Pour cause de fin de bail/Souris myophages

Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 195-200).

SOURIS MYOPHAGES

Consultez nos excellentes ménagères, elles seront unanimes à vous affirmer que les souris sont la plaie des maisons et plaie ne me semble pas trop fort.

Mille procédés sont en usage en vue de supprimer ces intolérables parasites.

Quelques personnes arrivent à ce résultat en infligeant subrepticement aux souris une alimentation des plus toxiques, tord-boyaux, mort-aux-rats ou autres.

D’autres attirent insidieusement la gent trotte-menue en des pièges d’où elle ne sort que pour être livrée au trépas.

Le chat est également fort employé, son instinct le poussant à la destruction de nos petits ennemis.

Certains inventeurs ont préconisé différents systèmes qui se signalent surtout par leur originalité.

Rappellerai-je brièvement le procédé de M. de Gautier de la Hulinière, le célèbre créateur de l’air factice des montagnes (dont j’entretiendrai prochainement mes lecteurs) ?

M. Gautier de la Hulinière fait périr ses souris, rats, cancrelats, punaises et autres nuisances au moyen d’un simple chaud et froid.

De grands feux allumés durant quelques jours par toute sa maison sont brusquement éteints un beau soir, les portes et fenêtres sont alors ouvertes à tous ballants et la pleurésie fait son œuvre.

Quelle bête résisterait à ce régime ?

(Inutile d’ajouter que ces messieurs et dames habitent, pendant cette expérience, un autre séjour.)

Évidemment, l’idée est ingénieuse, mais la pratique en est-elle bien commode ? Je ne le crois pas.

Je travaille la question de la destruction des souris depuis bientôt un an, je la travaille sans relâche, et je puis affirmer que mon âme ignore le découragement autant que s’il était encore à naître.

Je crois modestement avoir réussi.

Le fruit de mes veilles, je vous le livre, sans espoir d’autre récompense que ma conscience satisfaite et la joie de nos ménagères enfin rassurées sur leurs provisions.

Le système consiste à capturer quelques souris qu’on enferme dans une boîte de fer blanc (autant que possible) et auxquelles on fait suivre un traitement spécial.

Pas de pain, pas de grain, en un mot rien de végétal dans leur alimentation.

De la viande, rien que de la viande.

La souris, qui, à l’état libre, est éminemment panphage, devient carnivore avec une facilité surprenante.

Non seulement carnivore, mais carnassière, dois-je dire, et cruellement carnassière.

Au bout d’un mois, toute souris soumise au régime exclusif de la viande s’est transformée en une sorte de petit animal féroce qui n’hésite pas à tuer ses congénères pour s’abreuver de leur sang et se repaître de leur chair.

C’est à ce moment qu’on remet en liberté ces inexorables barbares.

Alors, se produit un indicible carnage, un massacre général qui rappelle les plus tristes pages de notre histoire.

Puis, soudain, un grand silence.

Les vainqueurs repus s’endorment sur les cadavres mi-rongés des victimes : l’ordre règne à Varsovie.

Recommandation importante : Pour arriver à créer une race de ces souris fratricides il faut, bien entendu, se servir d’animaux des deux sexes, mais pour accomplir l’œuvre de la destruction, ne lâcher que des femelles, beaucoup plus féroces que les autres et incapables ensuite de procréer des lignées de rongeurs qui se retourneraient un jour contre nous.

Si l’année prochaine, il subsiste une seule souris en France, avouez que ce ne sera pas de ma faute.