Pour cause de fin de bail/Texte entier

Pour cause de fin de bail
Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 1-301).

UN POINT D’HISTOIRE RECTIFIÉ

À la prochaine réunion de l’Automobile Club, je me lèverai pour proposer une timide motion qui ne manquera pas d’ahurir, tout d’abord, les membres présents du comité.

Je demanderai qu’on élève, dans le jardin de notre nouvel hôtel, une statue, ou plutôt un groupe à Diogène, le regretté philosophe.

Vous aussi, graves lecteurs, vous aussi, frivoles lectrices, vous écarquillez vos pupilles en gens qui ne voient pas bien le rapport

Suit l’explication :

De nos longs travaux sur la civilisation grecque au temps d’Alexandre le Grand résulte ceci qu’on peut considérer à bon droit le vieux Diogène comme père de l’automobilisme, ou, pour parler plus juste, de l’autonneaumobilisme, ou encore du tonneautomobilisme.

Le tonneau qui servait de demeure à Diogène peut être admis comme la première roulotte connue, une roulotte sans chevaux, bien entendu[1].

Quant au mode de traction, ou, pour être tout à fait exact, de propulsion, c’est là que j’apporte ce qu’il y a de plus fraîchement débarqué en fait de documents.

Dans tous les traités d’histoire, mesdames et messieurs, il est question du cynisme de Diogène.

Ce mot cynisme, jusqu’à l’heure présente, fut interprété dans le plus faux des sens.

Un grand nombre de personnes et même de professeurs sont persuadés que Diogène était surnommé le Cynique parce que, n’ayant pas plus de pudeur qu’un chien, il se conduisait comme un cochon, si j’ose m’exprimer ainsi.

Biffez, bonnes gens, cette erreur, de vos tablettes.

Le mot cynisme, en ce qui regarde Diogène, doit être interprété dans un esprit purement sportif, comme, par exemple, hippisme, cyclisme, etc.

Le vieux philosophe grec pratiquait le cynisme comme le comte de Dion la voiture à vapeur, et Jacquelin le vélo, c’est-à-dire que, dans ses déplacements, il faisait rouler son tonneau par deux de ces molosses de Rhodes si réputés pour :

Leur vigueur à la fois et leur docilité.


Les bons toutous prenaient, si j’en crois mes documents, un vif plaisir à pousser de leurs pattes agiles la roulante demeure de leur très sage patron, cependant que le philosophe cheminait derrière eux avec, entre les dents, la pipe morale du mépris de l’humanité.

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Ce patriarchal appareil ne rappelle évidemment que de très loin les moto-cars de chez Comiot, mais pour l’époque !…

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Dans une prochaine causerie, car je crains, aujourd’hui, d’abuser de vos instants, je parlerai de la fameuse lanterne de Diogène, et je vous démontrerai, clair comme le jour, que l’acétylène n’est pas de création si récente qu’on le croit généralement.


GEORGETTE S’EST TUÉE !

Le jour du Grand Prix, à Deauville, il fut convenu qu’on se rendrait le lendemain aux courses de Pont-l’Évêque, dans l’auto de Roseburn.

On partirait de bonne heure, dix heures au plus tard, et on déjeunerait en route, à la petite auberge du Douet de la Taille.

Un mot, en passant, sur ce modeste établissement dans lequel on savoure, soit dit sans reproche, la meilleure cuisine de tout le Calvados.

Située sur la route de Trouville à Caen, à l’intersection d’une autre voie dont j’oublie la provenance et la destination, tenue par les braves époux Morel, l’auberge du Douet de la Taille s’intitula d’abord : « Au rendez-vous des jockeys », pour cette raison qu’il existe, tout près de là, une vaste piste d’entraînement dont la clientèle constituait aussi celle de ladite maison.

Plus tard, beaucoup d’herbagers et de bouchers, qui se rendent chaque jeudi au marché de Beaumont-en-Auge, ayant pris l’habitude de s’arrêter chez Morel pour y boire un verre ou y déjeuner, l’enseigne s’allongea et devint : « Au rendez-vous des jockeys et des marchands de bestiaux. »

Plus tard encore, l’enseigne subit l’adjonction de MM. les cyclistes et, en ce moment, Constant Morel, grattant fièrement sa tête, se demande s’il ne siérait point d’adopter cette formule définitive alors : Au rendez-vous des jockeys, des marchands de bestiaux, des cyclistes, des automobilistes et autres.

Au rendez-vous de tout le monde, quoi !

Brave Constant Morel !

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Nous dîmes à Roseburn :

— Tu emmènes Georgette !

— Jamais de la vie, par exemple !

Roseburn adore Georgette et jamais il ne l’emmène avec lui, nulle part ! Expliquez cela.

Georgette adore Roseburn et, alors, dam ! elle rage de ce que Roseburn ne l’emmène pas partout où va Roseburn.

Les scènes qui résultent de cette situation, vous les contemplez d’ici, n’est-ce pas ?

Roseburn n’allègue qu’un motif pour expliquer son attitude, mais c’est un mauvais motif :

— Je ne t’emmène pas, parce que là où nous allons, ça n’est pas la place d’une femme.

— Les courses de Pont-l’Évêque, pourtant ?

— Raison de plus !

Allez donc raisonner avec un tel dialecticien !

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On avait pris rendez-vous chez Deschamps, au bar, et comme tout le monde était en retard, chacun en attendant les autres s’était vu contraint d’absorber plus de « John Collins » qu’il ne convenait réellement.

Et puis, il y avait aussi la chaleur !

Bref, quand nous arrivâmes au Douet de la Taille, la bonne Mme Morel ne put s’empêcher de remarquer :

— Voilà des messieurs qui ont l’air de prendre la vie par le bon bout !

On se mit à table.

Le canard au sang (oh ! ce canard !) ne fut qu’une bouchée pour nous, qu’une bouchée de petit enfant.

Nous allions passer à la suite quand, nageant dans sa sueur, un jeune groom cycliste de l’Hôtel de Paris apporta une lettre à Roseburn, une lettre de madame.

— Oh ! la raseuse ! fit notre ami. Vous permettez…

Décachetant la missive, Roseburn y jeta un regard distrait.

Soudain, nous le vîmes se lever, pâlir, chanceler…

— Ah ! mon Dieu !

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?

— Il y a que Georgette s’est tuée ! Pauvre enfant ! Et c’est moi qui suis cause de sa mort !… Georgette s’est tuée !

— Que racontes-tu là ?

— Lisez plutôt.

Et du doigt, nous désignant un passage de la lettre, il lut « … L’existence m’est devenue impossible, je me tue… »

— Peut-être y a-t-il encore de l’espoir ? (Au jeune groom.) Qui t’a remis cette lettre ?

— Madame elle-même.

— Comment était-elle habillée ?

— En mousseline blanche.

— C’est bien cela ! Romanesque comme elle est, la pauvre enfant a voulu se vêtir de blanc pour attendre la mort !

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Cependant l’un de nous ramassait la lettre tombée à terre et en prenait une connaissance plus complète.

Voici ce qu’il lut : « … Dans ces conditions-là, mon cher ami, l’existence m’est devenue impossible. Je me tue à te le répéter, je finirai par te planter là, etc. »

Nous poussâmes tous un vif soupir de soulagement et reprîmes notre repas interrompu, non sans avoir dégusté un de ces vieux calvados, comme dit l’autre, qui vous remettent le cœur en place.

TRISTE FIN D’UN TOUT PETIT GROOM

C’est un fait-divers à la fois banal et navrant.

Beaucoup de Parisiens connaissaient le petit groom de Maxim’s, le plus petit des grooms de Maxim’s, celui qui était de taille si menue qu’un soir une horizontale des plus grises, abusée par l’uniforme écarlate de l’enfant, le prit pour une écrevisse et voulait, à toute force, lui arracher une patte.

(Sans l’énergie du peintre Paul Robert, le jeune groom passait un mauvais moment.)

Eh bien, le pauvre petit n’est plus : il a mis lui-même fin à ses jours vendredi matin à l’aube.

Jeudi dernier — nos lecteurs s’en souviennent probablement encore — c’était la Mi-Carême.

Or, précisément, ce jour-là, plusieurs clubmen déjeunaient au célèbre restaurant de la rue Royale.

Au dessert, l’un de ces messieurs, ne trouvant pas dans l’établissement les cigares qu’il désirait, pria le jeune groom d’aller lui en quérir une boîte au Tobacco-shop du Grand-Hôtel et lui remit, en vue de cette acquisition, un billet de cent francs.

L’enfant arriva sans encombres, mais le retour fut plus pénible.

Déjà une foule compacte et tumultueuse encombrait le boulevard, ardente au combat des confetti.

Parmi les rares masques qui émaillaient cette tourbe, quatre jeunes gens se faisaient particulièrement remarquer.

Déguisés en famille anglaise, l’un représentait le père, flanqué, naturellement, de longs favoris jaunes ; le second était attifé en vieille milady à tire-bouchons ; les deux autres portaient les costumes d’un ridicule boy et d’une burlesque girl.

Apercevant soudain le petit groom de Maxim’s fendant péniblement la foule avec, sous son bras, sa précieuse boîte de cigares, le quatuor se précipita sur le jeune infortuné.

— Aôh ! fit le vieux pseudo-Britishman affectant un dérisoire accent anglais, môa aimer bâocoup les bonnes cigares ! Et mon fame aussi les bonnes cigares ! Et ma baby aussi aimer les bonnes cigares ! Et mon petit miss aussi aimer les bonnes cigares !

Malheureusement, les jeunes gens ne s’en tenaient pas à ce discours de mascarade ; en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, ils avaient ouvert la boîte et saisi, chacun, un excellent spécimen de cette coûteuse marchandise.

Le pauvre petit avait beau se débattre, que faire contre une foule absurde à qui l’infortune d’autrui jette un aliment de plus dans le foyer des déchaînements et des folies !

Rien de contagieux comme l’exemple !

(J’ai stipulé dans mon testament une récompense de 100,000 fr. au savant qui découvrira le microbe de l’exemple.)

Encouragés par les mignonnes dimensions du petit groom, quelques intrépides gaillards achevaient de piller la boîte de cigares.

Comme de juste, le pauvre gosse n’osa point rentrer (ce en quoi il eut bien tort, car les clubmen étaient tellement saouls qu’ils ne se souvenaient plus de rien).

Tout le reste de la journée et toute la nuit, il erra sur les boulevards, dépensant les trois louis qu’on lui avait rendus sur son billet de cent francs en confetti, en rigolos, en toutes sortes de divertissements.

Au petit matin, après un court sommeil dans un massif des Champs-Élysées, le petit groom fut la proie pantelante du cruel désespoir.

Un long serpentin pendait de la branche d’un arbre presque jusqu’au sol.

L’enfant grimpa sur une chaise, fit un nœud coulant au ruban de papier, y passa la tête et, d’un coup de pied, s’envoya dans le paradis des tout petits grooms à qui les cohues stupides font de vilaines blagues…

Comme je le disais en commençant, c’est un fait-divers à la fois banal et triste.

GAUDISSART S’AMUSE

Et il a bien raison de s’amuser Gaudissart, pendant qu’il est jeune !

La vie est un pont, morne pont qui réunit les deux néants, celui d’avant, celui d’après.

Or, que faire sur un pont, à moins que l’on n’y danse tous en rond, ainsi que cela se pratique notoirement sur le pont d’Avignon ?

Gaudeamus igitur, mes frères, et laissons les gens graves souffler ridiculement dans de ridicules baudruches qu’ils considèrent ensuite tels des blocs de Paros.

Voilà pourquoi j’aime les voyageurs de commerce, gens gais, philosophes et qui s’arrangent toujours pour take a smile with life, comme disent les Anglais.

Nous nous trouvions donc réunis, quelques-uns de ces messieurs, plusieurs chasseurs et moi, un récent soir, dans l’estaminet de la bonne auberge d’un voisin gros bourg.

Le patron du lieu est un fort brave homme légèrement candide et d’une indérapable complaisance.

Chacun le surnomme — je n’ai jamais su pourquoi — le père Becquenfleur.

Nul d’entre nous n’avait sommeil, et bien qu’on dût se lever de fort bonne heure le lendemain, personne ne se souciait d’aller se coucher.

Vite conclue, la connaissance entre les voyageurs et nous tourna plus vite encore à la cordialité parfaite.

Ces messieurs, d’ailleurs, étaient tous charmants.

L’un d’eux proposa :

— Voulez-vous qu’on fasse une bonne blague au père Becquenfleur ?

Assentiment unanime.

Voilà notre farceur qui se pose juste en face de la vieille et ancestrale horloge et qui, dodelinant de la tête, l’index tendu, accompagne d’un balancement rythmique de tout son corps le mouvement du balancier.

Entre le père Becquenfleur ?

— Zut ! s’écrie le fumiste, c’est trop difficile !… C’est même impossible.

— Quoi donc qu’est impossible ? s’informe l’ingénu bonhomme.

— Se mettre en face d’une horloge et suivre, le doigt tendu et en balançant le corps, le mouvement du pendule, tout cela, pendant cinq minutes, et sans ouvrir la bouche.

— C’est si difficile que ça ?

— Je vous dis que c’est impossible.

— Allons donc !

— Voulez-vous parier ?… Tenez, je vous parie du champagne pour toute la compagnie que vous n’y arrivez pas.

Le père Becquenfleur se gratte la tête, suppute et tient la gageure.

Pas un spectacle au monde ne me semblera jamais d’un comique comparable à celui que nous eûmes alors sous les yeux.

Le père Becquenfleur, serrant les lèvres farouchement, pour ne pas parler, avait contracté un mouvement qui rappelait celui de ces ours assis sur leur derrière et qui se balancent en mesure.

Pendant ce temps, l’un de ces messieurs courait à la cuisine et prévenait la mère Becquenfleur.

— Je ne sais pas ce qu’a votre mari… un coup de folie subite probablement. Il vient de s’installer devant son horloge, et il se balance comme cela, regardez, sans dire un mot… Vous devriez bien venir, nous sommes tous inquiets !

Un peu sceptique — elle en a tant vu, la pauvre femme ! — la mère Becquenfleur consent tout de même à se déranger, et quelle n’est point son épouvante en constatant la parfaite véracité du récit du voyageur !

Elle se précipite sur son mari :

— Eh bien ! quoi, mon bonhomme, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui te prend ? Mais parle donc !

Tout à l’idée de gagner son pari, le père Becquenfleur continue son dandinement et s’opiniâtre dans son mutisme.

La mère Becquenfleur se démente alors et clame :

— Maria ! Augustine ! Allez vite quérir le médecin ! Mon pauvre bonhomme qu’est devenu fou !

Épouse dévouée, elle se jette en larmes sur son mari, le serre dans ses bras !

— Bougre de vieille g… ! s’écrie alors le père Becquenfleur. Tu viens de me faire perdre au moins six bouteilles de champagne !

Et tous de rire.

DE L’INUTILITÉ DE LA MATIÈRE

Un fait des plus curieux et — je crois — sans précédent, vient de s’accomplir à l’Hôtel des Invalides, non sans jeter une énorme stupeur dans le petit monde de ces glorieux débris.

Deux pensionnaires de l’établissement, le nommé A… et le nommé B…, s’étaient pris, depuis longtemps, l’un pour l’autre, d’une vive animosité.

A… qui, au siège de Sébastopol, eut les deux cuisses gelées et, par la suite, amputées, est bien entendu, cul-de-jatte.

B…, lui, s’est vu, à Magenta, emporter les deux bras par un boulet (d’origine que tout porte à croire autrichienne) : il est donc manchot.

Sempiternel motif de leurs discussions : la supériorité de la campagne de Crimée sur la guerre d’Italie, et réciproquement.

Dimanche dernier, vers le soir, les deux vieux braves, qui, des boissons fermentées, avaient fait usage excessif, redoublèrent d’acrimonie dans leurs propos.

B…, le manchot, alla même jusqu’à insinuer que le siège de Sébastopol n’était pas autre chose qu’une plaisanterie franco-russe des plus anodines et que, d’ailleurs, les Russes, c’est bien connu, aiment tant les Français qu’il leur répugnerait de tirer le moindre coup de fusil sur leurs alliés. Et puis, ajoutait-il, avoir les cuisses gelées, voilà-t-il pas une grande gloire ! Un accident, tout au plus, à peine digne d’un hôpital civil.

A…. le cul-de-jatte, perdit patience :

— Si tu répètes ça, s’écria-t-il, je te f… mon pied dans le c…

B… le répéta.

Il n’avait pas plutôt terminé sa phrase que A… oubliant ses deux jambes restées là-bas, se levait, et avec une prestesse qu’on n’aurait pas attendue de lui, faisait le tour de B… et lui flanquait son pied dans le derrière.

Le manchot pâlit sous l’injure, puis, grinçant des dents, fou de rage, gratifia par deux fois son insulteur de soufflets retentissants ; après quoi, se précipitant sur lui, il se disposait à l’étrangler de ses deux poings crispés.

Les témoins de cette scène pénible intervinrent alors et mirent fin au scandale.

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Hein ! Qu’est-ce que vous pensez de ma petite histoire ?

Un cul-de-jatte qui flanque des coups de pieds dans le derrière d’un manchot lequel riposte par des giffles !!!

Vous haussez les épaules.

Fort bien, c’est si facile de hausser les épaules !

Mais de ces autres et suivantes histoires, que direz-vous ?

Je vous laisse la parole, mon colonel :

« Je connais une jeune personne dont on avait amputé la cuisse ; plusieurs fois elle s’est tenue et a fait quelques pas sur ses deux jambes, c’est-à-dire sur la jambe non amputée et sur la jambe de fluide vital ; c’était ordinairement en sortant de son lit. Sa mère, témoin, était obligée de s’écrier :

« Ah ! malheureuse ! Tu n’as pas ta jambe de bois ! »

» Un médecin de mes amis m’a assuré avoir vu un officier, dont la cuisse avait été amputée, marcher jusqu’au milieu de sa chambre sans s’apercevoir qu’il n’avait pas sa jambe de bois, et ne s’arrêter que lorsqu’il en faisait la réflexion ; alors la jambe de fluide vital n’avait plus la force de supporter le poids de son corps. »

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Haussez-vous encore les épaules ?

Oui.

Eh bien ! vous n’êtes pas poli pour l’armée, car ces deux dernières histoires de jambes de bois sont textuellement extraites du livre de M. le lieutenant-colonel Albert de Rochas sur l’Extériorisation de la sensibilité.

Ah ! ah ! vous ne rigolez plus, mes drôles !

Vive l’armée !

LA SÉCURITÉ DANS LE CHANTAGE

Je reçois d’un fidèle lecteur la lettre suivante à laquelle je ne veux pas changer le moindre iota, bien que j’en réprouve hautement l’immorale tendance.

Le sujet que recèle cette missive m’a semblé assez ingénieux pour amuser, durant quelques minutes, la masse croissante et si fine de nos lecteurs.

« Cher monsieur Allais,

» Malgré tous vos louables efforts pour imprimer à l’industrie un mouvement ascensionnel, pour engrener la science sur des rails inédits, pour, — en un mot — renouveler la face du monde actif, les affaires — (il est lamentable de le constater) — marchent de mal en pis, le commerce ne bat plus que d’une aile, le marché devient de plus en plus lourd, comme disent les agioteurs.

» Pour peu qu’ils soient probes, les trafiquants se voient destinés à une ruine certaine doublée d’un déshonneur imminent.

» C’est, pénétré de ces tristes remarques que je me suis décidé, dans ma hâte de jouir des bienfaits de la vie, à me mettre voleur.

» Tout aussi propre à exercer que n’importe quel commerce, le vol possède l’avantage d’enrichir plus vite celui qui le pratique et d’apporter à l’existence plus d’imprévu que ne saurait le faire le métier le moins monotone.

» Je me suis composé, monsieur, une moralité aussi haute que celle émanant du Code Napoléon.

(Napoléon ! Ça lui allait bien, à celui-là, de codifier la protection de la vie humaine et de la propriété !)

» Je ne vole que les riches, et c’est du superflu de ces messieurs que je forge mon nécessaire.

» Jusqu’à présent, n’est-ce pas, mon cher Allais, rien d’extraordinaire ; mais voici éclater mon originalité :

» Non seulement je me moque du Code, mais aussi je me ris de la maréchaussée.

» Je me suis rendu imprenable, ou à peu près (car, en ce bas-monde, on ne peut répondre de rien).

» Aidé d’une femme remarquablement intelligente, ma maîtresse, je dérobe (et rien n’est plus facile) les enfants en bas âge appartenant à des familles riches.

» Le soir même de ce rapt, la famille riche du bébé reçoit, par une voie mystérieuse, une lettre et un panier renfermant un pigeon voyageur.

» La lettre dit en substance : « Famille riche, si tu veux revoir ton pauvre enfant, insère dans la pochette attachée au cou du présent pigeon, dix jolis billets de mille francs, et demain matin, à la première heure, ton pauvre sale gosse te sera rendu. »

» Ce truc si simple ne rate jamais ; allez donc suivre un pigeon voyageur dans les hautains firmaments !

» Mon pigeonnier est établi dans une nation voisine de la France, en un petit endroit plutôt écarté dont vous m’excuserez de ne pas vous indiquer l’adresse exacte.

» Et puis, tout cela, entre nous, n’est-ce pas, car ce genre d’industrie un peu spéciale ne gagne rien à une publicité, si intelligente soit-elle.

» Je serre, cher monsieur Allais, votre rude main calleuse de travailleur opiniâtre.

Signature illisible,
Pas d’adresse.


Où s’arrêteront l’audace et l’ingéniosité des malfaiteurs ? C’est ce que se demandent les honnêtes gens, non sans une certaine appréhension.

SENTINELLES, VEILLEZ !

Aux yeux de tous les personnages compétents, le chien est appelé à jouer un rôle considérable dans les grandes guerres européennes.

Chiens sentinelles, chiens éclaireurs, chiens anticyclistes, chiens estafettes, on les met à toutes les sauces, les pauvres toutous.

Dans ce curieux sport, l’Allemagne, sans contredit, marche à la tête des autres nations militaires, et, chaque jour, c’est à qui de MM. les officiers prussiens imaginera une nouvelle application du chien à un emploi militaire.

Me promenant récemment dans les environs les moins explorés de Kœnigsberg, j’ai été assez heureux pour assister (par le plus grand des hasards, d’ailleurs, car je m’étais trompé de route) à des exercices infiniment suggestifs et qu’il importe de dévoiler au plus tôt.

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On jugera de la stupeur qui m’envahit quand, d’un petit bois où je me trouvais égaré, j’aperçus la scène suivante :

Des soldats français et des soldats russes (je crus rêver !) ou plutôt — disons-le dès maintenant — des Allemands déguisés en Français et en Russes, fantassins, cavaliers, artilleurs, etc., etc., donnaient à manger à une forte meute de chiens, de ces gros chiens comme on en rencontre dans les Flandres, qui traînent des voitures à lait.

Et c’étaient des caresses, et c’étaient des bonnes paroles et de gros morceaux de viande !

Quand les chiens furent bien gavés, tous ces faux Français, tous ces pseudo-Russes les attelèrent à de petits chariots, les attachèrent à des piquets, grimpèrent à cheval et disparurent bientôt au loin.

Quelques instants plus tard surgissaient d’autres soldats, d’uniforme allemand ceux-là, qui se précipitèrent sur les chiens à coups de pied, à coups de fouet, et arrachant aux pauvres animaux les quelques os qu’ils rongeaient encore.

