Pouponne et Balthazar/Texte entier

Librairie de l’Opinion (p. 3-217).

POUPONNE ET BALTHAZAR.

Séparateur


I.

Puisse cette petite histoire procurer à mes lecteurs le plaisir qu’elle m’a causé autrefois, lorsque, assise sur les genoux de ma grand’mère, je l’écoutais avec attention, les regards fixés sur ses yeux bleus si doux, si intelligents et toujours étincelants de tendresse, lorsqu’ils s’attachaient sur les enfants de sa fille. La chère paralytique tenait ce récit de sa mère, car à cette époque lointaine, elle n’était pas encore née. Je ne vous dirai que peu de chose des événements politiques qui ont forcé les Acadiens à abandonner leur patrie et leurs pénates pour venir s’établir dans un pays si éloigné du leur. Plus tard je vous en parlerai plus longuement, en vous racontant les aventures de Louis Comeau, de ce jeune héros, de ce noble chef qui, au prix de toute sa fortune, de dangers extraordinaires, de fatigues sans nom, réussit à conduire plusieurs centaines d’Acadiens sur les bords du bayon Têche. Aujourd’hui, leurs descendants, les Comeau, les Aucoin, les Boutet, les Mouton, les Broussard, les Bodin, les Leblanc, les Dupré, les Hébert, les Bérard et autres dont les noms m’échappent, appartiennent aux plus nobles familles des Attakapas et des Opelousas, et certes, aucun d’eux n’a oublié les préceptes d’honneur, de courage, d’énergie et d’intégrité que leur ont légués leurs pères, ces nobles compagnons de Louis Comeau.

Louis Comeau et ceux qui l’accompagnaient étaient des exilés volontaires, fuyant le danger qu’ils prévoyaient, comme le pêcheur cherche à se mettre à l’abri de l’orage qu’il voit venir ; mais il n’en était pas de même des malheureux dont je vais entretenir le lecteur. Plus tard, je m’étendrai sur les causes de leur exil, mais, pour le moment, je me contenterai de raconter les simples amours de Pouponne et de Balthazar, tous deux Acadiens, tous deux pauvres et sans éducation, mais bons, et surtout pleins de confiance en ce Dieu qu’ils avaient appris à aimer dès leur première enfance.

Vers la fin de l’année 1762, mon aïeul, monsieur Pierre Bossier, marié depuis trois ans environ, vint s’établir sur une grande habitation qui lui avait été cédée par le gouvernement. Cette habitation ou plutôt cette indigotière, était située sur les bords du Mississippi, dans cette région de la Louisiane appelée aujourd’hui la paroisse Saint-Jacques, mais qui, à cette époque, n’était connue que sous le nom des Acadiens. Pourquoi ce nom ? me demandera-t-on ? C’est qu’en 1757, cinq années avant le moment où monsieur Bossier vint prendre possession de son habitation, une bande d’Acadiens, au nombre de deux cent cinquante (en comptant les femmes et les enfants), étaient venus pour former une colonie au milieu de ces belles campagnes et s’y étaient définitivement fixés. De temps à autre, des parents, des amis qu’ils avaient laissés derrière, venaient les rejoindre, si bien, qu’en 1762, nos Acadiens avaient là, au bord du Mississippi, un grand village, ou plutôt une cinquantaine de plantations, de grandeurs différentes, qu’on apercevait, disséminées, çà et là, et où ils cultivaient du riz, de l’indigo, du coton, des patates, et surtout du maïs. Cette colonie qui occupait un espace d’une douzaine de milles, avait reçu des colons le nom de Petite Cadie ; mais les Louisianais n’appelaient l’endroit que du nom des Acadiens. Pendant des années, il conserva ce nom, et aujourd’hui même, bien des habitants disent encore les Acadiens, en parlant de la paroisse Saint-Jacques.

On dit que les Troyens exilés donnaient des noms aimés aux lieux inconnus où ils étaient venus chercher une nouvelle patrie. À l’époque dont j’ai parlé, on vit arriver quelques familles démembrées, ralliées par le même malheur, chassées comme les enfants d’Illion. Ces infortunés s’arrêtèrent, ainsi que je l’ai dit, sur les bords du Meschacébé, à cet endroit où le vieux fleuve semble prendre plaisir à revenir sur son cours comme pour mieux arroser les plaines fertiles qu’il sillonne, et rafraichir ses ondes sous les ombrages des chênes géants qui les abritent. Après bien des escarmouches avec les Indiens, après avoir entamé la forêt et asséché le sol par des travaux herculéens, ils y fixèrent leur demeure. Pour eux, la terre qui allait boire leurs sueurs et leurs larmes, recueillir leurs dernières espérances, donner des fleurs à leur vieillesse et garder leurs cendres bénies, la terre où leurs enfants devaient naître et mourir, ne pouvait s’appeler autrement que celle où ils avaient appris à connaître tout ce que la vie donne de délices dans les joies pures du foyer, durant ces beaux jours d’illusions et de mystères qui charment toute jeunesse ici-bas ; ils firent comme ces autres pélerins de l’Ausonie ; ils nommèrent le coin de terre qu’ils venaient d’adopter La Petite Cadie, du nom de la patrie perdue. Tous les proscrits sont frères, qu’ils soient victimes des Grecs ou des Anglais, et le génie de l’infortune a partout la même poésie de langage.

Si les premiers Acadiens, fixés sur les bords du bayou Têche, avaient eu à vaincre des obstacles presque insurmontables pour arriver à leur destination, eux qui avaient à leur tête un homme d’un courage et d’une énergie exceptionnelle, d’un homme qui disposait d’une immense fortune, qu’il dépensait tout entière pour subvenir aux besoins de ses compagnons, songez à ce que dut souffrir la seconde bande d’Acadiens, chassés par les Anglais et n’ayant pour chef qu’un pauvre prêtre dont la voix s’élevait plutôt pour consoler que pour commander.

Ces pauvres familles étaient venues à la Lousiane les unes après les autres, comme viennent les débris d’un naufrage, sur la même falaise, quand, après bien des vents contraires, une brise continue se met à souffler vers la terre. Des frères qui avaient eu des familles nombreuses, arrivèrent avec quelques uns de leurs enfants ou seulement avec ceux de leurs voisins. Des jeunes filles parties avec leurs vieux parents, se rendirent avec les parents des autres. Un homme qui comptait plusieurs frères, parvint au terme de la route avec deux de ses neveux ; il n’entendit jamais parler de ceux qui étaient restés en arrière, Quelques amis, quelques alliés réussirent à se joindre à différents intervales, mais cela fut rare.

Dans le cours de leurs pérégrinations, il y en eut qui franchirent des espaces incroyables, à pied, à travers les forêts, le long des fleuves, sur les rivages arides de la mer. Tantôt, ils furent arrêtés par la maladie et la misère ; d’autre fois, ils s’égarèrent longtemps. On offrit aux uns de se vendre comme esclaves, aux autres de s’enfermer dans les mines de la Pennsylvanie ; mais, ils préférèrent continuer leur chemin. Ils avaient rencontré quelques-uns des émissaires que Louis Comeau envoyait à leur rencontre, et ils essayèrent de rejoindre leurs frères. De plus, ils cherchaient un ciel ami qui leur rappelât celui qu’ils ne devaient plus revoir, et ils mouraient en le cherchant.

Lorsqu’ils furent arrivés sur les bords du Mississippi, à ce beau site dont j’ai parlé, les Acadiens s’arrêtèrent, et si quelques-uns continuèrent leur route avec l’espoir de rejoindre le jeune chef qui avait envoyé des émissaires pour leur servir de guides, les Robicheau, les Thériot, les Simoneau, les Landry et bien d’autres encore refusèrent d’aller plus loin et préférèrent se fixer sous ce beau ciel qui leur rappelait la patrie absente. Le père Jacques, ce noble prêtre qui avait toujours marché à leur tête et qui avait pris une large part de leurs misères et de leurs fatigues, résolut de ne point abandonner son troupeau. Ce fut avec des larmes dans les yeux qu’il vit partir ceux qui allaient rejoindre leurs frères dans la paroisse Saint-Martin. Lui demeura fidèle à son poste et continua à être le père, le chef de ce troupeau que Dieu, disait-il, avait confié à ses soins.

Fondateurs de la paroisse Saint-Jacques, les Acadiens se sont liés avec toutes les familles qui s’étaient fixées autour de leur établissement : la mienne fut la première qui leur tendit une main amie : et j’en suis fière ! car ces braves gens n’ont apporté sur le sol qui les a reçus, que les traditions de l’honneur le plus pur, le plus vigoureux et des vertus les plus sublimes, les plus robustes.

II.

— Mon aïeul, avec son âme chevaleresque et généreuse, ne fut pas longtemps avant d’apprécier ses voisins. Certes, il ne pouvait s’empêcher de remarquer leur manque d’éducation et leur langage un peu excentrique, pour ne pas dire davantage. Mais, que lui importait l’écorce grossière ? il devina bien vite les hautes vertus, l’honneur, l’énergie, cachés sous cette rude écorce et ne fut pas longtemps sans se rapprocher d’eux. Il trouvait un plaisir inexprimable à se faire raconter les injustices dont ils avaient été l’objet, leurs misères, et enfin leurs longs voyages au travers des États-Unis. Monsieur Bossier ne riait jamais de la manière dont tout cela lui était raconté, et revenait le lendemain vers ses nouveaux amis qui se répétaient les uns aux autres que le gros musié n’était pas du tout fiar et vaniteux.

