Œuvres poétiques de Malherbe, Texte établi par Prosper BlanchemainE. Flammarion (Librairie des Bibliophiles) (p. 135-138).


XIX

POUR ALCANDRE

1609


« Quelque ennuy donc qu’en cette absence,
Avec une injuste licence,
Le Destin me face endurer,
Ma peine luy semble petite,
Si chaque jour il ne l’irrite
D’un nouveau sujet de pleurer !

« Parolles que permet la rage
A l’innocence qu’on outrage,
C’est aujourd’huy vostre saison ;
Faites-vous ouïr en ma plainte :
Jamais l’ame n’est bien atteinte
Quand on parle avecque raison.

« Ô fureurs dont mesmes les Scythes
N’useroient pas vers des merites

Qui n’ont rien de pareil à soy !
Ma dame est captive, et son crime,
C’est que je l’aime, et qu’on estime
Qu’elle en fait de mesme de moy !

« Rochers où mes inquietudes
Viennent chercher les solitudes
Pour blasphemer contre le sort,
Quoy qu’insensibles aux tempestes,
Je suis plus rocher que vous n’estes,
De le voir et n’estre pas mort !

« Assez de preuves à la guerre,
D’un bout à l’autre de la terre,
Ont fait paroistre ma valeur ;
Icy je renonce à la gloire,
Et ne veux point d’autre victoire
Que de ceder à ma douleur.

« Quelquefois les dieux, pitoyables,
Terminent des maux incroyables ;
Mais, en un lieu que tant d’appas
Exposent à la jalousie,
Ne seroit-ce pas frenesie
De ne les en soupçonner pas ?

« Qui ne sçait combien de mortelles
Les ont fait soupirer pour elles,

Et, d’un conseil audacieux,
En bergers, bestes et satyres,
Afin d’appaiser leurs martyres,
Les ont fait descendre des cieux ?

« Non, non ; si je veux un remede,
C’est de moy qu’il faut qu’il procede,
Sans les importuner de rien :
J’ai sceu faire la delivrance
Du malheur de toute la France ;
Je la sçauray faire du mien.

« Hastons donc ce fatal ouvrage ;
Trouvons le salut au naufrage,
Et multiplions dans les bois
les herbes, dont les feuilles peintes
Gardent les sanglantes empraintes
De la fin tragique des rois.

« Pour le moins la haine et l’envie
Ayant leur rigueur assouvie
Quand j’auray clos mon dernier jour,
Oranthe sera sans alarmes,
Et mon trépas aura des larmes
De quiconque aura de l’amour. »

À ces mots, tombant sur la place,
Transi d’une mortelle glace,

Alcandre cessa de parler ;
La nuit assiegea ses prunelles,
Et son ame, estendant les ailes,
Fut toute preste à s’en voler.

« Que fais-tu, Monarque adorable,
Luy dit un demon favorable,
En quels termes te reduis-tu ?
Veux-tu succomber à l’orage,
Et laisser perdre à ton courage
Le nom qu’il a pour sa vertu ?

« N’en doute point, quoy qu’il avienne,
La belle Oranthe sera tienne ;
C’est chose qui ne peut saillir.
Le temps adoucira les choses,
Et tous deux vous aurez des roses
Plus que vous n’en sçaurez cueillir. »