Après quoi, ils les détachèrent au son de mille horribles clameurs.

Comme bien vous le pensez, les infortunées bêtes n’attendirent point leur reste : en quelques minutes, tous les chiens, au grand galop, avaient rejoint leurs bienfaiteurs français et russes, là-bas, dans la campagne.

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Qu’est-ce que cet étrange manège pouvait bien signifier ?

Je résolus d’en avoir le cœur net et, au risque de me faire coffrer, je prolongeai mon séjour à Kœnigsberg, poursuivant sans relâche et avec une remarquable intelligence mes patriotiques investigations.

La conversation d’un lieutenant pris de boisson me mit bientôt au courant.

Les chiens dont je viens de parler sont en cas de guerre, dressés à fuir, eux et leurs attelages, les troupes allemandes, pour aller rejoindre ces Français, ces Russes, dont ils n’ont jamais reçu que de bons traitements.

Les petites voitures qu’ils traînent derrière eux seront alors chargées d’effroyables substances dont l’explosion mettra fin à des milliers d’existences.

Le moment de la détonation peut être déterminé à une seconde près, grâce à un système d’horlogerie qu’on règle selon la distance qui sépare de l’ennemi.

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Et ça n’est pas plus difficile que ça !

J’ajouterai que, ces chiens étant rendus aphones par une opération chirurgicale et les roulements des chariots se faisant sur caoutchouc, pas un bruit ne saurait révéler l’approche de cette terrible et ambulante machine infernale.

Messieurs les Français, vous voilà avertis !

UN BIZARRE ACCIDENT

Voulez-vous, mes petits amis, pour nous délasser un instant de la fixité de nos regards vers l’Est, jeter un léger coup d’œil sur le laps de ces trente derniers ans passés, et alors, nous serons stupéfaits en considérant les progrès énormes accomplis par la pratique du vélocipède.

Avant les regrettables événements de 70-71, le vélocipède existait bien, mais sous la forme de rares spécimens. (Vous êtes trop jeunes pour vous rappeler cela.)

Il n’avait pas, d’ailleurs, revêtu la forme que nous lui connaissons actuellement, et même il prêtait au sourire de la grande majorité des Français d’alors.

Quelques rares originaux et qui ne craignaient point d’affronter les ricanements de leurs contemporains faisaient, seuls, usage de bicycles (comme on désignait les dites machines) et s’attiraient des piétons la spirituelle appellation d’imbéciles à roulettes !

Comme c’est loin, tout ça !

Aujourd’hui, en dépit de quelques grincheux, le cyclisme semble être entré définitivement en nos mœurs.

Dans les bourgades les plus reculées, on rencontre de nombreux vélocipédistes dont certains appartiennent parfois à d’humbles conditions, car, ainsi que la démocratie, la bicyclette coule à pleins bords.

Je n’entreprendrai pas l’apologie de ce nouveau mode de locomotion : des plumes autrement autorisées que la mienne l’ont déjà fait avec un rare bonheur. (Avez-vous lu Voici des ailes, de Maurice Leblanc ? Non. Eh bien, lisez-le, et vous me remercierez du tuyau.)

Ah ! dame ! la bécane procure quelquefois de petits ennuis. Cette médaille a un côté pile, ou plutôt pelle, pas toujours drôle, sans compter le passage du sportsman sous la roue de pesants camions, ou le piquage de tête dans les gouffres embusqués au coin d’insidieux tournants.

Ou des accidents plus étranges encore, témoin celui que voici :

Dimanche dernier, un groupe joyeux d’environ vingt vélocipédistes de l’A. T. C. H. O. U. M. (Association des Terrassiers Cyclistes du Havre et des Organistes Unis de Montivilliers) remontait, en peloton compact, le chemin creux qui, partant de la route de Cabourg à Étretat, aboutit au plateau de Notre-Dame de Grâce, près Honfleur.

Tout à coup, pareillement au crépitus d’un canon à tir rapide, une série de détonations déchira l’air.

Les vingt pneux des camarades venaient d’éclater.

(Accident ? Malveillance ? C’est ce que l’enquête ouverte par l’A.T.C.H.O.U.M. établira.)

Nos gaillards eurent bientôt fait de réparer le désastre, mais au moment où, d’un énergique et simultané travail, ils regonflaient leurs pneumatiques, voici qu’ils tombèrent tous sur le sol, en proie à des mouvements spasmodiques, et comme asphyxiés, les pauvres !

L’explication du phénomène est bien simple : les vingt-cinq pompes de ces messieurs, absorbant l’air ambiant pour l’enfourner au sein des caoutchoucs, avaient fait le vide dans le chemin creux et les cyclistes subissaient les affres du petit oiseau que, dans les laboratoires, on met sous la cloche de la machine pneumatique.

L’accident, par bonheur, n’eut pas de suite, une forte brise ayant ramené de l’air dans ces parages ; mais tous les affiliés de l’A.T.C.H.O.U.M. ont bien juré que cette mésaventure leur servirait de leçon.

PÉNIBLES DÉBUTS

Une des premières visites que fit ce jeune homme, débarquant à Paris, fut pour moi, moi son vieux concitoyen.

— Une place ? lui répondis-je, une belle place ? Vous cherchez une belle place ?

— Dam ! aussi belle que possible.

— Eh bien, mon cher ami, je puis vous en indiquer une superbe !

— Ah ! vraiment. Laquelle ?

— La place de la Concorde.

Cette facile plaisanterie, vieille déjà de pas mal d’années, continue à m’enchanter comme aux premiers jours (ainsi certains vieillards conservent jusqu’au seuil du sépulcre la plus réjouissante allégresse).

Le jeune homme consentit à sourire, mais je vis bien qu’il ne goûtait pas intégralement ma petite facétie.

Pour le remettre en joie, je l’entraînai vers un bar voisin que je connais et où l’on rencontre le seul gin buvable de Paris.

Un vieux camarade, étrange type et fertile en avatars, s’y trouvait déjà.

— Comment va ?

— Et toi ?… Rien de neuf ?

Je présentai mon jeune ami au personnage.

Justement cela tombait bien, le personnage venant d’acquérir un journal du soir et recrutant pour son organe une rédaction jeune, ardente et pas encore compromise. C’était touchant d’entendre le monsieur parler de la sorte.

Il fut convenu que mon protégé ferait partie du vespéral canard en question et qu’il écrirait chaque jour un Croquis de Paris de vingt ou trente lignes.

— Mais, protestait mollement le jouvenceau, je ne sais pas si je saurai, moi d’hier à Paris, écrire des choses bien parisiennes.

— Au contraire, mon garçon ! affirmait l’autre. Ce sera bien mieux ainsi. Vous verrez Paris sous l’angle charmant de vos yeux ingénus et vous le décrirez d’une plume non encore souillée des mille compromissions de la capitale !

(Mon vieux camarade use parfois de ces termes grandiloquents.)

— Alors, entendu.

— Quant aux appointements, — je vous avoue que je suis pour l’instant un peu serré, — je ne saurais donc vous gorger d’or. Je vous offre 150 fr. par mois — somme dérisoire, je le sais… Ce sera pour vos cigares…

— Je ne fume pas.

— Tous mes compliments, jeune homme ; je voudrais pouvoir en dire autant.

Ce fut donc convenu.

Dès le lendemain, le jeune homme entrait en fonctions.

Chaque jour, il abattit son petit Croquis de Paris, pas plus mal qu’un autre, ma foi, et même souvent de fort gentille tournure.

À la fin du mois, un peu ému, il se présentait à la caisse.

— Vous désirez ? fit l’argentier.

— Je suis M. Un Tel, j’appartiens depuis un mois à la rédaction du journal, à raison de 150 fr. par mois, lesquels cent cinquante francs j’aimerais bien toucher à cette heure.

— Je n’ai pas d’ordre, monsieur. Voyez le directeur.

D’un bond, le jeune homme était chez le directeur.

— On refuse à la caisse de me régler mon traitement de ce mois.

— Quel traitement ?

— Les 150 fr. que vous m’avez promis.

— Pardon, jeune homme, je vous ai, en effet, promis 150 fr. ; mais, avais-je ajouté, c’était pour vos cigares. Or, vous m’avez déclaré vous-même que vous ne fumiez pas.

—  !!!

LA SCIENCE ET LA RELIGION — ENFIN — MARCHENT LA MAIN DANS LA MAIN

(Panneau allégorique)


Vous souvient-il de cette amusante scène d’une vieille opérette d’Hervé, dans laquelle, un homme venant d’avoir l’œil crevé par accident, arrive le médecin mandé à la hâte ?

Au lieu de se ruer vers le plus immédiat des pansements, l’homme de l’art s’assied dans un fauteuil, et, doctoralement, s’informe des antécédents, et surtout des ascendances du blessé.

— N’auriez-vous pas eu, s’enquiert-il, dans vos parents, quelqu’un qui fût sujet aux affections des yeux ?

Aux temps héroïques de l’admirable Hervé, les microbes n’existaient pas, ou plutôt ils existaient mais n’avaient pas encore essuyé l’effroyable publicité qui sévit sur eux depuis quelques années et dont ils se passeraient si bien, d’ailleurs.

Sans cela, Hervé eût complété sa plaisanterie et, sur des rythmes loufoques, expliqué que l’accident du bonhomme provenait, non point d’un cruel traumatisme comme on aurait pu se l’imaginer, mais bien de l’existence préalable d’un virulent microbe, le microbe de l’œil crevé.

Ne riez pas, frivoles lecteurs !

Si nous n’avons pas encore le microbe de l’œil crevé, nous détenons, au moins, celui du coup de soleil !

Ne continuez pas à rire, captivantes lectrices !

Le microbe de l’insolation vient d’être découvert et isolé par un médecin autrichien, si j’en crois (et j’en crois) la docte Causerie scientifique de notre savant et pittoresque confrère Henry de Varigny (le Temps, de samedi dernier).

Oui, mesdames et messieurs, l’insolation n’est plus un accident dû à la chaleur, il devient l’effet d’une infection microbienne que — le savant autrichien consent à admettre ce léger détail — favorisent les hautes températures.

« Cette méchante bestiole — je copie mon auteur — se tient avec prédilection dans la poussière du sol ; elle hante surtout les routes un peu encaissées où elle guette le passant pour se précipiter dans ses poumons, tandis qu’il halète, et l’infecter.

» Il est vrai que le nombre et la variété des microbes qui se peuvent rencontrer dans la poussière de nos routes sont grands, et, dès lors, le signalement manque de précision. Apprenez alors que ce microbe présente encore ce caractère de ressembler beaucoup au microbe de la petite vérole. »

Suivent quelques lignes sceptiques de notre chroniqueur physiologiste.

Je ne partage pas, moi, l’affreux doute de M. de Varigny, et je me rallie à cette doctrine panmicrobiste qui rassemble déjà tant de passionnés adhérents.

Et celui qui tient en moi ce langage, ce n’est pas tant le savant austère que le catholique fervent.

La prescience de Dieu, l’intégrale prescience de Dieu, n’est-ce point le dogme indiscutable, fondamental et sacré ?

Alors quoi d’étonnant à ce que Dieu, lequel a créé les microbes, comme il a créé toutes choses et tous êtres, quoi d’étonnant à ce que Dieu opère d’avance une sage distribution, bien raisonnée, de ces bestioles ?

À qui doit mourir du choléra, Dieu dépêche les microbes du choléra, de même qu’il décerne le microbe du coup de pied dans le cul à celui qui doit recevoir un coup de pied dans le cul.

Et maintenant, tas de francs-maçons, ne me parlez plus des conflits de la Science et de la Religion !

LE DROIT DE BOUCHON

Selon l’usage et comme tous mes confrères, j’ai fermé Vendredi-Saint dernier, ma boutique de charcuterie, et suis parti vers la banlieue, du côté de Saint-Ouen, hameau réputé pour sa riche floraison en tessons de bouteilles.

Il faisait un temps superbe, et même un peu trop chaud pour la saison ; mais qu’importe la haute température, si l’on est libre !

Être libre, tout est là !

Il vaut mieux rôtir au soleil de l’indépendance que de goûter la fraîcheur au sein des cachots du despotisme et de la tyrannie.

Du moins, c’est mon avis.

Donc, nous voilà partis, toute ma famille et moi, la joie au cœur, la chanson aux lèvres, en bras de chemise (les messieurs), en léger corsage d’indienne (les dames et les demoiselles).

Une guinguette attira soudain nos regards, et surtout nos gosiers, car il commençait à faire une soif terrible.

Imaginez une de ces guinguettes à tonnelles, à balançoires, à toutes sortes de jeux et divertissements, une de ces guinguettes dont la seule vue vous fait pousser aux pieds des ailes de pigeon.

Une grosse enseigne : Au rendez-vous des Rigolos se complétait de cette condescendance : On peut apporter son manger.

Ayant déjeuné à la maison avant le départ, nous n’avions pas cru devoir emporter d’aliments avec nous, et nous le regrettâmes, car, grâce au manger dont il nous eût été si facile de nous lotir, nous aurions accompli une collation à la fois économique et réconfortante.

C’est le patron lui-même de l’établissement qui nous servit.

Pour dire quelque chose :

— Alors, on peut apporter son manger ? dis-je.

— Parfaitement, monsieur, le monde sont libre d’apporter leur manger.

— Et leur boire ?

— Ah ! ça non, par exemple ! Si le monde apportaient leur manger et leur boire, alors, moi, avec quoi que je me les calerais ? Avec des briques ?

— C’est trop juste.

— Il y a bien, parbleu, des gens qui ont le culot d’apporter leur vin, leur saint-galmier, leur cognac et tout le tremblement. Mais, moi, je n’entends pas de cette oreille-là ; je leur fais payer un droit de bouchon de dix sous par bouteille introduite dans mon établissement.

— C’est un peu cher.

— Si ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à ne pas revenir.

À ce moment, un homme et une femme, cette dernière chargée d’un bébé, s’installèrent à une table du Rendez-vous des Rigolos.

L’homme demanda une chopine à cinquante et deux verres.

Pendant qu’ils buvaient, la femme allaita l’enfant.

— Patron, cria l’homme désaltéré, payez-vous !

Et il jeta une pièce d’un franc sur la table.

— Ça fait le compte, répondit le patron.

— Comment, ça fait le compte ? Mais je vous donne vingt sous !

— Eh bien ! justement, une chopine cinquante, plus cinquante pour le bouchon de votre petit jeune homme !

Le prolétaire fit une tête !

UNE ÉTRANGE COMPLEXION

PROLOGUE


Ayant perdu, fort jeune, son père et sa mère, Georges vivait avec sa vieille grand’maman dont il était la dernière consolation, l’unique souci, la seule joie.


I


Or, un matin, Georges rencontra dans la rue le type même du charme féminin et de l’irrésistible séduction.

Georges ne songea même pas à résister : abandonnant son itinéraire, il suivit la jeune personne jusqu’au moment où elle s’engouffra dans un établissement dit de bouillon.

Une minute ne s’écoula certainement point avant que Georges ne pénétrât lui-même dans le restaurant.

Déjà, la jeune personne ne s’y trouvait plus mais, bientôt, elle réapparaissait, affublée d’un joli petit bonnet blanc et d’un tablier de même couleur.

Georges (qui n’est pas une bête) conclut que la jeune femme servait comme bonne dans la maison.

S’asseyant à l’une des tables dont le service semblait dévolu à la petite, il commanda, quoi donc ! un bouillon, naturellement.

… Abrégeons.

Dès lors, le cœur de notre pauvre Georges fut pris dans le pire des engrenages.

Vingt fois par jour, il revenait s’asseoir à l’une des tables d’Eugénie (car vous avez deviné, n’est-ce pas, qu’elle s’appelait Eugénie) pour absorber mille aliments divers qu’il s’appliquait à choisir aussi légers que possible, mais dont l’ensemble ne laissait point que de le gaver tout de même, et solidement.

Ce qu’on peut appeler se nourrir de prétextes.

Aussi, c’était, à chaque repas familial, des désolations sans trêve :

— Tu ne manges pas, mon pauvre petit !

— Je n’ai pas faim, bonne maman.

— Il faut se forcer, mon chéri.

— Ça me ferait mal.

— Le plus drôle, c’est que tu ne maigris pas, depuis le temps que tu ne manges plus… Tu n’as pas mal quelque part ?

— Mais non, bonne maman.

— Tu dors bien ?

— Comme le peintre Luigi Loir lui-même.

— Ah ! tu as une étrange complexion !

Et comme, en somme, Georges conservait sa bonne mine et sa belle humeur, la vieille grand’maman ne s’inquiétait pas outre mesure de cet inexplicable manque d’appétit.


II


Un jour, la petite bonne du restaurant dit à Georges :

— Il y a du nouveau.

— Ah !

— Je quitte la boîte.

— Ah !

— Oui, on m’a offert une place dans un magasin du boulevard où l’on vend un apéritif grec, le Kina Passonrigolo. C’est moi qui tiendrai le comptoir de dégustation. Vous me viendrez voir ?

Le reste, vous le devinez ! (Vous avez bien deviné que la petite s’appelait Eugénie.)

Georges remplaça son absorption d’aliments solides par une égale consommation d’apéritif breuvage.

Et sa bonne vieille grand’mère fut radieuse de lui voir tant d’appétit revenu !

Oui, mais voilà !

(Ou plutôt voici :)

Eugénie, en changeant de fonction, également changea d’âme. De vertueuse qu’elle était, elle devint la plus lubrique des maîtresses, et le pauvre Georges en vit de dures !

(Eugénie aussi, comme de juste, mais n’insistons pas, rapport à notre clientèle de jeunes filles.)

Georges maigrit, maigrit, maigrit !

Et la bonne vieille maman disait tout éplorée :

— Je n’y comprends rien, mon pauvre Georges ! Tant que tu ne mangeais pas, tu avais une mine superbe, et maintenant que tu dévores, tu as l’air d’un déterré ! Quelle drôle de complexion !


ÉPILOGUE
(Pour rassurer les familles)


Un beau jour, Georges s’aperçut qu’Eugénie le trompait avec le Grec commanditaire du Kina Passonrigolo. Il plaqua froidement l’infâme et se maria avec une jeune fille qui ne le poussa ni à la suralimentation, ni à l’extrême apéritivité, ni à autre chose itou, comme disent les villageois.

Et la pauvre vieille grand’maman fut joliment contente.

Maintenant, elle peut mourir en paix, dit-elle.

Sans empressement, d’ailleurs.

SCEPTIQUE ENFANCE

— Eh bien ! mon vieux Georges ?

— Eh bien ! mon vieux Fifi ?

L’appellation de « vieux Georges » désigne un jeune gentleman, mon filleul, lequel cingle allègrement vers son huitième printemps.

Le « vieux Fifi » n’est autre que l’honorable signataire de ces propres lignes.

— Et le niveau des études ?

— Ça se maintient à peu près… Ça ne casse rien, mais ça se maintient.

— À quelle branche de la science te voues-tu plus particulièrement ?

— Je n’ai pas de préférence, tu sais. C’est bien le même rasoir, tout ça… Pourtant, il y a un truc qui m’a vraiment fait rigoler, l’autre jour. Imagine-toi que nous avons commencé l’Histoire Sainte.

— Et c’est l’Histoire Sainte…

— Qui m’a gondolé ? Oui, c’est ça.

— Il n’y a pourtant pas de quoi.

— Tu crois ça, toi ? Eh bien, moi je dis qu’il faut que les curés nous prennent sérieusement pour des poires, de nous envoyer des boniments comme ça !

— Mon cher Georges, ton âge ne t’autorise pas à tenir un tel langage !

— Qu’est-ce que tu veux, c’est mon caractère, à moi !… Ainsi, la création du monde, crois-tu que ça s’est passé comme on le raconte dans l’Histoire Sainte ?

— Évidemment.

— Tiens, voilà l’effet que tu me fais. (Il hausse les épaules). Mais, mon pauvre vieux, ça ne tient pas debout, tout ça ! — Par exemple, les lions, les tigres, les jaguars, de quoi qu’ils se sont nourris, un coup que le bon Dieu les a eu créés ?

— Ma foi, je t’avouerai…

— Tu ne vas pas me dire qu’ils ont brouté de l’herbe, et mangé du pissenlit.

— Je ne dis pas cela.

— Alors quoi ! Ils se sont donc mis à boulotter les pauvres moutons, les pauvres antilopes que le Seigneur venait de créer. En voilà une administration !

— Il y a évidemment là…

— Et les asticots qu’on trouve dans le fromage, et les espèces de petites anguilles que tu m’as montrées avec ton microscope dans le vinaigre ! Où qu’ils étaient, tous ces petits animaux ridicules, avant qu’on ait inventé le fromage, le vinaigre et tout le reste ?

— Bien sûr que…

— Et tous les sales microbes qui vous fichent un tas de maladies, ça a beau être tout petit, c’est des bêtes comme les autres, créées par le bon Dieu en même temps que tous les animaux. Eh bien ! qu’est-ce qu’ils faisaient, où nichaient-ils quand Adam et Ève étaient bien portants, car sûr qu’ils en avaient, une santé, ces deux-là !

— Je ne sais pas.

— Et puis, il y a encore quelque chose qui me chiffonne dans toute cette histoire-là… Seulement, promets-moi de ne pas dire à maman que je t’ai causé de ça.

— Je te le jure.

— Abel et Caïn, ils n’avaient pas de femmes, dis ?

— Je ne crois pas.

— Alors, dis-moi comment qu’ils ont fait pour avoir des gosses ?

AU PAYS DE L’OR

(Extrait d’une lettre que je reçois à l’instant même d’un de mes amis qui est au Klondyke.)


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Mais c’est surtout dans les industries à côté qu’on réalise d’incroyables et rapides fortunes.

» Tel trafiquant de marchandises rares, tel tenancier de music-hall ou de maison de jeu et même tel porteur de colis, gagne plus d’argent que certains détenteurs d’excellents claims.

» Une bonne idée qui vous vient, et vous voilà une fortune parfois !

» C’est le cas d’un joyeux luron de Canadien français, installé ici depuis deux ou trois ans, un nommé Antoine Lescarbille, dont tu as peut-être connu jadis le père qui était charretier[2] à Cap-à-l’Aigle.

» Ce Lescarbille, après avoir gratté pendant quelques mois le rude terrain de Klondyke, s’était vite dégoûté de cette besogne : se rappelant son ancienne profession, il se construisit une hutte sur le bord du Greenpig Lake et s’établit pêcheur et marchand de poisson.

» Ses affaires prospéraient assez bien, quand un véritable coup de génie qu’il eut mit sa fortune au pinacle.

» Il faut te dire que, dans ce damné Klondyke, l’éclairage est une des plus fantastiques dépenses auxquelles on ait à faire face.

» Dawson-City est onéreusement éclairé à l’électricité et à l’acétylène ; mais, en d’autres agglomérations moins importantes, ces moyens font défaut, et quand tu sauras qu’on a quatre bougies pour un dollar et que le pétrole ne se paye pas moins de cinq dollars le gallon, tu ne manqueras pas de reculer d’horreur.

» Notre ami Lescarbille roulait probablement ces pénibles réflexions dans sa tête quand, triant son poisson, ses yeux tombèrent sur une sorte d’anguille qui, jusqu’à présent, avait causé son désespoir.

» Ce poisson dont je ne saurais préciser le nom ni la classification (l’Alaska n’est pas fertile en Lacépèdes) est tellement gras, en effet, tellement saturé d’huile qu’il échappe à toute comestibilité, et, par conséquent, à tout trafic.