La famille de mon aîeul en 1762 était encore peu nombreuse. Monsieur Bossier venait de la Flandre française ; il appartenait à une famille riche et aristocrate, et avait seulement cédé à son goût pour les voyages en se mettant en route pour l’Amérique. À bord du bâtiment où il s’était embarqué, il rencontra une jeune Viennoise, Charlotte Blum, dont il devint amoureux à la première vue. Charlotte venait à la Louisiane pour rejoindre son père, son seul parent. Hélas ! en arrivant à la Nouvelle-Orléans, la jeune fille apprit qu’elle était orpheline et que le vieux Blum était mort de la fièvre jaune quelques mois auparavant. Songeons à l’affreuse position dans laquelle il laissait la malheureuse enfant, sans amis, sans argent, sur une terre étrangère, dont elle ne comprenait même pas la langue ! Ce fut alors, que, sans hésiter, mon aïeul offrit sa main à celle qui possédait déjà son cœur, et, disons bien vite que jamais il n’eut à se repentir de cette union précipitée. Si Charlotte, fille d’un simple artisan, n’avait pas les brillants avantages de l’éducation, si elle n’avait rien des manières élégantes des belles dames de l’époque, elle devint la compagne fidèle et dévouée de celui qu’elle aimait de toutes les forces de son âme, de celui qui, plus tard, devait devenir le père de ses dix enfants. Femme de ménage accomplie, économe, énergique, c’est bien certainement en partie à elle que Pierre Bossier a dû son immense fortune.

Lorsqu’il vint s’établir aux Acadiens, la famille de monsieur Bossier se composait de lui-même, de sa femme, de ses deux petites filles, Dottée, (Dorothé) et Hélène, et de Placide, son jeune frère.

Une année après son arrivée en Louisiane, mon aïeul, comprenant les ressources qu’offrait sa nouvelle patrie, ne voulut pas être le seul à en profiter. Il écrivit à son père, lui parla avec enthousiasme de ses espérances, et acheva en le priant de lui envoyer Placide, le plus jeune de ses frères qui venait seulement d’entrer dans sa dix-huitième année. Ce fut Placide lui-même qui porta à Pierre la réponse de leur père. Certes, le jeune homme était loin d’avoir terminé ses études, mais son frère, au lieu de l’envoyer au collège, préféra le garder près de lui et s’occupa lui-même de son éducation.

Au moment où s’ouvre ce récit, Placide faisait partie de la famille de son frère, et, intelligent comme ce dernier, comme lui plein d’énergie et de confiance en lui-même, un large avenir s’ouvrait devant lui, et il devait plus tard, non seulement faire partie du Sénat et de la Législature, mais une des plus belles paroisses de la Louisiane était destinée à porter son nom, comme un honneur justement mérité.

Si monsieur Bossier éprouvait une vive sympathie pour ses voisins, les Acadiens, Placide, tout en partageant en partie cette sympathie, l’étendait jusqu’à ses voisines et leur rendait visite plus souvent qu’il n’aurait dû peut être. Beau garçon et beau parleur, notre jeune homme était fort bien accueilli par les Acadiennes, et il n’y avait pas un bal, pas un mariage où musié Placide ne fut pas le premier invité.

Disons bien vite que madame Bossier ne partageait en rien la sympathie de son mari pour les Acadiens et encore moins celle de son beau-frère pour les Acadiennes.

Lorsque Charlotte était arrivée en Louisiane, elle ne parlait que l’allemand, mais apprit vite le français qu’elle étudia avec Pierre, qui le parlait de la manière la plus pure, la plus chaste, et qui lui avait mis en main des livres destinés à lui faire le mieux apprécier cette belle langue. Et voilà, que, quelques jours après son arrivée à Saint-Jacques, elle assista à une scène que nous raconterons plus tard et qui ne put lui inspirer que de l’horreur pour les femmes capables de se servir d’un langage aussi sale, aussi vulgaire que celui qu’elle avait entendu.

En vain son mari chercha-t-il à la ramener à de meilleurs sentiments, en lui racontant les malheurs des infortunés exilés, en vain Placide se moqua-t-il de ses scrupules, et s’amusa-t-il à imiter en sa présence les manières et le langage des Cadiennes, Charlotte ne voulait rien entendre et se sauvait dès qu’on lui annonçait qu’une Acadienne était en bas et offrait à vendre des œufs ou des poulets.

Mais bonne et généreuse, comme nous la connaissons, disons bien vite que la jeune femme faisait acheter tous les poulets et tous les œufs, et que jamais, elle n’avait refusé les secours que ses voisines sollicitaient rarement, avouons le : car si l’Acadien est grossier et vulgaire, sachons bien, qu’au fond de l’âme, il a toute la fierté de l’aristocratie.

Ainsi que je l’ai dit, les Acadiens qui venaient de se fixer sur les bords du Mississippi, avaient eu pour chef un humble prêtre, un saint homme que tout le monde connaissait sous le nom du père Jacques. Enfermé avec quelques uns des membres de son troupeau à bord d’un navire ennemi, comme il l’avait été dans l’église de Grand Pré, jeté avec eux sur les côtes du Massachusetts, c’est là qu’il avait rallié son troupeau autour de lui et, comme le berger se met à la recherche des brebis égarés, il s’était mis à la recherche de ses frères perdus au milieu de ces régions inconnues ; il en retrouva quelques uns et partant à leur tête, il réussit à les conduire vers cet endroit que, comme eux il avait adopté pour patrie. Le père Jacques était un homme de cinquante ans, fort et robuste, et surtout plein de dévoûment pour ceux qu’il appelait ses enfants. Arrivé à la Nouvelle-Orléans, son premier soin fut d’aller rendre visite à l’évèque, et il n’eut point de peine après lui avoir raconté son histoire, à obtenir de lui la permission de rester toute sa vie au milieu de ceux qui le chérissaient comme un père. L’évêque, tout ému, remit au père Jacques, au moment où celui-ci allait se retirer, une somme d’argent destinée à soulager les premiers besoins de son troupeau. Le bon prêtre se soumit aux désirs de l’évêque, mais il retira de l’aumône, qu’il en avait reçue, une faible somme avec laquelle il fit bâtir une grande cabane, capable de contenir trois cents personnes et qu’il appela l’église de la Petite-Cadie, C’était là, que tous les dimanches, quelque temps qu’il fit, les Acadiens venaient entendre la messe et écouter le sermon de leur digne pasteur.

Cette église improvisée s’élevait juste au milieu de la colonie, à six milles de l’habitation Bossier, et, tout-à-côté, on voyait la modeste cabane ou plutôt le presbytère où logeait le père Jacques avec sa vieille servante Pélagie et un petit gars d’une douzaine d’années, nommé Tit Toine (Petit-Antoine) qui servait d’enfant de chœur au curé et s’occupait de son cheval et de sa calèche.

C’était dans cette cabane, que, tous les dimanches, après la messe, le père Jacques rendait la justice, car il était, non seulement le prêtre, mais encore le grand juge de ce petit peuple. C’était lui que les Acadiens venaient consulter dans leurs querelles et leurs dissentions : et, avouons le ; sa parole était toujours écoutée avec respect et surtout avec obéissance.

Monsieur Bossier et son frère avaient bien vite appris à apprécier les nobles sentiments de cet homme de Dieu, de ce saint si simple et si grand à la fois, et Charlotte elle-même éprouvait un grand respect pour lui et ne manquait jamais d’assister à la messe ; et, bien souvent, au moment de remonter en voiture pour retourner chez elle, elle passait au presbytère pour inviter le père Jacques à dîner et l’amenait dans sa voiture, toute fière de le voir assis à ses côtés et de pouvoir écouter ses paroles, toujours remplies d’une sainte morale et de pieux conseils.

Et toujours, disons le, le bon prêtre avait quelque anecdote touchante à raconter sur ces Acadiens que la jeune femme fuyait et redoutait. Un jour, elle demanda au père Jacques pourquoi il avait quitté son pays.

III.

— Ah ! madame, répondit-il, depuis notre naissance, nous nous étions habitués à considérer le roi de France comme notre seul souverain, et, tout-à-coup, on a voulu nous forcer à jurer obéissance au roi George d’Angleterre. Et, comme Charlotte le regardait avec des yeux étonnés, il continua :

— Oui, pour nous forcer à ce serment par lequel les Acadiens s’engageaient à porter les armes contre la France, à ce serment que nous étions bien résolus à ne point prêter, nous fûmes bientôt l’objet de toutes sortes de persécutions. Les Anglais nous considéraient comme ennemis et ne se gênaient point pour nous traiter comme tels.

« Un jour, une proclamation parut sur les murs de Grand Pré dont j’étais le pasteur : voici quelle en était la teneur :

« Aux habitants du district de Grand Pré, des Mines, de la rivière aux Canards, tant vieillards que jeunes gens et adolescents : — Son Excellence, le gouverneur, nous ayant fait connaître sa dernière résolution concernant les intérêts des habitants, et nous ayant ordonné de la leur communiquer en personne. Son Excellence étant désireuse que chacun d’eux soit parfaitement instruit des intentions de sa Majesté : qu’elle nous ordonne aussi de leur exposer telles qu’elles lui ont été confiées : en conséquence, nous ordonnons et enjoignons strictement par ces présentes à tous les habitants du district surnommé, ainsi que de tous les autres districts, aux vieillards comme aux jeunes gens, de même qu’aux enfants au dessus de dix ans, de se rendre dans l’église de Grand Pré, vendredi le 3 du courant, à trois heures de l’après-midi, afin que nous puissions leur faire part de ce que nous avons été chargés de leur communiquer ; déclarant qu’aucune excuse ne sera reçue, sous aucun prétexte quelconque, et que toute désobéissance encourt la confiscation des biens et de tous les meubles à défaut d’immeubles. »

« Donné à Grand : Pré, le 2 Septembre 1755, la 29me année du règne de sa Majesté. »

« John Winslow. »

— Quelle mémoire vous avez, mon père ! s’écria monsieur Bossier ; mais continuez, je vous en prie ! votre récit nous intéresse plus que je ne puis l’exprimer.

Le bon prêtre sourit de son triste sourire.

