Pour M. de Bellegarde

Œuvres poétiques de Malherbe, Texte établi par Prosper BlanchemainE. Flammarion (Librairie des Bibliophiles) (p. 117-119).


XIII

POUR M. DE BELLEGARDE

1606


Phylis, qui me voit le teint blesme,
Les sens ravis, hors de moy-mesme,
Et les yeux trempez tout le jour,
Cherchant la cause de ma peine,
Se figure, tant elle est vaine,
Qu’elle m’a donné de l’amour.

Je suis marry que la colere
Me porte jusqu’à luy déplaire ;
Mais pourquoy ne m’est-il permis
De luy dire qu’elle s’abuse,
Puis qu’à ma honte elle s’accuse
De ce qu’elle n’a point commis ?

En quelle eschole nompareille
Auroit-elle appris la merveille

De si bien charmer ses appas
Que je peusse la trouver belle,
Pallir, transir, languir pour elle,
Et ne m’en appercevoir pas ?

Ô ! qu’il me seroit desirable
Que je ne fusse miserable
Que pour estre dans sa prison
Mon mal ne m’étonneroit gueres,
Et les herbes les plus vulgaires
M’en donneroient la guerison.

Mais, ô rigoureuse avanture !
Un chef-d’oeuvre de la nature,
Au lieu du monde le plus beau,
Tient ma liberté si bien close
Que le mieux que je m’en propose,
C’est d’en sortir par le tombeau.

Pauvre Phylis mal advisée,
Cessez de servir de risée,
Et souffrez que la verité
Vous témoigne vostre ignorance,
Afin que, perdant l’esperance,
Vous perdiez la temerité.

C’est de Glicere que procedent
Tous les ennuis qui me possedent,

Sans remede et sans reconfort.
Glicere fait mes destinées ;
Et, comme il luy plaist, mes années
Sont ou prés ou loin de la mort.

C’est bien un courage de glace,
Où la pitié n’a point de place,
Et que rien ne peut émouvoir ;
Mais, quelque defaut que j’y blasme,
Je ne puis l’oster de mon ame,
Non plus que vous y recevoir.