en retour d’une suzeraineté peu gênante et dont les rois de Lydie se trouvaient grandement flattés. À la place de Crésus, monarque hellénisé se dressa tout à coup un roi de Perse qui ne l’était aucunement et qu’au contraire ses victoires tendaient à griser. Les Hellènes considéraient les nouveau-venus comme des barbares. La révolte qui couvait finit par éclater. Milet appela au secours. Sparte refusa son aide, mais les Athéniens lui envoyèrent vingt navires dont les équipages joints à ses propres troupes poussèrent un raid audacieux jusqu’à Sardes qu’ils incendièrent (497). En représailles de quoi Darius qui occupait maintenant le trône de Perse détruisit Milet (494) et poursuivit les navires hellènes, mais la défaite qu’il leur infligea ne le débarrassa point d’eux. « On n’en avait jamais fini avec ces Grecs, comme dit Hatzfeld. Quand ils étaient vaincus, ils se faisaient pirates et restaient aussi gênants comme corsaires que comme soldats réguliers. » Darius, qui tenait à se venger d’Athènes, lui dépêcha son gendre Mardonius à la tête d’une flotte considérable montée par de nombreux soldats. Une tempête opportune dispersa les navires perses au large du mont Athos. Une nouvelle expédition s’organisa. La flotte ennemie cette fois passa par l’île de Naxos qu’elle soumit, s’empara d’Érétries dans l’île d’Eubée dont les habitants furent transportés en masse sur les bords du golfe Persique, comme l’avaient été ceux de Milet, et vint enfin jeter l’ancre dans la baie de Marathon conduite par un traître du nom d’Hippias. C’est dans la plaine du même nom que le 12 septembre 490, dix mille Athéniens conduits par Miltiade et auxquels s’étaient joints mille Platéens, remportèrent par leur courage et leur audace une victoire d’une faible importance technique, mais dont la portée morale fut immense, car elle déconcerta l’adversaire et changea la face du conflit. Le minime contingent envoyé par Sparte arriva le lendemain de la bataille. Les Perses se retirèrent mais il n’était pas douteux qu’ils ne revinssent bientôt, mieux préparés et plus clairvoyants. Athènes eût volontiers, dans la joie de son triomphe, négligé d’y songer. Thémistocle sut la tenir en haleine. Il ne croyait pas qu’il fut possible de forcer définitivement la victoire sur terre mais jugea que, sur mer, on pourrait vaincre. Le port du Pirée fut creusé et une flotte construite. L’exploitation des mines du Laurium fournit les capitaux ; la jeunesse surexcitée par Thémistocle s’entraîna aux exercices navals ; ce fut une fièvre.

Cependant, à Darius, souverain d’esprit élevé et qui commençait à goûter la culture hellénique, avait succédé Xercès. Jeune, beau, courtisé à la folie, enivré de sa puissance, il n’eut qu’un désir : venger Marathon en jetant sur la terre grecque une armée formidable. On évalua à un million les effectifs qu’il assembla. Les excellentes troupes iraniennes, la cavalerie surtout qui était renommée (et les Grecs n’en avaient point) se trouvèrent submergées au milieu de la cohue de mercenaires asiatiques, Éthiopiens, Lybiens qui n’avaient ni même langage, ni mêmes armes, ni même tactique de combat. Et comment parer aux difficultés d’approvisionnement de pareilles masses ? Le spectacle d’orgueil que s’offrit Xercès en assistant d’un trône de marbre érigé sur la falaise au départ de ses soldats, était — ou aurait dû être — pour lui doublé d’angoisse. Ses services d’espionnage et de corruption avaient, il est vrai, travaillé de façon à seconder la fortune. En Grèce, le péril d’Athènes n’était pas envisagé comme il eût fallu. Beaucoup n’apercevaient pas que l’Hellénisme fut menacé. Il y avait d’abord l’intérêt personnel qui empêchait de s’en rendre compte tous ceux qui vivaient du commerce égéen. Ceux là ne pensaient qu’aux répercussions d’une guerre sur la liberté des communications et le mouvement des échanges. Ensuite, les oligarchiques, dont chaque cité ou peu s’en faut comprenait des groupes plus ou moins nombreux et influents, ressentaient une certaine sympathie à l’égard des Perses lesquels, dans les îles grecques occupées par eux, s’étaient empressés de supprimer le régime populaire. Et cela en un temps où l’exemple des innovations démocratiques d’Athènes ne laissait pas que d’alarmer vivement les anciennes classes privilégiées. À Argos, par exemple, d’ingénieux politiciens du parti réactionnaire forgèrent des généalogies propres à démontrer que les fondateurs de la ville et les rois achéménides descendaient d’une même souche. En effet, ils étaient aryens, les uns et les autres mais, alors, on ne pouvait le savoir et, du reste, c’étaient quand même deux formules de civilisation inégales et opposées qui allaient se heurter. L’or perse abondamment répandu par les émissaires du « Grand roi », avec accompagnement de paroles habiles, acheva de désagréger une opinion déjà divisée. Il n’est pas jusqu’à l’oracle de Delphes qui ne se soit laissé influencer et dont la demi-défaillance n’ait encouragé les « défaitistes ». L’imminence même du danger ne parvint point à dessiller les yeux. Hérodote a laissé un tragique récit du conseil de guerre nocturne qui précéda la journée de Salamine. Les délégués de Corinthe voulaient qu’on se retirât dans l’isthme. Sparte n’avait envoyé que seize trirèmes en plus des trois cents soldats qui, chargés de garder le défilé des Thermopyles, venaient de s’y faire bravement massacrer avec leur chef Léonidas. Elle exerçait néanmoins la présidence des débats. Son représentant menaça Thémistocle de son bâton. Mais Thémistocle tint bon. Athènes avait consenti le plus beau des sacrifices. La ville avait été évacuée ; les femmes et les enfants transportés à Trézène, tous les hommes — vieux navigateurs ou marins novices — s’étaient retirés sur la flotte pour combattre. Thémistocle l’emporta et l’aube du 20 septembre 480 se leva. Xercès sur le rivage assista au carnage, à l’anéantissement de sa flotte. Sa rage fut telle qu’il repartit aussitôt laissant ses troupes de terre qui occupaient toute l’Attique absolument démoralisées par cette défaite et cette fuite. Elles furent battues à Platées. L’indépendance hellénique était sauve et, avec elle, tout l’avenir de la civilisation méditerranéenne.