« Comme vous devez bien le penser, dit-il, ce document étrange produisit une grande sensation parmi les Acadiens : ils devinaient le danger, mais ne s’en rendaient point compte. Plusieurs d’entre eux se rendirent chez moi, mais, ne me trouvant point à mon presbytère, ils se dirigèrent vers la demeure du père Landry : c’était le patriarche du Grand Pré ; sa parole, celle d’un homme aussi pieux qu’honnête, était toujours écoutée avec le plus profond respect ; et bien souvent, les Acadiens venaient le consulter, quittant, pour arriver à lui, des villages éloignés. Une grande partie des habitants du Grand Pré ne savaient pas lire ; c’était pour se faire lire la proclamation qu’ils me cherchaient partout. Ils me trouvèrent chez le père Landry où je venais d’entrer. Le digne vieillard me mit le papier entre les mains, me priant d’en faire la lecture à haute voix, car lui, comme les autres, était dépourvu de toute éducation. Vous devez bien deviner les sentiments que cette lecture excita dans l’âme de ceux qui m’écoutaient. Tous avaient quelque chose à dire : plusieurs affirmaient qu’une perfidie se cachait sous ces promesses des Anglais. D’autres parlaient de mystères cachés et demandaient dans quel but les enfants étaient appelés à cette assemblée ; et pourquoi un vendredi, jour de malheur avait été choisi.

— « Ah ! criaient-ils, il y a dans tout cela quelque chose de diabolique. Il faut s’armer, résister, ou il faut fuir et, comme Louis Comeau aller chercher ailleurs une nouvelle patrie.

« L’agitation était indescriptible quand le père Landry se leva : le silence se fit dans la salle. Tout en cet homme de quatre-vingt quatre ans commandait le respect : il avait vingt fils et petit fils dans l’assemblée, il n’avait nul intérêt à se faire illusion ni à donner de vaines espérances aux autres. Tous à Grand Pré l’aimaient et le vénéraient. Il avait l’extérieur et le caractère d’un patriarche, on le considérait à l’égal d’un pasteur.

— « Mes enfants, dit-il, vous venez à moi pour chercher un conseil dans la position embarrassante où nous nous trouvons tous. Ah ! j’ose espérer que vous accepterez sans hésiter celui que mon cœur m’ordonne de vous donner : car, c’est vraiment la seule chose qui nous reste à faire. Nous sommes aujourd’hui sujets de l’Angleterre, nous devons nous soumettre à l’Angleterre qui, après tout, est une noble nation, incapable d’une perfidie. Vous parlez de résister ? quels moyens avez-vous de le faire ? nous n’avons pas une arme, et aucun moyen de nous en procurer. Nous sommes environnés de forteresses et de soldats anglais, et au premier mouvement, au premier cri de révolte, nous serions exterminés. D’autres parlent de fuir, de suivre l’exemple de Louis Comeau ? Fuir ?… comment ?… Où ?… Le pays est gardé de tous côtés, nous ne possédons pas une seule embarcation. Quand Louis Comeau a quitté l’Acadie, il l’a fait ouvertement ; alors les routes étaient libres et il emportait avec lui des ressources immenses. Mais nous ? la flotte anglaise garde nos côtes et la mer même nous est fermée. Pourquoi irions-nous errer dans les bois avec nos femmes et nos enfants et à la veille de l’hiver, pour chercher une patrie que nous ne pourrons jamais atteindre ? Je vous le répète, mes enfants, la soumission nous est imposée. Réunissons-nous donc dans l’église de Grand Pré, comme nous l’ordonnent nos supérieurs, marchons sans crainte sous la protection de notre digne pasteur. S’il nous arrive du mal, nous n’en serons que les victimes, car nous ne sommes pas coupables. Dieu prend pitié de ceux qui souffrent ; il ne punit que ceux qui font souffrir, il sera avec nous.

« Ces paroles produisirent un grand effet : elles étaient pleines de bon sens. Le silence religieux avec lequel on les avait écoutées se continua. Chacun se dirigea vers la porte, le regard abaissé, s’arrêtant en passant pour serrer la main du noble vieillard. »

IV.

« Le lendemain, vers midi, près de deux mille personnes étaient réunies dans le bourg de Grand Pré. Beaucoup étaient venus d’une assez grande distance avec toutes leurs familles. Tous étaient groupés autour de la rue principale, devant les maisons, à côté de l’église. La plupart s’occupaient à expédier un léger repas qu’ils mangeaient sur le pouce. Il n’y avait pas de tumulte : on eût dit qu’un voile lugubre enveloppait cette foule sur laquelle régnait une véritable stupeur. On s’entretenait à voix basse comme quand on se prépare à confier à la tombe les dépouilles d’un ami où d’un frère. On sentait, on devinait le malheur.

« Quand les vieilles horloges qui avaient marqué tant de moments heureux dans ces chaumières ignorées, commencèrent à sonner trois heures, tous sentirent leurs cœurs se serrer, les groupes s’ébranlèrent et, au même instant un roulement de tambour se fit entendre du côté du presbytère : c’était le signal annonçant l’ouverture de l’assemblée. Aussitôt la population tout-entière se mit en marche. La plupart des membres d’une famille se tenaient réunis. On voyait çà et là quelques têtes blanchies autour desquelles se pressaient les représentants de plusieurs générations, échelonnés selon leur âge. On aurait dit les patriarches des Israélites s’acheminant vers les plaines de la terre promise. Quelques femmes, quelques jeunes filles, avides de connaître plutôt le résultat de cette grande et mystérieuse affaire, s’étaient aussi mêlées à la masse des hommes.

« Il n’était pas permis aux femmes d’entrer dans l’église ; les gardes placés sur l’escalier, croisèrent leurs bayonnettes devant elles. Et quand le dernier de cette longue procession d’hommes fut entré et que le petit temple fut plein de ceux qu’il avait vus, même le dimanche précédent, prier et chanter, on vit s’avancer Winslow, Butler et Murray entourés d’une garde qui portait l’épée nue : tous franchirent le seuil de l’église et, après avoir ouvert un sillon au sein de l’assemblée, ils allèrent s’arrêter sur les marches de l’autel. La porte se referma derrière eux, et un double rang de soldats fit le tour de l’église, l’enfermant dans une double ceinture de bayonnettes aiguisées.

— Mais pardon madame, et vous mes amis, dit le père Jacques en interrompant son récit. Je crains de me laisser emporter trop loin par mes souvenirs et de vous ennuyer.

— Nous ennuyer, mon père ! s’écria Charlotte en joignant les mains. Non, vous ne pouvez deviner tout l’intérêt que m’inspire votre récit ! Continuez, je vous en supplie !

Le bon prêtre se retourna vers mon aïeul comme pour l’interroger.

— Comme ma femme, répondit monsieur Bossier, vos paroles, mon père, m’inspirent un intérêt irrésistible, et je serais désolé si vous n’acheviez pas ce récit qui fait battre mon cœur de pitié et d’indignation.

— Oh ! oui, continuez mon père ! ajouta Placide,

« Un silence effrayant s’établit partout, reprit le prêtre, en dedans comme en dehors. Winslow, quoique homme de résolution, en paraissait accablé : il hésita quelques instants à le rompre, tournant et retournant entre ses mains le fatal parchemin, Murray et Butler semblaient, eux aussi, partager sa pitié. Enfin, le colonel Winslow fit un effort sur lui-même et formula ces quelques phrases :

— « Messieurs, j’ai reçu de son excellence le gouverneur Lawrence la dépêche du roi que voici. Vous avez été réunis pour connaître la dernière résolution de Sa Majesté. C’est avec un chagrin profond que je me vois forcé de vous la faire connaître. La voici : à savoir que toutes vos terres, vos meubles et immeubles, vos animaux de toutes espèces, tout ce que vous possédez enfin, sauf votre linge et votre argent, soit déclaré par les présentes biens de la couronne, et de plus Sa Majesté ordonne que vous soyez expulsés de cette province.

— « Vous le voyez, continua le colonel, la volonté du roi est que la population française de ce district dont vous faites partie, en soit chassée pour toujours.

— Grand Dieu ! s’écria Charlotte, une pareille injustice est-elle bien possible ?

— Tout ce que je vous raconte est exact, madame, répondit le père Jacques. Winslow continua en assurant aux malheureux Acadiens qu’il veillerait à ce que les familles ne fussent point séparées, et promit qu’elles seraient embarquées sur les mêmes vaisseaux. Il ajouta que l’ordre de Sa Majesté était encore, qu’il fallait qu’ils restassent tous prisonniers jusqu’au moment où l’on fût prêt à les embarquer.

« Ces mots produisirent une commotion générale. Comme le premier effort d’un volcan qui entre soudainement en éruption, il s’échappa de toutes ces poitrines tendues une exclamation déchirante, pleine d’angoise et de sanglots : c’était le cri de cœurs broyés, de mille victimes atteintes du même coup. Tous ces malheureux, subitement frappés se sentirent instinctivement portés vers celui d’où partait le coup ; comme ces naufragés sous les pieds desquels vient de s’ouvrir l’abime, s’élancent avec l’instinct de la vie vers le rocher qui les a perdus, tous les bras s’élevèrent simultanément vers Winslow, l’implorant sans paroles, mais avec des cris étouffés, avec un désespoir déchirant… Mais la sentence était portée, le sacrifice devait s’accomplir.

« Winslow, Murray et Butler descendirent les marches de l’autel. Les épées de leurs gardes éloignèrent les bras implorants, les poitrines haletantes et les trois bourreaux passèrent mornes, mais calmes et froids en apparence. Les portes s’ouvrirent pour les laisser passer et se refermèrent derrière eux. »

Charlotte sanglottait et Placide faisait de grands efforts pour dominer son émotion.

