Le Bec en l’air/Pour arriver

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Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 135-143).

POUR ARRIVER


Un vieux clerc d’huissier, poète mort jeune, et revenu de tout — même de Paris — lui avait donné cette expérimentale et précieuse indication :

— Mon petit ami, tu vas à Paris faire de la littérature, parfait ! Que tu aies du talent ou pas de talent, c’est kif kif bourrico, comme dit Sarcey. Pour arriver, faut du culot, des relations et de la publicité. Du culot, ça te viendra tout seul. Des relations, tu t’en feras par les demoiselles d’abord, par les dames ensuite : tu es assez joli garçon et assez roublard pour ça. Quant à la publicité, ne compte pas sur les autres. Fais-la toi-même, ta publicité. Arrange-toi pour faire imprimer ton nom dans les journaux tout le temps, tout le temps, à propos de bottes, à propos de demi-bottes, à propos de savates, à propos de rien du tout… Encore une petite absinthe, veux-tu ?

Le jeune homme accepta… de commander une nouvelle absinthe pour son ami le vieux clerc d’huissier qui connaissait si bien le Paris des Lettres et des Arts.

Le lendemain, notre jouvenceau, à bord d’une confortable troisième classe d’un excellent train omnibus, cinglait vers la capitale.

Bien décidé à mettre en pratique les conseils du sous-officier ministériel, il s’affubla, dès les premiers jours, d’un aplomb ineffable.

Des relations, il s’en créa d’une façon fort intelligente, ma foi, mais dont la description déborderait le mince cadre où je dois me confiner.

Quant à la publicité, il la pratiqua d’une manière à la fois fort ingénieuse et terriblement encombrante.

« Avoir son nom imprimé dans les journaux, tout le temps, tout le temps, à propos de bottes, à propos de demi-bottes, à propos de savates, à propos de rien du tout ! » Telle fut sa bien arrêtée devise.

Quelques jours après son arrivée à Paris, il lut dans les journaux qu’un cambrioleur avait dévasté une chambre de bonne dans la rue Paul-Hervieu. Fort heureusement, ajoutait le fait divers, le concierge eut le temps de fermer sa porte et le larron fut arrêté par deux gardiens de la paix qui se trouvaient là par le plus grand des hasards. Ce malfaiteur était un nommé Durand, déjà condamné pour nombreux méfaits et recherché par la police.

Notre nourrisson des Muses, qui s’appelait — j’ai oublié de le dire — César Durand (où avais-je la tête ?) se frappa le front d’un doigt génial et écrivit ce billet, qu’il recopia sur une trentaine de feuilles de papier et qu’il adressa à une trentaine de journaux :


« Monsieur le rédacteur,


» Vous racontiez, hier, dans votre estimable journal, qu’un nommé Durand venait d’être arrêté au moment où il dévalisait une chambre de bonne dans une maison de la rue Paul-Hervieu ; voulez-vous avoir l’obligeance de rassurer ma famille et mes amis en annonçant que je n’ai rien de commun avec ce regrettable anonyme ?


» Veuillez agréer, monsieur le rédacteur, etc., etc.

» César Durand,
» Homme de lettres. »


Cette rectification passa, comme une lettre à la poste, dans une vingtaine de journaux parisiens.

Certains organes même tinrent à agrémenter la communication de quelques lignes confraternelles et aimables pour le jeune César Durand.

Un tel début l’encouragea.

Plus jamais, on n’imprima dans les feuilles le nom de Durand, sans qu’une rectification signée César Durand ne parût le lendemain même.

Il s’enhardit.

Un jour, les journaux annoncèrent qu’on avait assassiné, à Saint-Ouen, un vieux brocanteur dont on ne connaissait que le sobriquet Coco.

Vite, César Durand prit sa plume et conjura les gazettes de rassurer sa famille et ses amis en affirmant que la victime n’avait rien de commun avec lui, confusion possible, car lui aussi avait porté le sobriquet de Coco au lycée, et encore maintenant ses petits-neveux ne l’appelaient que l’oncle Coco.

Cette communication ne rencontra l’hospitalité que dans de vagues organes peu encombrés et encore moins lus.

Beaucoup de secrétaires de rédaction commençaient à avoir soupé des petits billets de César Durand.

César Durand se rabattit sur les échos de théâtre.

Chaque fois qu’au courrier des théâtres on annonçait qu’un directeur venait de recevoir Chose, une pièce en trois actes de M. Machin, César Durand protestait avec la plus sombre énergie.

Lui aussi avait dans ses cartons une pièce en trois actes, intitulée Chose. Certes, il ne doutait pas de la bonne foi de M. Machin, mais il tenait à réclamer la priorité de ce titre arrêté depuis plus de trois ans.

Dans cette voie, César Durand alla un peu loin, et le billet qu’il vient d’adresser à MM. les courriéristes théâtraux pourrait bien lui clore à jamais cette inoffensive publicité.

Un journal, ces jours-ci, insérait cette petite note :

« M. Sardou travaille en ce moment à une pièce à grand spectacle qui sera donnée cet hiver. Le sujet de cette pièce est encore tenu secret ainsi que le théâtre auquel elle est destinée. Quant au titre, rien n’est encore décidé. »

César Durand ne pouvait point laisser passer une si belle occasion :


« Monsieur le rédacteur,

» Vous publiez dans vos colonnes l’écho suivant : M. Sardou travaille… etc., etc.

» Or, par une rencontre de circonstances où je ne veux voir qu’une coïncidence (assez bizarre, avouez-le), je travaille moi-même à une pièce à grand spectacle. Le sujet de cette pièce est encore tenu secret, ainsi que le théâtre auquel elle est destinée ; quant au titre, rien n’est encore décidé.

» Je ne veux pas recommencer un procès fait souvent à M. Sardou ; mais, pour tout homme loyal, il y a, cette fois, autre chose qu’un hasard fortuit.

» J’attends sans crainte la réponse de M. Sardou.

» Veuillez agréer, mon cher confrère, etc.

» César Durand,
» Auteur dramatique. »


Hélas ! les chers confrères furent rebelles à la protestation de César Durand, auteur dramatique.

Ils la jugèrent insuffisamment fondée et ne l’insérèrent pas.

César Durand cherche un autre truc.