» Mais un éclair de génie venait de fulgurer le crâne de Lescarbille.

» — Ah ! cochon, s’écria-t-il, tu ne veux pas nous nourrir ! eh bien, tu serviras à nous éclairer.

» Antoine Lescarbille avait son idée.

Il fuma, il boucana, comme on dit ici, un certain nombre de ces anguilles, et puis, quand elles furent bien sèches, certain d’avance du résultat, il fit sa petite expérience.

» Allumée à la queue, l’anguille brûla, se consumant lentement, produisant la lumière d’une excellente carcel et ne dégageant que peu d’odeur et une très légère fumée.

» À cette constatation, Lescarbille bondit de joie si prodigieusement qu’il en défonça le rustique plafond de sa hutte, mais les Canadiens français ont, Dieu merci, le crâne dur.

» Peu de jours après sa découverte et sans en parler à personne, Lescarbille avait obtenu du gouvernement la charte qui lui donnait le monopole exclusif de la pêche dans le Greenping Lake, seul endroit où se trouve l’anguille-chandelle.

» Un an après, la vogue de ce nouvel éclairage avait été telle que Lescarbille possédait un capital de cent mille piastres qui ne devait rien à personne.

» Aujourd’hui, il songe à aller retrouver son joli pays de Cap-à-l’Aigle ; mais toujours pratique, il est en pourparlers avec une maison de banque de Vancouver pour mettre son affaire en actions.

» Je t’envoie ci-inclus un prospectus de The natural fish candle light Cº Limited, si le cœur t’en dit.

» Prétendre qu’introduite à Paris, l’anguille-chandelle deviendrait l’éclairage des salons, je ne vais pas jusque-là ; mais, tout de même, l’affaire me paraît excellente, et si le cœur t’en dit…

» Etc., etc., etc. »


L’INCORRIGIBLE SNOB

Un poète a dit excellemment (en termes plus choisis que les ci-joints, mais j’en oubliai la teneur exacte) que, si l’on désire se modeler sur un grand homme, c’est par ses bons côtés qu’il faut surtout chercher à l’imiter.

Réflexion fort sensée, car concevez-vous un monsieur qui s’imaginerait égaler Napoléon Ier parce qu’il prise du tabac ou Benjamin Franklin parce qu’il parle du nez ?

Ce serait grotesque, et rien de plus !

Mon ami Leveau-Sauvage vient pourtant d’être la proie d’une erreur aussi stupide.

Mon ami Leveau-Sauvage est un brave garçon d’une trentaine d’années dont la laborieuse jeunesse se passa surtout à l’étude approfondie des cravates, des chapeaux, des cannes, des chemises et autres pièces d’habillement ou d’ornement.

Ayant hérité de sa famille d’une fortune assez considérable, il dissipa son patrimoine en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.

Pendant un an, ce fut le garçon le mieux vêtu de Paris, poussant le snobisme jusqu’à faire blanchir à Londres non seulement son linge, mais encore le jeune nègre qui lui servait de groom.

Ajoutons que diverses demoiselles haut cotées lui donnèrent un joyeux coup de main en vue d’activer l’immanquable déconfiture.

Voilà donc, un matin, mon pauvre ami Leveau-Sauvage sans un sou, presque.

Très courageusement, il s’embarqua pour la Nouvelle-Zélande où l’on venait de découvrir des champs d’émeraudes.

La fortune lui sourit ; toute sa vieille réserve d’énergie, jusqu’à ce jour inutilisée, lui vint en aide : bref, en trois ans, il avait reconstitué quelques millions.

Le mois dernier, il débarquait au Havre où j’avais l’occasion de le rencontrer en je ne sais plus quel music-hall.

Grande joie mutuelle à se revoir !

Le croiriez-vous ? depuis son départ de Paris, il n’avait pas lu un seul journal français, et je le trouvai barbotant dans l’inconcevable marécage de l’ignorance de tous événements modernes, même sensationnels.

D’ailleurs, n’est-ce pas, il s’en fichait : un vieux Parisien comme lui, on est pas long à reprendre pied dans la vie du boulevard.

(La vie du boulevard !).

— Tu retournes à Paris ?

— Pas immédiatement. La traversée m’a beaucoup fatigué ; le médecin du bord, un charmant garçon très bien élevé, m’a conseillé de passer une huitaine de jours en Normandie avant de regagner Paris.

— Où ?

— Dans une auberge rustique, située non loin de Trouville, sur le bord de la mer. On déjeune sous les pommiers… Viens me voir, c’est exquis.

Et il me donna son adresse champêtre.

Quelques jours après, j’arrivai, j’arrivai même légèrement en retard.

Et qu’est-ce que je vis ?

Leveau-Sauvage attablé seul, en train de déjeuner, les jambes enveloppées d’une couverture, les pieds reposant sur deux autres couvertures, dont l’une, celle de dessus, marquée à ses initiales.

Près de lui, debout, se tenait une femme d’un certain âge, qui recevait les plats des bonnes de l’auberge, les posait sur la table et coupait la nourriture de mon ami en petits morceaux.

— Quoi donc ! m’écriai-je, cela ne va donc pas mieux ?

— Au contraire, cela va très bien ! Je suis entièrement retapé et je file, demain, sur Paris.

— Ah !

— Oui, oui… Je vois ce qui t’étonne : ces couvertures, cette femme qui me coupe ma viande… mais, mon ami, tu ne sais donc pas que c’est le grand chic, aujourd’hui ?

—  ???

— Oui, un tuyau que j’ai eu la veine de piger avant-hier. Le Prince de S… est venu ici même où il a déjeuné exactement dans ce cérémonial qui semble te paraître si bizarre !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ainsi, mon ami Leveau-Sauvage croyait toujours au Prince !

Il ignorait la maladie qui avait frappé le pauvre ex-arbitre des élégances parisiennes, et ce qu’il prenait pour une mode nouvelle, c’était tout simplement, hélas ! la fâcheuse hémiplégie.

FÂCHEUSE ERREUR

Appuyée par le mot pressant d’un ami commun, je reçois la supplique suivante trop légitime pour que je ne lui offre point l’intégrale hospitalité de nos colonnes.


« Cher et bon maître,

» Vous excuserez, j’en suis sûr, la liberté que je prends de vous arracher à vos importants travaux quand vous connaîtrez le mobile qui me fait agir.

» Vous êtes le défenseur né des nobles causes et vous détenez la tribune du haut de laquelle on s’adresse à l’humanité, certain d’être entendu.

» Accordez-moi pour quelques instants, s’il vous plaît, un strapontin dans cette tribune.

» Peut-être, au cas où vos chères études vous en ont laissé le loisir, avez-vous lu dans les journaux de ce matin le fait-divers suivant, relatant une scène dont je fus le témoin :

» Un fou à la gare Saint-Lazare. — Hier, vers quatre heures de l’après-midi, dans un compartiment de seconde classe d’un train de Ceinture, un monsieur correctement vêtu, portant à la boutonnière la rosette d’officier du Mérite Piscicole, racontait à ses compagnons de voyage qu’il venait de se brûler les doigts en déplaçant l’une des bouillottes destinées à faire croire au chauffage du compartiment. Devant une affirmation aussi invraisemblable, faite sur le ton du plus grand sang-froid, les compagnons de voyage du malheureux, devinant à qui ils avaient affaire, remirent le pauvre fou aux mains du commissaire spécial qui, après un sommaire interrogatoire, le fit conduire à l’infirmerie du Dépôt.

» J’assistai, comme je l’ai dit plus haut, à cette pénible scène.

» Dans le premier moment, personne ne songea, démarche pourtant bien naturelle, à vérifier le dire du monsieur décoré. Ce n’est que lorsque le train eut quitté la gare que l’idée me vint de tâter la bouillotte, cause première de l’incident.

» Phénomène étrange et pourtant véridique — je le jure ! — ma main s’échauffa à ce contact.

» Le malheureux que nous avions fait arrêter n’était pas fou. Tout au plus s’il avait légèrement exagéré.

» Ma conscience d’honnête homme m’obligeant à réparer, dans la mesure du possible, l’erreur que j’ai contribué à commettre, je viens vous demander, cher et bon maître, de mettre votre plume si autorisée au service de cette petite cause ; mais en matière de justice est-il de petites causes ?

» Par la même occasion, vous pourrez prémunir vos lecteurs contre cette nouvelle sorte d’accidents de chemins de fer non prévue chez les Compagnies d’assurances : la brûlure par bouillottes.

» Veuillez agréez, etc., etc.

» Eleuthère Melon, herboriste,
» 69, rue Malthus. »


Mon honorable correspondant s’est trop éloquemment exprimé pour que j’éprouve le besoin d’ajouter un mot.

L’éprouverais-je, d’ailleurs, que le temps matériel m’en ferait défaut.

Alors !…

MORALES RELATIVES

La scène se passe au tribunal correctionnel d’Andouilly-sur-Tourte :

Le Président. — Noms et prénoms ?

Le Prévenu. — Duculot (Georges-Adrien).

Le Président. — Votre âge ?

Le Prévenu. — Vingt-six ans.

Le Président. — Profession ?

Le Prévenu. — Marchand de journaux.

Le Président, méprisant. — Si nous disions camelot, plutôt ?

Le Prévenu, non offusqué. — Disons camelot, si ça peut vous faire plaisir, mon président. Le métier de camelot est une profession d’homme libre de laquelle il n’y a pas à rougir.

Le Président. — Vous êtes accusé d’avoir volé un lapin au préjudice du sieur Lapoire (Placide), fermier à Coquinville. Qu’avez-vous à répondre ?

Le Prévenu. — Rien de bien intéressant. J’ai, en effet, dérobé le dit lapin audit Lapoire.

Le Président. — Les renseignements recueillis sur vous sont favorables. Vous n’avez jamais subi de condamnation. Votre passage dans l’armée s’est accompli sans punitions graves et même vous avez eu la médaille militaire à la suite de plusieurs campagnes au Sénégal.

Le Prévenu. — Je ne cherche pas à le nier.

Le Président. — Et c’est un bon soldat comme vous qui va se déshonorer, qui va traîner sa médaille dans la boue en volant le lapin d’un honnête cultivateur ! Vous ne rougissez pas, Duculot ?

Le Prévenu. — Je ne rougis pas, monsieur le président, ou si je rougis, c’est au souvenir du peu d’importance de ma razzia.

Le Président. — Votre razzia ! Ce que vous appelez votre razzia n’est autre chose qu’un excellent vol.

Le Prévenu. — En Europe, je ne dis pas ; mais en Afrique, nous appelons ça une razzia. Quand un poste avancé manque de provisions : à cheval, messieurs ! on s’en va à la recherche d’une centaine de bœufs qu’on trouve dans les villages noirs des environs. Si les nègres font de la rouspétance, on leur envoie quelques pruneaux Lebel qui leur inculquent vite la notion du silence. Les messieurs qui commandent ces razzias sont couverts de galons et d’honneurs. Plus ils ont tué de nègres et raflé de bestiaux, plus ils sont galonnés et décorés.

Le Président. — Où voulez-vous en venir ?

Le Prévenu. — À ceci, monsieur le président, qu’à force d’avoir pratiqué ce métier pendant trois ans en Afrique, je suis arrivé à me créer une mentalité nouvelle et à voir mes idées sur la propriété tant soi peu embrumées. Quand j’ai volé le lapin du petzouille en question, je me croyais encore dans la boucle du Niger… Heureusement que je n’avais pas de flingot, j’aurais été fichu de le dégringoler, l’honnête cultivateur… L’habitude, vous savez !

Le tribunal, après avoir délibéré quelques instants, décerne à notre ami Duculot une jolie pièce de trois mois de prison, en regrettant — étant donné le cynisme et le mauvais esprit dont l’inculpé a fait preuve au cours de son interrogatoire — de ne pas le faire bénéficier de la loi Bérenger.

Duculot se retire entre ses deux gendarmes et murmure joyeusement :

— Trois mois pour un lapin, ça n’est pas fichtre donné !… Alors, si j’avais volé un éléphant, qu’est-ce que je prendrais !…

NOUVELLES ET GRAVES COMPLICATIONS DIPLOMATIQUES

Le conflit égypto-anglo-français, loin d’entrer dans la voie d’apaisement si souhaitée par tous les bons esprits, vient, au contraire, de s’aviver cruellement d’un élément nouveau.

Laissant aux diplomates des deux côtés de la Manche le soin d’arranger cette regrettable et cuisante affaire, contentons-nous de relater les faits, sans y ajouter la moindre passion personnelle.

Le sirdar Kitchener, débarqué, hier, à Paris, en vue d’y passer quelques jours, fit, au débotté, une visite à l’ambassade britannique.

Les propos qui s’échangèrent entre lord Kitchener et sir Edmund Monson, nous les ignorons : ils n’ont, très probablement d’ailleurs, aucun rapport avec ce qui se passa ensuite.

Le Sirdar sortit, vers quatre heures, de l’ambassade et gagna l’avenue des Champs-Élysées qu’il descendit jusqu’à la place de la Concorde.

Dès qu’il fut arrivé là, les regards de notre gentleman furent attirés par ce monolithe si connu des Parisiens et qu’on désigne sous le nom un peu arbitraire, d’ailleurs, d’Obélisque de Louqsor.

D’un coup d’œil, l’Anglais devina l’origine du monument.

Il s’en approcha, en fit le tour, remarqua la présence, en dedans de la grille, d’un homme entre deux ou trois âges, vêtu de l’uniforme classique de nos gardiens de monuments.

Le chapeau à la main, et sur le ton de la plus exquise politesse :

— Pardon, monsieur, s’enquit le sirdar, comment nommez-vous ce bloc de granit ?

— C’est l’Obélisque de Louqsor, monsieur.

— Et vous, monsieur, s’il vous plaît, qui êtes-vous ?

— Moi ?… Je suis le concierge de l’Obélisque.

— Pour le compte de quel gouvernement gardez-vous l’Obélisque ?

— C’te question !… Pour le compte du gouvernement français, pardi !

— Alors, cher monsieur, je vous prierai de déguerpir au plus vite.

— Déguerpir ! Et pourquoi déguerpir ?

— Parce que, cher monsieur, l’Obélisque de Louqsor ayant appartenu jadis à l’Égypte, appartient maintenant et désormais à l’Angleterre.

— Allons donc !

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire.

— Je ne prétends pas le contraire, cher monsieur, mais je ne quitterai mon poste que lorsque j’en aurai reçu l’ordre de ceux qui me l’ont confié, de mes chefs hiérarchiques.

— Rassurez-vous, je ne vous ferai pas violence, mais je vais aviser immédiatement de cette situation les grosses légumes anglaises (the big british vegetables). Cet incident se videra, sans nul doute, diplomatiquement ; mais, en attendant, vous ne trouverez pas offensant, j’espère, que je vous juxtapose deux autres concierges, l’un égyptien, l’autre anglais.

— Faites comme vous voudrez, cher monsieur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les deux hommes se quittèrent le plus cordialement du monde et, même, on observa que le concierge de l’Obélisque, remarquant l’extinction du cigare de lord Kitchener, offrit à ce dernier une allumette, gracieuseté à laquelle l’Anglais répondit par le cadeau d’une cigarette… turque, naturellement.

Les choses en sont là.

Rien n’a transpiré du quai d’Orsay ; on sait seulement que ces messieurs n’en semblent pas mener large.

LES HÔTES DE CASTELFÊLÉ

Tout de suite, ce jeune homme rencontré chez des amis communs m’avait énormément plu.

Son évident bon cœur, sa soif un peu candide de justice, et surtout la ravissante simplicité de son esprit, m’inculquèrent le désir de faire sa connaissance plus ample, comme on dit.

À l’instar, peut-être, des animaux qui aiment qui les aime, le jeune homme, de son côté, me manifesta une prompte sympathie.

— Venez, dit-il, passer une journée chez moi, ou plutôt chez nous, car je vis avec ma vieille bonne-maman qui m’a élevé, une femme de beaucoup d’esprit qui vous plaira, j’en suis sûr.

— Vous n’avez plus vos parents ?

— Non. Mon père, je ne l’ai jamais connu ; c’était, paraît-il, le cocher de mes grands-parents. Quant à ma mère, elle mourut de honte, je crois, peu de temps après ma naissance.

Quelques jours après cet entretien, je sonnais à la grille de Castelfêlé.

Ce fut le jeune homme lui-même qui, m’ayant aperçu du perron, accourut m’ouvrir.

— Bonne-maman ! Bonne-maman ! Voilà le monsieur dont je t’ai parlé l’autre jour… Ah ! que c’est gentil à vous !… Justement, hier, j’ai tué un beau lièvre…

La vieille dame appartenait à cette race de vieilles dames qui parlent, parlent sans interruption, comme un moulin tourne, tourne.

Dès les premières paroles qu’elle dit, je crus n’avoir pas bien saisi et attribuai tout d’abord à ma propre incompréhension l’espèce d’ahurissement en lequel me plongeaient ses propos.

Mais non, c’était bien sa faute à elle, et ses dires respiraient, à n’en pas douter, la plus formelle incohérence.

En voici un échantillon :

« … Ce jour-là, mon enfant, comme le Vendredi-Saint tombait précisément un jeudi, nous en profitâmes pour aller manger la galette des Rois chez la vieille filleule de notre petite grand’mère qui se trouvait en nourrice chez la femme d’un bûcheron veuf dont j’ai oublié le nom.

» La pluie ne cessait pas de tomber, une de ces pluies d’orage, tièdes qu’on a souvent, dans ces pays-là, quand le temps est sec et froid.

» Nous partîmes dès le tout petit jour et nous arrivâmes à la nuit tombante, car il faut vous dire que la maison était à l’autre bout du village.

» La bonne femme nous reçut d’un air revêche : Entrez, mes petits enfants, nous disait-elle, entrez, et mettez-vous bien à l’abri au milieu du champ d’orge.

» Mais bientôt, sa figure s’adoucit. Un bon sourire éclaira ses yeux et elle nous mit tous à la porte à grands coups de serpe.

» Cinq minutes après, nous étions tous rentrés à la maison, tassés autour d’un grand feu de sarment devant lequel rôtissait un petit morceau de veau froid qu’on préparait pour le réveillon de la Toussaint.

» Oh ! cette nuit-là, je ne l’oublierai jamais tant on s’est amusé !

» Seulement on avait tant bu à la santé du petit Jésus qu’on faillit manquer la grand’messe.

» Et, à cette époque-là, manquer la grand’messe le jour de Pâques, c’était péché mortel !

» Nous eûmes juste le temps d’arriver ; toute la paroisse était déjà là, et je crois même que la première partie de quilles était commencée… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La bonne vieille dame continua longtemps à causer de la sorte.

Elle aurait pu continuer davantage encore : la macédoine impétueuse de ses discours incohérents m’avait jeté dans une telle stupeur, que je ne percevais plus qu’une sorte de bourdonnement lointain.

Le déjeuner par bonheur, se composait de mets copieux et succulents ; les vins surtout me plurent, jouissant d’une vieillesse qui touchait à la sénilité.

— Ce sont, en effet, de très vieux vins, me fit observer le jeune homme, car ils datent de mon grand-père, et ni bonne-maman, ni moi, ne faisons grand tort à notre cave, — n’est-ce pas, bonne-maman ? — car nous ne buvons que de l’eau. Voici, entre autres, du malvoisie qui pourrait bien avoir un siècle d’existence.

La vieille dame s’écria :

— Ah ! le malvoisie ! Dire que c’est dans un tonneau de ce vin-là que s’est noyé le duc d’Orléans. Vous n’avez pas connu le duc d’Orléans ?… Non, vous êtes trop jeune. Dieu ! quel beau garçon c’était ! Je l’ai vu, la première fois que je suis allée à Paris avec mes parents. Il était à cheval, à côté de Charles X qui passait l’armée en revue. Tout le monde criait : Vive l’empereur !… C’était très beau !…

Après déjeuner, nous allâmes, le jeune homme et moi, faire un tour dans le parc.

— Comment trouvez-vous bonne-maman ?

— Charmante, charmante… Une grande dame, pour tout dire.

— Je savais bien qu’elle vous plairait. N’avez-vous pas remarqué parfois de légères confusions dans ses souvenirs.

— Ma foi, non ! La mémoire de Madame votre aïeule m’a semblé, au contraire, d’une précision remarquable et fort rare chez une personne de son âge.

— Ah ! tant mieux !… j’avais cru remarquer…

Nous nous approchions d’une volière, d’une immense volière, en très bon état, mais complètement vide.

— Tiens, observai-je, vous ne mettez pas d’oiseaux dans cette si magnifique volière ?

Je vis alors les yeux du jeune homme, lesquels n’avaient reflété jusqu’ici qu’une ingénuité céleste, se voiler d’une mélancolie intense :

— Cette volière ? Oui… C’est toute une histoire. Je vais vous la dire, parce que je vous aime beaucoup et que j’ai grande confiance en vous, mais je n’aime pas qu’on me rappelle cette horrible chose.

Il essuya ses yeux.

— L’an passé, elle était pleine d’oiseaux, cette volière, d’oiseaux venus de tous les pays du monde et jolis comme on n’en peut pas rêver… Il a fait très froid, l’année dernière. Les pauvres oiseaux sauvages ne trouvant plus rien à manger par cette neige qui tombait si fort — vous vous souvenez ? — tournaient autour de la volière, quêtant les vagues bribes de nourriture qui pouvaient s’en échapper. Un jour, j’assistai à cette scène : un petit bouvreuil s’en venant picorer dans une branche de millet, accrochée à l’intérieur du treillage, reçut d’un gros canari un si violent coup de bec au crâne qu’il en fut tué du coup… Vous dire la colère que je ressentis à cette vue serait impossible. Alors, furieux, j’ouvris les portes de la volière et en chassai tous ces mauvais hôtes. Puis, avec des pièges posés dans tout le parc, je capturai les pauvres petits oiseaux sauvages que j’enfermai à la place des égoïstes… Quelques jours après cette opération, ils étaient tous morts, les oiseaux privés, inhabitués à trouver pitance et abri, trépassèrent de faim et de froid ; les autres, les petits oiseaux, fiers et libres, moururent d’ennui et peut-être même d’indigestion… Et voilà comment, dans la vie, avec les meilleures intentions, on cause du dommage à tout le monde… Vous nous restez à dîner, bon ami ?

— Volontiers, mon cher.

LE PETIT GARÇON ET L’ANGUILLE

Les imaginations exorbitantes des mélodramaturges les plus en délire, de même que les irrésistibles cocasseries de nos meilleurs vaudevillistes, tout cela n’est rien auprès de l’imprévu, de l’inouï que la vie, la vie toute nue, nous apporte quelquefois dans les plis de son fruste tablier.

Comme le dit fort bien M. Francisque Sarcey, chaque fois qu’il lui arrive un événement tant soit peu étrange : On mettrait ça dans les journaux, que personne ne le croirait.

… Ce petit préambule est placé là pour préparer mon honorable clientèle au récit d’un fait que beaucoup de nos lecteurs et lectrices accueilleront avec un sourire d’incrédulité coupé de quelque haussement d’épaules (une interjection désobligeante, peut-être même, brochant sur le tout).

Je ne saurais en vouloir à ces sceptiques, vu le bizarre des circonstances, et j’avoue que moi-même, si je ne connaissais les gens à qui advint l’histoire, je me refuserais franchement à y apporter la moindre foi.