— À l’extérieur, continua le prêtre, quand les femmes entendirent l’exclamation terrible de leurs pères, de leurs maris, de leurs enfants, elles se sentirent tressaillir jusqu’au fond de l’âme ; leurs tendres instincts les poussèrent toutes ensemble vers l’entrée de l’église et elles attendirent, dans une anxiété indicible le moment où la porte s’ouvrirait. Lorsqu’elles la virent s’entrebailler, elles s’y précipitèrent, mais, c’étaient Winslow, Murray, et Butler qui sortaient avec leurs sbires. Ils signifièrent à ces malheureuses de se retirer ; elles n’en firent rien ; ils les repoussèrent de la main et les menacèrent de leurs épées mais elles offraient leurs seins au fer, leurs têtes aux coups, pour tendre leurs bras à ceux qu’elles apercevaient par l’ouverture de la porte.

— Oh ! les nobles héroïnes ! s’écria Charlotte.

— Tu ne les fuiras plus ? demanda son mari.

— Oh ! tais toi, Pierre ! s’écria la jeune femme en rougissant ; je ne savais pas.

Le père Jacques continua : « Elles ne reculèrent que lorsqu’elles virent Butler tourner la clef dans la serrure.

« Ah ! qui pourra jamais analyser et peser les douleurs que la nuit qui suivit cette catastrophe cacha dans ses ténèbres ?… toutes ces familles sans chef, toutes ces femmes faibles et défaillantes, sans soutien, toutes ces mères dépouillées de leurs joies, de leur orgueil, de leur amour… toutes ces places vides au coin du foyer, aux lits des époux… toute cette douce gaîté de la veillée envolée… tous ces baisers du soir, ces doux rires d’enfants qu’on ne devait plus recevoir et entendre ! Et à tout cela se mêlaient d’horribles visions, des cauchemars hideux… Dieu seul a tout vu, tout entendu !

« Le départ des Acadiens fut fixé au 10, et Winslow fit avertir les prisonniers. Cinq vaisseaux les attendaient ou plutôt étaient attendus à chaque instant.

Alors on relâcha pour un jour seulement, dix des prisonniers afin qu’ils pussent aider leurs femmes à faire les provisions de l’exil ; dix autres prirent leurs places le lendemain, mais hélas ! une trentaine, tout au plus, purent profiter de cette permission : deux jours seulement les séparaient du moment du départ.

« Je vous l’ai dit : Winslow avait promis aux Acadiens que les familles ne seraient point séparées, et cependant, sans sembler se souvenir de cette promesse, les soldats poussèrent d’abord les jeunes hommes et les enfants, ensuite les vieillards, et alors les femmes furent jetées (cette expression est la seule vraie,) à tout hasard, sur ces vaisseaux, sans savoir qui elles devaient rencontrer… Oh ! c’était affreux ! affreux ! ”

Le prêtre s’arrêta pour prendre haleine. Charlotte, la figure cachée entre ses deux mains, pleurait à chaudes larmes. Placide, comme son frère, ne cherchait plus à cacher son émotion.

— Madame, dit le père Jacques au bout d’un moment, permettez-moi de mettre sous vos yeux deux épisodes bien touchants qui eurent lieu au moment du départ de mes malheureux compatriotes.

— N’étiez-vous pas avec eux, mon père ? demanda la jeune femme en relevant la tête.

« Oui, ma fille, on n’avait placé parmi les vieillards : pourquoi ? je l’ignore, à moins que ce ne fût pour les aider et les consoler dans leur abandon.

V.

« Lorsque nos hommes reçurent l’ordre de se diriger vers les navires qu’on apercevait à peu de distance, ils obéirent sans murmurer, pleins de confiance dans la parole du colonel qui, Si vous vous en souvenez, avait promis que les familles ne seraient point séparées et partiraient ensemble.

Les jeunes gens et les enfants (mâles) furent mis à l’avant, distribués par rangs de six, et les vieillards, placés à leur suite, dans le même ordre, attendaient avec calme le signal du colonel pour s’acheminer vers la côte. Tous s’étaient résignés, il ne s’élevait pas une exclamation du milieu de cette foule ; ils espéraient que leurs mères, leurs femmes et leurs filles viendraient les rejoindre dans quelques instants et ne pensèrent même pas à leur faire leurs adieux.

« Mais Butler vint bientôt soulever une tempête dans ces cœurs pacifiés, en commandant aux jeunes gens et aux enfants de s’avancer seuls du côté des vaisseaux.

— « Il faut que vous vous embarquiez avant vos parents, dit-il.

— Non ! non ! s’écrièrent tous, nous ne voulons pas partir sans eux… nous ne bougerons pas d’ici à moins qu’ils ne nous suivent… Pourquoi nous séparer ?… voyez ces enfants ? peuvent-ils se passer de leurs mères ? Nous sommes prêts à obéir, mais avec eux… nos parents, nos pères, nos mères, nos épouses !… Il faut qu’ils partent avec nous !

« En même temps ils se retournèrent pour aller se mêler aux rangs des vieillards ; mais ce cri de leurs entrailles avait été prévu et ils trouvèrent derrière eux une barrière de soldats qu’ils ne purent enfoncer et devant laquelle ils s’arrêtèrent, protestant toujours avec la même fermeté.

« Butler cria à ses hommes de marcher sur eux et de les pousser à la pointe de leurs armes. Ces misérables n’attendaient qu’un ordre semblable pour satisfaire leur cruauté. Ils s’élancèrent donc dirigeant des faisceaux de bayonnettes vers ces poitrines trop pleines d’amour, contre ces bras levés vers le ciel, contre ces malheureux désarmés et qui ne demandaient qu’un embrassement paternel. Le sang de ces enfants (il y en avait parmi eux qui avaient à peine achevé leur dixième année) coula devant leurs mères, devant leurs vieux parents qui leur tendaient aussi les bras, mais qui, voyant pourquoi on les blessait les prièrent de s’en aller sans eux.

— « Partez enfants ! cria le père Landry, Dieu veillera sur nous !

« Le pauvre vieillard avait six fils, huit gendres et seize petits fils dans ce troupeau de victimes.

« Ils obéirent et reprirent leurs rangs, cette fois, calmes en apparence, mais désespérés. Et au bout d’un moment, les flancs du navire engloutissaient leur première cargaison de martyrs.

« Ce fut ensuite le tour des vieillards. Ce fut le même spectacle navrant ; les mêmes scènes de douleur, les accompagnèrent, seulement, leur marche fut plus silencieuse. Ou devinait qu’ils priaient au mouvement de leurs lèvres. Ils s’avançaient lentement, courbés par l’âge et le désespoir, comptant leurs derniers pas sur cette terre qu’ils avaient arrosée de leurs sueurs. Plusieurs étaient tête nue comme s’ils se fussent crus sur le chemin du Calvaire. Patriarches pieux, ils saluaient l’heureux berceau qu’ils avaient préparé à ces générations venues comme une bénédiction du ciel et auxquelles ils allaient maintenant montrer le chemin de l’exil. Les pauvres femmes folles de désespoir, les regardaient s’éloigner, et il leur semblait que leur cœur se brisait tout-à-fait.

« À la tête de ce cortège de vieillards, marchait le père Landry, courbé sur son bâton sur lequel s’appuyaient ses deux mains. Les fils du vieillard qui venaient de s’embarquer, n’étaient point ses seuls enfants : sans compter ses filles et ses brus, il avait quatre fils, établis depuis plusieurs années, avec leurs familles, sur la Baie de Beau Bassin : ils y possédaient de belles habitations. Mais, lorsque les troubles commencèrent, quand les troupes anglaises parcoururent les rues du Grand Pré, le père Landry, effrayé pour la sûreté de ses enfants, envoya Balthazar, son plus jeune fils, à la Baie de Beau Bassin, afin d’avertir ses frères du danger qui menaçait le pays. Il leur conseilla de prendre tout ce qu’ils pourraient emporter, et d’abandonner leurs habitations et de tâcher de gagner, avec leurs familles, une terre où ils n’auraient rien à craindre, et où, plus tard, ils pourraient être tous réunis, le père et les enfants.

« Balthazar était un beau garçon l’une vingtaine d’années, brave, intelligent, fort, et toujours le premier dans tous les exercices du corps. Il était fiancé à Pouponne Thériot, la plus belle fille de Grand Pré. Elle n’avait pas encore accompli sa quinzième année, et il avait été décidé, (avant les troubles bien entendu) que son mariage aurait lieu le jour de son prochain anniversaire. Pouponne, en voyant embarquer les enfants du village, bénissait Dieu qui avait permis que Balthazar et Périchon Thériot, son frère, fussent absents dans ce moment terrible. Pour ne pas voyager seul, Balthazar avait amené avec lui le frère de sa fiancée, un gars de dix-sept ans.

— « Hélas ! se disait la pauvre Pouponne au milieu de ses larmes, je ne les reverrai probablement jamais !

« Pendant que la colonne des vieillards s’avançait, Pouponne se tenait debout au milieu d’un groupe de femmes qu’elle essayait de consoler et soutenait sa mère, qui elle, la pauvre femme, regardait d’un œil désolé le bâtiment qui allait amener loin d’elle ses trois fils aînés. La malheureuse semblait avoir tout oublié dans cette muette contemplation ; elle n’écoutait pas Pouponne et ne prêtait aucune attention aux deux petits jumeaux accrochés à sa robe.

« Au moment où les vieillards allaient mettre le pied sur la passerelle qui conduisait au navire, le père Landry s’arrêta comme pour dire un dernier adieu à ceux qui l’entouraient. Entrainé par la colère, un soldat donna une violente poussée au pauvre vieillard qui serait tombé, si Pouponne, qui avait tout vu, ne s’était élancée à son secours et ne l’avait reçu dans ses bras. Exaspéré de ce secours inattendu, le soldat bondit vers le couple et, avant que la jeune fille n’eût compris son intention, avant que madame Thériot se fut aperçue de la disparition de sa fille, les soldats poussèrent le vieillard et la jeune fille comme s’ils n’eussent formé qu’un seul corps, et Pouponne se trouva sur le navire avant d’avoir eu le temps de réaliser ce qui avait été fait. Hélas ! en vain la pauvre enfant essaya-t-elle d’attendrir ses bourreaux en leur montrant sa mère désespérée, en vain je voulus joindre mes prières aux siennes, tout fut inutile ! Pouponne Thériot venait de voir sa mère pour la dernière fois. »

— Oh ! c’est affreux ! s’écria Charlotte en frissonnant et en serrant plus étroitement sur son sein la tête brune de la petite Dottée qui, en ce moment était assise sur les genoux de sa mère.