En même temps que la victoire de Salamine — certains disent le même jour — celle d’Himère avait abattu les Carthaginois partenaires sinon alliés des Perses. Nous en avons déjà parlé. Les Hellènes de Sicile menaient depuis un siècle une existence fort agitée. Il y avait là, sur un territoire relativement restreint, trop de cités opulentes et populeuses. Au lieu d’une opposition violente, mais normale, entre aristocrates et démocrates, c’étaient véritablement le ploutocratisme et la démagogie qui s’y livraient bataille. À coup d’argent, des dictateurs improvisés parvenaient à s’emparer du pouvoir puis, jetés bas, provoquaient des guerres civiles pour le reconquérir, souvent avec l’appui des villes voisines et rivales. C’est ainsi que Métaponte, Sybaris, Crotone, Syracuse, etc… eurent sans cesse les armes à la main les unes contre les autres. Elles appelaient volontiers les villes de Grèce à leur secours. Cet état de choses favorisait les ambitions carthaginoises. L’agression des Perses fournit à celles-ci l’occasion de se manifester ; l’heure semblait très propice. Mais, malgré un effort énorme et bien dirigé, Carthage échoua. Les vainqueurs d’Himère imposèrent sagement une paix clémente par laquelle ils obtenaient des Carthaginois l’engagement de renoncer aux sacrifices humains ! Grande date dans l’histoire du monde que celle où un peuple victorieux réclame de tels engagements comme prix de sa victoire. Au même moment, les Athéniens rentraient couverts de gloire dans leur cité dévastée. Les maisons en étaient détruites. Thucydide dit que « seules restaient debout celles qu’avaient occupées les commandants et chefs perses ». De leur côté, les femmes et les enfants transportés à Trézène quittaient cette ville qui les avait bien reçus. Plutarque conte que, sur l’initiative d’un citoyen, un décret avait été rendu autorisant les enfants à cueillir librement des fruits dans la campagne pour adoucir en eux l’amertume de l’exil et de la séparation. À ce trait charmant comme aux conditions de la paix d’Himère, ne reconnaît-on pas la fleur magnifique de l’hellénisme qui s’épanouissait ?

Sparte sortait de la guerre frappée d’une double déchéance. Jusqu’alors sa valeur militaire avait été incontestée. On admettait sa force à l’égal d’un dogme. Or, non seulement ses troupes n’avaient participé à une lutte dont rétrospectivement le caractère panhellénique s’accusait de façon nette, qu’avec intermittence et mesquinerie, mais sur le terrain stratégique comme sur le terrain technique, elles avaient révélé une réelle infériorité. C’était l’armée d’Athènes composée d’« entraînés individuels » — de sportifs, pourrait-on dire — qui avait innové à Marathon en chargeant au pas de course à la stupeur de l’ennemi ; c’était elle qui, à Platées, avait fait preuve d’une discipline et d’une bravoure combinées qu’on n’attendait point sinon de troupes de métier. C’était sa flotte enfin, sa magnifique flotte hâtivement construite à qui revenait l’honneur d’avoir, à Salamine, brisé l’orgueil de l’agresseur. Et chez les chefs — non point des professionnels, mais des gens d’affaires, des commerçants, des hommes politiques devenus généraux d’occasion — quel instinct de la bonne manœuvre, quelle promptitude à se décider, à apercevoir et à saisir l’occasion favorable ! Sparte s’en trouvait diminuée d’autant ; mais ce n’était pas tout. Ces lauriers rutilants venaient orner le chef d’une démocratie du caractère le plus libéral et dont le libéralisme continuait de s’accentuer, bien loin que la guerre eût déterminé chez elle la moindre réaction. Diplomatiquement, commercialement, intellectuellement, Athènes faisait preuve d’une intelligence, d’un équilibre, d’une sagesse, d’une hauteur de vues qui contrastaient grandement avec la médiocrité dont, à tous égards, témoignaient au même moment les gouvernements oligarchiques et celui de Sparte, en premier lieu.

La période qui s’étendit pour Athènes de la déroute perse à l’agression spartiate ne fut pas longue : cinquante années seulement (480-431). Mais ce demi-siècle qui marqua le plus haut sommet atteint par l’Hellénisme est, du point de vue des enseignements qui en découlent, le plus instructif à méditer. On lui a injustement donné le nom de Périclès : hommage rendu à l’éloquence exceptionnelle d’un citoyen que distinguaient en même temps son désintéressement, son dévouement à la chose publique et sa grandeur d’âme. Mais on relègue ainsi dans une ombre injuste les hautes figures de Thémistocle, d’Aristide, de Cimon… et de beaucoup d’autres moins en vue qui travaillèrent avec eux à l’œuvre commune. C’est cette œuvre qu’il convient d’honorer ; à travers l’éclat collectif dont elle rayonne demeurent perceptibles les imperfections de chacun de ceux qui s’y sont employés en sorte qu’elle fournit à la fois une leçon et une espérance en montrant quels sont les possibilités et les périls de la liberté associée à la culture. Athènes reconstruite, agrandie, couverte de monuments avec son annexe nouvelle, le Pirée où derrière de solides remparts s’abritait une population nombreuse dont l’activité commerciale augmentait la richesse générale — un gouvernement issu de la volonté populaire et placé sous le contrôle absolu des citoyens — une armée et une marine vraiment nationales où tous étaient fiers de servir et dont la valeur technique égalait l’élan moral — une floraison artistique et littéraire enfin qui groupait autour d’un architecte comme Ictinos, d’un sculpteur comme Phidias, d’historiens comme Hérodote et Thucydide, de poètes dramatiques comme Eschyle et Sophocle, de philosophes comme Socrate, des élèves dignes de les comprendre et de les imiter, c’étaient là des éléments de prestige qu’aucun État n’avait encore su réunir. Le monde grec fut frappé d’admiration. Athènes en devint le centre ; et non point seulement le centre intellectuel, mais le centre matériel. La confédération à la tête de laquelle elle se trouva placée et qui avait pour objet d’assurer la défense commune contre l’éventualité d’un retour offensif des Perses, ne compta pas moins d’un millier de villes et, dit Curtius, la mer Égée devint à ce point athénienne que l’apparition de la moindre flotille spartiate y était considérée presque comme une violation de frontière. Cette situation aurait-elle pu durer ? Et pourquoi non ? Mais il y eut fallu beaucoup de prudence et une certaine modestie. Périclès, quoiqu’on en ait dit, manqua parfois de l’une et de l’autre. Maître de l’opinion, il eut pu la mieux diriger. La main-mise sur le trésor de la confédération et son transfert de Délos, où en était le siège social, à Athènes fut une des plus grandes fautes qu’on pût commettre. La prétention de faire juger par les tribunaux athéniens les différends entre alliés en fut une autre. Lorsque Périclès voulut provoquer la réunion d’un grand congrès panhellénique pour délibérer « sur les moyens propres à garantir à tous la sécurité de la navigation et à assurer la paix », il ne comprit pas qu’un tel congrès, pour réussir, devait se tenir en terrain neutre et non à Athènes.