Vendredi dernier, vers dix heures et quart du matin (je tiens à préciser), la femme de mon jardinier dit à son petit garçon :

— Tiens, Julien, voilà cinq francs, tu vas aller à la poissonnerie me chercher une anguille… Il paraît qu’il y en a de superbes, aujourd’hui, à ce que vient de me dire la veuve Pointu… Une anguille dans les vingt sous, et tâche de ne pas te faire voler !

Fort intelligent, Julien, dès son plus tendre âge, fut habitué par sa mère à faire les mille petites commissions du modeste ménage.

Ajoutons que l’enfant s’en tirait à merveille, dirait Coppée dans un vers immortel.

Voilà donc mon bambin parti dans la direction de la poissonnerie, tout fier de la confiance qu’on lui témoigne, car c’est la première fois qu’il a mission d’acquérir une anguille.

Chemin faisant, il s’amuse avec sa pièce de cinq francs, la faisant sauteler dans sa main, la jetant en l’air et la rattrapant, non sans une certaine prestesse.

Malheureusement, à un moment, il manqua son coup : la pièce, après avoir roulé sur le quai, s’en vint choir dans l’eau du bassin dit du Nord, par sept ou huit mètres de fond.

Voyez-vous d’ici la détresse du pauvre petit bougre ?

Comble de malheur : comme il se penchait, hébété, sur le parapet, contemplant l’endroit fatal de la disparition de son argent, un coup de vent lui enlève son béret !

Crac, voilà sa coiffure à l’eau !

Sauter dans un canot et godiller vers le béret fut, pour l’enfant, l’affaire d’une minute.

Il était temps : complètement humecté, l’objet était sur le point de sombrer à jamais.

Quelle ne fut point la stupeur de notre jeune ami en constatant qu’au fond du béret grouillait une anguille, une magnifique anguille qui pouvait bien peser — je n’exagère pas — dans les une livre et demie, une livre trois quarts.

Cette pêche aussi miraculeuse qu’inattendue consola légèrement Julien de sa mésaventure.

Mais voici où la chose se corse.

En écorchant l’anguille, en lui ouvrant l’estomac, que pensez-vous que trouva la femme de mon jardinier ?

Une pièce de cinq francs ?

Non.

L’anguille, un poisson plutôt en longueur, n’est nullement outillée pour avaler de gros écus : ni son orifice buccal, ni son estomac, ne se prêteraient à pareille prouesse.

Ce que la femme du jardinier rencontra dans l’intérieur de l’anguille, c’est, ou plutôt ce sont huit pièces de cinquante centimes, soit un total de quatre francs, représentant exactement ce que la brave femme comptait voir revenir sur sa pièce de cent sous.

Comme coïncidence (car il ne faut voir dans tout cela qu’une simple coïncidence), avouez que c’est assez coquet !

Et cette aventure ne vous rappelle-t-elle pas certaines légendes génoises et vénitiennes où des jeunes filles (à Venise, c’était souvent la demoiselle du doge qui se livrait à ce sport, par esprit d’imitation sans doute) où des jeunes filles, dis-je, après avoir jeté leur anneau dans la mer, le retrouvaient dans le ventre des poissons qu’on leur servait à table ?

À Florence, pareils faits ne se produisirent point, sans doute à cause de la distance qui sépare cette magnifique cité de la mer.

LE THÉÂTRE DE M. BIGFUN

Fidèle à mon engagement, je n’ai pas soufflé mot de cette entreprise tant que tout n’a pas été conclu, signé, paraphé, enregistré.

Aujourd’hui, je puis parler et ma satisfaction n’est point mince d’être le premier à donner la sensationnelle nouvelle.

Il s’agit, vous le devinez, d’un nouveau clou pour l’Exposition de 1900…

Après mille démarches, mille refus, M. Bigfun, le grand imprésario australien si connu, vient enfin d’obtenir l’autorisation d’ouvrir et… d’exploiter son théâtre, ce théâtre dont les débuts soulevèrent aux antipodes tant d’indignations, tant de colères.

Contrairement à cette Compagnie d’assurances qui s’appelle The Mutual Life, le théâtre de M. Bigfun pourrait s’intituler The Mutual Death.

Comme dans les autres théâtres, on y joue des drames humains et des mélos surhumains. Mais, détail qui corse l’intérêt du spectacle, les victimes sont de vraies victimes, et il ne se passe pas une seule représentation, chez M. Bigfun, sans, au moins, un réel meurtre ou un suicide véritable.

Le plus étrange, dans cette étrange entreprise, c’est que, depuis l’ouverture de son théâtre, M. Bigfun ne s’est jamais trouvé à court de victimes volontaires.

Tout d’abord ce furent de pauvres diables qui, pour laisser quelque argent à leur famille indigente, n’hésitèrent pas à faire le sacrifice de leur vie.

Puis, vinrent des désespérés des deux sexes, amants malheureux, jeunes filles délaissées, que tentèrent ce cabotinage et cette mise en scène dans le trépas.

Enfin, le snobisme s’en mêla et beaucoup de personnes, sans raison apparente, s’offrirent au rôle de victimes, simplement pour épater la galerie.

Les gageures se mirent aussi à sévir, et il n’est pas rare de voir, dans les bars de Melbourne et de Sydney, d’excellents pochards tenir des paris dont l’enjeu est, tout bêtement, leur mort violente, mais décorative, sur la scène du bon Bigfun.

Malgré ses frais énormes (certains de ces macabres protagonistes touchant un millier de livres), notre imprésario a fait une fortune considérable.

Quand la victime volontaire possède quelque talent et surtout une jolie voix, le prix des places ne connaît plus de limites.

Ainsi, lorsque miss Th. K… consentit à jouer Juliette dans Roméo, représentation qui se termina par son vrai suicide, les places les plus modestes atteignirent des prix de vertige. (Un strapontin de quatrième galerie fut payé par notre sympathique confrère de la presse française M. Brandinbourg, pas loin de douze mille francs.)

Reste à savoir si le théâtre de M. Bigfun rencontrera à Paris sa vogue de là-bas.

Je le crois, pour ma part, à moins qu’une campagne de sentimentalerie niaise ne soit menée contre lui dans une certaine presse.

CLARA OU LE BON ACCUEIL
PRINCIÈREMENT RÉCOMPENSÉ

(Drame lyrique en deux actes)


PREMIER ACTE

La scène représente la grand’place d’un modeste village. Un vieillard péniblement appuyé sur un bâton vient d’y arriver. Des enfants, les uns goguenards, les autres pitoyables, contemplent le bonhomme et l’entourent.
LES ENFANTS, animés de sentiments divers

Où vas-tu, blanc vieillard, par ces tristes novembres ?
Cherches-tu quelque endroit où reposer tes membres ?
Vas-tu chez l’Espagnol ou bien chez le Kroumir ?

LE VIEILLARD, bien las, si las…

L’épave choisit-elle un lieu pour y dormir ?
Que sais-je ? Ah ! mes enfants, voici la nuit qui tombe,
Peut-être, au lieu d’un toit, trouverai-je une tombe !

PREMIER ENFANT, hypocrite

Pourquoi ne viens-tu pas, alors, chez mes parents ?
(Demande à mes amis qui s’en portent garants)
Ils te réserveront une place à leur table.

DEUXIÈME ENFANT, rageur, au premier

Dis plutôt, camarade, une place à l’étable ;
Car ton père fort dur et ta mère sans cœur
Recevront ce pauvre homme avec un air moqueur.

TROISIÈME ENFANT, fier

Vieillard viens chez mon oncle. Il est garde champêtre.
Vois ces riches troupeaux qui s’en vont aux champs paître :
À leurs maîtres, il peut dresser procès-verbal.

QUATRIÈME ENFANT, cossu

Papa tient cabaret, épicerie et bal.
Chez lui, sans crainte, avant de reprendre ta route ;
Ô pâle voyageur, viens-t’en boire une goutte.

CINQUIÈME ENFANT, une petite fille

Vivant d’une pension de veuve de sergent,
Ma mère, cher Monsieur, n’a pas beaucoup d’argent.
Mais, ce qui vaut bien mieux, elle est jeune et jolie.

LE VIEILLARD, enthousiaste, à la petite fille

De tous ces galopins, c’est toi la plus polie,
Blonde enfant ! Conduis-moi jusques à ta maman
Car (je le sens déjà) je l’aime énormément.

Le vieillard, tenant l’enfant par la main, s’éloigne dans la direction de la maison de la petite. — Rideau.
FIN DU PREMIER ACTE

DEUXIÈME ACTE

La scène représente un perron orné d’une vigne vierge rouge, devant une maison rustique. Au lever du rideau, ils sont rangés là, tous les trois, le vieillard tenant dans sa main gauche la main de l’enfant et, du bras droit, enlaçant la taille de la jeune femme qui (la petite fille n’a nullement exagéré) est en effet fort jolie.


LE VIEILLARD, véhément

Accourez tous, enfants, vieillards et hommes mûrs !
Celui que vous voyez aujourd’hui dans vos murs
N’est pas — et tant s’en faut ! — ce qu’un vain peuple pense.
La bonté, tôt ou tard, trouve sa récompense.

Désignant la jeune femme.

J’épouse cette dame au si charmant accueil.
Pour elle, ils sont finis, les sombres jours de deuil !

Il l’embrasse.

Du bonheur mérité, Clara, voici l’aurore !

Il la rembrasse.

Qu’un beau soleil d’amour te caresse et nous dore !

Il l’embrasse de nouveau ; puis, comme devenu la proie subite d’une inconcevable frénésie, il arrache sa perruque, sa fausse barbe et les guenilles dont il était revêtu. Il apparaît alors en joli homme, sanglé dans une tunique de la meilleure coupe avec, sur la poitrine, les palmes d’officier d’Académie, et au côté, une épée administrative. Puis, il s’écrie :

Si haut placé qu’il soit, honte à celui qui ment !
Je suis le sous-préfet de l’arrondissement.

Tableau — Rideau
FIN

QUELQUES RÉFORMES COSMIQUES

Dans un article récent de M. Sarcey, je relève le passage suivant :

« … Du reste, on ne saurait s’imaginer à quel point d’ingénuité, de superstition, pour ne pas dire plus, en sont restés les gens de mer.

» N’ai-je point entendu, cet été, entendu de mes propres oreilles, à Concarneau où je passai quinze jours avec ma famille, un brave homme de pêcheur m’affirmer sans rire que le va-et-vient des marées n’était dû qu’à l’influence de la lune, de la lune, oui, vous avez bien lu !

» Tous les efforts que je fis pour détromper ce naïf furent en pure perte.

» Qu’est-ce que la lune venait faire là-dedans ? m’acharnais-je à lui demander. On ne s’attendait guère à voir la lune en cette affaire.

» Je ne sais pas si cette bizarre croyance, qui doit remonter aux vieux Druides, est répandue chez tous les marins français, mais en Bretagne et en particulier à Concarneau, elle est admise comme parole d’évangile, et si d’aventure vous essayez de démontrer leur erreur à ces nigauds, ils vous feront comme à moi, ils vous traiteront de vieil imbécile… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mon cher oncle, je suis au désespoir de prendre parti contre vous, mais ils avaient raison, les gens du Concarneau et d’ailleurs : c’est vous qui avez tort.

Le mécanisme des marées ne connaît point d’autre ressort que l’attraction lunaire.

Et ce sujet fut même, au cours de l’été passé, la thèse d’une fort belle conférence que proféra M. Tristan Bernard au casino d’Étretat, sous ce titre : La terre aux terriens.

M. Tristan Bernard y déplorait qu’une planète de l’importance de la terre eût à compter pour la réglementation de ses marées avec — je ne veux froisser personne, mais enfin ! — avec ce pâle satellite qu’est la lune.

Le savant cosmographe étudia les différents moyens proposés pour échapper à cette influence et pour devenir maîtres chez nous, que diable !

Un système de barrages fut celui qui me parut le plus pratique, mais voici où je diffère d’avis avec M. Bernard : cette question qui n’est, en somme, qu’affaire de vanité assez mesquine, mérite-t-elle tant d’efforts et de si fortes dépenses ?

Une autre entreprise, autrement intéressante celle-là et combien plus pratique, pourrait se réaliser presque sans bourse délier.

Ne serait nécessaire que la parfaite entente d’un Congrès international, composé de savants, de géographes, de calculateurs, etc.

Suivez-moi bien.

Les deux pôles jouissent d’une basse température, chacun sait ça, comme dit la chanson.

À quoi tient ce frigide état de choses ?

Tout le monde vous le dira : à leur éloignement de l’équateur.

Si les pôles étaient près de l’équateur, on n’y verrait plus d’icebergs, et les ours blancs se transformeraient en lamas.

Or, voulez-vous avoir l’obligeance de me dire ce que c’est que l’équateur ?

C’est une ligne fictive (n’oubliez pas ce détail), fictive et périmétrique d’un grand cercle perpendiculaire à l’axe des pôles.

Qui nous empêcherait — je vous le demande un peu, — qui nous empêcherait de la déplacer, cette ligne, puisqu’elle est fictive ?

Car s’il y a quelque chose de facile à déplacer au monde, c’est bien une ligne fictive, nom d’un chien !

On la ferait alors passer par les pôles qui dégèleraient bientôt et offriraient plus de confortable aux navigateurs.

Voilà un projet pratique, simple, peu coûteux ; mais les régions équatoriales consentiront-elles ?

Au nom de l’humanité, on saura les y contraindre à coups de canon.

LA QUESTION DES CHAPEAUX FÉMININS AU THÉÂTRE

Je possède une cousine, jeune encore, mais que le ciel a gratifiée du plus exorbitant des sang-froids et d’un peu commun esprit de répartie.

Ajoutons qu’elle est veuve et qu’elle jouit d’une vingtaine de mille livres de rente, ce qui n’a jamais rien gâté, n’est-ce pas ? (Rien des agences.)

La petite histoire qui vient de lui arriver n’est pas de nature, pour vrai dire, à déranger l’ordre établi du firmament ; mais comme elle relève du tapis de l’actualité, je vais me permettre de vous la narrer, si toutefois vous voulez bien m’y autoriser. Vous en mourez d’envie, dites-vous.

Allons-y.

Il y a peu de jours, ou plutôt peu de soirs, ma cousine se trouvait au théâtre en société de l’une de ses amies.

Ces deux dames occupaient chacune un fauteuil d’orchestre.

Tout à coup, elles se retournèrent, attirées par du vacarme.

Un gros monsieur, placé juste derrière ma cousine, menait un tapage d’enfer.

— Y a-t-il du bon sens, hurlait-il, y a-t-il du bon sens, je vous le demande, messieurs, à venir au théâtre avec un chapeau pareil !

(Ma cousine — elle est, d’ailleurs, la première à le reconnaître — était affublée, ce soir-là, d’un chapeau un peu excessif pour assister à la comédie.)

— Mais, madame, insistait le monsieur de plus en plus furibond, quand on a un chapeau comme cela, on le laisse au vestiaire.

Et autres aménités semblables.

Ma cousine, laquelle se sentait légèrement dans son tort, ne répliqua rien et, pour avoir la paix, se contenta de changer de place.

À quelques jours de là, ces deux mêmes dames se trouvèrent dans un autre théâtre, toujours aux fauteuils d’orchestre.

Soudain, qui ma cousine aperçut-elle, installé juste dans le fauteuil devant elle ?

Vous l’avez deviné, astucieuses lectrices, c’était le gros et tumultueux monsieur de l’autre soir.

Ce gros monsieur, non satisfait d’être de corps énorme, aggravait son cas par une tête plus énorme encore, une tête énorme, énorme, qu’une toison crépue hissait au fantastique dans l’énorme !

Et cela n’était encore rien, si on n’avait pas vu ses oreilles !

Oh ! ses oreilles !

Imaginez-vous deux éventails plantés dans cette tête et plantés bien perpendiculairement au plan des joues.

C’est alors que ma cousine sentit éclater au meilleur creux de son cœur l’allègre fanfare des justes revanches.

— Y a-t-il du bon sens, s’écria-t-elle, empruntant au monsieur les propres termes de son trivial répertoire, y a-t-il du bon sens, je vous le demande, messieurs et mesdames, à venir au théâtre avec une tête pareille et de telles esgourdes !

Ce fut au tour du monsieur à en mener beaucoup moins large que ses oreilles.

— Madame, balbutia-t-il, madame.

— Mais, monsieur, insista ma cousine ! quand on a une tête et des oreilles comme cela, on les laisse au vestiaire. Madame l’ouvreuse, veuillez débarrasser monsieur de sa tête et de ses oreilles, car, interposés entre la scène et moi, ces appendices me prohibent en totalité la vue du spectacle.

Le monsieur passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, sans oublier les fameux rayons ultra-violets.

Après le premier acte, il prit son air de rien, et disparut sans qu’on le revît par la suite.

Encore un, je le parie, qui n’osera plus hurler contre les chapeaux féminins au théâtre, ou s’il hurle, ce sera tout bas.

LE PAUVRE GENDRE[3]

— Oui, monsieur, si le Président de la République savait ce que j’ai été malheureux grâce à lui, il n’hésiterait pas à me décorer.

— Grâce à lui ?

— C’est une façon de parler ; je ne lui en veux pas, d’ailleurs, car, à vraiment dire, Félix Faure n’a jamais rien fait contre moi ; mais si notre Président n’avait jamais existé ou si, seulement, il n’était pas parvenu aux honneurs, moi, je serais le plus heureux des hommes.

— Daignez vous expliquer.

— Oh ! mon Dieu, c’est bien simple : Je suis marié à une charmante femme que j’aime beaucoup et qui me le rend bien. Malheureusement, mon épouse a une mère…

— Et cette mère est votre belle-mère ?

— On ne peut rien vous cacher à vous !…

Ce détail n’aurait, à la rigueur, que peu d’importance ; mais voici le terrible de la chose : jadis, alors qu’elle n’était qu’une simple jeune fille comme vous et moi, ma belle-mère fut demandée en mariage, par un jeune homme qui s’en trouvait, paraît-il, éperdument amoureux et qui ne lui était pas du tout indifférent. Les parents de ma belle-mère, jugeant la situation du jeune homme pas en rapport avec la fortune de leur demoiselle, s’opposèrent au mariage.

— Jusqu’à présent, je ne vois pas bien…

— Vous comprendrez tout, monsieur, quand j’aurai ajouté que le jeune homme en question n’était autre qu’un nommé Félix Faure, employé dans une grande maison de cuirs du faubourg Saint-Martin.

— L’histoire est, en effet, des plus piquantes.

— Mon supplice commença peu de temps après mon mariage. Les débuts de notre union avaient été des plus cordiaux, des plus paisibles, des plus patriarcaux, oserai-je dire. Un beau jour, un lundi, lendemain d’élections générales, nous lûmes dans le journal qu’un nommé Félix Faure, négociant, venait d’être élu député du Havre. — « Tiens ! s’écria ma belle-mère, Félix Faure, ce doit être mon ancien amoureux. J’ai dû, dans le temps, épouser un garçon qui portait ce nom-là. »

— Et alors ?

— Elle s’informa et acquit bientôt la certitude que le nouveau député ne faisait qu’un avec son ancienne passion.

L’humeur de ma belle-mère s’altéra légèrement à cette découverte : « Si mes parents, répétait-elle, ne s’étaient point opposés à ce mariage, je serais, aujourd’hui, la femme d’un député !… » Quelques années plus tard, Félix Faure devenait ministre de la marine. Cette fois, le caractère de la bonne femme tourna franchement à l’aigre, et comme elle n’avait plus ses parents à qui adresser de sanglants reproches, ce fut moi qui écopai : « Si, tout de même, j’avais épousé cet homme-là, quel beau mariage tu aurais pu faire, ma pauvre fille ! »

— Et quand Félix Faure fut nommé Président de la République ?

— Oh ! alors, mon pauvre monsieur !… De telles scènes ne sauraient se raconter… Et quand il a reçu le tsar et la tsarine, donc !… Et quand il a été en Russie !… Et encore l’autre jour, quand il a reçu la Toison d’or !… Ma vie n’est plus tenable !… Quelquefois je perds patience et j’eng… la pauvre femme comme un pied !

— Que dit-elle ?

— Elle tombe sur une chaise d’un air accablé et gémit : « Ce n’est pas M. Berge qui se conduirait comme ça avec moi ! »


LA DOULEUR MARCHE, BRAS DESSUS BRAS DESSOUS, AVEC L’ÉCONOMIE (PANNEAU DÉCORATIF)

Les personnes qui m’ont conté l’anecdote ci-dessous m’en garantissent la rigide authenticité : ces gens se trouvant être d’honorables commerçants prospères et jouissant, dans leur quartier, de la considération générale, je n’hésite pas à nantir cette aventure d’une flatteuse publicité.

… Le charbonnier qui occupe la petite boutique au coin de la rue Legendre et de l’avenue de l’Observatoire vint à mourir d’une bronchite aiguë qui l’enleva sans qu’il eût le temps de dire bougri !

La veuve désolée télégraphia au frère du défunt qui arriva aussi rapidement que le permet le train omnibus qui va de Saint-Flour à Paris.

Ce fut une scène déchirante quand le voyageur fut mis en présence du pauvre défunt, une scène véritablement déchirante ! (Car ce serait un grand tort de croire que les instincts du lucre, si fertiles en l’âme de certains Auvergnats, abolissent chez eux tout sentiment du cœur.)

— Avez-vous au moins un portrait de lui ? fit-il à sa belle-sœur.

Hélache, non ! je n’en ai poigne.

(Pour le restant du dialogue, prière au lecteur d’apporter lui-même l’accent auvergnat duquel la notation exacte me coûterait trop de peine et deviendrait, à la longue, monotone.)

— Pauvre frère ! je vais aller chercher un photographe pour qu’il nous tire un souvenir de Pierre…

Le photographe manifesta de terribles exigences : il ne parlait de pas moins de trente francs pour se transporter à domicile, lui et son matériel.

— Mais, disait l’autre, il y a sur votre tableau en bas : Portraits depuis 10 francs la douzaine.

— Les portraits que je fais ici, dans mon atelier, oui ! Mais à domicile, c’est forcément plus cher.

Notre homme se gratte la tête, ainsi que font les Auvergnats pour exprimer leurs sentiments perplexes.

(Cette coutume ne date pas d’hier, car César, dans ses Commentaires, raconte que Vercingétorix n’arrêta pas de se gratter la tête pendant tout le siège d’Alésia.)

Trente francs, dame, c’est une somme, pour de pauvres charbonniers !

Puis, brusquement :

— Bon, fit-il.

Et le voilà, revenu au domicile funéraire, qui raconte la chose à sa belle-sœur.

— Donnez-moi un grand sac à braise, dit-il en matière de conclusion.

Quelques minutes après, le médecin des morts s’amène et très désinvolte, demande le défunt.

— Le défunt ! répond tranquillement la femme. Il faut que vous l’attendiez un petit instant ; il est chez le photographe avec son frère.

BOTTONS NOS ANIMAUX DOMESTIQUES, MAIS BOTTONS-LES BIEN

Pour peu qu’on soit affublé de la moindre fille, ou de la moindre jeune sœur, ou de la moindre pas très âgée cousine ou de toute autre gracieuse et analogue parente, on connaît la Revue pour les jeunes filles.

Chaque fois qu’il m’arrive de feuilleter cet aimable périodique — bien que n’étant point jouvencelle — je suis certain d’y enrichir mon esprit de quelque connaissance nouvelle.

C’est ainsi que, ayant lu Sur les routes de Russie, une relation des plus intéressantes, signée Mme Stanislas Meunier, j’ai appris l’existence, du côté de Bakou, des oies bottées.