— Quand l’héroïque enfant eut tout essayé, reprit le prêtre, quand elle eut imploré les monstres qui l’entouraient, elle comprit que tout était inutile, elle se releva forte et calme en apparence, essuya ses yeux et, s’avançant vers le père Landry :

— « Père de Balthazar, dit-elle, c’est Dieu qui m’a envoyée vers vous. Vous serez mon père… et moi, à partir de ce moment, je deviens votre fille.

« Et, s’agenouillant devant le vieillard :

— « Bénissez-moi, mon père ! dit- elle.

« Et les deux bras étendus sur cette tête angélique, le père Landry adopta de cœur l’enfant qui venait de se donner à lui. Et, je vous le dis, madame, la noble jeune fille a rempli dignement la mission qu’elle s’est imposée… elle est bien l’enfant du père de son fiancé ; elle le soigne, l’aime, le console avec tout le zèle et la tendresse d’une véritable fille. »

— Mon père, demanda madame Bossier avec émotion, Pouponne est-elle ici ? fait-elle partie de votre troupeau ?

— Oui, ma fille, et elle en est bien la douce protectrice, l’ange gardien. Sa charité n’a pas de limites et ne peut se comparer qu’à sa piété. Ah ! elle est bien la sœur de charité du campement… on la trouve toujours à côté du lit des malades, là où il y a des soins et des consolations à porter… Je vous le répète, madame, c’est notre Providence.

— Elle est donc riche, mon père ?

— Riche ! la pauvre enfant ne possède pas une obole : elle n’a rien à donner que ses soins et ses veilles. Si une mère a besoin de sortir, sans hésiter, elle envoie ses enfants à Pouponne et Pouponne leur enseigne leurs prières et leur parle du Dieu si bon qui veille sur eux. S’il y a un malade, la première chose qui se fait est d’envoyer chercher Pouponne. Ah ! madame ! si vous avez des aumônes à distribuer, allez près de cette jeune sainte, elle vous désignera ceux qui en ont besoin. Mais pour elle, elle refuse tout, souvenez vous de cela… elle est aussi fière qu’elle est bonne.

— Merci de votre récit, mon père ! dit Charlotte, dès demain j’irai voir Pouponne. Et le père Landry ?

— Il demeure avec Pouponne dans la seconde cabane du campement, à deux pas de chez vous, madame. La douce jeune fille a tenu fidèlement ses promesses : elle le soigne avec la tendresse et le dévouement d’une véritable fille. Le vieillard l’adore. Du reste à l’exception de son jeune frère, Tit Toine que j’ai eu la chance de retrouver en arrivant au Massachusetts, le père Landry est le seul parent que Pouponne ait ici. Encore, parent comme père de son fiancé.

— Mon père, demanda Charlotte avec une certaine hésitation. Pouponne a-t-elle les manières et le langage des autres Acadiennes ?

Ce fut le prêtre qui hésita :

— Comme ses compagnes, répondit-il, Pouponne n’a aucune éducation, elle ne sait même pas lire, mais elle est douée d’une modestie instinctive qui dirige toutes ses actions. Au milieu d’êtres grossiers et vulgaires, elle n’est ni vulgaire ni grossière. De plus, elle est très timide et ne parle pas beaucoup ; certes, les expressions dont elle se sert ne sont pas très élégantes, mais elles ne sont jamais sales, ni triviales. Elle est très pieuse et souvent je l’ai vue rougir en écoutant les jurements et les vilaines paroles de quelques-uns de nos Acadiens.

— Mon père, dit Charlotte, j’ai honte d’être restée si longtemps sans visiter mes voisines. J’ai péché par orgueil, j’ai fait comme Pouponne, j’ai rougi en les entendant jurer et blasphémer et dans mon cœur, j’ai rendu toute une population responsable des fautes d’une seule. Placide vous dira ce qui m’est arrivé, et vous m’excuserez, je l’espère ! Dès demain, je le répète, j’irai voir Pouponne.

— Vous pouvez l’aider dans sa pauvreté, dit le père Jacques, car la pauvre enfant est bien pauvre, obligée comme elle l’est, de soutenir son père adoptif Ne lui offrez pas d’argent, ce serait une grande humiliation pour elle. Mais donnez lui de l’ouvrage, elle coud bien et confectionne de splendides cotonnades. De plus elle vend des poulets et des œufs.

— Je vous remercie de vos observations, mon père, je saurai m’y conformer, répondit mon aïeule.

— Et, reprit le père Jacques, comme je vois que vous vous intéressez au sort de ma protégée, lorsque je reviendrai une autrefois, je vous raconterai ce que je sais des amours de Pouponne et de Balthazar.

— Espérons que vous ne me ferez pas attendre trop longtemps votre prochaine visite, dit Charlotte, car vous l’avez bien deviné, sans connaître Pouponne, je me sens déjà son amie.

VI.

Nous allons raconter maintenant une scène qui avait eu lieu quelques mois auparavant et qui avait causé une véritable épouvante à Charlotte et avait fait naître l’inimitié que lui inspiraient ses voisines, les Acadiennes.

Madame Bossier était fort sédentaire et se donnait entièrement aux soins de son ménage et encore plus aux soins qu’exigeaient ses deux petites filles en bas âge. À cette époque reculée, le poste de maîtresse de maison n’était pas une sinécure, bien loin de là. Les habitants riches qui tenaient à avoir une bonne table et à exercer dignement les devoirs de l’hospitalité, étaient obligés de tout faire, de tout élever sur leurs habitations. Aujourd’hui que l’argent donne tout, il nous est difficile de réaliser les vrais travaux d’Hercule de nos aïeux qui, comme nous, aimaient à jouir de la vie, même au prix de bien des peines. Prenons l’habitation Bossier pour exemple et parlons des immenses troupeaux de porcs, de moutons et de cabris, confiés à la garde d’une demi douzaine de nègres, trop vieux pour travailler aux champs ; jetons nos regards sur l’immense jardin potager et sur le grand verger, rempli de toutes sortes de fruits. Deux femmes et plusieurs négrillons s’occupaient du pigeonnier et de la basse-cour qui faisait l’orgueil de Charlotte, aussi bien que sa laiterie. Sans compter les jambons, les fromages, les sirops, les confitures et les conserves de toutes sortes qui se faisaient sur l’habitation, sous les yeux de la maîtresse, mon aïeul employait deux chasseurs et deux pêcheurs, chargés de fournir le gibier et le poisson à la table du maître.

Outre les travaux du ménage, il fallait encore surveiller les métiers de cotonnade, (étoffe avec laquelle on habillait les esclaves,) et jeter un coup d’œil à l’hôpital de l’habitation, placé sous la garde de plusieurs vieilles négresses, car si Charlotte était bonne mère, avouons qu’elle était aussi la meilleure de toutes les maîtresses.

Comme nous le voyons, la jeune femme avait peu de temps à donner aux visites ; de plus elle n’avait aucun parent en Louisiane et n’avait pas encore eu le temps de s’y faire beaucoup d’amis.

Par une belle après-dinée du mois de Mai, Placide entra dans la chambre de sa belle-sœur et lui proposa de venir avec lui faire une promenade sur la grande route, le long du Mississippi. Charlotte accepta sans hésiter et, après avoir recommandé ses enfants à leur vieille gardienne, elle jeta sur ses cheveux une mantile de dentelle et descendit avec son jeune beau-frère.

C’était un Dimanche et, à chaque pas, nos promeneurs rencontraient les groupes d’Acadiens endimanchés, se promenant sur la route ou prenant le frais devant la barrière qui entourait leur demeure, le dos appuyé à cette barrière et les pieds pendant dans le fossé. Ce n’était pas la première fois que Charlotte voyait ses voisins, mais, malgré tout, elle ne pouvait s’empêcher de les regarder avec curiosité. Pour beaucoup de ces malheureux, le seul luxe qu’ils se permettaient le Dimanche, était la propreté. Ils avaient à peu près oublié l’usage des chaussures. Ils étaient tous habillés de cotonnades bleues ou jaunes, confectionnées par leurs femmes. Pendant la semaine, leur costume se composait d’une sorte de pantalon et d’une vareuse ; mais le Dimanche, la vareuse était remplacée par un gilet rond qu’ils appelaient un capot. Leurs chapeaux étaient faits des feuilles du latanier et étaient aussi l’ouvrage des femmes.

Quant à celles-ci, elles montraient un peu plus de coquetterie que leurs époux ; les robes de cotonnade étaient mises de côté le Dimanche et remplacées par une étoffe plus légère et, toujours de couleur brillante. Celles que Charlotte rencontrait, étaient toutes habillées de même, à peu de différence ; un jupon très court, rouge, orange, vert ou bleu, et un caraco (une basque très courte,) tout couvert de boutons, et s’ouvrant sur une chemise plissée. Elles portaient au cou d’énormes colliers de verroterie en couleur et aux oreilles de larges anneaux d’or, de cuivre, ou même de ces mêmes petites perles en couleur qu’elles enfilaient et se passaient aux oreilles. Quelques unes avaient des souliers, mais bien peu. Presque toutes étaient nu-tête, laissant leurs cheveux retomber en tresses sur leurs épaules ; d’autres portaient le garde soleil traditionnel et d’autres encore avaient recouvert leurs cheveux d’un mouchoir en couleur, attaché sous le menton. Quant aux enfants, ils étaient tous demi nus.

