Pour cause de fin de bail/Georgette s’est tuée !

Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 5-10).

GEORGETTE S’EST TUÉE !

Le jour du Grand Prix, à Deauville, il fut convenu qu’on se rendrait le lendemain aux courses de Pont-l’Évêque, dans l’auto de Roseburn.

On partirait de bonne heure, dix heures au plus tard, et on déjeunerait en route, à la petite auberge du Douet de la Taille.

Un mot, en passant, sur ce modeste établissement dans lequel on savoure, soit dit sans reproche, la meilleure cuisine de tout le Calvados.

Située sur la route de Trouville à Caen, à l’intersection d’une autre voie dont j’oublie la provenance et la destination, tenue par les braves époux Morel, l’auberge du Douet de la Taille s’intitula d’abord : « Au rendez-vous des jockeys », pour cette raison qu’il existe, tout près de là, une vaste piste d’entraînement dont la clientèle constituait aussi celle de ladite maison.

Plus tard, beaucoup d’herbagers et de bouchers, qui se rendent chaque jeudi au marché de Beaumont-en-Auge, ayant pris l’habitude de s’arrêter chez Morel pour y boire un verre ou y déjeuner, l’enseigne s’allongea et devint : « Au rendez-vous des jockeys et des marchands de bestiaux. »

Plus tard encore, l’enseigne subit l’adjonction de MM. les cyclistes et, en ce moment, Constant Morel, grattant fièrement sa tête, se demande s’il ne siérait point d’adopter cette formule définitive alors : Au rendez-vous des jockeys, des marchands de bestiaux, des cyclistes, des automobilistes et autres.

Au rendez-vous de tout le monde, quoi !

Brave Constant Morel !

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Nous dîmes à Roseburn :

— Tu emmènes Georgette !

— Jamais de la vie, par exemple !

Roseburn adore Georgette et jamais il ne l’emmène avec lui, nulle part ! Expliquez cela.

Georgette adore Roseburn et, alors, dam ! elle rage de ce que Roseburn ne l’emmène pas partout où va Roseburn.

Les scènes qui résultent de cette situation, vous les contemplez d’ici, n’est-ce pas ?

Roseburn n’allègue qu’un motif pour expliquer son attitude, mais c’est un mauvais motif :

— Je ne t’emmène pas, parce que là où nous allons, ça n’est pas la place d’une femme.

— Les courses de Pont-l’Évêque, pourtant ?

— Raison de plus !

Allez donc raisonner avec un tel dialecticien !

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On avait pris rendez-vous chez Deschamps, au bar, et comme tout le monde était en retard, chacun en attendant les autres s’était vu contraint d’absorber plus de « John Collins » qu’il ne convenait réellement.

Et puis, il y avait aussi la chaleur !

Bref, quand nous arrivâmes au Douet de la Taille, la bonne Mme Morel ne put s’empêcher de remarquer :

— Voilà des messieurs qui ont l’air de prendre la vie par le bon bout !

On se mit à table.

Le canard au sang (oh ! ce canard !) ne fut qu’une bouchée pour nous, qu’une bouchée de petit enfant.

Nous allions passer à la suite quand, nageant dans sa sueur, un jeune groom cycliste de l’Hôtel de Paris apporta une lettre à Roseburn, une lettre de madame.

— Oh ! la raseuse ! fit notre ami. Vous permettez…

Décachetant la missive, Roseburn y jeta un regard distrait.

Soudain, nous le vîmes se lever, pâlir, chanceler…

— Ah ! mon Dieu !

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?

— Il y a que Georgette s’est tuée ! Pauvre enfant ! Et c’est moi qui suis cause de sa mort !… Georgette s’est tuée !

— Que racontes-tu là ?

— Lisez plutôt.

Et du doigt, nous désignant un passage de la lettre, il lut « … L’existence m’est devenue impossible, je me tue… »

— Peut-être y a-t-il encore de l’espoir ? (Au jeune groom.) Qui t’a remis cette lettre ?

— Madame elle-même.

— Comment était-elle habillée ?

— En mousseline blanche.

— C’est bien cela ! Romanesque comme elle est, la pauvre enfant a voulu se vêtir de blanc pour attendre la mort !

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Cependant l’un de nous ramassait la lettre tombée à terre et en prenait une connaissance plus complète.

Voici ce qu’il lut : « … Dans ces conditions-là, mon cher ami, l’existence m’est devenue impossible. Je me tue à te le répéter, je finirai par te planter là, etc. »

Nous poussâmes tous un vif soupir de soulagement et reprîmes notre repas interrompu, non sans avoir dégusté un de ces vieux calvados, comme dit l’autre, qui vous remettent le cœur en place.