Je laisse la parole à la charmante et littéraire femme du savant géologiste bien connu :


LES OIES BOTTÉES

Ces oies sont très abondantes dans le steppe : tout comme les chameaux, les chevaux, les moutons, elles y font des bandes nombreuses ; et quelquefois toutes ces bêtes disparates de forme, mais également végétariennes et paisibles, sont réunies en un troupeau commun.

Les oies ne sont pas créées pour pâturer éternellement, toutes blanches sur des terres noires. Elles doivent achever leur destinée, dorées dans un plat. Mais pour arriver du steppe dans le plat, il faut faire bien des étapes, car les distances sont longues, et cinq cents kilomètres séparent quelquefois le nid du four. Transporter les oies en chemin de fer, vous n’y songez pas ! On ne voiture là-bas que les chrétiens, ou tout au plus les musulmans, quand ils sont riches. Les oies vont à pied. Mais comme elles ont les pattes tendres, on les botte.

On les botte !… Ne vous récriez pas. Les fausses nouvelles du Congrès, rarement absurdes, s’appuient ordinairement sur de la vraisemblance. Les bottes des oies ne sont pas de celles qu’on fabrique dans les cordonneries ; elles sont une invention simple et sublime, comme celle des tuyaux à pétrole et des wagons-citernes. Donc, on chasse les oies, à coup de trique, sur une aire résineuse, puis sur une aire de petits cailloux ; les pattes poissées se recouvrent de gravier ; l’enduit s’agglutine et sèche. Comprenez-vous ?… Les oies ayant la palmature protégée par des brodequins pierreux à double semelle, peuvent hardiment aller de l’avant, ce qu’elles font à grand bruit, comme autant de statues du Commandeur en marche.

Je crois que le journaliste scientifique bien connu, M. Alphonse Allais, était membre du Congrès.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non, madame Stanislas Meunier, je ne faisais pas partie du Congrès de Bakou, ces messieurs organisateurs ayant totalement négligé de m’inviter, et moi n’ayant pas coutume de me rendre aux endroits où je ne suis pas mandé.

Je le regrette, car sur ces questions des oies bottées, j’aurais pu émettre quelques idées tant personnelles qu’acquises et singulièrement perfectionner le système russe.

Écoutez plutôt :

En Nouvelle-Zélande un procédé analogue est appliqué aux pattes des autruches, mais combien plus scientifique et plus ingénieux ! Suivez-moi bien.

On fait barboter les volatiles dans une auge contenant une solution de caoutchouc mélangée à du carbonate de magnésie.

Au bout de quelques séances successives de trempages et de dessications, les pattes des autruches se trouvent enfermées dans une grosse boule de substance élastique.

Mais ce n’est pas tout !

Pour rendre cette substance plus élastique encore, on promène nos autruches sur du sable surchauffé.

Qu’arrive-t-il ?

Le carbonate de magnésie se décompose sous l’influence de la chaleur : de grosses bulles d’acide carbonique se forment dans la masse de caoutchouc, produisant autant de petits pneux et augmentant incroyablement l’élasticité de la matière.

D’autre part, la magnésie devenue libre n’a plus qu’une ressource, c’est de vulcaniser notre caoutchouc, mission dont elle s’acquitte à la satisfaction générale.

Les autruches se trouvent ainsi bottées pour la vie et bottées d’admirables pneus qui donnent à leur allure une légèreté, une grâce inexprimables, sans compter que la vitesse des bêtes s’en trouve presque doublée et la fatigue pour ainsi dire abolie.

Voilà du progrès ou je ne m’y connais pas !

LE TALENT FINIT TOUJOURS PAR TROUVER SON EMPLOI

Bien entendu, il s’appelait Legrand.

Et même Alexandre Legrand.

Enfant, il était déjà tout petit et en grandissant, il devint plus petit encore.

Je m’explique : dès le jeune âge, sa taille était fort exiguë ; mais à mesure que vinrent les années, le torse seul et la tête consentirent à croître normalement, cependant que les bras et les jambes conservaient leurs menues dimensions longitudinales, de sorte que l’ensemble de notre ami Legrand à l’âge viril constitue le corps d’un excessivement petit bonhomme.

Ce qui désole le plus Alexandre dans cette disgrâce, c’est qu’elle lui interdit toute apparition sur la plus quelconque de nos scènes lyriques.

Et cela est fort dommage, mes pauvres amis, car Legrand possède un organe comme on en souhaiterait à plus d’un pensionnaire de M. Gailhard.

Une voix de basse taille, bien entendu.

Et même une superbe voix de basse taille.

À quoi diable a pu penser le bon Dieu le jour où il enferma un tant merveilleux instrument au sein d’une si piètre enveloppe ?

Voulut-il s’amuser un brin, le Maître de toute chose ?

Peut-être… Est-ce qu’on sait !

Notre pauvre Alexandre, tout en déplorant chaque jour sa triste situation, n’a point cessé de cultiver l’art lyrique comme s’il devait un jour en être l’une des étoiles.

L’Opéra, l’Opéra-Comique et tous les concerts sérieux ne pourraient compter de plus fidèle spectateur et les partitions des maîtres s’entassent sur son piano.

Quelques rares occasions s’offrent à notre ami de faire sonner le splendide métal de son beau creux : fêtes de famille (de la sienne, comme de juste), banquets entre camarades (les siens) et surtout les concerts dans les établissements de jeunes aveugles (public peu préoccupé de la plastique des protagonistes).

À part ces chauves circonstances, Legrand en est réduit à chanter pour lui, chez lui, sans gloire.

Ne pouvant charmer les abonnés de l’Opéra, Legrand gagne sa vie comme employé dans une banque de la place Vendôme.

Il occupe une table installée près d’une fenêtre, situation qui lui permet, avec une bonne jumelle, de voir le prince de Galles entrer à l’hôtel Bristol et en sortir, les jours naturellement où ce blond présomptif est à Paris.

Maigre dédommagement !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aussi, quelle ne fut point ma légitime stupeur en apercevant, hier, au café de Suède, mon ami Alexandre Legrand !

Mais quel Legrand !

La face entièrement rasée à la façon des acteurs, un chapeau à bords plats légèrement incliné sur l’oreille, une cravate dite Lavallière, un macfarlane, bref tout à fait l’aspect de ces artistes lyriques de provenance souvent toulousaine.

En plus, il appelait, non sans affectation, les garçons du café par leur petit nom, et deux un peu trop grosses bagues étincelaient à ses doigts.

Il tint à m’offrir un quinquina Dubonnet et m’expliqua :

— Oui, mon cher, j’ai balancé la finance ! À bas les bureaux ! Vive le Répertoire !

— Tu as un engagement ?

— Superbe !

— Ah bah ! Et où ça ?

— Tu peux m’entendre partout, mon vieux, à Paris, en province, à l’étranger !…

J’ai cru qu’il devenait fou.

— Parfaitement, mon ami, je chante des morceaux d’opéra dans les phonographes de la maison Lioret !

DOMESTIQUONS

Mon vieux camarade Bourdarie ne se contente pas, comme voudrait l’insinuer l’oncle Francisque, à collectionner des chaussettes pour nos joyeux Congolais, mais il applique encore toute son énergie au salut et à la conservation de l’éléphant d’Afrique. Il en démontre la facile domesticabilité et décrit les mille services que ce robuste animal pourrait rendre à la grande cause de la colonisation.

La voix de Bourdarie sera-t-elle écoutée ?

J’en doute : les gens sont si bêtes !

Comme c’est intelligent, n’est-ce pas ? d’avoir sous la main des serviteurs gratuits, vigoureux, et de les tuer au lieu de s’en servir.

Et pourtant, que serait l’humanité sans les bêtes, je vous le demande un peu ?

Voyez-vous d’ici les bénéfices du pari mutuel, si les chevaux ne consentaient parfois à donner un petit coup de main à cette entreprise (un petit coup de pied plutôt).

Et la charcuterie ? Dites-moi un peu à quoi se réduirait cette florissante industrie sans le concours infatigable que n’a cessé de lui apporter — avec quel désintéressement ! — le cochon, depuis tant de siècles[4].

Je pourrais multiplier les exemples, mais le temps me manque (le train qui emporte ce papier part à 10 h. 41 et il est en ce moment, 10 h. 30, sans compter que je suis à cinq bonnes minutes de la gare).

Je voulais en arriver à la baleine.

La baleine n’est pas ce qu’un vain peuple pense : un gros poisson qui sert à fabriquer des baleines de parapluie ou de corset.

La baleine est un mammifère des plus avisés doublé d’un cétacé qui, mieux employé et utilisé vivant, rendrait à l’homme d’ineffables services, lui traînerait ses esquifs à des vitesses inconnues jusqu’à ce jour et à des tarifs parfaitement rémunérateurs.

L’expérience en a été faite il y a deux ans par M. Adrien de Gerlache, le hardi marin belge qui explore actuellement les rives enchanteresses du Pôle Sud.

Il y a deux ans, M. de Gerlache fit un voyage vers ces régions, à bord de son trois-mâts le Jules Renard.

Un jour qu’il se promenait sur une banquise de Moeterlinckland, il aperçut une pauvre baleine qui venait de s’y échouer, à bout de force et portant à son flanc une large blessure déterminée par le contact un peu vif de quelque harpon.

Bref, elle avait sur elle tout ce qu’il faut pour injustifier l’expression si connue : rigoler comme une baleine.

Loin d’achever l’infortunée, M. de Gerlache, n’écoutant en lui qu’une clameur de pitié, pansa la pauvre bête et parvint à la guérir.

Mais, auparavant, elle avait mis bas deux petits baleineaux, ou plutôt un petit baleineau et une petite baleinelle, deux amours, que l’équipage baptisa gaiement Léopold et Cléo.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les personnes qui n’ont jamais connu de baleine en bas âge ne peuvent point se faire une idée de la douceur, de l’espièglerie et de l’intelligence de ces jeunes êtres.

La baleine, même parvenue à l’âge adulte, n’a qu’un défaut, son extrême timidité.

Connaissant par expérience la grossièreté et la trivialité des matelots de tout pavillon, les baleines ne voient pas plutôt surgir près d’elles quelque pirogue chargée de ces personnages sans retenue, que, le rouge au front, elles plongent immédiatement au plus profond des eaux.

Grosses bêtes !

Les animaux qui nous occupent en ce moment, la mère et ses deux petits n’échappaient point à la loi commune.

D’une timidité de jouvencelle, ils eurent beaucoup de peine à prendre un contact sérieux avec l’équipage du Jules Renard.

Et Dieu sait pourtant si les braves marins y mirent de la complaisance !

Très éprouvée par sa blessure et sa double maternité, la mère baleine n’arrivait pas à allaiter suffisamment ses rejetons.

Ce fut alors un spectacle touchant.

Les rudes hommes de mer, touchés de tant d’infortune, n’hésitèrent pas à prélever sur leur nécessaire de quoi alimenter l’intéressant trio.

Tout le lait concentré du bord y passa.

On essaya bien de procurer aux bébés quelques nourrices sous forme de vaches marines, mais ces dernières y mirent si peu d’entrain qu’on dut bientôt renoncer à l’entreprise.

Cependant, les baleineaux croissaient et prenaient de la force.

Tout effarouchement de leur part disparut, et, même, ils accouraient au moindre appel de leur nom.

Le capitaine Adrien de Gerlache eut un jour l’idée d’utiliser ses élèves au remorquage de ses canots et de faire ainsi concurrence à ses propres bear-boats.

(Le bear-boat est un léger bâtiment fort en usage dans les contrées arctiques et même antarctiques. Imaginez une barque propulsée par une hélice qu’actionne la rotation d’une cage circulaire mue par un ours blanc qui se trouve à l’intérieur, dispositif analogue aux engins de nos climats actionnés par des écureuils.)

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, un ingénieux matelot avait taillé, dans la peau des morses, deux superbes harnais qui allèrent, tel un gant, à Léopold et à Cléo.

Et les voilà partis au large avec une vitesse de quinze à vingt nœuds à l’heure, pendant des cinq ou six heures sans dételer.

Malheureusement, la campagne prit fin et le Jules Renard dut regagner Anvers, son port d’attache.

Les adieux furent littéralement déchirants, mais il fallait se quitter, car on apercevait déjà l’embouchure de l’Escaut, rivière universellement connue pour son manque d’hospitalité à l’égard de la baleine.

Mais qu’importe ! L’expérience était faite et le premier jalon posé.

M. de Gerlache est retourné au Pôle Sud, il s’y trouve actuellement pour encore deux ans.

Quand il reviendra, nul doute que la question ne soit définitivement résolue.

La civilisation en général, et la navigation en particulier, auront fait un grand pas.


AUTRE MODE D’UTILISATION DE LA BALEINE

N’est-ce point inconcevable que l’homme si habile à faire des animaux ses utiles auxiliaires n’ait jamais songé à utiliser, autrement que pour ses parapluies, cet énorme et vigoureux cétacé qui a nom baleine ?

Ce n’est pas seulement par ses fortes dimensions et par sa vélocité peu commune que se recommande la baleine ; les navigateurs sont d’accord pour proclamer sa vive intelligence et son attachement sincère à tout être humain non pourvu de harpon.

Donc, messieurs, de grâce, ne tuons plus la baleine, faisons-en plutôt notre alliée fidèle, notre grosse amie.

Comment utiliser la baleine ?

1o En l’attelant à des navires comme on attelle un cheval à une voiture.

L’expérience en a été faite avec la plus complète réussite au Pôle Sud par le capitaine Adrien de Gerlache, avec ses deux baleineaux Léopold et Cléo (j’ai raconté cette piquante aventure, en de récentes colonnes).

2o En se servant de la baleine elle-même comme bateau.

Tout de suite, vous pensez à Jonas, n’est-ce pas, mes amis, et vous vous imaginez que je vais vous raconter des histoires de l’Ancien Testament.

Détrompez-vous, je n’eus jamais la prétention d’enfourner des marins dans les estomacs méphitiques des baleines. La position y serait malpropre et dénuée de confort.

Non, le procédé dont je vais avoir l’honneur d’entretenir ma riche clientèle est infiniment plus moderne.

Il est dû à l’heureuse initiative, couronnée de succès, du capitaine américain Moonson, un brave garçon dont le nom est bien connu de tous nos lecteurs.

Voici de quelle façon manœuvre l’ami Moonson.

Dès qu’il a capturé une baleine, il l’enferme dans un bassin assez étroit pour qu’elle ne puisse prendre aucun exercice, et il la gorge de nourriture.

À ce régime, la pauvre bête a bientôt fait d’engraisser terriblement.

Quand elle se trouve au mieux de sa forme (quelques baleines arrivent ainsi à doubler de volume), le capitaine Moonson la délarde en prenant toutefois la précaution de l’endormir au chloroforme.

Il la délarde, comprenez-vous bien ?

C’est-à-dire qu’il lui enlève les énormes paquets de graisse qu’elle a sous la peau, aux deux flancs.

Moonson obtient de la sorte des espaces vides dans lesquels il introduit deux vastes coffres en ébonite épousant la forme exacte de la cavité produite.

Au bout de quelques jours, notre baleine, soigneusement pansée, est guérie de sa petite opération et ne demande qu’à reprendre la mer.

Moonson prend place alors dans un des coffres, son matelot dans l’autre, et adieu va ! Vogue la galère.

La direction se fait électriquement, les deux nageoires pouvant être immobilisées par un courant.

Une supposition : Vous voulez virer tribord, vous n’avez qu’à faire passer votre courant dans la nageoire gauche et réciproquement. Rien n’est plus simple, comme vous voyez.

La baleine est mise dans l’impossibilité de plonger, grâce à des flotteurs adaptés de chaque côté.

D’ailleurs, les plus petits détails sont prévus, et nul doute que ce nouveau mode de navigation ne se généralise bientôt.

Moonson se propose de venir prochainement de New-York à Paris sur son curieux appareil. Je lui prédis un vif succès de curiosité.

BLACK AND WHITE

Mon Dieu ! qu’elle était jolie, la première fois que je la rencontrai dans je ne sais plus quelle rue des Batignolles !

Oh ! ses grands yeux d’un noir si profond !

Oh ! la copieuse torsade de sa chevelure d’un noir également si profond !

Oh ! sa toilette toute noire de grand, grand deuil !

Une supposition que cette jeune fille eût été négresse : alors, elle eût été toute noire, toute noire.

Heureusement que non.

Sa peau, au contraire — oh ! sa peau ! — était d’un blanc !…

Imaginez-vous du lait dans lequel, un tout petit moment, on aurait fait macérer un menu fragment d’ambre clair.

C’est ainsi qu’elle m’apparut, blanche et noire, évoquant l’idée d’une magnifique épreuve de gravure à l’eau-forte, due au burin de quelque maître génial et charmant.

Elle me plut beaucoup.

Je ne le lui envoyai point dire, et, peu de semaines après cette rencontre, je devenais l’heureux époux de celle que j’avais baptisée, déjà en l’ignorance provisoire de son état civil, miss Black-and-White.

Tout le temps que dura son deuil[5], ma vie s’étira en extase incessée.

Au bout de l’époque indiquée par le code des convenances, son grand deuil subit un déchet de cinquante pour cent.

(Je veux ainsi dire qu’elle prit le demi-deuil, et je ne suis pas fâché de protester, en passant, contre cette anomalie. On ne devrait, selon moi, porter le demi-deuil que pour les parents qui sont à moitié morts, ne vous semble-t-il pas ?)

Puis vint le jour où ce dernier demi-deuil tomba de lui-même.

Alors, ce fut l’innommable torture.

L’ex-miss Black-and-White révéla des goûts de la plus criarde polychromie.

Véritablement, certaines pièces de sa toilette se réclamaient de couleurs inconnues chez les pires aras des forêts brésiliennes.

Le tout assorti avec un parti pris d’inharmonie et de mauvais goût fort agressifs.

Mes observations, douces ou rageuses, obtinrent le même résultat, à savoir celui que récolterait un tout petit enfant décochant des chiquenaudes sur le pilier N.-O. de la Tour Eiffel.

Parfois, je m’indignais :

— C’est dégoûtant ! j’ai épousé une eau-forte et voici qu’aujourd’hui j’ai pour femme une image d’Épinal !

Mais ma petite compagne était butée.

— Je ne reprendrai du noir, se plaisait-elle à répéter, que le jour où je serai veuve.

J’eus la très forte envie de me tuer… pour voir.

Une courte réflexion me fit revenir à une attitude plus sensée.

Et puis, sacrifier une existence humaine uniquement pour la simple couleur d’une toilette de dame, me parut excessif.

Je me contentai alors de tuer sa mère, démarche qui produisit, d’ailleurs, le même effet, à ce point de vue un peu spécial.

Depuis ce jour, j’ai retrouvé ma petite Black-and-White de l’année dernière, et je suis bien heureux.



RÉSULTAT INESPÉRÉ


Je reçois de ma très gracieuse amie miss Sarah Vigott, fille du major Vigott, actuellement en garnison à Malte, la lettre suivante de laquelle je me ferais scrupule de changer la plus pâle intonation.

« Bien cher camarade,

» Il faut que je vous raconte une chose qui va vous émerveiller excessivement fort.

» Quinze jours passés environ, après souper, la nuit paraissait splendid avec une claire de lune si belle que nous pensions tous à faire un léger promenade dans le jardin, avant le lit.

» Alors, combien forte était notre stupéfaction quand nous voyons notre jardin tout noir, tout plein de ténèbres obscures, tant que nous cognons contre nous-mêmes !

» Pourtant, partout ailleurs, le temps était tout à fait lumineux et si bien nous apercevions dans la mer les bateaux pêchants que nous pouvions compter leurs plus petites cordages.

» Alors, voilà que la frayeur de cette mystère refroidit notre sang et frissonne notre peau.

» Le petit Fred pleurait, car il disait que c’était la fin du monde.

» Oh ! si noir, ça était partout dans notre parc, si noir !

» Notre parc, c’est une terrasse située en haut qui voit sur la mer et qui n’a pas des murs autour pour faire l’ombre.

» Papa aussi devenait très ennuyé, quand nous entendions subit Jim (le plus vieux de mes frères) qui riait avec grands éclats.

» — Quelle matière avez vous, Jim, disait papa, de rier si fort en cette instant ?

» — Je ris, répondait Jim, parce que, en cette instant, c’est la plus comique chose de tout l’univers.

» Et comme il nous voyait chacun si inquiète, il expliquait nous la terrible mystère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Vous savez, bien cher camarade, quelle attention nous payons à tous vos travaux scientifiques, à vos si intéressantes découvertes.

» Chaque fois que vous publiez une nouvelle idée, immédiatement nous la pratiquons à la maison.

» Quelquefois, ça ne réussit pas, d’autres fois, le résultat dépasse l’espérance.

» Pour cette chose de vers-luisants que vous vous êtes occupé cet été, l’affaire était tout à fait bonne.

» Nous suivions attentivement votre recommandation et nous obtiennons maintenant de magnifiques bêtes avec une lumière très forte et très durante.

» Quand vous disiez que les vers-luisants éclairent vert parce qu’ils nourrissent avec la verdure et qu’ils pouvaient éclairer rouge quand ils mangent la rougure ou mauve quand c’est la mauvure, cette observation est positivement exacte.

» Plus de cent fois nous faisions cette amusante expérience et toujours le résultat n’était jamais contraire.

» Ainsi cette fameuse nuit que vous disais que notre pauvre jardin était si ténébreux malgré cette magnifique claire de lune, eh bien ! c’est mon frère Jim qui avait amusé à donner aux vers-luisants toute la journée avant, à manger des tulipes noires que nous avons dans notre jardin, des tulipes si noires !

» Tout le monde dans notre maison vous embrasse et moi aussi deux fois, et même si vous voulez, un peu plus.

» Heartly yours,

» Sarah Vigott. »


Toute la question maintenant est de savoir si miss Sarah Vigott ne s’aurait pas payé ma fiole, comme disent les gens.

Oh ! ces Anglaises !

NOUVEAU TRAITEMENT DU VER SOLITAIRE

Au risque de passer pour un cosmopolite de bas étage, pour un sans-patrie, pour un Gannelon, je vais publier ici la lettre d’un Allemand.

En certains cas, la voix de l’humanité doit couvrir toute autre clameur, même celle de notre chère nation. N’est-ce point votre avis ?

Et puis, il s’agit de médecine, question qui, tel l’art, ne comporte point de frontières.

Voici le principal fragment de la lettre en question de mon Bavarois. (On voudra bien en excuser les légères incorrections grammaticales).

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Je voulais vous voir à mon passage dans Paris, mais le temps manque et je vous écris ce billet pour vous faire savoir le moyen qu’un de mes amis, qui est un médecin à Anspach, vient de trouver pour débarrasser ses malades du ver solitaire, si ils l’ont.

» Mon intention avait été de l’envoyer à ma revue de médecine de Paris, si j’aurais écrit français mieux et comme un médecin ici.

» Comme on m’a dit que vous êtes très influent, peut-être vous pourriez le publier, ce serait un bon service à rendre pour l’humanité.

» Donc, Herr Professor Ruhlmann, mon ami, a chez lui un gros ver solitaire qu’il nourrit richement et qu’il est en train d’habituer.

» Si un malade en a un dans le corps, il ordonne une sévère diète pendant quatorze jours.

» Le ver du malade dépérit, il n’a plus bientôt aucune force.

» Alors H. Prof. Ruhlmann, fait avaler au malade le gros sien, la tête en avant, mais pas tout entier, car il garde la queue dans sa main.