Et nos Acadiens ouvraient de grands yeux en voyant passer la dame au gros monsieur, (dans cette circonstance, gros voulait dire riche) comme ils appelaient mon aïeul, et dans leur étonnement de la voir, ils oubliaient de la saluer. Quant à Placide il était connu de tout ce petit peuple dont il avait su se faire l’ami en se joignant à ses bals et à ses fêtes. La chronique acadienne allait jusqu’à dire qu’il avait une amoureuse parmi les filles de la Petite-Cadie. Et vrai ! le jeune Flamand avait montré son bon goût en courtisant la gentille Tit’Mine, une enfant de quatorze ans qui passait avec raison pour la belle du campement.

Mais si Tit’Mine recevait en souriant les attentions et les cadeaux du jeune monsieur, si elle était fière de l’avoir pour cavalier dans les bals du samedi, enfin, si ses visites étaient reçues avec plaisir par la petite Cadienne, il n’en était pas de même de sa mère. Disons tout de suite que, par ses manières masculines et querelleuses, la Térencine avait su se rendre la terreur du campement. Elle était très grande, très brune ; ses formes angulaires, sa marche raide, ses gros sourcils, lui donnaient l’apparence d’un homme habillé en femme surtout que ses cheveux qui formaient un matelas sur sa tête, étaient toujours recouverts d’un chapeau d’homme ; avouons-le, la mère de la jolie Tit’Mine était un objet aussi dégoûtant que répulsif. Ajoutez à ce que je viens de dire un verbe qui se faisait entendre d’un mille de distance ; le langage le plus grossier qui se puisse imaginer, et nous ne serons pas étonnés d’entendre dire, que la Térencine était une maîtresse femme qui ne permettait à personne de sa famille d’élever la voix devant elle : son mari, Théogène Simoneau, un tout petit homme était le premier qui donnait l’exemple de la soumission. On allait jusqu’à dire que sa femme lui donnait le fouet. Du reste, elle en était bien capable.

D’abord, la Térencine avait reçu avec plaisir les visites de Placide : elle se rengorgeait en parlant des anneaux d’or et des beaux rubans qu’il avait donnés à Tit’Mine ; mais si notre virago était brusque et grossière, elle était honnête et, voyant que le jeune homme ne parlait point de mariage, elle fit une terrible scène à sa fille, alla, dit-on, jusqu’à la battre et finit par lui défendre de parler à c’t enjôleur de filles qu’avait du sucre sur les lèvres et du vinaigre dans l’cœur.

Tit’Mine pleura, mais comme Placide avait été obligé de s’absenter pendant deux ou trois jours, elle n’avait pu lui communiquer les ordres de sa mère.

Comme nous devons le supposer, Placide, aristocrate de premier ordre, ne cherchait, près de la gentille Acadienne qu’une distraction passagère. La pensée d’épouser cette créature vulgaire ne lui serait jamais venue. Mais, au fond du cœur, le jeune homme se disait que sa conduite n’était pas très louable et se garda bien de parler de Tit’Mine Simoneau à son frère, et encore moins à sa belle-sœur dont il connaissait l’extrême délicatesse et les sentiments élevés.

VII.

Et voilà que tout-à-coup nos promeneurs se trouvent en présence de la terrible Térencine, au moment où cette dernière allait rentrer chez elle. La maison des Simoneau était bâtie sur la route, et n’était entourée d’aucune barrière comme l’étaient toutes les autres cabanes du campement. Notre Acadienne endimanchée, (Dieu sait comment ?) tenait un panier d’œufs à la main. En la voyant, Placide porta la main à son chapeau et la salua de ces mots :

— Bonjour madame Théogène.

— Bonjour, répondit-elle d’une voix qui ne promettait rien de bon.

Placide qui voulait amuser Charlotte, s’arrêta.

— Combien vos œufs ? demanda-t-il.

Elle hésita avant de répondre, la colère lui montait au cerveau, mais la présence de mon aïeule la retenait.

— Trois picaillons, répondit-elle d’un ton bourru.

— C’est trop cher, dit-il.

Il essayait de la faire parler et ne réussit que trop bien.

— Ah ! c’est comme ça ! dit-elle, eh ben ! vous n’les aurez pas, pour c’que vous en dites.

— Un escalin, et je prends le tout, dit Placide.

En cet instant, une femme jeune encore, mais vieillie par la misère et le malheur, parut sur la galerie de la cabane : elle avait la poitrine entièrement découverte et un enfant était suspendu à son sein. La Térencine se retourna vers elle, tandis que Charlotte détournait la tête en rougissant.

— Parle-donc, Maré-Jeanne ! cria la virago. Est ce qu’t’as des œufs à vendre à musié pour in escalin ? où ce donc qu’vous restez, musié ? j’vas vous les envoyer par l’cousin d’mon chien.

Et chacune de ces paroles était coupée par une profonde révérence.

Placide riait à se tenir les côtés.

— Quéqu’vous avez à terliboucher (rire) d’la sorte ? s’écria-t-elle ; p’tit homme manqué ! avec sa mine de déterré, capable d’faire rendre l’déjeuner d’mon chat… mais… mais… voyez donc comme y vous ouvre son gouffre ! (sa bouche.) Allez-vous en d’ici ! vite… vite… ou j’vas vous tourner la tête sans d’vant derrière.

— Placide… je vous en prie ! allons-nous en ! dit Charlotte en allemand.

— Tout-à-l’heure, répondit-il dans la même langue ; il n’y a rien à craindre.

— Tiens ! tiens ! s’écria la Térencine, les v’là qui parlent latin à ct’heure… tout comme musié le curé. Est-ce qué vous dites la messe aussi, mame ?

— Madame Théogène, reprit Placide, vous voulez vous battre ?… eh bien je suis votre homme… venez ! nous serons deux à ce jeu là. Et il retroussait ses manches.

— Placide ! implora Charlotte en s’accrochant au bras de son beau-frère.

— Toi ! s’écria notre poissarde, toi carcasse embeurrée ! Mais, d’un tour de main, j’t’e clourons l’âme entre deux pavés… Quiens ! crois-moi, cervelas de Satan, gueusard si y en a un ! va-t-en ! ou j’te donnerai un rayon sus l’œil qu’tu n’en verras goutte de six semaines pour le moins.

— Si j’étais poltron, dit Placide, en vérité, la vieille, vous me feriez peur !

La Térencine était lancée et ce mot de vieille ajouta encore à son exaspération.

— Qui qui qu’t’appelles vieille, moule de gueux qu’t’es ? J’sis pis belle encore, quoi qu’t’en dises, que ben des marnes qui, parce qu’elles s’habillent à la hurluberlue (à la mode) s’croient l’droit d’mépriser l’pauvre monde.

Mon aïeule comprenant qu’il s’agissait d’elle, pressa plus fortement le bras de son compagnon ; elle n’osait plus parler depuis que la Térencine lui avait demandé si elle disait la messe.

Mais comme Placide s’amusait, il sembla ignorer l’épouvante de sa belle- sœur.

— Ah ! madame Théogène, dit-il, vous avez tort de vous échauffer ainsi… vous êtes rouge comme un coquelicot et… les pleurésies sont dangereuses cette année.

Dieu sait ce qu’elle aurait répondu, si, en cet instant, attirée par le bruit, Tit’Mine n’eut paru sur la galerie. L’enfant était vraiment charmante avec sa jupe rouge et son petit caraco de velours noir tout garni de nœuds de rubans rouges ; ce casaquin aussi bien que les anneaux d’or et la croix qu’elle portait suspendue à son cou par un velours noir, étaient des cadeaux de Placide. En voyant le jeune homme, elle lui adressa un doux sourire qui mit à découvert deux rangs de petites dents perlées dont une duchesse aurait été jalouse.

Charlotte regardait la jeune fille et son costume pittoresque avec une vive admiration, mais sa vue acheva d’exaspérer la Térencine : elle jeta un cri de hyène enragée.

— Qué que tu viens faire ici, vilaine coureuse de garçons ? s’écria-t-elle.

Et avant que l’enfant eût eu le temps de répondre, elle sauta sur la galerie et prenant sa fille par le bras, elle la lança de toutes ses forces par la porte entr’ouverte. Et pendant que tout cela se passait, Théogène Simoneau, un petit homme qui venait à peine à l’épaule de la Térencine, était tranquillement assis sur le bout de la galerie, ne détachant point ses yeux d’un morceau de bois qu’il taillait du couteau qu’il tenait à la main.

Tit’Mine faisait retentir la maison de ses cris et Charlotte, tremblante de frayeur, suppliait Placide de se retirer. Térencine, les poings crispés s’avançait vers le jeune homme qui, exaspéré de sa conduite envers sa fille, l’attendait de pied ferme. Mais en écoutant les cris de Tit’Mine, elle s’arrêta, et s’adressant à sa belle fille qui venait de paraître sur la galerie :

— Maré Jeanne, cria-t-elle, qu’a ce qu’alle a à gueuler comme ça ?

— Aile a qu’alle a chu (elle a qu’elle est tombée) répondit la Maré Jeanne.

Placide ne savait que faire : il voyait la pâleur et l’effroi de Charlotte, et du fond du cœur, il craignait pour elle, mais se sauver devant la Térencine, oh ! c’était impossible ! Elle s’avança vers lui le poing levé.

— À c’te heure, dit-elle, vilain engueuseur de filles ! horrible grouin d’cochon ! si t’oses reparaitre par ici, j’te mettrai sus ton nez une giroflée à cinq feuilles qui pourrait bien l’aplatir et t’escarber (te rendre infirme) pour l’reste de tes jours… Ah ! tu viens conter fleurette à ma fille, tu la forces à courir le guilledou avec toi. Ah ! tu n’es qu’un couard, de chercher à emboiser (tromper) un enfant de c’t âge là ! et si c’était pas pour mame qu’est là, j’te coifferais d’un bonnet qui n’tirait qu’à demi.

Et lui tournant le dos avec une certaine dignité, la Térencine rentra chez elle. Les dernières paroles que nos promeneurs entendirent furent celles qu’elle adressa à sa fille : — Veux-tu bien cesser d’geigner comme ça ? cria-t-elle. Tout-à-l’heure j’vas t’fermer l’museau, fille sans cœur ! Ah ! c’est donc ça qu’t’as appris au catéchisse ? de t’laisser faire l’amour par ce gueurluchon d’Placide ?

