Pour cause de fin de bail/Au pays de l’or

Pour cause de fin de bailÉdition de la Revue Blanche (p. 73-78).

AU PAYS DE L’OR

(Extrait d’une lettre que je reçois à l’instant même d’un de mes amis qui est au Klondyke.)


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« Mais c’est surtout dans les industries à côté qu’on réalise d’incroyables et rapides fortunes.

» Tel trafiquant de marchandises rares, tel tenancier de music-hall ou de maison de jeu et même tel porteur de colis, gagne plus d’argent que certains détenteurs d’excellents claims.

» Une bonne idée qui vous vient, et vous voilà une fortune parfois !

» C’est le cas d’un joyeux luron de Canadien français, installé ici depuis deux ou trois ans, un nommé Antoine Lescarbille, dont tu as peut-être connu jadis le père qui était charretier[1] à Cap-à-l’Aigle.

» Ce Lescarbille, après avoir gratté pendant quelques mois le rude terrain de Klondyke, s’était vite dégoûté de cette besogne : se rappelant son ancienne profession, il se construisit une hutte sur le bord du Greenpig Lake et s’établit pêcheur et marchand de poisson.

» Ses affaires prospéraient assez bien, quand un véritable coup de génie qu’il eut mit sa fortune au pinacle.

» Il faut te dire que, dans ce damné Klondyke, l’éclairage est une des plus fantastiques dépenses auxquelles on ait à faire face.

» Dawson-City est onéreusement éclairé à l’électricité et à l’acétylène ; mais, en d’autres agglomérations moins importantes, ces moyens font défaut, et quand tu sauras qu’on a quatre bougies pour un dollar et que le pétrole ne se paye pas moins de cinq dollars le gallon, tu ne manqueras pas de reculer d’horreur.

» Notre ami Lescarbille roulait probablement ces pénibles réflexions dans sa tête quand, triant son poisson, ses yeux tombèrent sur une sorte d’anguille qui, jusqu’à présent, avait causé son désespoir.

» Ce poisson dont je ne saurais préciser le nom ni la classification (l’Alaska n’est pas fertile en Lacépèdes) est tellement gras, en effet, tellement saturé d’huile qu’il échappe à toute comestibilité, et, par conséquent, à tout trafic.

» Mais un éclair de génie venait de fulgurer le crâne de Lescarbille.

» — Ah ! cochon, s’écria-t-il, tu ne veux pas nous nourrir ! eh bien, tu serviras à nous éclairer.

» Antoine Lescarbille avait son idée.

Il fuma, il boucana, comme on dit ici, un certain nombre de ces anguilles, et puis, quand elles furent bien sèches, certain d’avance du résultat, il fit sa petite expérience.

» Allumée à la queue, l’anguille brûla, se consumant lentement, produisant la lumière d’une excellente carcel et ne dégageant que peu d’odeur et une très légère fumée.

» À cette constatation, Lescarbille bondit de joie si prodigieusement qu’il en défonça le rustique plafond de sa hutte, mais les Canadiens français ont, Dieu merci, le crâne dur.

» Peu de jours après sa découverte et sans en parler à personne, Lescarbille avait obtenu du gouvernement la charte qui lui donnait le monopole exclusif de la pêche dans le Greenping Lake, seul endroit où se trouve l’anguille-chandelle.

» Un an après, la vogue de ce nouvel éclairage avait été telle que Lescarbille possédait un capital de cent mille piastres qui ne devait rien à personne.

» Aujourd’hui, il songe à aller retrouver son joli pays de Cap-à-l’Aigle ; mais toujours pratique, il est en pourparlers avec une maison de banque de Vancouver pour mettre son affaire en actions.

» Je t’envoie ci-inclus un prospectus de The natural fish candle light Cº Limited, si le cœur t’en dit.

» Prétendre qu’introduite à Paris, l’anguille-chandelle deviendrait l’éclairage des salons, je ne vais pas jusque-là ; mais, tout de même, l’affaire me paraît excellente, et si le cœur t’en dit…

» Etc., etc., etc. »


  1. Au Canada, on appelle charretier les cochers de fiacre, et les fiacres, on les appelle des calèches.