Sparte, pendant ce temps, sentait grandir sa jalousie et son inquiétude, mais elle était plus inquiète que jalouse. Plaçant la force au-dessus de tout, elle éprouvait un certain respect pour celle dont Athènes s’était révélée capable. Par contre, les institutions athéniennes lui faisaient l’effet d’un redoutable fléau. En voyant s’étendre les privilèges octroyés à la foule et diminuer les attributions de l’ancien Aréopage au profit de l’assemblée populaire, en voyant les dernières classes sociales avoir place au théâtre, aux Jeux, aux cérémonies publiques et chaque citoyen recevoir une indemnité pour l’accomplissement de ses devoirs militaires, les aristocrates spartiates frémissaient. Ils n’étaient plus qu’une poignée. En plus des « Ilotes », il y avait autour d’eux, ceux qu’on appelait les « amoindris », bâtards, cadets déshérités, esclaves affranchis… toute une population qui disposerait bientôt d’assez de ressources pour réclamer ses droits. Sparte se décida donc à tenter d’abattre sa rivale avant que son propre prestige militaire ne fut totalement éclipsé et que les détestables principes de la démocratie athénienne n’eussent achevé de pénétrer partout. Et telle était encore la peur qu’elle inspirait à ses voisins immédiats qu’ils firent cause commune avec elle, tandis que çà et là, dans le reste de la Grèce des villes dominées par le parti oligarchique se déclaraient en sa faveur. Ainsi fut déchaînée la guerre sacrilège.

La première période (431-421) se déroula sans résultat et aboutit à une paix blanche. Mais alors Athènes fut en proie aux dissensions. Ses aristocrates, d’abord modérés et demeurés constitutionnels, se laissèrent entraîner à de coupables entreprises. Alcibiade, après Cléon, compromit l’équilibre. Une aventureuse intervention en Sicile se termina par un désastre (413). Aussitôt, Sparte reprit les armes, enhardie. Elle ne craignit point cette fois de s’allier aux Perses et leur dût le succès final. La haine l’inspira seule dans sa façon d’en user. Elle renversa partout les institutions populaires et y substitua des oligarchies de dix membres appuyés par un gouverneur et une garnison spartiates. Les « trente tyrans », auxquels Athènes fut livrée rasèrent ses murailles et brûlèrent ses trirèmes au son des flûtes. Partout il n’y eut que meurtres, spoliations, bannissements. « Ce fut, dit Croiset, un véritable régime de terreur où les passions les plus violentes et les plus basses se donnèrent libre cours. » Les événements de ce temps sont demeurés longtemps obscurs grâce à Xénophon. Il a fallu que la critique moderne se rendit compte du peu de créance mérité par ce célèbre écrivain. Dès lors la vérité est apparue. Sparte consomma sa trahison en signant, en 367, avec la Perse, un traité par lequel étaient supprimés tous les avantages que la Grèce tenait de la paix négociée jadis en son nom par Cimon.

C’est à la ville de Thèbes, en Béotie, qu’était réservé l’honneur inattendu de conduire victorieusement la révolte contre la tyrannie spartiate. Les aristocrates qui la gouvernaient avaient, au temps de Salamine, déserté la cause nationale par passion politique ; depuis lors, Thèbes avait passé aux mains de démocrates excessifs. En cette circonstance, elle fut « un instant comme élevée au-dessus de ses propres destins par le mérite et les vertus de deux hommes supérieurs » Épaminondas et Pélopidas. L’armée spartiate, vaincue à Togire, fut détruite à Leuctres en 371 par soixante mille Thébains et alliés que commandait Épaminondas. La gloire de Thèbes fut éphémère, mais elle brilla dans l’histoire de tout l’éclat que la justice d’une cause ajoute aux actions des humains.


Alexandre, roi des Hellènes

Le premier roi de Macédoine était, d’après Hérodote, un grec d’Argos, Perdicas, qui régna vers 700 av. J.-C. et fut par conséquent le contemporain des premiers habitants d’Athènes, de Sparte, de Carthage et de Rome. Ses successeurs Argis, Philippe, Esopos, Alcetas, Amyntas Ier arrondirent et consolidèrent le royaume. Alexandre Ier, qui avait été l’ami des fils de Pisistrate, participa aux Jeux olympiques ce qui implique la qualité reconnue d’Hellène. Il ne semble pas que la dynastie pût avoir peine à établir ses droits sur ce point. Quant à la population, elle devait se composer principalement d’anciens Pélages et de barbares illyriens hellénisés. À la faveur de dissensions survenues entre les quatre fils d’Alexandre ier, les Athéniens s’emparèrent du littoral macédonien et y fondèrent une colonie, Amphipolis. Aussi Perdicas ii fut-il, par rancune, l’allié de Sparte pendant la guerre contre Athènes. Archélaos (413-399) propagea activement les lettres et les arts en même temps qu’il construisit des forteresses, traça des routes, disciplina son armée. C’était déjà un adepte du panhellénisme. Amyntas ii (393-369) le fut plus encore. Il subit l’influence du chef thessalien Jason qui préconisait une union de tous les États grecs contre la Perse. À la même époque (380), Isocrate donnait à Olympie lecture de son fameux « Panégyrique » dans lequel il réclamait pour Athènes la direction du mouvement panhellénique anti-asiatique. Mais Athènes ne semblait plus se soucier de courir les aventures. Elle s’était, après la chute de Sparte, rapidement relevée. Elle avait rebâti ses fortifications et reconstruit sa flotte. Chios, Mitylène, Byzance et Rhodes étaient devenues ses alliées et, dès 377, elle jetait les bases d’une nouvelle confédération avec les villes de la mer Égée et les îles de Corfou et de Zante. Mais ce qu’elle semblait viser désormais, c’était exclusivement l’extension commerciale. On allait lui voir reprendre le rôle assumé au vie siècle par Milet, envoyer ses navires à travers la mer Noire, nouer des relations avec les chefs des hordes incultes de Crimée, se chercher d’avantageux débouchés sur les côtes du Pont. Quant à diriger une offensive contre la Perse ou même à s’y associer, elle marquait contre de tels projets une vive répugnance et toute l’éloquence de Démosthène s’employait, du reste, à l’en détourner.

Or, Philippe ii étant, en 360, monté sur le trône de Macédoine manifesta tout de suite l’envergure de ses desseins. Il s’appliqua à parfaire l’œuvre d’Archelaos et résolut, d’autre part, d’imposer aux États grecs l’entente dont il avait besoin pour pouvoir, en toute sécurité, tourner ses forces contre la Perse. De nombreux Hellènes tenaient les yeux fixés sur lui. Isocrate, découragé dans son espoir d’hégémonie athénienne, s’était rallié à lui. Seul Démosthène, éloquent mais de vues courtes, le dénonçait avec une âpreté et une violence croissantes comme l’ennemi de l’Hellénisme. Impatienté par cette hostilité qui rappelle celle du romain Caton à l’égard de Carthage, Philippe se décida à employer la force. La bataille de Chéronée (338) brisa toute résistance en Grèce et l’armée macédonienne passa en Asie où elle commença ses opérations. Mais elle fut rappelée en Macédoine par le meurtre du roi Philippe et l’avènement de son jeune successeur, Alexandre iv, que les siècles devaient saluer à jamais du nom d’Alexandre le Grand (336-323).