Et Placide qui ne voulait pas abandonner la dernière attaque à son antagoniste, lui cria en s’en allant !

— Au revoir la Térencine ! vrai vous me faites l’effet d’être soûle… présentez s’il vous plaît mes compliments à mamzelle Tit’Mine.

Elle dédaigna de lui répondre. Ils s’éloignèrent en silence. Charlotte tremblait encore et Placide, en songeant à Tit’Mine, regrettait du fond du cœur, la distraction qu’il s’était permise et qu’il n’espérait plus continuer, grâce à la Térencine.

Comme je l’ai dit, Charlotte, en sortant de chez elle, s’était couvert la tête d’une mantille de dentelle : en passant près d’un groupe de femmes, elle entendit l’une d’elle faire la remarque suivante :

— Regardez donc ce qu’elle a sur sa tête ! Ça m’fait l’effet d’une fraise de veau, tous ces plis et replis qu’alle a empilés sus son chignon.

Avouons que Charlotte avait de bonnes raisons de ne pas admirer les Acadiennes. Lorsqu’ils furent à une certaine distance, la jeune femme s’arrêta et se mit à gronder doucement son jeune beau-frère, lui représentant l’étourderie et l’inconséquence de sa conduite ; mais il la rassura en lui affirmant qu’il n’avait jamais dit un mot d’amour à Tit’Mine.

— J’avoue que j’ai dansé avec elle, ajouta-t-il, que je l’ai accompagnée plusieurs fois au bal… Par pitié pour sa misère, je lui ai fait quelques légers cadeaux… voilà tout !

— Eh bien ! croyez-moi, dit Charlotte, restez-en là, n’allez pas plus loin, car cette terrible Térencine pourrait vous faire un mauvais parti et peut-être maltraiter sa fille.

VIII.

Le lendemain, selon la promesse qu’elle avait faite au père Jacques, Charlotte se mit en route de bonne heure, emportant dans sa voiture un panier rempli de provisions destinées au père Landry. Peu de femmes étaient douées d’une âme aussi délicate que mon aïeule : elle devinait la peine ou l’humiliation qu’elle pouvait imposer, et faisait tout pour l’éviter. Ainsi, elle se dit que, si elle allait tout droit chez Pouponne, celle-ci pourrait deviner que le curé avait parlé d’elle et souffrirait peut-être de cette indiscrétion. En conséquence, elle fit arrêter sa voiture devant la première cabane, habitée par les familles de deux frères, Théodule et Gaspard Labauve dont elle n’avait entendu dire que du bien. Elle n’osa pas descendre, mais ordonna à son cocher d’appeler. En ce moment tous les hommes étaient au champ, et Charlotte, de sa voiture, pouvait apercevoir, au fond de la cour, deux femmes occupées à laver, tandis qu’une bande d’enfants, plus sales, plus déguenillés les uns que les autres se vautraient dans la boue avec les porcs et les canards dont la cour était pleine. Et pendant que le cocher criait de toutes ses forces, madame Bossier examinait la maison qui était devant elle et se demandait comment dix-huit personnes pouvaient s’y loger On lui avait dit que les deux frères, leur vieille mère, leurs femmes et leurs treize enfants demeuraient ensemble.

À l’appel du cocher, une vieille femme parut sur la galerie. Elle était fort grande et sa haute taille, droite encore, se soutenait sur un bâton, sur lequel elle s’appuyait des deux mains. Elle était habillée d’une volante en siamoise, (cotonnade légère) et ses longs cheveux blancs, pendant sur ses épaules, voltigeaient au vent. C’était l’aïeule, et, en la voyant, Charlotte descendit de voiture et s’avança jusqu’à la barrière. Elle salua respectueusement la vieille femme qui lui rendit son salut et lui demanda d’une voix grêle :

— Qu’a ce qu’y a pour vot service, mame ?

— Je voudrais acheter des poulets et des œufs, répondit madame Bossier.

La vieille se mit à rire : — Ça n’me connaît pus, la volaille, dit-elle ; mais excusez mame, j’vas appeler ma bru : alle jacassera (parlera) mié qu’moi.

Et rentrant dans la maison, on l’entendit appeler :

— Zozo ! eh ! Zozo ! Titine ! où donc qu’vous êtes, fainéantes ?

Une voix lui répondit du fond de la cour :

— Qu’a ce qu’a c’est, la mère ?

— Viens, que j’te dis… y a là une dame tout à la hurluberlue (à la mode) et alle veut acheter des poules.

— C’est ben la mère, on y va :

Et Zozo s’empressa d’essuyer ses mains couvertes d’écume de savon et, après avoir échangé quelques paroles avec Titine, elle s’avança vers Charlotte, appuyée en ce moment à la barrière.

Une chose à remarquer, c’est que l’Acadien n’est pas timide et a son franc parler en présence de n’importe qui ; ni la richesse, ni l’aristocratie ne lui en impose et il parlera avec autant de familiarité à une princesse qu’à une gardeuse de dindons.

Zozo était nu pieds et n’avait sur la tête, pour la garantir du soleil qu’un mouchoir de cotonnade bleue attaché sous le menton. Mon aïeule était comme d’ordinaire, fort simplement vêtue d’une robe de laine brune, d’un épais tartan écossais, (cela s’appelait un chale angora) et d’une coiffe de soie noire ; mais pour ces pauvres femmes qui l’examinaient, elle était habillée avec un luxe inoui, et portait une toilette à la hurluberlue, comme venait de le dire la vieille grand’mère.

Mais Zozo ne sembla même pas s’en apercevoir et s’approcha de la barrière au travers de laquelle la conversation s’échangea.

— Bonjour madame, dit Charlotte, toujours polie, pardonnez-moi de vous avoir dérangée, mais, il s’est déclaré une maladie parmi mes volailles et je me vois forcé d’en acheter. Pouvez-vous m’en vendre quelques douzaines ?

— Ça dépend, mame, répondit notre Cadienne, c’est pour les manger, n’est-ce pas qu’vous voulez ces bétailles ?

— Mais oui, dit Charlotte un peu étonnée.

— J’vas vous dire pour queque raison j’vous demandons ça : si c’était pour élever, ah ! dame ! l’affaire alle seriont manquée et j’pourrions pas vous contenter. J’ons mis en bas joliment d’poules c’t’année et pas une seule a mourte (morte) d’maladie ; mais la récolte des chorus (des coqs) a manqué, et sur trois douzaines de fimelles, j’pouvions vous donner seulement deux chorus, ça vous va t’y ?

Charlotte comprit ce qu’elle voulait dire, mais, avouons le, c’était la première fois qu’elle entendait ce titre de chorus appliqué aux coqs.

— C’est bien, madame, dit-elle, je prendrai les trois douzaines de volailles, quoique je voudrais en avoir davantage. Et quel est votre prix ?

— Une piastre la douzaine pour les poules et un escalin pour les œufs. Ça vous va t’y mame ?

— Certainement, répondit Charlotte, préparez les poules, je vais aller plus loin et les prendrai en revenant, avec tous les œufs dont vous pourrez disposer.

En cet instant, deux petits garçons en queue de chemise, accoururent en se disputant et en appelant leur mère à leur secours.

— Ce sont vos enfants, madame ? demanda Charlotte, comme ils se ressemblent !


— Et n’y a rien d’atonnant à la chose répondit Zozo, y stont bézons (jumeaux.)

— Qui demeure dans la première maison ? demanda mon aïeule, jouant l’ignorance dans l’espoir d’entendre parler de Pouponne.

— De ben braves gens, mame, répondit l’Acadienne, l’père Landry et sa fille. C’te Pouponne, c’est la brebis, la perle da Bon Dieu !

— Un ange dit à son tour l’aïeule.

— Et avec ça, si misérable ! reprit Zozo. La pauvre ! alle a tout perdu en un moment. V’là cinq ans qu’alle attend son amoureux et ses frères… quant à la mère, pour sûr alle doit être mourte à c’t’heure. Ah ! mame ! Si vous aviez pu voir not’&thinsp ; Pouponne d’autrefois… alle étiont la pus belle fille du canton… et à présent, aile a la mine diantrement encharibotée (triste) et, quand alle s’croit seule, elle geigne qu’ça vous met l’âme à l’envers d’l’entendre ; si ben qu’ses yeux noirs qu’étions si vaillants autefois, qu’on aurait dit deux pierres de diamant, ressemblent à jordy aux mirettes d’un lapin blanc. Et l’pire d’la chose c’est qu’la pauve cache son mal, alle l’avale… rien qu’ça ! et alle blanchit, alle jaunesit, alle verdit, qu’ça vous bouleverse la rate rien qu’à la regarder, et si Balthazar y tarde encore longtemps, la pauve titte chouette aura rendu l’âme, pour sûr !

IX.

Au moment où Charlotte allait remonter en voiture, elle s’arrêta, surprise et amusée d’une petite scène qui se passait à quelques pas d’elle. Un petit garçon d’une douzaine d’années, rousselé comme un œuf de dinde, n’ayant pour tout vêtement qu’une

 longue chemise, arrivait, tout hors 

d’haleine en poursuivant une truie qui ne voulait pas entrer au bercail, malgré les coups de fouet dont l’assaillait le fils de la Zozo et les hus ! et les hos ! qu’il poussait de toutes ses forces. En l’entendant, la vieille grand’mère, toujours debout sur la galerie, lui cria sans se déranger :

— Est-ce qué c’est toi, Baptiste ?

— Oui grand’mère, répondit-il.

— Eh ! dis-donc, continua-t-elle, est-ce qué t’a trouvé la chione et ses pt’its ? (la truie et ses petits.)

— Oui, grand’mère, répondit encore l’enfant, stont y là.

Zozo éleva les mains au ciel avec un geste d’horreur.