» Le gros rencontre l’autre qui est très faible, il se bat avec lui et le mange.

» Puis, H. Prof. Ruhlmann le retire doucement en arrière et le malade est débarrassé.

» À la vérité, ce système a réussi mal au premier essai, parce que le gros s’est fixé dans l’intestin du malade et il n’a pas voulu sortir, le pauvre homme a fallu le garder complètement, de sorte que il en a deux maintenant.

» Mais c’était sans doute que le gros n’avait encore aucune habitude de ce qu’il devait faire et H. Prof. Ruhlmann fera un nouveau essai bientôt.

» Je vous ferai connaître le résultat. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne sais pas au juste ce que pensera l’Académie de Médecine de ce bien curieux procédé, mais je crois être l’interprète de tous nos lecteurs en remerciant Herr Professor Ruhlmann (de Munich) de son intéressante communication.

LA GRAPHOLOGIE MISE EN DÉFAUT PAR UNE SIMPLE JEUNE FILLE AMOUREUSE, IL EST VRAI

La graphologie, longtemps considérée comme une science à côté, prend aujourd’hui une éclatante revanche.

Ça durera ce que ça durera, mais, pour le moment, les graphologues sont bien contents.

La cause de cette agitation ? Inutile, n’est-ce pas d’y insister ; d’autres que moi s’en chargent, et j’ai juré de ne, tant que je serai vivant, écrire plus jamais le mot bordereau.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ah ! la graphologie !

J’ai raconté jadis qu’un graphologue fut poussé, par la conscience qu’il mettait à son art, jusqu’aux extrémités les plus regrettables.

Ayant un beau jour découvert dans sa propre écriture les signes indéniables auxquels on reconnaît l’assassin, le voilà qui s’en va vers le commissaire de police le plus voisin et le prie de le mettre en état d’arrestation.

— Vous arrêter, fait le magistrat, pourquoi ?

— Parce que je suis un meurtrier.

— Vous avez tué quelqu’un ?

— Pas encore, mais je tuerai.

— Qui ?

— Je n’en sais rien, mais je tuerai. Je tuerai puisque je suis, graphologiquement et, à n’en point douter, un terrible assassin.

Le commissaire envoya coucher le maniaque.

Qu’arriva-t-il ?

Il arriva que notre graphologue, irrité de n’être pas pris au sérieux, tua, en rentrant, son concierge, avec un fort couteau à découper et revint, couvert de sang, vers l’incrédule magistrat :

— Me croirez-vous une autre fois ? disait-il d’un air triomphant.

Les histoires arrivées aux graphologues ne sont pas toutes d’aussi funèbre ton.

J’en connais une, entre autres, en laquelle il apparaît clair comme le jour que le plus subtil devin en écritures peut être roulé par une innocente fillette à peine ornée de vingt et un printemps.

Un vieux graphologue était le père de la délicieuse jeune fille en question.

À plusieurs reprises, la pauvre enfant avait éperdument adoré différents fiancés, mais, chaque fois, son vieux maboul de père lui avait fait le coup de l’écriture.

— Tu n’épouseras pas ce garçon-là, ma fille !

— Pourquoi, papa ?

— Parce que, ma chérie, à sa façon de mettre les points sur les i, je devine qu’il ne tarderait pas à te mettre les siens sur la figure.

— Il a l’air si doux, pourtant !

— L’air n’est rien, l’écriture est tout.

La pauvre petite commençait à se désespérer sombrement, car douze fiancés avaient été balancés déjà.

Un treizième soupirant se déclara.

— Celui-là, décida la jouvencelle, celui-là, il n’y a pas de tonnerre de Dieu qui m’empêchera de l’épouser !

Et elle fit comme elle l’avait dit.

Un soir, le vieux têtu était à dîner en compagnie de sa charmante fille, quand la bonne apporta une lettre.

— Je n’ai pas mes lunettes, dit le bonhomme, lis-moi cette missive.

— Tiens !… C’est un mot de Monsieur Albert.

(Monsieur Albert était le nouveau fiancé.)

— Monsieur Albert, continua la jeune fille, s’excuse de ne pouvoir venir ce soir, comme il l’avait promis.

— Attends un instant, fifille, je vais quérir mes bésicles et étudier de près l’écriture de ce gaillard.

Fifille pâlissait.

Ce qui d’abord sautait aux yeux dans l’écriture de Monsieur Albert, c’en était l’extraordinaire déclivité.

Signe de dépression, de faiblesse, de manque d’énergie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… De même que l’amour donne des ailes, il procure du génie.

Les trois ou quatre lignes de Monsieur Albert étaient tracées non point sur du papier à lettres, mais sur un de ces cartons dont se servent les personnes qui n’ont que quelques mots à écrire.

En quatre coups de ciseaux, pendant que le bonhomme cherchait ses toujours égarées lunettes, la jeune fille avait modifié la forme du carton de telle sorte que l’écriture du fiancé, au lieu de tomber au bas de la page, se relevait, au contraire, conquérante, luronne…

— À la bonne heure ! fit le vieux papa. Voilà enfin l’écriture d’un lascar ! Qui est-ce qui aurait dit ça, à le voir !

Ajoutons, pour rassurer toute la partie saine de nos lecteurs, que le mariage eut lieu peu après et que les deux jeunes gens, parfaitement heureux, rigolent beaucoup quand on parle chez eux de la graphologie infaillible.

SOURIS MYOPHAGES

Consultez nos excellentes ménagères, elles seront unanimes à vous affirmer que les souris sont la plaie des maisons et plaie ne me semble pas trop fort.

Mille procédés sont en usage en vue de supprimer ces intolérables parasites.

Quelques personnes arrivent à ce résultat en infligeant subrepticement aux souris une alimentation des plus toxiques, tord-boyaux, mort-aux-rats ou autres.

D’autres attirent insidieusement la gent trotte-menue en des pièges d’où elle ne sort que pour être livrée au trépas.

Le chat est également fort employé, son instinct le poussant à la destruction de nos petits ennemis.

Certains inventeurs ont préconisé différents systèmes qui se signalent surtout par leur originalité.

Rappellerai-je brièvement le procédé de M. de Gautier de la Hulinière, le célèbre créateur de l’air factice des montagnes (dont j’entretiendrai prochainement mes lecteurs) ?

M. Gautier de la Hulinière fait périr ses souris, rats, cancrelats, punaises et autres nuisances au moyen d’un simple chaud et froid.

De grands feux allumés durant quelques jours par toute sa maison sont brusquement éteints un beau soir, les portes et fenêtres sont alors ouvertes à tous ballants et la pleurésie fait son œuvre.

Quelle bête résisterait à ce régime ?

(Inutile d’ajouter que ces messieurs et dames habitent, pendant cette expérience, un autre séjour.)

Évidemment, l’idée est ingénieuse, mais la pratique en est-elle bien commode ? Je ne le crois pas.

Je travaille la question de la destruction des souris depuis bientôt un an, je la travaille sans relâche, et je puis affirmer que mon âme ignore le découragement autant que s’il était encore à naître.

Je crois modestement avoir réussi.

Le fruit de mes veilles, je vous le livre, sans espoir d’autre récompense que ma conscience satisfaite et la joie de nos ménagères enfin rassurées sur leurs provisions.

Le système consiste à capturer quelques souris qu’on enferme dans une boîte de fer blanc (autant que possible) et auxquelles on fait suivre un traitement spécial.

Pas de pain, pas de grain, en un mot rien de végétal dans leur alimentation.

De la viande, rien que de la viande.

La souris, qui, à l’état libre, est éminemment panphage, devient carnivore avec une facilité surprenante.

Non seulement carnivore, mais carnassière, dois-je dire, et cruellement carnassière.

Au bout d’un mois, toute souris soumise au régime exclusif de la viande s’est transformée en une sorte de petit animal féroce qui n’hésite pas à tuer ses congénères pour s’abreuver de leur sang et se repaître de leur chair.

C’est à ce moment qu’on remet en liberté ces inexorables barbares.

Alors, se produit un indicible carnage, un massacre général qui rappelle les plus tristes pages de notre histoire.

Puis, soudain, un grand silence.

Les vainqueurs repus s’endorment sur les cadavres mi-rongés des victimes : l’ordre règne à Varsovie.

Recommandation importante : Pour arriver à créer une race de ces souris fratricides il faut, bien entendu, se servir d’animaux des deux sexes, mais pour accomplir l’œuvre de la destruction, ne lâcher que des femelles, beaucoup plus féroces que les autres et incapables ensuite de procréer des lignées de rongeurs qui se retourneraient un jour contre nous.

Si l’année prochaine, il subsiste une seule souris en France, avouez que ce ne sera pas de ma faute.

UTILISATION MILITARO-VÉHICULAIRE DU MOUVEMENT OSCILLATOIRE DU BRAS GAUCHE CHEZ LES TROUPES EN MARCHE.

Ce titre seul, à la rigueur, me dispenserait d’en dire plus long, si mon contrat avec mon éditeur ne stipulait point, de ma part, un nombre minimum de lignes, et si, d’ailleurs et surtout, ma conscience exigeuse ne m’incitait à pousser davantage une aussi pâle ébauche.

La vérité, c’est que j’arrive de Montargis, bourgade dont le nom seul nous dispense d’en dire plus long sur le sublime dévouement de sa race canine.

Pour ce qui est de la Fidélité poussée jusqu’au Sacrifice, le chien de Montargis tient, sur l’échelle de l’estime générale, le même rang que l’oie du Capitole dans le domaine de la Vigilance.

(Et même — pourquoi ne le dirait-on pas puisque voici justement une parenthèse ? — quels admirables résultats ne donnerait-il pas, le croisement de ces deux sortes de bestiaux pour la création d’une race spécialement applicable à la garde et à la défense des habitations isolées !)

Mais toutes ces considérations nous entraînent loin de notre sentier. Ainsi que l’a dit notre digne maître Franc-Nohain :

Revenons
À nos moutons.

Or donc, pour employer la forte expression de Chincholle, j’assistai récemment, comme par une sorte de hasard prémédité, à une expérience des plus intéressantes accomplie au 89e d’infanterie sous les ordres et d’après l’inspiration du bien connu lieutenant Th. Machin.

… Les personnes qui habitent une ville de garnison ne sont point sans avoir remarqué le mouvement oscillatoire et même pendulaire, dirait l’ami Serpollet, qu’imprime la marche au bras gauche du vaillant petit pioupiou français.

Il va sans dire que si ces messieurs portaient l’arme sur l’épaule gauche, ce serait le bras droit qui profiterait de ce balancement.

Après une dizaine d’années d’un labeur opiniâtre, le lieutenant Th. Machin est arrivé à utiliser ce phénomène, et cela le plus ingénieusement du monde.

Des cordes tendues que les hommes tiennent de la main gauche, cordes qui correspondent à un treuil placé sur une voiture, lequel treuil met en mouvement des bielles, lesquelles bielles, finalement, actionnent les roues de la dite voiture.

C’est désormais la suppression des chevaux et mulets attelés aux voitures régimentaires : et voilà, du coup, une énorme économie réalisée sans que les hommes en aient le moins du monde à pâtir, car il est démontré qu’ainsi employé, le travail d’une trentaine d’hommes correspond, sans trace de fatigue pour ces derniers, à l’effort d’un cheval.

Pour plus de détails, consulter le numéro de l’Illustration de la semaine prochaine qui publiera, sur ce sujet, d’intéressants croquis et dessins avec le portrait du lieutenant Th. Machin.

SUPPRESSION DE LA BOUE PAR UN PROCÉDÉ FORT SIMPLE, MAIS AUQUEL IL NE FALLAIT PAS MOINS SONGER.

J’ai raconté, dans le temps, à quelques centimètres de la place où vous lisez ces lignes, le curieux accident dont je fus témoin et auquel beaucoup de personnes ne crurent point devoir fournir la moindre foi.

Un immense chaland, relatais-je, chargé de papier buvard, s’étant heurté contre une des piles du Pont-au-Change, une voie d’eau se déclarait et aussitôt le chaland coulait, lui et sa marchandise, au fond de la Seine.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le chargement de papier buvard absorbait l’eau de la rivière, d’où brusque et énorme abaissement du niveau de la Seine, abaissement qui faillit un instant friser la dessication complète.

Mais bientôt arrivèrent les pompiers, et la Seine ne fut pas longue à reprendre son étiage normal.

Tel est le fait divers que j’avais fidèlement raconté à mon million et demi de lecteurs.

Beaucoup de ces messieurs et dames protestèrent.

Les uns m’accusèrent formellement d’être un « blagueur » (sic), et de relater à plaisir des désastres qui n’avaient lieu que dans mon imagination.

D’autres se refusèrent à croire que le papier buvard fut d’un emploi assez considérable pour provoquer à lui seul d’aussi fortes cargaisons.

L’épithète de « blagueur », je la renvoie à ceux qui m’en affublèrent.

Quant aux personnes qui m’accusèrent d’exagérer les transactions en matière de papier buvard, je les prie seulement d’assister aux expériences qui vont avoir lieu sur la chaussée des boulevards, à partir de lundi prochain.

Elles y verront de gigantesques rouleaux semblables, en plus grand, à ceux dont se servent les bureaucrates pour sécher l’encre de leur écriture.

Ces rouleaux, de 1m80 de diamètre, traînés par des chevaux, seront promenés sur nos principales artères à seule fin d’éponger la boue qui les souille.

Dire qu’il a fallu quatre-vingt-trois ans (ce papier a été inventé en 1804 par le vénérable abbé Buvard qui lui donna son nom), pour penser à une application si simple et pourtant si avantageuse d’un produit tellement connu !

Ne récriminons pas trop, mais félicitons-nous au contraire d’en finir avec la boue, cet humide fléau qui souille nos souliers, le bas de nos pantalons et celui des jupes de nos compagnes.

Et pourquoi n’élèverait-on point une statue à feu Buvard, à ce modeste et utile citoyen ?

LE CAMBRIOLAGE DE L’OBÉLISQUE
(Fait-Divers)

Dans la nuit de mercredi à jeudi, deux gardiens de la paix, opérant leur ronde, place de la Concorde, ne furent pas peu surpris en apercevant de la lumière qui filtrait à travers l’une des crevasses de l’Obélisque de Louqsor.

Tout d’abord, ils se crurent le jouet d’une illusion.

Mais, en s’approchant, aucun doute ne leur fut permis et les braves agents se virent forcés de se rendre à l’évidence : une lueur filtrait par la crevasse.

Positivement, une lueur filtrait.

Un peu ahuris, les agents firent le tour du monument et ne purent que se convaincre de cette étrange réalité : il y avait de la lumière dans l’Obélisque.

À grands pas, ils rentrèrent au poste, signalèrent le fait au brigadier qui n’hésita pas à envoyer quérir le commissaire de police.

Ce magistrat crut d’abord à une mystification.

— C’est probablement, dit-il en ricanant, le concierge de l’Obélisque qui aura oublié de souffler sa chandelle.

Sur l’insistance du brigadier, le commissaire se décida à se porter sur les lieux, et force lui fut bien de constater que les agents n’avaient point la berlue.

D’un bond, ces messieurs franchirent la grille et vinrent appuyer leur oreille contre la paroi extérieure de l’édifice.

Dans l’intérieur du vieux monument égyptien, résonnaient des bruits d’orgie, des chocs de verres, des propos sacrilèges et blasphématoires, des refrains populaciers, d’obscènes poésies.

Un rapide examen permit à ces messieurs de constater qu’aucune porte, dissimulée ou non, ne permettait l’accès dans l’Obélisque.

Les malfaiteurs avaient donc dû pénétrer par en dessous.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce n’est pas une petite affaire que de réveiller les agents du Service des Égouts à trois heures du matin.

Il le fallut bien, pourtant.

Ajoutons que ces braves fonctionnaires ne regrettèrent point leur repos interrompu, car le spectacle qu’ils eurent à contempler sortait véritablement du banal.

Partant d’une petite branche d’égout (rarement explorée), des malfaiteurs avaient pratiqué un long trou qui venait aboutir juste au-dessous de l’Obélisque.

De là, et verticalement, grâce à des instruments ad hoc, une patience inaltérable et une énergie qui, mieux appliquée, aurait produit de grandes choses, ces bizarres cambrioleurs avaient réussi à évider l’antique bloc de granit, ne lui réservant qu’une épaisseur d’un centimètre à peine.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand, précédés du commissaire ceint du son écharpe, les braves agents pénétrèrent dans l’Obélisque, quatre individus, deux hommes à face patibulaire et deux filles dites de barrière, s’y trouvaient, s’adonnant à la plus crapuleuse orgie.

Pour ne point mentir, ces personnages n’étaient point rangés autour d’une table circulaire.

L’exiguïté du local les avait contraints à s’espacer sur une échelle verticale en fer creux, dérobée dans un grand magasin non loin du pont Notre-Dame.

Pour se communiquer aliments ou breuvages, ces indélicats personnages employaient le système américain dit up and down, c’est-à-dire que celui d’en bas passait litre ou charcuterie variée à son voisin d’au-dessus, lequel en faisait autant, et ainsi de suite.

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Tout ce joli monde a été envoyé au Dépôt.

GRANDE INTELLIGENCE D’UNE TOUTE PETITE CHIENNE

J’ai dit assez de mal des chiens, j’ai assez blâmé leur platitude et leur servilité, j’ai assez souvent bafoué ces pauvres cabots pour leur rendre, aujourd’hui, un semblant de tardive justice.

Je proclame donc que les chiens sont très intelligents et même plus intelligents qu’on ne croit.

Les exemples de chiens malicieux foisonnent dans les traités spéciaux où il est question de l’esprit des bêtes, mais je ne crois point qu’un cas pareil à celui qui suit ait jamais figuré dans un de ces recueils.

L’histoire m’en a été contée par une jeune femme dont l’excessive frivolité n’enlève rien au charme de son commerce.

Je laisse la parole à cette évaporée :

— Imaginez-vous, mon pauvre monsieur, que j’ai failli perdre Jip, ma petite Jijip, la petite Jijip à sa mémère (baisers répétés sur le noir et frais museau de Jip, dérisoire échantillon de la race canine).

Oui, monsieur, Jip avait pris la clef des champs. Oh la vilaine qui a fait de la peine à sa mémère ! Jip s’était tiré des papattes, un beau matin, et sans son collier, encore !

Ah ! mon pauvre monsieur, si vous m’aviez vue ! Une folle, monsieur, une vraie folle !

Immédiatement, j’envoie tout mon monde dans les environs. Jip ! Jip ! Jip !

Pendant toute la journée, on n’entendit que ce cri dans le quartier !

La nuit vient : pas de Jip !

Ah ! mon pauvre monsieur, la nuit que j’ai passée ! Je n’en souhaiterais pas une semblable à mes pires ennemis.

Dès le lendemain, on va chez l’imprimeur et on lui commande des tas d’affiches : « Il a été perdu une petite chienne, etc., etc., répondant au nom de Jip, etc., etc., le signalement, etc., etc., l’adresse, etc., etc., récompense, etc., etc., » enfin, tout ce qu’il fallait pour retrouver cette petite horreur. (Baisers frénétiques comme plus haut.)

En deux heures, toutes ces affiches étaient collées sur les murs de Paris (je croyais même que c’était plus long à exécuter, ce travail).

La journée se passe, nulle Jip ! Le soir tombe, nulle Jip ! Sur nous la nuit se prépare à étendre ses voiles, pas plus de Jip que sur la main !

Tout à coup, je pousse un cri d’horreur !

Mes yeux venaient de se fixer sur un spécimen de l’affiche en question : Il a été perdu… etc…

Cet imbécile d’imprimeur n’avait-il pas écrit Gyp au lieu de Jip, vous savez bien Gyp, comme le nom de cette dame qui écrit des choses si amusantes !

Tout était à refaire.

J’allais me jeter sur un canapé en poussant des sanglots inarticulés quand voilà ma femme de chambre qui entre en criant : « Jip ! Jip ! Jip est retrouvée ! »

Et cette abomination de Jip qui se jette à moi, folle de joie !

Dans l’antichambre, il y avait un homme mal mis, un individu, je crois, qui me dit avoir trouvé Jip dans un quartier perdu, du côté de la rue de Rivoli. Il l’avait reconnue d’après le signalement donné par l’affiche, l’avait appelée Gyp ! Gyp ! et rapportée docile à sa pauvre mémère en pleurs. Et voilà !

Ainsi, cette petite bête avait parfaitement compris, quand on l’appelait Gyp, qu’il se commettait une erreur, et que c’est bien d’elle, Jip, qu’il s’agissait.

Combien d’hommes qui s’appellent Durand ne se retourneraient pas si on les appelait Martin, même s’il s’agissait de leur salut !

CONTE DE NOËL

À Georges Darien, auteur de cet admirable Voleur qu’on devrait voir dans toutes les mains vraiment dignes de ce nom.


Notre meilleur jour, à nous autres cambrioleurs, ou, pour parler plus exactement notre meilleure nuit, c’est la nuit de Noël.

Surtout dans les départements.

Principalement dans certains.

Dans ceux (vous l’avez deviné) où la foi subsiste, fervente, candide, au cœur de ces bons vieux vrais Français, comme les aime Drumont (Édouard).

En ces naïfs districts, c’est encore plus par allégresse que par devoir religieux que les fidèles accourent à la messe de minuit, et, dans cette assemblée, c’est plus des poètes qui rêvent que des chrétiens qui prient.

L’étoile… les rois mages… l’étable… le Bébé-Dieu sur son dodo de fins copeaux… la jolie petite Maman-Vierge rose d’émoi et un peu pâle, tout de même, et fatiguée de recevoir tant de monde qui n’en finit pas d’arriver, d’entrer, de sortir, de bavarder… et dans un coin, le menuisier Josef, quelque peu effaré, un tantinet ridicule (d’ailleurs, amplement dédommagé depuis par un fort joli poste fixe au Séjour des Bienheureux).

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était le mille-huit-cent-nonante-troisième anniversaire de cette date bénie.

Et cela se passait à A. sur B. (département de C. et D.).

Une sale nuit !

Un ciel gorgé d’étoiles.

Pas un nuage.

Une pleine lune, toute ronde, aveuglante, bête comme elle-même.

On se croirait dans quelque hall monstrueux éclairé par une électricité en délire.

Ah ! oui, ça va être commode tout à l’heure de travailler, dans ces conditions-là !

Un joli coup, pourtant :

Rien que des bijoux, de l’argent, des valeurs au porteur, dont — les imbéciles ! — ils ont noté les numéros sur un petit carnet enfermé dans le même tiroir que les valeurs.

Je vais être forcé d’entrer par le jardin, derrière.

Il y a un chien.

Heureusement, les boulettes à la strychnine n’ont pas été inventées pour les… je suis bête… elles ont été justement inventées pour les chiens.

En attendant que la messe sonne, je pioche mon plan.

Une merveille de plan, dressé par un camarade, lieutenant de génie fraîchement démissionné pour raisons qui ne regardent que lui.

Oh ! le joli plan, si précis !

Un aveugle s’y reconnaîtrait.

Et il y a des gens qui veulent supprimer l’École Polytechnique !

Enfin, minuit !

Voici la messe qui sonne.

Un silence.

Tout le monde est à l’église.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ouah ! ouah ! ouah !

Te tairas-tu, sale cabot !

Tu as faim ? Tiens, boulotte cette boulette, boulette cette boulotte !

Pattes en l’air, le fidèle chien de garde bientôt contracte un silence religieux.

Me voilà dans la place !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Me voilà dans la place !