En l’honorant toutefois, la postérité l’a méconnu ; ou, du moins, n’a-t-elle pas généralement compris son caractère faute de se rappeler qu’il était monté sur le trône à vingt ans et qu’en lui, l’hérédité et l’éducation avaient déposé des germes d’une force singulière et contradictoire. Son père Philippe était un politique avisé, résolu, persévérant, d’une ambition froide et réfléchie qui ne laissait rien au hasard. Sa mère Olympias d’un tempérament excessif, douée d’une extrême mobilité de sentiments, prenait plaisir à diriger elle-même des chœurs de bacchantes et à hypnotiser des serpents. Enthousiaste et exalté comme sa mère, lucide et clairvoyant comme son père, Alexandre reçut dès l’âge de treize ans les leçons du plus illustre pédagogue que la Grèce put fournir, Aristote. Analysant l’enseignement donné au royal élève, Ad. Reinach en résume ainsi les fondements : « Confiance absolue dans la raison humaine et dans les règles de la logique, examen objectif de tous les problèmes, réduction et élimination du surnaturel, exaltation de la dignité de l’homme et de l’activité humaine, conscience élevée des devoirs sociaux, sentiment profond que l’homme libre est seul digne du nom et de la dignité d’homme et que l’Hellène seul est vraiment un homme libre. »

C’est en champion de l’hellénisme qu’Alexandre partit pour l’Asie. Mais il s’en fallait que tous lui reconnussent ce titre et cette qualité. La passion oratoire de Démosthène n’avait point désarmé. Une sorte de rébellion s’était organisée et Thèbes en avait pris la tête. Par la rapidité foudroyante de ses mouvements, le jeune souverain déconcerta ses adversaires. Il s’empara de Thèbes et la détruisit (335). Toute opposition cessa aussitôt et Alexandre franchissant la mer, alla débarquer à Troie avec trente mille fantassins et cinq mille cavaliers. C’est avec ces faibles forces qu’il entreprenait, du lieu consacré par le génie d’Homère, la lutte contre le puissant empire perse. Dès le premier engagement, la fortune lui sourit. Bien caractéristique est le geste qu’alors il accomplit en envoyant à Athènes — et non en Macédoine — les armes prises à l’ennemi avec cette simple dédicace : « Alexandre et les Hellènes (sauf les Spartiates) en butin des barbares de l’Asie ». Indiquait-il par là qu’il ne tenait point les Spartiates pour de vrais Hellènes ? On le croirait. Voulant avant tout rendre la liberté aux villes grecques d’Asie-mineure, il suivit la côte parallèlement avec sa flotte. Au-dessus de Sardes, il entreprit la construction d’un temple dédié à Jupiter Olympien. Près d’Issus, au sortir du défilé des Portes ciliciennes par où jadis avait passé Cyrus, il mit en déroute l’immense armée de Darius iii. Il fonda alors Alexandrette et se dirigea sur la Phénicie, l’antique rivale et ennemie de la Grèce. Il s’acharna, sept mois durant, au siège de Tyr (332) et le dépit d’une si belle résistance le rendit cruel au point qu’une tache en subsiste à sa mémoire. La Palestine et l’Égypte se soumirent. Alexandre, redevenu maître de lui, honora les Égyptiens et leur culte. Il créa Alexandrie et visita l’oasis d’Ammon sise dans le désert fort loin du rivage de la mer et de la vallée du Nil, vers l’ouest. Il tenait à cette difficile excursion parce que Cambyse n’avait pu la faire : on reconnaît là ses vingt-cinq ans. Mais tout aussitôt, un problème se posa qui réclamait l’expérience et l’intuition d’un grand politique. Darius offrait de céder toute l’Asie-mineure jusqu’à l’Halys. Les lieutenants d’Alexandre penchaient pour l’acceptation. Il ne se laissa pas convaincre et la victoire lui donna raison. Le 1er octobre 331, dans la plaine d’Arbèles, à l’est des ruines de Ninive, ses quarante mille hommes l’emportèrent sur l’armée près de vingt fois supérieure en nombre qu’avait levée le roi de Perse. Babylone, Suse et Persépolis se rendirent et leurs trésors furent remis à celui qui avait quitté son petit royaume emportant quelque soixante talents (environ 350.000 francs) et endetté par les préparatifs de son expédition d’une somme beaucoup plus forte. Ses conquêtes lui valaient aujourd’hui la possession de cent soixante dix talents, c’est-à-dire tout près d’un milliard. Darius iii s’était enfui vers le nord. Alexandre prenant la tête d’un raid de cavalerie d’une rare audace, parcourut quarante-cinq milles (soixante douze kilomètres) en une nuit, mais il n’atteignit qu’un cadavre ; le souverain déchu venait d’être assassiné par un de ses satrapes. Alexandre ayant fait rendre les honneurs royaux à sa dépouille, assuma le titre de « Grand roi » que portaient les rois de Perse et qui était une sorte de synonyme oriental du titre impérial des futurs souverains d’occident. Puis, il eut la grande sagesse de confirmer tous les gouverneurs perses dans leurs fonctions et la grande habileté de gagner par sa magnanimité et sa générosité la sympathie des vaincus. D’Hécatompyle où il séjourna au milieu de fêtes magnifiques, Alexandre signa un décret fameux (330) par lequel il supprimait tous les gouverneurs autoritaires qui se trouvaient dominer dans certains États de Grèce, rendant ainsi à toutes les cités de son pays la pleine liberté de leurs institutions municipales. Il y avait à agir ainsi bien de l’audace et quelque imprudence, car cette manière d’unification s’opérait en somme au nom d’un pouvoir que tous en Grèce ne reconnaissaient point. L’invitation à proclamer partout des amnisties ressemblait fort à une injonction. La lecture faite durant les Jeux Olympiques de semblables messages n’était point propre à faciliter la tâche du vice-roi de Macédoine, Antipater, auquel Alexandre en partant avait confié la régence. Entre eux, point de communications rapides. Les Hellènes pouvaient se croire abandonnés au profit de l’Asie ; des victoires si lointaines ne les touchaient plus.

Ayant repris sa marche, Alexandre se dirigea vers la Bactriane, fondant en route Hérat et Kandahar (330) ; puis il soumit la Sogdiane, fonda Samarcande et « Alexandrie l’extrême » (Chodjend). Pendant l’hiver de 328-27, il tint sa cour à Zariaspa, nouant des relations avec les barbares qui gardaient les routes du Thibet et faisant, en même temps, représenter par des artistes grecs qu’il avait mandés près de lui, des tragédies classiques. Il s’attarda fâcheusement dans ses parages pendant l’année 326 en guerres inutiles et dures. Ayant pris Lahore, il prétendit descendre le Gange. La révolte de ses troupes l’arrêta. Alors il descendit l’Hyphase, puis l’Indus. L’armée revint par terre tandis que la flotte, sous la conduite de Néarque, suivait le littoral pour l’explorer.

D’où venait cette flotte ? Quand et comment avait-elle était construite ? Nous ne le savons qu’imparfaitement, mais il est à peine besoin d’insister sur les difficultés prodigieuses qui furent surmontées au cours de toute cette campagne. Avec le minimum de batailles, le maximum de résultats, les effectifs toujours au point, le passé et l’avenir toujours ménagés, partout des villes nouvelles si bien situées que la plupart vivent encore, partout des administrations si ingénieuses que les populations y trouvaient de l’allègement au lieu de servitude. De son quartier général ambulant, Alexandre gouvernait l’empire, veillant à tout ; seule, la Grèce était trop loin, trop en dehors de son rayon présent pour qu’il pût agir directement sur elle. Mais la pensée grecque ne l’abandonnait aucunement. Il gardait le culte de la Raison supérieure et de l’équilibre humain. Son État-major était un vrai ministère ; des géographes et topographes, des explorateurs, des naturalistes l’accompagnaient et aussi des gens de lettres, poètes et orateurs, des artistes et des musiciens ; c’est toute la civilisation hellénique qui voyageait ainsi avec lui. Nulle confusion pourtant dans ces services si variés. L’ordre et l’eurythmie s’y maintenaient. Lorsque Sandracotta, comme nous l’avons dit, se trouva en contact avec le souverain, ses généraux et ses administrateurs, il eut la révélation d’un monde supérieur et quand il regagna Patna, sa mentalité en était transformée. On était pourtant au plus loin vers l’Est et c’était l’instant où les troupes lasses commençaient à murmurer d’un si long exil. Rentré à Suse (325), puis à Babylone (324), Alexandre se retrouva en plein Iran et se garda encore une fois de porter la main sur les rouages perses. L’organisation des satrapies avait, à son point de vue, certains inconvénients, mais elle concordait avec tout un système routier, postal, fiscal, monétaire qu’il jugeait opportun de maintenir. Il y joignit l’adoption des vêtements, parures, cérémonial et protocole perses, moitié par amusement et griserie de jeunesse, et moitié par calcul habile pour consolider son pouvoir. Mais, de cette religion iranienne faite pour séduire un grand esprit, il ne prit rien. Il la respecta comme toutes les autres, davantage sans doute. Elle ne le détourna point de son attachement à Apollon ; donc il restait hellène. Son ami Héphestion était pour lui une manière de grand vizir, mais il gardait pour principal confident et conseiller intime son dévoué et remarquable secrétaire, Euménès de Kardia. D’autre part, la noblesse iranienne dont il avait besoin pour son armée s’était éprise de lui. Il ne pouvait pas ne pas l’estimer à sa haute valeur. A-t-il rêvé de créer le surhomme-type par la fusion des races ? C’est possible. En épousant une princesse perse, il donna l’exemple et quatre-vingts de ses généraux en firent autant. Ses soldats les imitèrent. Fallut-il faire pression sur eux ? C’est peu probable. En tous cas à Suse, dès 325, on comptait dix mille enfants nés de ces mariages mixtes. On a dit qu’Alexandre songeait à transplanter par échange les populations d’Anatolie et de Thrace ; il est à remarquer que des deux parts, il s’agissait de populations hellénisées et non point de pur sang hellène. La distinction vaut d’être relevée, car elle éclaire la pensée du conquérant.

Mais pour hellène qu’il fut resté, Alexandre était devenu empereur ; il est le premier des empereurs grecs. Dès son temps, il y eut passablement d’Hellènes séduits par l’idée de la monarchie universelle, si peu hellénique fut-elle, mais c’était pourtant la minorité. La grande majorité y était hostile. On ne comprenait pas aisément en Grèce le spectacle auquel on assistait. D’ailleurs l’absence de nouvelles et plus encore les fausses nouvelles devaient induire l’opinion en de constantes erreurs. Pendant ce temps, à Babylone, au comble de la gloire, Alexandre recevait des ambassadeurs étrusques, romains, carthaginois, ibères, celtes, scythes, éthiopiens. Il nourrissait d’énormes projets. Il voulait percer l’isthme de Suez qui, peut-être l’avait été déjà par le roi d’Égypte Nechao, mais sans doute de façon insuffisante. Il voulait creuser des ports entre le golfe Persique et l’Inde… Que n’eût-il fait car, quoiqu’en aient écrit maints historiens, on n’aperçoit pas en lui, à la veille de sa mort, de symptômes de déchéance intellectuelle, mais il est vrai qu’il s’était diminué physiquement et moralement par les fêtes orgiaques dont il avait pris la triste habitude et qu’il gouvernait mal son sang exalté ; aux brusques colères alternées d’attendrissements auxquelles il était sujet, venaient s’ajouter des crises de méfiance et de secrètes terreurs. Il avait de Babylone une peur superstitieuse, mais il s’imposa de la surmonter et c’est là que, pris par la fièvre, il mourut le 13 juin 323, à trente deux ans, après un règne de moins de treize ans. « Maître de lui jusqu’à la fin, déjà sans voix, mais non sans pensée, il assista au défilé de ses soldats devant son lit », puis il donna son anneau à Perdicas et rendit le dernier soupir. La stupeur fut inouïe ; pendant plusieurs jours, on n’osa point toucher à ses restes qui gardaient, dit-on, l’apparence de la vie et, pendant deux années, on n’osa point ensevelir définitivement le cercueil de métal précieux qui les contenait. Ses généraux pour délibérer s’assemblaient autour. Enfin le corps fut porté à Memphis puis à Alexandrie où il demeura. Trois siècles plus tard, on conte que César fit ouvrir le tombeau pour y poser une couronne d’or et des fleurs. On l’honorait encore au temps de Septime Sévère ; fut-il profané et détruit ?… Nul ne sait encore. L’avenir archéologique le dira.

L’hellénisation du monde antique

Les guerres de la succession d’Alexandre durèrent quarante-sept ans (323-276). Au début, son héritage fut théoriquement dévolu à son frère qui régna en Macédoine et à son fils posthume proclamé roi en Asie. Antipater demeura régent pour l’occident et Perdicas le fut pour l’orient. Les autres se partagèrent l’administration des différentes satrapies, mais avec l’intention bien arrêtée de s’y rendre promptement indépendants. En effet, leurs ambitions déchaînées les jetèrent les uns contre les autres. Ils s’entretuèrent de leur mieux. Ils firent plus. Ils se déshonorèrent. Une de ces vagues de cynisme et d’immoralité comme il en passe parfois après que les passions brutales ont été surexcitées par des événements excessifs ravagea cette société issue d’un drame sans pareil. Les crimes se multiplièrent autour des nouveaux trônes. Un seul État y échappa : l’Égypte où la dynastie des Ptolémées s’implanta et se maintint sans effort. Nous avons vu d’autre part comment celle des Séleucides régna sur la Syrie et la Perse, et comment, de bonne heure, ce dernier pays fut soustrait à sa domination. Finalement (les faibles héritiers d’Alexandre avaient disparu dans la tourmente), il resta en Asie un grand royaume, celui des Séleucides avec sa prestigieuse capitale, Antioche — et plusieurs autres moins considérables, celui de Bactriane auquel nous ne reviendrons plus et, en Asie-mineure, ceux de Pont, de Pergame, de Bithynie, de Cappadoce.