Mais, plus vite encore, me voilà sur le toit !

Car a surgi, revolver au poing, un homme sur lequel je n’étais pas en droit de compter, un homme qui faisait des réussites au lieu d’acclamer la venue du Sauveur !

Cet homme gueule comme un putois.

Je me trotte !

— Par ici ! par ici ! crie l’homme.

Des sergots, des pompiers me pourchassent.

… La balade sur les toits n’est généralement pas d’un irrésistible attrait ; mais, par la neige, ce sport revêt je ne sais quelle mélancolie.

Tout à coup, des cris de triomphe : « Nous le tenons ! Nous le tenons ! Ah ! vieille fripouille, ton compte est bon ! »

Ce n’est pas moi qu’ils tiennent.

Alors qui ?

Je risque un œil derrière la cheminée où je me cramponne.

Les hommes de police étreignent les bras, la tête, la torse d’un pauvre vieux qui se débat.

Et une grande pitié me saisit.

Celui qu’ils ont pris pour moi, pour le cambrioleur, c’est le Bonhomme Noël, en train d’apporter dans les cheminées des cadeaux pour les gosses, de la part du petit Jésus.

LA MAISON VRAIMENT MODERNE

— Eh bien, mon vieux Cap, que pensez-vous de cela ?

— De quoi ?

Je tendis au Captain le numéro du Journal en lequel Marcel Prévost traitait, avec son autorité et son charme coutumiers, la question de la maison moderne.

D’un rapide coup d’œil, d’un de ces coups d’œil que l’aigle le plus perspicace n’hésiterait pas à signer, notre vaillant camarade eut bientôt fait de dévorer la dite chronique.

Puis il haussa les épaules, et d’une attitude qui lui est familière :

— Votre ami Prévost, dit-il, me semble bien ingénu de tant s’effarer pour un monte-charge à ordures ménagères et pour le chauffage des W.-C.

— Vous avez vu mieux que cela, Cap ?

— Enfant !

— Dans les Nouvelles-Galles du Sud, sans doute ?

— Pas si loin, dans la région Nord du Canada, à Winnipeg ; j’ai vu la maison idéalement construite pour ce climat, glacial l’hiver, torride l’été.

— Calorifères ? Ventilateurs ?

— Mieux que cela ! J’habitai l’immeuble qui, durant la rude saison, se trouve toujours du côté du soleil…

— Ah ! mon vieux Cap !… On ne me la fait plus, celle-là ! je la connais !

— Qu’est-ce que vous connaissez ?

— Il y a à San-Remo un hôtel qui, entre autres alléchances, met sur son prospectus cette curieuse indication : « Grâce à une ingénieuse combinaison, toutes les chambres de l’hôtel sont exposées au Midi. » Or, l’ingénieuse combinaison, la voici : L’hôtel, fort mince, ne comporte qu’une épaisseur de chambres, lesquelles, naturellement, ont toute la même orientation, celle du Midi. Si c’est ça que vous appelez la maison idéale !

— Quand vous aurez fini de parler, je causerai.

— Allez.

— Semblable à votre hôtel de San-Remo, ma maison de Winnipeg est assez étroite, puisqu’elle ne comporte que l’épaisseur de deux pièces ; mais ce qui fait sa singularité, c’est qu’elle est posée sur un immense chariot qui tourne sur des rails circulaires.

— Je commence à comprendre.

— Ma maison est une maison tournante. Sur le devant, sont placées chambres de maîtres, salles à manger, salons, etc. ; sur le derrière, cuisines, chambres de domestiques, niches à belles-mères, etc. Pendant l’hiver, saison où le moindre rayon de soleil est ardemment béni, ma maison, dès le matin exposée au ponent, tourne, tourne, jusqu’au soir, où elle se trouve virée vers le plein couchant, pour recommencer le lendemain.

— Très ingénieux.

— Pendant l’été, l’été torride de ces parages, on opère le manège contraire et l’on peut ainsi fuir l’horreur des calcinants midis.

— Admirable !

— Nous voilà loin, n’est-ce pas, mon cher, de la maison moderne et Marcel Prévost, aux tuyaux émaillés qui empêchent les microbes de remonter dans l’appartement !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Un petit corpse reviver, Captain ?

— Volontiers ! fit Cap.

SUPPRESSION DES OCÉANS, MERS, FLEUVES ET, EN GÉNÉRAL, DES DIFFÉRENTES PIÈCES D’EAU QUI GARNISSENT LA SURFACE DU GLOBE.

— Moi, dit une dame, avec un accent anglais, je l’ai visité le Hohenzollern. C’est un magnifique bateau.

Suit la description détaillée de l’impérial bâtiment.

Tous, dans le wagon, nous écoutions la dame, n’épargnant aucun effort pour donner à nos physionomies l’apparence de l’intérêt le plus passionné.

Seul, dans un coin, un monsieur âgé ne semblait goûter aucun plaisir au détail de cette tudesque et flottante splendeur.

Bientôt, même, il perdit patience, haussa les épaules et grommela :

— Des bateaux ! Ah ! oui, parlons-en ! Quelque chose de propre, les bateaux ! Et à quoi ça sert-il, je vous le demande un peu ?

— Pardon, monsieur, l’interrompis-je poliment : les bateaux, c’est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour aller sur l’eau.

— Pardon vous-même ! répliqua le vieux monsieur. J’ai trouvé mieux que cela, moi qui vous parle !

— Mieux que des bateaux ?… pour aller sur l’eau ?

— Oui, monsieur, pour aller sur l’eau !

— Ah ! par exemple !… Je ne suis pas curieux, mais je voudrais bien savoir…

— Il ne tient qu’à vous, monsieur. Si vous voulez me faire l’honneur de venir chez moi, je vous ferai assister à de curieuses expériences.

Et il me tendit sa carte : Duc de Pauvrelieu, château de Pauvrelieu, près Salbec-en-Auge.

J’avais beaucoup entendu signaler ce vieux gentilhomme comme un fier original, mais c’est la première fois que je me trouvais en sa présence.

Je n’eus garde, comme vous pensez bien, de manquer à son alléchante invitation.

Le domaine de Pauvrelieu, comme tous les domaines qui appartiennent à des gens lotis d’une idée fixe, est un domaine fort négligé.

De l’herbe pousse emmy les allées, et les vieux arbres séculaires ne perdraient rien à être ébranchés en de plus fréquents laps.

…. Nous étions arrivés au fond du parc devant une assez grande surface plane dont je ne m’expliquai pas, tout d’abord, la nature.

Un immense manège, eût-on dit, un manège à air libre et couvert d’une forte couche de sciure de bois.

— Qu’est-ce que c’est que ça, d’après vous, me demanda brusquement mon hôte…. Ne cherchez pas, vous ne trouveriez pas : c’est un étang.

— Un étang ?… Un étang sans eau, alors.

— Un étang plein d’eau, au contraire mais dont l’eau est recouverte d’une couche de liège grossièrement pulvérisé.

— Je commence à comprendre.

— Cette couche de liège pulvérisé a une épaisseur de trente centimètres, épaisseur suffisante pour supporter, non seulement le passage des gens, mais encore la circulation des voitures.

— C’est à peine croyable.

— L’expérience en est à votre portée.

En effet, nous nous acheminâmes sur le liège du bonhomme et je constatai que nous n’enfoncions nullement.

On avait la sensation de marcher sur un tapis élastique, sur un matelas de caoutchouc, et on n’enfonçait pas.

Le duc de Pauvrelieu enfourcha un vieux tricycle et fit plusieurs tours sur la pièce d’eau.

Même résultat.

— Eh bien ! triompha le bonhomme, êtes-vous convaincu, maintenant ?… Car, ce qu’on fait sur un étang, rien n’empêche de le réaliser en grand sur la mer.

— Oh ! permettez…

— Je prévois vos objections et je vais les démolir l’une après l’autre, ainsi que le ferait un tireur habile pour les pipes d’un établissement forain.

Et, en effet, ce diable d’inventeur me convainquit totalement.

Seulement, dame, il en faudrait du liège, pour couvrir toute la surface liquide du globe, il en faudrait !

Le duc a calculé qu’en mettant de la bonne volonté dans tous les pays civilisés de la terre, en contraignant tous les citoyens du monde entier à cultiver du liège dans leurs propriétés, sur le bord des routes, partout enfin où peut pousser le liège, il suffirait d’une vingtaine d’années pour arriver à un résultat définitif.

Mais aussi, quel résultat !

Plus de marine ! Plus de ces coûteux et fragiles bateaux à la merci d’un coup de vent ou d’une collision !

Et le railway direct entre Paris et New-York (trois jours et demi de voyage).

Je n’insiste pas sur tous les progrès, sur tous les avantages qu’apporterait à l’humanité la réussite de cette magnifique entreprise.

Malheureusement, l’Angleterre est là, l’Angleterre moins disposée que jamais à négliger sa toute-puissance maritime, l’Angleterre égoïste et mercantile, l’Angleterre, en un mot, toute prête à étrangler dans son œuf l’idée splendide et civilisatrice du duc de Pauvrelieu !


POST-SCRIPTUM

Un monsieur qui s’intitule ingénieur international m’adresse une lettre en laquelle il reproche aigrement au duc de Pauvrelieu, l’auteur de ce projet, de s’être inspiré d’une idée à lui, idée qu’il développa jadis dans les journaux spéciaux.

Il s’agit des routes flottantes, dont le souvenir est encore vivace (c’est l’ingénieur international qui l’affirme) chez toutes les personnes qui s’occupent sérieusement (sérieusement est souligné) des progrès de l’humanité.

Comme son nom l’indique, la route flottante est une longue queue de solides radeaux mis bout à bout, mouillés en mer au moyen d’ancres et de chaînes à ressort.

Ces chaînes à ressort permettent à nos radeaux de se disjoindre momentanément pour donner passage aux bateaux ; après quoi lesdits radeaux n’ont plus qu’à se rabouter[6].

De forts bourrelets ad hoc atténuent les inconvénients du heurt et du frottage.

L’ingénieur international affirme que rien n’est plus pratique que son idée et, dans un post-scriptum véritablement touchant, il m’offre, si je veux préconiser son entreprise et lui procurer, par moi (!) ou mes amis, la dizaine de millions nécessaire à établir une route flottante Calais-Douvres, il m’offre, dis-je, une forte part dans les bénéfices.

Avis aux amateurs.

En plus des énormes profits que rapportera l’affaire, MM. les actionnaires auront droit à une carte de circulation sur les routes flottantes, pour eux et leur famille.

Avouez que c’est tentant.

D’autres communications me sont parvenues sur le même sujet.

J’y reviendrai, la chose en vaut la peine.


SAUVEGARDE DES BICYCLETTES

De même que, sous la blouse d’un humble campagnard ou d’un modeste artisan, peuvent se percevoir les battements d’un cœur d’homme, de même aussi, sous la casquette élimée d’un simple contremaître, peut-on constater le grouillement sourd d’un cerveau de génie.

Si ces messieurs et dames veulent bien m’accorder une petite minute d’attention, on s’apercevra que mes paroles ne sont nullement mensongères, ni même exagératoires.

… Un des gros ennuis de la bicyclette réside en l’étrange facilité de son larcin.

Le cycle, en effet, a ceci de particulier qu’il sert à favoriser la fuite rapide de qui vient de le dérober, ce qui n’arrive point dans mille autres cas, comme, par exemple, le vol d’un sac de farine ou d’un lot d’escargots.

Frappés de cet inconvénient, les bécaniciens les plus en vogue cherchent depuis longtemps le moyen d’en pallier les funestes effets.

Ayons le courage de reconnaître que rien de sérieux ne fut encore accompli dans cette voie.

Il fallut qu’arrivât le simple contremaître à qui j’ai fait allusion un peu plus haut.

Le temps de se frapper le front, cet homme avait résolu la question, grâce à son petit appareil qu’il a baptisé le Pique-Cul.

… Pourquoi, mesdames, cacher vos pudiques roseurs derrière vos éventails ?

Et en quoi le mot de Pique-Cul vous effarouche-t-il tant ?

Si élevées aux Oiseaux que vous puissiez avoir été, n’avez-vous donc jamais prononcé les mots gratte-cul, cul-blanc, cul-de-sac, etc., etc ?

Eh bien ! alors ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je continue :

Sans entrer dans des détails de construction trop techniques, qu’il vous suffise de savoir que le nouvel appareil se compose d’une forte aiguille longue d’environ 5 centimètres et dissimulée sous la selle de telle façon qu’elle peut prendre, grâce à un ressort, la position verticale ou horizontale.

Une légère ouverture circulaire, pratiquée dans le pégamoïd de la selle, permet le passage à pointe.

L’engin est complété par une bobine d’induction, dont un pôle correspond au guidon et l’autre à l’aiguille.

Et voilà !

Dès que vous êtes contraint d’abandonner votre machine, vous faites prendre à votre aiguille la position verticale, et vous vaquez tranquillement à vos occupations ou à vos besoins (cela ne regarde que vous).

Survient le voleur qui, d’un bond, saute sur votre machine avec l’agilité du sapajou lancé d’une main sûre.

Sous son poids, la selle fléchit et l’aiguille pénètre dans les parties les plus charnues de l’indélicat personnage.

Un courant électrique s’établit à travers son corps…

Ah ! le pauvre, il ne va guère loin, car une pelle prochaine a bientôt fait de le livrer à la justice de son pays !

Alors, vous, après avoir remis en état inoffensif votre cruel petit instrument, vous continuez votre route par les campagnes embaumées.

Est-ce pas simple à la fois et charmant ?

Présentez-vous de ma part chez notre vieux Comiot, représentant du Pique-Cul pour toute la France.

Amenez, sans le prévenir, un de vos amis auquel vous ferez jouer le rôle de voleur, et vous vous amuserez bien.

ASTUCES D’UN PÊCHEUR

La pêche, c’est-à-dire la capture des poissons de mer et d’eau douce, est un de ces sports qui n’ont accompli aucun progrès depuis l’antiquité.

Du temps de Pline le Jeune et même de Pline l’Ancien (ce qui ne nous rajeunit pas) les pêcheurs employaient des procédés identiques à ceux d’au jour d’aujourd’hui.

Pourquoi ce croupissement dans les vieux stratagèmes ?

Je ne saurais dire, n’ayant point encore approfondi la question.

Mais ce que je crois pouvoir affirmer, c’est que ce déplorable état de choses pourrait bien cesser prochainement.

Et cela, grâce aux efforts incessants et à l’imagination toujours en éveil d’un modeste et brave homme qui m’a prié de taire son nom (à cause de la police, je crois, car il a une bonne tête vénérable de forçat évadé).

Cet excellent gentleman habite une petite propriété sise au bord d’une rivière coquette, frais asile de toutes sortes de poissons.

Comme mon bonhomme est paresseux, tel défunt Fainéant lui-même, et que le lançage de l’épervier le fatigue, et que la ligne le rase très vite, et que patati, et que patata, et que tout de même, il adore le poisson, tant pour le déguster personnellement que pour en tirer un mercenaire profit, ce type a imaginé un certain nombre de trucs forts ingénieux, ma foi, desquels je vais avoir l’honneur de vous citer quelques-uns.

Le coup de la poêle à frire :

Sur une manière de petit radeau de bois, notre industriel installe une poêle à frire à moitié remplie d’huile d’olive laquelle est aromatisée d’une goutte d’huile d’aspic.

Très friands de ce parfum, les poissons accourent (si j’ose m’exprimer ainsi) autour de la poêle, s’enhardissent bientôt et, finalement, bondissent dans l’huile où ils trouvent la mort, trépas d’autant plus rapide que le bonhomme n’hésite pas à transporter son récipient sur un feu relativement assez vif.

La pêche à la montre :

Ce sport se pratique la nuit.

Vous prenez une de ces montres si fort à la mode depuis quelque temps et dont le cadran (grâce au sulfure de zinc) est lumineux par les plus épaisses ténèbres.

Cette montre, vous la mettez au fond d’un grand sac et vous immergez le tout dans votre rivière, en ayant soin de tenir à la main la corde qui s’attache au sac.

Les poissons, fort curieux de leur nature, ne tardent point à s’approcher et à pénétrer dans le sac pour voir l’heure qu’il est.

Quand le sac est à peu près plein, ce que vous sentez à la traction de la ficelle, vous tirez à vous et vous allez chez les riches particulières leur demander si elles n’auraient pas besoin de beau poisson aujourd’hui, et pas cher, ma bonne dame.

Recommandation importante : essuyez immédiatement votre montre, dont les rouages sont bien connus pour s’accommoder mal des fluviaux séjours.

Le faible espace qui m’est départi dans cette publication me contraint à écourter mon récit.

Je terminerai par une révélation dont l’importance n’échappera à nul de ceux dans la poitrine desquels bat un cœur de vrai pêcheur.

Mon bonhomme a réussi à apprivoiser le brochet et à le dresser aussi bien que n’importe quel chien de chasse.

Grâce à lui, le brochet va devenir le faucon des rivières, de même que le faucon sauvage est le brochet des airs.

C’est ainsi, qu’à force de patience, l’homme arrive à asservir la nature entière et, de ses anciens ennemis, faire de fidèles serviteurs.

CHARCUTAGE ESTHÉTIQUE

La chirurgie, dont le seul mot effrayait tant naguère la pauvre humanité, tend à devenir d’un emploi courant, aimable et recherché.

Avec les anesthésiques nouveaux, plus de souffrance ; avec les pansements antiseptiques, plus de suites dangereuses.

Alors, on serait bien bête de se gêner, n’est-ce pas ?

C’est ainsi que les chirurgiens modernes enlèvent aux dames, et cela sans la moindre urgence, des organes indispensables à la génération (je ne sais pas si je me fais bien comprendre).

L’ovariotomie est aujourd’hui pratiquée sur une vaste échelle, dans les meilleures familles de France.

(La vaste échelle est spécialement indiquée pour ce genre d’opération. L’aération y est plus aisée que dans les salles de nos antiques hôpitaux.)

Et il n’est point rare d’entendre, entre chères madames, ce dialogue :

— Qu’est-ce que votre mari vous a donné pour vos étrennes ?

— Oh ! il a été très chic ! Il m’a fait enlever les ovaires.

La désinvolture de certains chirurgiens apparaît aux esprits lucides comme un facteur important du dépeuplement français.

Beaucoup de maris, heureusement, opposent à ce dilettantisme de la chirurgie, comme dit Mirbeau, la digue du bon sens et la barrière de la saine indignation.

L’un de ces derniers, perdant patience un jour, interpella, dans ces termes, un célèbre praticien qui voulait absolument enlever quelques organes dans le ventre de sa bien portante épouse :

— Dites donc, si vous continuez à vouloir ainsi charcuter ma femme, savez-vous ce que je vais vous enlever, à vous ?

— Non.

— Eh bien ! je vais vous enlever le c…, et sans chloroforme, encore !

Le prince de la science n’insista point.

… Les chirurgiens allemands se sont, le mois dernier, réunis en congrès, à Berlin.

Les propos tenus dans cette assemblée relèvent, en grande partie, de l’affreux cauchemar.

Et ce qui ajoute encore à la stupeur qu’on éprouve à lire le récit de ces terrifiantes opérations, c’est le ton naturel et si tranquille qu’emploient ces messieurs !

Quelquefois même, on se demande si tous ces gens ne se moquent pas de nous ; témoin, ce petit extrait du compte rendu que j’emprunte à la Revue de chirurgie :

« Czerny (d’Heidelberg), SUBSTITUTION D’UN LIPOME À UNE GLANDE MAMMAIRE.

» Une dame portait une mammite intersticielle avec noyaux d’adénofibrome. Comme elle présentait des seins très développés et avait dans la région lombaire, un lipome du volume du poing, Czerny transplanta celui-ci dans la loge qu’occupait la mamelle extirpée.

» Réunion par première intention au bout de huit jours. Résultat esthétique excellent. »

Et allez donc ! Ça n’est pas plus malin que ça !

Moi, je connais une jeune fille légèrement bossue et qui n’a pas plus de seins que sur ma main.

J’ai bien envie de la conduire à Heidelberg, chez Czerny.

Nul doute que ce type extraordinaire ne réussisse à transformer la fâcheuse gibbosité de la jeune fille en deux agréables petits nichons, et que l’opérée, sortant de chez lui, n’aille tout de suite poser chez Chaplin.

Le seul empêchement à ce rêve, c’est que Chaplin est mort depuis quelques années.

Hein ! mon vieux Brunetière, parleras-tu encore de la banqueroute de la chirurgie ?

CHACUN SON MÉTIER

Quelle ne fut point la stupéfaction des ingénieurs du pont Alexandre III lorsque, arrivant mardi matin sur les chantiers, ils s’aperçurent que les constructions jusqu’à présent accomplies étaient la proie de la déformation, du gauchissement et du gondolage !

C’est eux qui ne se gondolaient pas !

Non loin de ces messieurs, un vieux contremaître ricanait :

— Je l’avais bien dit, moi, je l’avais bien dit !

— Quoi ? fit un ingénieur d’un ton vif. Qu’est-ce que vous aviez bien dit ? Expliquez-vous !

Le contremaître s’expliqua, et, dame ! on fut bientôt forcé de convenir que cet homme avait pronostiqué juste.

… Si nos lecteurs veulent bien s’en souvenir, le commencement des travaux du pont Alexandre III coïncidait avec le passage à Paris de Leurs Majestés Impériales Russes.

On pria le tsar — idée touchante — de poser la première pierre de ce pont qui devait porter le nom de son regretté père.

Malheureusement (émotion bien légitime, manque d’entraînement technique, maladresse personnelle ? on ne sait), l’empereur posa tout de travers cet important moellon.

Par révérence, personne n’osa rectifier l’auguste ouvrage, et les travaux commencèrent sur ce fâcheux début.

Ce fut une lourde faute, car aujourd’hui tout est à refaire, et voilà quelques millions de francs à la rivière, c’est le cas de le dire.

Mais aussi quelle fichue idée de confier à un empereur, excellent politique (nous n’en doutons pas), mais fort peu au courant du génie civil, une tâche aussi délicate !

Si encore, au lieu de la première pierre, on l’avait prié de poser la première ferme en bois, peut-être, — si l’atavisme n’est pas un vain mot, — s’en serait-il mieux tiré, ce brave Nicolas, en digne neveu de l’impérial charpentier Pierre le Grand ?

Mais on ne pense pas à tout.

Qu’au moins cette leçon nous serve d’exemple, et, puisqu’il est question de reconstruire l’édifice social, confions cette entreprise, depuis a jusqu’à z, à des gens du métier, et non pas à certains monarques, lesquels, d’ailleurs, n’apporteraient à cette tâche qu’un entrain bien pâlot, je pense.

« … L’exemple du pont Alexandre III est loin d’être un cas isolé. Croiriez-vous, entre autres, cher monsieur, que, contrairement à l’opinion publique qui s’accorde à croire la Tour Eiffel toute en fer, ce monument est composé, au moins pour les trois quarts, de lattes en simple sapin ?

» C’est incroyable, mais c’est ainsi !

» Comment le fait a-t-il pu se produire ? je l’ignore.

» Fut-ce erreur de calcul de la part des ingénieurs qui ne prévirent pas l’énorme quantité de pièces nécessaire à la construction d’une tour de trois cents mètres ?

» N’y eut-il point cambriolage dans les chantiers où les dites pièces se trouvaient réunies en attendant l’heure de l’édification ?

» Je ne sais pas, mais ce que je puis garantir, c’est que, en cours de construction on s’aperçut bientôt qu’on n’aurait jamais assez de matériaux pour aller jusqu’au bout.