Le Pont, sur la mer Noire, ancienne satrapie de Darius ier, était devenu peu à peu autonome. La lignée des Mithridate assuma la dignité royale en 301. Mithridate vii le dernier et le plus célèbre occupa un moment la Grèce et ses troupes tinrent garnison dans l’acropole. Mais les Romains contre lesquels il luttait finirent par l’abattre et, en l’an 63, annexer ses États. Le royaume de Pergame vécut de 282 à 132. Ses cinq monarques qui portèrent alternativement les noms d’Attale et d’Eumène furent amis des Lettres et des Arts et alliés des Romains auxquels Attale iii, le dernier roi, légua son patrimoine. La Bithynie comprenait les territoires de Brousse et de Nicée. Nicomédie, sa capitale, fut bâtie par Nicomède ier. L’indépendance date de 297. Le souverain le plus en vue fut Prusias (192-148), près de qui Annibal vaincu chercha un refuge et chez lequel il se donna la mort. La Bithynie fut aussi léguée aux Romains en l’an 75 par le roi Nicomède iii. Quant à la Cappadoce, elle eut des destins changeants, tantôt soumise à l’un ou l’autre des royaumes voisins, tantôt pleinement indépendante. Les Romains ne l’annexèrent que sous le règne de Tibère.

Pendant ce temps que devenaient les États grecs d’Europe, la Macédoine, la Grèce, les villes de Sicile ?… En Macédoine, après la mort du régent Antipater, son fils Cassandre batailla pour s’assurer sa succession. L’ayant obtenue, il se la vit disputer par un autre des généraux d’Alexandre, Antigone. Celui-ci et, après lui, son fils Démétrius conduisirent une guerre de vingt années (306-286) pour s’emparer de la Grèce et de la Macédoine. En 276, le fils de Démétrius entra en possession de ce dernier pays sur lequel il régna sous le nom d’Antigone ii. Son principal effort se tourna contre les Celtes. Depuis la mort d’Alexandre en effet les Celtes de Bohême, renforcés sans doute par des Celtes de Gaule menaçaient à tout moment les frontières du nord. Ils avaient même déferlé jusqu’à Delphes et en avaient pillé les temples. Ils constituèrent dans le centre de la Thrace une sorte d’État permanent d’où ils dirigeaient des incursions redoutables. Un autre groupe avait passé en Asie ; ils s’y firent concéder par Antiochus ier et Nicomède de Bithynie un territoire qu’on nomma la Galatie dans lequel ils devaient se trouver peu à peu enfermés et contraints de se fondre avec les populations avoisinantes. Antigone ii et son successeur Démétrius ii eurent une politique assez active d’intervention en Grèce. Philippe iii (221-178), allié d’Annibal et dont Polybe nous a laissé en quelques lignes un portrait séduisant fut pour Rome un adversaire redoutable. Sa défaite à Cynocéphale en 197, celle de son successeur, le remarquable Persée à Pydna en 168, décidèrent pratiquement du sort de la Grèce en même temps que de celui de la Macédoine. L’une et l’autre furent réduites en provinces romaines (149-146).

La Grèce renfermait au iiime siècle entre trois et quatre millions d’habitants. Elle était riche mais turbulente et instable. Presque toutes les cités grecques avaient été définitivement conquises par la démocratie. Sparte même s’y était essayée gauchement (225 av. J.-C.). D’hommes de valeur, il y avait peu, car les plus marquants et les plus actifs étaient attirés au dehors vers Alexandrie, Antioche, Pergame… devenues les vrais centres de l’Hellénisme. Malgré que le municipalisme exalté qui avait si souvent compromis la fortune de la Grèce continuât de sévir, des Ligues s’étaient formées mais qui se contrecarraient et qu’animait en somme un esprit de lutte sociale. L’une, la Ligue étolienne portait le nom de la région centrale, âpre et fruste, où elle avait pris naissance ; démagogique d’allures et d’instinct, puissante d’ailleurs et pouvant mettre sur pied des forces militaires sérieuses, elle englobait tout le nord de la Grèce avec des ramifications locales en Thrace et en Asie-Mineure. L’autre, la Ligue achéenne constituée vers 280 par quelques villes du Péloponnèse, s’inspirait plutôt d’idées conservatrices. Aratus qui la dirigea habilement lui donna de l’importance en y faisant entrer Corinthe et Sycione (252-243). Un texte découvert dans les fouilles d’Épidaure en 1917 montre que la ligue avait non seulement une armée, mais un parlement composé de députés de chacune des villes en faisant partie. Ces divers rouages qui eussent pû être des rouages de salut public si le caractère national n’en avait pas été défiguré par les passions politiques servirent au contraire à provoquer et à entretenir la guerre civile. Sparte à vrai dire ne cessa d’y travailler, fidèle jusqu’au bout à ses traditions d’intrigues et de déloyauté. Lorsqu’en l’an 200, les Romains débarquèrent en Grèce, la Ligue étolienne se déclara en leur faveur mais s’étant ensuite ravisée, elle invoqua le secours du roi de Syrie, Antiochus lequel intervint avec des forces très insuffisantes. Les Romains l’ayant vaincu et chassé, eurent aisément raison d’un ultime essai de résistance unifiée auquel est attaché le nom de Philopœmen. Avec ce noble citoyen disparut le dernier champion de l’indépendance hellénique.

La Sicile et les villes grecques d’Italie avaient depuis longtemps déjà perdu la leur. Ayant généralement marqué leur impuissance à s’organiser en démocraties raisonnables, elles s’étaient données — Syracuse surtout — à des « tyrans », c’est-à-dire à des dictateurs permanents issus du suffrage populaire, mais enclins à y substituer le droit héréditaire et y réussissant par périodes. C’est ainsi que Gélon et ses deux frères Hiéron et Trasybule avaient gouverné Syracuse pendant vingt-deux ans (488-466). Les excès de Trasybule, fort inférieur à ses prédécesseurs, amenèrent une révolution démocratique et, pendant un demi-siècle, l’esprit athénien domina. Après 415, les aristocrates reprirent le pouvoir mais ne purent le garder. Un nouveau « tyran » Denys (405-367) releva la puissance syracusaine et prit figure de conquérant. Il soumit toute la Sicile, fonda Ancone, intervint en Épire, fit alliance avec les Celtes, ravagea les côtes étrusques. Ce n’était pas d’ailleurs un véritable hellène. Très personnel, assoiffé de richesse et de puissance, il se souciait peu des intérêts de l’Hellénisme qui profita quand même de ses succès. Après lui, Denys le jeune suivit la même politique. Le sage philosophe Dion prit la tête d’un mouvement qui le renversa, mais bientôt le peuple trouvant insupportable la vertu des nouveaux dirigeants, rappela Denys. De 335 à 316, des guerres civiles se succédèrent sans résultats, puis Agathocle établit son autorité. La situation devenait de plus en plus difficile avec l’hostilité carthaginoise d’un côté et, de l’autre, la pression croissante de la puissance romaine. En 310, tandis que les Carthaginois assiégeaient Syracuse, Agathocle dirigea sur leur propre sol une attaque audacieuse, mais la révolte de ses mercenaires en annula l’effet. Vrai champion de l’hellénisme occidental, il rechercha l’appui des Ptolémées et aussi celui de Pyrrhus, roi d’Épire, pays mal hellénisé mais où il devenait de tradition de se porter au secours des intérêts helléniques menacés. Assiégée de nouveau en 279 par les Carthaginois, Syracuse fut prise en 212 par les Romains après le siège fameux à l’issue duquel Archimède tout à ses calculs et au soin de ses découvertes, reçut le coup fatal sans même songer à détourner le bras brutal qui l’assénait.