» Que faire ? Il était trop tard pour se mettre à confectionner tant de métallurgie :

» — Ma foi, tant pis, dit M. Eiffel, remplaçons provisoirement les croisillons de fer par de bonnes lattes en excellent sapin.

» Malheureusement, en France, a dit si bien le jeune et intelligent Paul Leroy-Beaulieu, c’est le provisoire qui dure le plus, et aujourd’hui, à l’heure où je griffonne ces lignes (10 h. 20), la Tour Eiffel est toujours en bois, et en quel bois, grand Dieu, en bois pourri, en bois vermoulu, en bois qui va s’effondrer un de ces quatre matins. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lecteur, s’il t’arrive un malheur, tu ne diras pas qu’on ne t’a pas prévenu !

L’EDEN-BOAT

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Le matin du 17, au petit jour, nous fûmes réveillés par un événement si extraordinaire que tout le monde, à bord, se crut le jouet d’une hallucination.

En un clin d’œil, couchettes et hamacs étaient vides. Jamais on n’avait vu pareil branle-bas.

Alors chacun, équipage ou passager, de s’interroger pour être bien sûr qu’on ne rêvait pas :

— Vous entendez ?

— Parbleu, si j’entends !… Faudrait être sourd !

— On dirait un orgue.

— Un orchestre, plutôt, un immense orchestre !

— D’où ça peut-il venir ?

Oui, d’où pouvait-elle bien venir, cette mystérieuse musique qui charmait nos oreilles, cette harmonie lointaine, singulièrement intense et pourtant si douce qu’elle semblait un chant du ciel.

D’où pouvait-elle bien venir ? Pas de la terre, bien sûr, puisque nous étions du moindre îlot loin d’une vingtaine de milles, au bas mot. D’un bateau voisin, alors ?

Sans doute.

Malheureusement, une forte brume du matin nous masquait tout objet à plus d’une encâblure.

Et la musique continuait, divinement énervante et déchaînant dans nos cœurs je ne sais quelle folle angoisse.

— Que pensez-vous de cela, docteur ? fis-je au médecin du bord.

— Ça, répondit-il, c’est le plus curieux cas d’hallucination collective que j’aie jamais constaté.

À ce moment, le soleil se mit à briller, la brume eut une violente déchirure et brusquement se volatilisa dégageant une mer de miroir.

C’était féerique.

Alors, sur tout le pont, ce fut une grande clameur.

À un mille, environ, par bâbord, un grand vapeur naviguait sur nous.

Un beau bateau, ma foi, mais étrangement peinturluré ; la coque toute bariolée de vives couleurs, les mâts et les cheminées pareils à des mirlitons.

Un immense pavois de fantaisie complétait le tout.

Bientôt, on put lire son nom à l’avant : Eden-Boat.

J’avais souvent entendu parler de l’Eden-Boat, mais, je l’avoue, jamais je n’avais cru à son existence, pas plus qu’à celle du vaisseau fantôme. (Ceux qui naviguent dans les mers du Sud sont connus pour leur grande imagination et leur éternel bluffage.)

Cependant, l’Eden-Boat arrivait sur nous.

On distinguait facilement des gens installés sur les passerelles, et parmi ces personnes des dames vêtues de toilettes claires.

La grande musique mystérieuse s’était tue et maintenant nous entendions un bizarre orchestre qui jouait, diablement, Tararaboum de hay.

On distinguait de tout dans cet orchestre, des binious, des castagnettes, des banjos, des instruments de cuivre, des mandolines, etc.

Une chaloupe à vapeur aussi drôlement accoutrée que l’Eden-Boat nous accosta.

Un monsieur sauta à notre bord et après avoir présenté ses hommages au commandant, nous adressa un boniment extraordinaire sur le ton qu’emploient les managers de cirques forains pour faire valoir leurs « numéros exceptionnels ».

L’Eden-Boat était bien ce qu’on nous avait raconté déjà : un endroit de plaisir flottant où toutes les rigolades (comme disent les Parisiens) se trouvent réunies : comédie, serio-comic concert, pantomime et bars servis par de fort jolies filles volontiers peu farouches.

Pas un homme dans cet équipage, d’ailleurs cosmopolite, qui ne joue supérieurement d’un instrument de son pays : des nègres du banjo, des Espagnols de la guitare, etc., etc.

Ce qui me toucha le plus, ce fut de voir deux pauvres Bretons (déserteurs de la flotte française, disait-on), qui soufflaient du biniou avec, parfois, des larmes dans les yeux.

Quant à la grande et étrange musique qui nous avait si fort affolés le matin, c’était un orgue, mais un orgue tel qu’il nous émerveilla tous.

L’air comprimé, qui sert ordinairement à ces instruments, se trouve remplacé, dans celui-là, par de la vapeur à très haute pression.

Selon la forme et la dimension des trous par lesquels s’échappe cette vapeur, on obtient tous les sons de la gamme, depuis les plus suraiguës stridences jusqu’à des contrebasses inconnues dans n’importe quel orchestre.

L’Eden-Boat est, en somme, une institution d’une moralité contestable, mais offrant néanmoins de grandes ressources pour la distraction de ces pauvres longs courriers qui restent souvent des mois sans toucher terre.

Pour ma part, je ne regrettai point les vingt-cinq dollars que me coûtèrent mes deux heures de séjour à bord de ce curieux bâtiment.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Passage supprimé pour faire plaisir à M. Bérenger.)

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LE NOUVEAU RECRUTEMENT

Tous les journaux ont récemment parlé du projet qu’on avait, au ministère de la guerre, d’abaisser de quelques centimètres la taille des conscrits bons pour le service.

La nouvelle est exacte, mais incomplète, et les travaux qui agitent en ce moment les bureaux de la guerre sont d’une telle envergure, que nos bons ronds-de-cuir ne peuvent se défendre de quelque vertige.

Et il y a quoi !

Je tiens de M. Bertillon, fonctionnaire dont l’indiscrétion est généralement reconnue (surtout de ceux qu’il a mensurés), de curieux détails sur cette réforme militaire dans laquelle il joue un important rôle consultatif.

… Vous savez qu’actuellement le classement par rang de taille se fait dans les compagnies, de sorte que chaque compagnie de l’armée française se compose de petits hommes, de moyens hommes et de grands hommes.

Cet état de choses n’est pas sans causer mille difficultés dans l’habillement des militaires, chaque magasin de compagnie devant recéler des effets de toutes les tailles et de toutes les pointures, d’où encombrement, fouillis, et perte énorme de temps dans l’équipement des troupes en cas de mobilisation.

C’est à ces multiples inconvénients que va obvier le nouveau système.

Dorénavant, le classement se fera sur l’ensemble des régiments.

Un certain nombre de types d’hommes, correspondant au nombre des régiments, sera établi anthropométriquement, de telle façon que tous les hommes du même régiment auront tous l’ensemble des mêmes pointures, depuis les godillots jusqu’au képi.

Les voyez-vous d’ici, les avantages du nouveau système.

La guerre éclate, les hommes rallient leur dépôt : cinq minutes après, voilà tout mon monde habillé, équipé, armé, prêt à marcher. Vive la France !

Je vois sur vos lèvres s’épanouir la fleur de l’objection grincheuse :

— Oui, me dites-vous, cela est fort joli ; mais le temps gagné à ce rapide équipement ne sera-t-il pas compensé par celui perdu à courir après des régiments forcément éparpillés ?

Si le soldat dunkerquois jouit d’une pointure qui le désigne pour la garnison de Biarritz, par exemple ? le trajet ne le rapprochera pas sensiblement de la frontière, dites-vous.

Cela est prévu, bonnes gens, et des dépôts seront organisés, pour le cas de mobilisation tout le long d’une frontière que je crois inutile de désigner plus clairement.

Tout est prévu, d’ailleurs, même le cas où le réserviste grandit, grossit, maigrit, etc., etc.

Chaque année, une revue anthropométrique aura lieu dans les chefs-lieux de canton, et, selon les modifications survenues dans la pointure de l’homme, ce dernier sera affecté dans un régiment adéquat.

Avais-je point raison de dire, en commençant, que nous allions assister à une des plus importantes réformes militaires que nous ayons vues depuis la suppression du service de sept ans ?

Ne quittons pas le ministère de la guerre sans signaler le bruit qui court de la suppression du sabre pour les officiers d’infanterie.

Cet ustensile serait remplacé par une forte canne à épée, beaucoup moins encombrante que le sabre et rendant, pendant la marche, de réels services.

Très appuyée par certains, cette modification rencontre également beaucoup de détracteurs.

LÉGÈRE MODIFICATION À APPORTER DANS LE COURS DE LA SEINE

L’hygiène de notre capitale au cours des hautes températures, provoquées par l’été, est, au dire des meilleurs connaisseurs, déplorable en tous points, déplorable, déplorable…

Un des facteurs les plus importants de cet affligeant état de choses consiste en la traversée de Paris par la Seine (la malseine, comme dit notre vaillant maître Aurélien Scholl).

Contaminée par les égouts, dès son entrée dans Paris, la rivière charrie les miasmes les plus putrides, les brouillards les plus pernicieux avec, brochant sur le tout, un petit fumet de bouillon de culture peu piqué des hannetons.

Il y a longtemps que j’ai proposé la suppression radicale de cet inconvénient, et combien simple !

1o Établir à Charenton un barrage qui prohibe à la Seine son entrée dans Paris ;

2o Diviser le fleuve en deux courants qu’on canalisera dans les fossés des fortifications (élargis au besoin) ;

3o Réunir au Point-du-Jour ces deux courants qui, à partir de ce moment, reprendront en commun leur ancien cours.

Les avantages que présenterait la réalisation de ce projet sont innombrables et, peut-être même, incalculables.

D’abord, assainissement de Paris.

Ensuite, importance énorme et plus-value données à toute cette zone inutile, ridicule et périphérique qui enserre les fortifs.

Et puis (c’est là le clou charmant de l’entreprise), quel parc miraculeux, unique au monde, ce serait pour Paris que celui qu’on pourrait ainsi créer dans le lit abandonné de la Seine, depuis Charenton jusqu’à Auteuil !

Sans compter qu’en cas de siège, ce parc servirait à la culture de mille céréales et autres légumes nutritifs, ainsi qu’à la pâture de toutes sortes de bestiaux alimentaires.

Je vous entends d’ici, les gros malins, ricaner et me foudroyer de votre objection :

— Et les égouts ? Les ferez-vous couler dans votre magnifique parc, cher monsieur Allais ? Eh bien, alors, il sera chouette, votre magnifique parc, et parfumé !

Calmez-vous, bonnes gens, calmez-vous.

Rien de ce qui est humain ne saurait me demeurer étranger, même la question des égouts.

Loin d’être une nuisance, les égouts de Paris, dans mon nouveau projet, joueront un rôle décoratif, d’agrément et de charme.

Connaissez-vous ces filtres au charbon qui transforment le barbotage le plus nauséeux en onde cristalline ?

Voilà ce que j’utiliserai (en plus grand, naturellement).

Je filtrerai les égouts et j’amènerai l’eau claire ainsi obtenue dans de gracieux ruisselets au doux murmure, émaillés de coquettes rocailles.

Si ces messieurs des ponts et chaussées veulent se mettre, dès lundi prochain, à l’ouvrage, le travail pourra se trouver terminé au jour de l’ouverture de l’Exposition, en 1900.

Oui, mais voilà, la routine, les bureaux !…

RÉFORMES IMPORTANTES DANS LE RÉGIME POSTAL

Nous fûmes assez fréquemment sévères à l’égard de l’Administration des postes et télégraphes pour ne pas lui marchander, aujourd’hui, les félicitations que lui méritent ses récentes et heureuses modifications.

Citons d’abord les perfectionnements apportés dans la confection de la colle des timbres-poste.

Jusqu’à présent, cette colle était constituée par de la gomme arabique, substance insipide et quelque peu ridicule.

Dorénavant, la gomme arabique sera additionnée d’une légère quantité de sucre et aromatisée à des parfums divers, vanille, fraise, citron, etc., selon le prix du timbre ; ainsi le timbre d’un centime sera simplement édulcoré avec de la réglisse, de l’économique réglisse.

Mieux encore :

Diverses substances hygiéniques et même pharmaceutiques seront incorporées dans la colle du timbre et permettront à maint employé de grande administration de suivre un traitement sans manquer son bureau.

La liste de ces drogues vient d’être définitivement arrêtée par une commission spéciale de médecins présidée par un praticien dont nul ne songera, je crois, à discuter la haute compétence : j’ai nommé le docteur Pelet.

Nous aurons des timbres au baume de tolu pour ceux qui toussent, d’autres au bicarbonate de soude pour les gastralgiques, à la digitale pour les cardiaques, etc., etc.

Messieurs les pharmaciens ne seront pas contents. Je le regrette pour eux ; mais citez-moi, je vous prie, un progrès quelconque qui ne fasse pas des victimes.

La dépense entraînée par toute cette droguerie philatéliste sera amplement compensée par un accroissement notable dans le chiffre des affaires.

Quels parents, — pour ne citer que cet exemple, — hésiteront à pousser leur jeune fille chlorotique dans la voie d’une correspondance effrénée, quand ils sauront que, grâce aux timbres ferrugineux, la santé est au bout et que, bientôt, la chère enfant verra refleurir sur ses pauvres petites joues pâles les vives couleurs d’antan ?

Une autre réforme dont il convient de féliciter M. le ministre des postes et télégraphes, c’est le remplacement de la Caisse d’Épargne Postale par la Caisse d’Épargne Télégraphique.

Avec l’ancien système, un capital exigeait environ quinze ans pour se doubler.

Télégraphiquement, la même somme sera doublée en cinq ou six mois (selon la saison).

Une bonne nouvelle, pour terminer :

L’administration se voyant à la tête d’un énorme stock de timbres de vingt centimes, dont la mévente a été particulièrement accentuée cette année, prend le parti de le liquider à perte.

Donc les 1er, 2, 3 et 4 juillet, Grande Liquidation de timbres de vingt centimes, un peu défraîchis, au prix véritablement incroyable de… 0 fr. 05

Pas une ménagère soucieuse de ses intérêts ne voudra manquer une telle aubaine.

LA FABLE « LE SINGE ET LE PERROQUET »

À propos de perroquets, connaissez-vous la fable persane « le Singe et le Perroquet », fiction si ingénieuse à la fois et si fertile en enseignements de toutes sortes ?

Vous ne la connaissez pas, dites-vous ; je l’aurais parié.

Malheureusement, pour la bien dire, c’est la plume du vieux La Fontaine qu’il faudrait ou celle du jeune Franc-Nohain, et je n’ai à ma disposition aucun de ces deux ustensiles.

Contentons-nous donc pour cette fois d’une excellente prose à la Fléchier, si j’ose m’exprimer ainsi :

Il y avait une fois dans le même palais un singe et un perroquet.

Et c’étaient, entre ces deux bêtes, d’éternelles discussions sur leurs mérites personnels.

— Moi, disait le singe, je fais des grimaces comme l’homme. Comme l’homme, je gesticule. Mes pattes de derrière sont des jambes et des pieds, celles de devant des bras terminés par des mains. D’un peu loin, on me prendrait pour un homme, un homme petit, mais un homme.

— Moi, disait le perroquet, je n’ai jamais eu la sotte prétention de me faire passer pour un homme, mais de l’homme je possède le plus bel apanage, la parole ! Je puis dire de beaux vers et chanter d’ineffables musiques.

— Je puis jouer la pantomime, ripostait le singe.

— La pantomime ? ricanait le perroquet en haussant les épaules. La pantomime, art inférieur, suprême ressource pour cabots aphones !

— Art inférieur ! s’indignait le singe. Vous n’avez donc pas lu la dernière chronique de Mendès sur la pantomime ?

— Non ! répliquait le perroquet d’un ton sec.

Bref, le singe en tenait pour le Geste, le perroquet pour le Verbe.

Lequel était supérieur et plus près de l’humanité, du Geste ou du Verbe ? That was the question.

Un jour, la querelle prit des proportions démesurées et nos deux animaux furent bien près d’en venir aux… pattes !

Par bonheur, ce scandale fut évité grâce à un trait d’esprit de notre singe, lequel eut le dernier mot :

— Vous grimacez, moi je parle ! répétait le perroquet pour la millième fois.

— Tu parles, tu parles, s’impatienta le singe ; eh bien, et moi, qu’est-ce que je fais, espèce d’imbécile, depuis une heure que nous sommes là à discuter bêtement ?

C’est pour le coup que le perroquet eut le bec cloué.

INGÉNIEUX TOURING

— Et vous, où allez-vous, cet été ?

— En Afrique.

— En Afrique ???

— En Afrique, oui. Nous allons, de part en part, traverser l’Afrique, la très sombre Afrique, comme dit Stanley.

— Et ta famille, pendant ce temps-là ?

— Ma famille m’accompagne.

— Ta femme ?

— Ma femme.

— Tes petits garçons ? Tes petites filles ?

— Mes petits garçons, mes petites filles.

— Allons, tu es fou ?

— Je suis sage.

— Tu es fou à lier.

— Chef-lieu Moulins… En quoi donc suis-je tant fou ?

— Mais les fatigues d’une telle entreprise !… les dangers !…

— Tout prévu, mon ami. Ni dangers, ni fatigues… Simple balade en voiture.

— En voiture ?

— Une confortable et solide roulotte.

— Automobile ?

— Non, à cause du difficile ravitaillement en combustibles.

— Traînée par des chevaux ?

— Serin ! Les tigres n’auraient bientôt fait qu’une bouchée de mes doux solipèdes.

— Alors ?

— Suis bien mon raisonnement : les chevaux connus sont pour être volontiers dévorés par les tigres ; mais le cas d’un tigre boulotté par un cheval est infiniment plus rare.

— Je te l’accorde.

— Partant de ce principe, je fais remorquer ma roulotte par de braves et vigoureux tigres.

— Admirable !

— Et pratique, mon vieux ! La grosse affaire, c’était l’attelage, c’était le harnais, quoiqu’en somme les vieux Romains aient déjà résolu la question depuis des mille et des mille ans. Pour nous autres, gentilshommes des temps modernes, fiers détenteurs des aciers trempés et des pégamoïds, ce fut un jeu d’enfant que d’atteler ces douze tigres à notre char.

— C’est égal, je ne serais pas rassuré.

— L’électricité est là pour un coup. Au moindre écart, au plus simple bond, une solide décharge vient inculquer au turbulent camarade des sentiments meilleurs. Nos tigres, d’ailleurs, comprennent vite la haute noblesse de leur mission et la parfaite inutilité de leur résistance.

— Pauvres bêtes !

— Pourquoi pauvres bêtes ? Le travail qu’on exige d’eux est insignifiant, leur nourriture régulière, grâce à la justesse impeccable et à la longue portée de nos armes.

— Vous ne craignez pas d’être attaqués par d’autres fauves ?

— À ses vertus d’infatigable tracteur, le tigre joint l’inconsciente, mais réelle qualité de chien de garde. Dans un campement de tigres, on n’a qu’à dormir sur les deux oreilles.

— Tous mes compliments ! Peut-on jeter un coup d’œil sur l’installation ?

— Les tigres nous attendent à Trieste, mais la roulotte est là, dans la cour.

Très élégante, très bien comprise, garnie de ces meubles en bambou si solides et légers à la fois qu’on trouve chez Perret et Vibert, la roulotte de mon ami n’attendait plus pour filer que son étrange attelage.

Tant il est vrai qu’au jour d’aujourd’hui, les conceptions les plus paradoxales sont le plus près de la réalisation !

VENGEANCE FUNÈBRE

Après une torpeur de cinquante et des années, la petite ville de Salbec se décida, par un beau matin d’été, à se réveiller, enfin.

Salbec, cité jadis florissante, douée par la nature d’une admirable situation et de mille agréments divers, possède un grave inconvénient : c’est d’être habitée par des Salbecquois, répugnante et morne peuplade.

Aussi, Salbec, en ces derniers temps, connut-il les affres de la dégringolade industrielle, commerciale et financière.

L’esprit de la population y est mesquin, incompréhensif, haineux.

Tout verbe initial, tout geste nouveau, toute idée un peu fraîche trouvent en le Salbecquois un ennemi farouche et résolu.

Soyez seulement vêtu pas tout à fait comme lui, le Salbecquois dira de vous : Ça ne doit pas être grand’chose de propre, ces gens-là !

Si vous vous occupez d’art ou de littérature, oh ! alors, vous êtes réputé du coup dangereuse canaille et faiseur de dupes !

Sorti de ces accès de méchanceté bête, et d’une fâcheuse tendance à se mêler des affaires des autres, le Salbecquois retombe dans sa torpeur.

Et pourtant, par une belle journée d’été, Salbec se réveilla.

Quelques habitants grouillèrent, se réunirent dans les cafés, nommèrent des présidents d’honneur et décrétèrent qu’il fallait faire quelque chose.

Quelque chose ! Oui, mais quoi ?

Organiser des fêtes ! Oui, mais quelles fêtes ?

Les uns voulaient un concours d’orphéons, les autres des régates ; certains parlaient de courses de vélocipèdes, et chacun n’entendait pas démordre de son idée.

Pour en finir, on décida de convoquer dans une salle de la mairie toutes les personnes que la question intéressait, et de nommer un comité des fêtes chargé de ramener dans Salbec l’animation, la gaieté et les affaires.

Parmi les candidats aux fonctions de comitard, se trouvait un monsieur fort riche et récemment installé dans le pays.

Pour une raison ou pour une autre, ce gros rentier ne fut point élu, déboire qui lui causa une irritation plus vive que ne le comportait un aussi mince sujet.

— Ah ! c’est comme ça, vitupéra le monsieur riche. Eh bien ! je me vengerai.

Et le monsieur riche se vengea.

— Les Salbecquois, raisonna-t-il, ne veulent pas de moi pour organiser des divertissements ; alors, je vais leur organiser des enterrements.

N’allez pas croire trop vite qu’il tua des citoyens de sa main : le procédé eût été excessif.

Il se contente de payer aux plus humbles trépassés de riches et décoratives obsèques avec les grosses cloches qui ne vibrent d’habitude que pour les opulents trépas.

À chaque décès, avisé par un employé de la mairie, il se présente dans la famille du mort et, sous un fallacieux prétexte, lui fait cadeau d’un enterrement de première classe avec tout le tralala de prêtres, de chantres, d’enfant de chœur clamant par les rues de Salbec leurs funèbres psaumes.

Et bing, bang, beng ! on n’entend plus que le gros bourdon désolant de la paroisse.

Complètement démoralisé, le comité des fêtes a donné sa démission.

Ce n’est pas encore cette année que les affaires reprendront à Salbec.

  1. N’existe-t-il pas de nos jours une voiture fort à la mode qui répond au propre nom de tonneau.
  2. Au Canada, on appelle charretier les cochers de fiacre, et les fiacres, on les appelle des calèches.
  3. Cette histoire fut, bien entendu, écrite avant le trépas du regretté M. Félix Faure.
  4. Je m’aperçois un peu tardivement que cet exemple marche à l’encontre de ma thèse. Il sera supprimé dans les prochaines éditions.
  5. Elle était en deuil d’un sien oncle, colonel belge, lequel mourut héroïquement d’une pneumonie aiguë, après avoir eu un cheval tué sous lui d’un chaud et froid.
  6. Le vrai mot français est raboutir ; mais, je ne sais pas pourquoi, ce mot-là me dégoûte.