Telle fut donc la figure extérieure du monde grec pendant les deux siècles qui s’écoulèrent après la mort d’Alexandre. Quel esprit l’animait ? Quand il s’agit d’hellénisme, c’est toujours là le point essentiel. En politique, deux institutions s’opposaient désormais : le municipalisme et l’impérialisme. Alexandre avait pris aux asiatiques l’idée de la monarchie universelle et l’avait occidentalisée ; il avait été le premier européen à régner sur un vaste ensemble de peuples. Qu’il y eut des candidats à un tel poste, rien d’étonnant. Séleucus, Antiochos le Grand et d’autres y visèrent sans succès. Mais de son côté, une partie de l’opinion en maints pays commençait d’évoluer et d’aspirer, confusément encore, à cette unité gouvernementale que Rome devait bientôt réaliser. D’autre part, il n’apparaissait pas nécessairement que l’existence d’un tel pouvoir central fut incompatible avec la liberté des cités. Jamais le type hellène de la cité n’avait été plus répandu. Alexandre avait fondé soixante-dix villes nouvelles et les Séleucides, environ trente-quatre. Toutes avaient reçu les institutions fondamentales de la cité grecque et ce n’était pas la présence d’une sorte de gouverneur royal, exerçant le plus souvent un contrôle assez vague qui, au iiie et au iie siècles, en entravait le fonctionnement. Le péril pour l’hellénisme était autre. Il provenait de l’incompatibilité — absolue celle-là — qui existait entre le fonctionnarisme égyptien ou les castes spécialisées de Babylone et le principe administratif grec que « tout citoyen cultivé peut être apte à n’importe quelle fonction ». Ajoutez-y que, dans ces villes nouvelles, les unes trop populeuses et cosmopolites, les autres trop isolées, le rôle de l’agora allait s’abaissant. Le débat public y perdait de l’ampleur et de l’intérêt et cessait d’être une école de civisme. Malgré tout, la résistance de la cité et de ses rouages fut longue et tenace. Cent cinquante ans après J.-C., Séleucie avait encore ses collèges d’éphèbes et une assemblée municipale de trois cents membres et il existait à Babylone un gymnase dont on a retrouvé le palmarès.

En religion, comme en politique, une tendance unitaire se manifestait préparant les voies au christianisme ; elle les préparait aussi à l’empire romain, mais de façon moins consciente et claire puisque, dans ce domaine, nulle réalisation n’était encore intervenue — en occident du moins ; et l’Inde ou la Chine étaient trop loin pour qu’on sut ce qui s’y passait. La tolérance s’était largement répandue. L’idée antique que les dieux d’une nation étaient maîtres chez eux y aidait singulièrement. Il semblait tout naturel à l’étranger, de passage ou domicilié, de s’assurer leur protection en les honorant. De là à se rendre des politesses de culte à culte, il n’y avait qu’un pas. Les dieux — hormis Assur le sanguinaire et Jahvé l’exclusif — étaient censés se plaire à ces hommages et, à mesure que les relations entre peuples se faisaient plus fréquentes et plus intimes, le cosmopolitisme religieux gagnait des adeptes. Il en résultait un affaiblissement de la foi dans le même temps que les spéculations des philosophes les inclinaient peu à peu vers le scepticisme. Nombreux étaient pourtant ceux qui aspiraient à un au-delà consolant. C’est ce sentiment qui, bien auparavant, avait donné naissance aux « mystères » d’Éleusis, à toutes les manifestations d’exaltation mystique groupées sous le nom d’« orphisme » et dans lesquelles les initiés s’efforçaient surtout de recueillir quelque certitude concernant la vie future. Ces manifestations qui revêtaient souvent des formes excentriques assemblèrent peut-être moins de fidèles que nous ne le supposons, mais elles laissèrent après elles, selon Alf. Croiset « une idée plus nette du mérite et du démérite acquis par la conduite personnelle de chacun indépendamment des actes des ancêtres ». C’était là une des notions les moins familières aux civilisations primitives (le pur hellénisme excepté) et les plus propres à faciliter la diffusion de l’individualisme chrétien quand il serait proclamé. En attendant la foule semblait à la recherche de divinités nouvelles, donnant volontiers ses préférences à celles qui étaient d’origine exotique et dont les attributions avaient un caractère plutôt général.

Parce que les illustres écrivains et artistes de la grande période athénienne n’eurent point de successeurs dignes de leur être comparés, on en tire cette conclusion qu’un recul de la culture grecque survint et que, notamment, les derniers siècles de l’ère ancienne représentent une décadence de la pensée. Il y a là tout au moins une forte exagération. Certes, le génie créateur ne se révéla point par des chefs-d’œuvre littéraires mais — et c’était une condition essentielle de l’hellénisation — la diffusion des chefs-d’œuvre antérieurs s’opéra d’une façon à la fois universelle et prompte. Par la connaissance de la langue grecque d’abord. Cette langue si parfaite, dont on a pu dire qu’elle était « articulée » comme le corps d’un bel athlète, pénétra partout, même en Égypte ainsi que nous l’avons vu. Ses progrès en Asie-mineure furent surprenants ; de nombreuses inscriptions attestent que si les dialectes indigènes restaient en usage dans les milieux populaires, les gens cultivés n’employaient point d’autre langue que le grec. Dès le début du iie siècle, il en fut ainsi dans toutes les villes. Le grec se substitua comme langue littéraire et liturgique à l’araméen en Mésopotamie, en Cappadoce ; il s’introduisit en Arménie et chez les Celtes de Galatie qu’en 188 av. J.-C. les Romains traitaient de « gallo-grecs ». En Thrace, la ville de Philippopoli (fondée vers 340 par Philippe ii, père d’Alexandre) servit de foyer d’hellénisation… Or, en se répandant de la sorte, le grec ne se déforma pas comme on eût pu le craindre car des adorateurs vigilants veillèrent sur sa conservation. De ceux-là Alexandrie fut le centre d’action. Autour du Musée (temple des Muses) et de la bibliothèque bientôt riche de plus de quatre cent mille manuscrits, établissements créés par les Ptolémées naquirent des sciences : la grammaire, l’annotation, la critique analytique et comparée. L’exemple fut suivi. Antioche eut aussitôt son musée et sa bibliothèque élevés par l’initiative et aux frais d’un riche citoyen. Le zèle était si grand autour de ces centres de savoir qu’à Pergame, dit-on, on catalogua parfois des œuvres de faussaires qui signaient de quelque nom illustre leurs propres écrits. L’érudition, l’esprit de recherche et d’investigation dominèrent. Les sciences exactes y puisèrent de plus grandes facilités d’applications utilitaires. Le bien public réclamait qu’il en fut ainsi. Athènes pouvait demeurer « le sanctuaire des tranquilles méditations et des subtiles disputes d’idées » mais ces villes nouvelles ou renouvelées (non point seulement les métropoles comme Antioche dont la principale rue était longue de près de quatre kilomètres, mais Magnésie, Éphèse, Smyrne, Milet jadis détruites puis reconstruites, Cysique, Tarse… et les villes de l’intérieur comme Laodicée et Palmyre) avaient d’autres obligations vis-à-vis des vastes territoires avoisinants à travers lesquels elles devaient répandre la richesse et la vie. C’est pourquoi un Archimède (287-212) ne s’enfermait pas dans le temple des pures mathématiques mais employait son savoir à perfectionner la poulie et le levier, à imaginer la roue dentée et la vis sans fin, à résoudre des problèmes de balistique capables de faire progresser l’art militaire. C’est pourquoi les écoles d’éloquence de Rhodes s’appliquaient à former des avocats d’affaires en même temps que des orateurs politiques et pourquoi, du jour où le protectionnisme égyptien interdit l’exportation du papyrus végétal, les gens de Pergame inventèrent d’y suppléer en fabricant le parchemin.

Il n’est point jusqu’à l’art qui ne se laissât orienter vers l’utilitarisme obligatoire ; la « tour lumineuse » de Pharos (d’où vint le nom de phare), qui dressa ses étages de marbre blanc sur un rocher abrupt à l’entrée du port d’Alexandrie, remplaça dans l’admiration des contemporains les plus beaux portiques d’antan. Cela ne se fit point, bien entendu, sans danger de déclin. Chez les sculpteurs, le goût de la violence dans le mouvement prit le pas sur celui des attitudes harmonieuses ou bien, d’accord avec les architectes, ils aimèrent le colossal. À Tarente se dressa un Jupiter de soixante pieds de haut et Antioche eût une Minerve géante. Les bateaux passèrent entre les jambes du fameux « colosse de Rhodes ». Un original proposa de sculpter le mont Athos en figure humaine. L’eurythmie périclitait de la sorte.

Les études philosophiques gardaient pourtant tout leur attrait, mais les circonstances et l’ambiance générale agissaient aussi sur elles. Les premiers philosophes avaient été des astronomes et des physiciens ; Thalès de Milet (639-568), Anaximandre et leurs disciples cherchaient dans la nature le principe de la vie universelle. Les éléments, l’air, le feu, l’eau, les phénomènes de raréfaction et de condensation avaient fixé tour à tour leur attention sans satisfaire pleinement leur curiosité. Au cours de ces tâtonnements où l’intuition et l’expérience s’aidaient l’une l’autre, les précurseurs s’étaient élevés peu à peu à l’idée de l’unité de substance, de l’espace infini, de la combinaison possible d’atomes indivisibles et indestructibles. Puis tandis qu’Euclide posait les fondements de la géométrie, qu’Aristarque de Samos entrevoyait par un éclair de génie la rotation de la terre autour du soleil, que l’illustre Hipparque inventait la trigonométrie, un rameau parallèle avait fleuri, détaché du tronc unique. Sans délaisser les mathématiques et l’observation de la nature, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote, pour ne citer que les plus fameux, s’essayèrent à chercher ailleurs le « chemin de la vie ». Par l’étude de la loi morale, par la connaissance du moi, ils arrivèrent à concevoir l’immortalité de l’âme jusqu’à la vouloir démontrer. Comment toutes ces doctrines ingénieuses ou audacieuses et toutes les discussions auxquelles elles donnèrent lieu n’eussent-elles pas conduit soit au scepticisme, soit à l’éclectisme, seuls capables d’apporter quelque répit aux agitations de la pensée incertaine ? Mais en même temps, il fallait se diriger, en des temps difficiles, parmi des horizons soudainement agrandis. Jamais encore l’homme n’avait eu à portée tant de jouissances variées et jamais, par là, sa force morale et même physique n’avait couru autant de dangers. La déchéance des mœurs et des caractères se précipitait ; la passion du gain déchaînait tous les appétits ; on contractait l’habitude du luxe amollissant, des spectacles surexcitants, d’une existence toute extérieure et frivole. Deux courants : ceux qui voulaient réagir ; les autres, plus nombreux, qui se laissaient aller. À cette alternative, répondaient les Écoles philosophiques fondées précédemment par Épicure (340-270) à Athènes et par Zénon de Chypre (360-257). Épicure, à vrai dire, était un sage qui ne conseilla nullement de s’abandonner à ses instincts. Il croyait en la Science émancipatrice. « La connaissance disait-il, sauve l’homme de la crainte des Dieux ». Il estimait que bien équilibrer toutes choses est le secret du bonheur. Mais après lui sa doctrine dévia vers la recherche de la volupté continue. Ainsi présentée, elle répondait aux secrètes aspirations de tous les méditerranéens qui, de Rome à Athènes, de Marseille à Cyrène, d’Alexandrie à Pergame tombaient peu à peu dans l’esclavage passionnel. Zénon, lui, avait indiqué l’effort comme le levier moral qui, au service de la volonté, permet d’organiser la résistance. De là était sorti le stoïcisme, sorte de raidissement successif ou simultané de l’âme et du corps contre les impulsions spontanées des sens. Le tempérament énergique des vieux Romains s’y complut, en réaction contre les idées épicuriennes qu’ils confondaient avec l’Hellénisme ; mais leur stoïcisme aussi était hellène.

En vérité dans ce monde méditerranéen d’où la Grèce allait s’éclipser pour plusieurs siècles, tout était hellène, car le génie grec avait touché à tout et inventé ou façonné toutes choses. Dans tous les domaines, le sidéral et l’agricole, le gouvernemental et le pédagogique, le médical et l’artistique, le littéraire et le juridique c’étaient des Hellènes qui avaient perfectionné, innové, dirigé… Pythagore estimait que la figure de la sphère est la plus parfaite. On peut dire que l’Hellénisme avait progressé sphériquement, comme en ondes concentriques, à la fois vers la totalité des horizons — et toujours avec les mêmes rythmes combinés d’élan et de mesure, de savoir et d’intuition.