— Oh ! madame, s’écria-t-elle, excusez c’t’enfant ! j’vous en prie ! Ça parle français comme un Barbarin.

Et, se retournant vers son fils :

— Sacré Bambara ! dit-elle, est ce que tu n’pourrais pas ben leur dire : Y stont-là, grand’mère ?

Et l’enfant de répéter ; — Y stont là, grand’mère.

Ce fut en riant jusqu’aux larmes que Charlotte raconta cette scène à son mari et à Placide.

La maison de Pouponne n’était qu’à quelques pas de celle des Labauve et mon aïeule se sentait émue et troublée malgré elle, en se disant que, dans un instant, elle allait se trouver en présence de cette jeune sainte que, dans sa pensée, elle plaçait bien au-dessus d’elle-même. Le dévouement de Pouponne envers ce vieillard qui, après tout, ne lui était rien, ses nobles vertus, la charité qu’elle trouvait moyen d’exercer au milieu de la plus profonde misère, le respect universel, dont elle était l’objet, tout en imposait à Charlotte, et elle se demandait comment elle allait aborder cette noble chrétienne dont elle enviait les vertus et la réputation.

Elle n’hésita pas une minute à entrer dans la maison qui n’était composée que de deux chambres. Dans la meilleure des deux, avaient été placés le lit du vieillard, quelques tables et des sièges de bois, tous confectionnés par les amis de Pouponne. L’autre pièce servait de cuisine et était en même temps la chambre à coucher de la jeune fille. Une étroite couchette recouverte d’une courtepointe de cotonnade bien propre et bien blanche, quelques ustensiles de ménage, une table et un ou deux bancs, en formaient l’ameublement.

À cette époque reculée, avouons que nos ancêtres n’avaient aucune idée du luxe, dont devaient, plus tard, jouir leurs petits enfants. Certes, parmi les riches de la Nouvelle-Orléans, il s’en trouvait quelques-uns qui faisaient venir de l’Europe, les objets coûteux, destinés à orner leurs demeures seigneuriales ; mais ceux-ci formaient une exception, et si les riches planteurs étaient obligés de faire chez eux toutes les provisions nécessaires à leurs tables, il en était de même de leurs meubles, qui, tous sans exception, étaient confectionnés par les ouvriers de l’habitation. Mon aïeul lui-même s’était soumis à cette règle à peu près générale et ne se servait que de ces sortes de meubles que Charlotte, avec son bon goût, savait rendre aussi beaux que commodes. Ainsi les lits, les armoires, les bureaux et les tables, faits de cypre ou de noyer, (les bois du pays,) étaient soigneusement vernis, tandis que les chaises, les canapés, les tabourets, étaient recouverts de riches draperies en camayeux ou en damas, et toujours de couleurs brillantes, et aux dessins bigarrés.

On eût dit que Pouponne, avec son goût inné pour le beau, avait deviné ce luxe des grandes maisons où elle n’était jamais entrée. Ses tables bien frottées, reluisaient comme si elles avaient été vernies ; le bois brut d’un canapé, celui du fauteuil du père Landry, étaient cachés dans les plis d’une légère cotonnade à carreaux rouges, filée par les doigts agiles de la jeune Acadienne. De plus, on retrouvait dans cette modeste cabane, le luxe de toutes les demeures, les fleurs. Les enfants du campement adoraient Pouponne, et c’était à qui, de ces petits Acadiens, voulait cueillir pour elle les plus belles fleurs et lui porter les plus gros bouquets. Des vases communs contenaient deux gerbes de fleurs des champs : l’un était placé dans la chambre de Pouponne, l’autre à la tête du lit du père Landry.

Au moment où la voiture de madame Bossier s’arrêtait, notre petite Acadienne, toujours pensive, tricottait des chaussettes, assise à côté de son père adoptif qui venait de s’endormir. La méditation de l’enfant était si profonde qu’elle n’entendit point le bruit de la voiture. Au léger coup que frappa Charlotte sur la porte, elle leva la tête et écouta, mais ne quitta sa place qu’en entendant un second coup. Pouponne avait déjà vu madame Bossier à l’église, et la reconnut en l’apercevant. Quant à cette dernière, elle ne prêtait aucune attention aux Acadiennes, et ne détournait jamais ses yeux de son livre de prières. Nous pouvons donc affirmer qu’elle voyait Pouponne pour la première fois. En face de la jeune fille, Charlotte la regardait et oubliait, dans cette muette contemplation ce qu’elle avait à lui dire.

Pouponne avait vingt ans, le même âge que Charlotte. Elle était grande et élancée et, sous son humble robe d’indienne violette, au corsage collant, les contours de sa taille de nymphe se dessinaient avec une grâce étonnante. Pour aucun prix, la jeune fille n’aurait voulu se parer de couleurs brillantes ; si sa pauvreté ne lui permettait pas de porter le deuil de ceux qu’elle avait laissés derrière et que, dans son cœur, elle croyait morts, elle portait ce deuil au fond de son âme. On ne la voyait jamais se mêler aux bals et aux fêtes du campement. Ses seules visites étaient celles qu’elle faisait à l’église tous les dimanches.

Le visage de Pouponne, quoi qu’en eût dit Zozo, était doué d’une expression céleste qui excitait l’étonnement autant que l’admiration ; en la voyant, on devinait la sainte, et le regard s’élevait, dans l’espoir de découvrir son auréole. Quoique ses traits eussent peut-être perdu un peu de leur fraîcheur, et son regard de son ancienne gaîté, Pouponne était encore admirablement belle. Comme je l’ai dit, un voile de tristesse assombrissait l’éclat de cette beauté. Ses grands yeux noirs, toujours si tristes, avaient conservé une douceur qui leur donnait un charme ineffable, et, lorsqu’elle souriait, ce qui arrivait rarement aujourd’hui, ce sourire illuminait toute sa physionomie et laissait voir, entre deux lèvres de corail deux rangs de petites dents blanches et bien rangées. En regardant cette enfant sans éducation, cette petite Cadienne qui n’avait jamais entrevu ce qui s’appelle le grand monde, on se demandait avec surprise où elle avait pris cette beauté intelligente, ces manières si pleines de gracieuse dignité.

Pouponne aurait rougi d’aller nu pieds : c’était, se disait-elle un manque de modestie qui devait offenser Dieu, et toute pauvre qu’elle était, elle trouva moyen de se tricoter des bas et, après bien des essais, de se confectionner des souliers avec la peau du crocodile. Ce fut le père Landry qui lui montra à préparer ces peaux. Ses beaux cheveux noirs étaient toujours bien peignés ; elle les relevait en une grosse tresse qui s’enroulait autour de sa tête et lui faisait une couronne naturelle. Comme je l’ai déjà dit, les manières de la jeune fille étaient imprégnées d’une froide dignité qui éloignait toute familiarité et en imposaient, même à Charlotte. Surprise de voir cette belle dame sur sa galerie, Pouponne fit sa plus belle révérence et, ouvrant la porte de la cuisine, dit :

— Voulez-vous entrer, mame ?

Charlotte entra… et, faut-il le dire, de la présence de cette belle jeune fille, de cet intérieur si pauvre, s’exhalait un parfum de modestie, de propreté et excitait dans l’âme de la jeune visiteuse un sentiment dont elle ne pouvait se rendre compte, qui l’étonnait, et qui s’emparait de plus en plus de son cœur.

Pouponne lui présenta un escabeau, une autre, devant cette grande dame, aurait rougi de sa misère et se serait excusée… il n’en fut rien de Pouponne : elle offrait simplement le peu qu’elle possédait et ne rougissait point de son humble intérieur.

— Désirez-vous queu qu’chose, mame ? demanda-t-elle lorsqu’elle eut vu Charlotte confortablement assise.

— Oui, répondit mon aïeule, je suis sortie pour acheter des volailles et madame Labauve, votre voisine m’en a vendu trois douzaines. Elle m’a dit que, probablement, vous pourriez m’en vendre aussi.

— Mais, oui… répondit la jeune fille, Zozo, alle vous a dit la vérité, j’en ons queque zunes que j’peux vendre… Vous en faut y in gros ou in tit brin, mame ?

Charlotte se mordit la lèvre. Comment de semblables expressions pouvaient-elles sortir d’une aussi jolie bouche ?

— J’achèterai, répondit-elle, toutes celles que vous pourrez me vendre.

— Malheureusement qu’ça n’s’ra pas lourd, dit Pouponne, y en faut au père pour ses bouillons… Deux douzaines de poulets et douze douzaines d’œufs… V’là tout c’que je pouvions faire… c’est y assez, mame ?

— Il faut bien s’en contenter. Et quel est votre prix, mademoiselle ?

— Le même qué ct’il à mame Labauve.

— Eh bien, dit Charlotte, si vous le permettez, nous allons terminer cette affaire de poulets, tout de suite car j’ai une faveur à vous demander.

Pouponne la regarda avec étonnement, Charlotte continua, tout en tirant sa bourse de sa poche.

— Voilà deux piastres pour les poulets et une et demie pour les œufs ; ce soir, j’enverrai un nègre qui vous aidera à attraper les volailles, et qui me les portera.

— C’est bien, madame, répondit la jeune fille, toujours enveloppée d’une froide dignité.

— Maintenant reprit Charlotte, j’ai une prière à vous adresser ; monsieur le curé m’a beaucoup parlé de vous, et de votre père… il m’a dit que ce dernier était malade, et… je me suis permis de lui porter quelques douceurs, comme cela se fait entre voisins, vous savez… De plus j’ai bien envie de voir le père Landry… Le puis-je Pouponne ? _

Ce nom venait tout naturellement aux lèvres de Charlotte, et la jeune Acadienne, si fière d’habitude ne sembla point offensée de cette familiarité. Elle se leva et, se dirigeant vers la chambre de son père :

— J’vas li d’mander si veut vous voir, dit-elle.

Elle revint au bout d’un moment.

— V’nez, mame, dit-elle.

Charlotte avait fait signe à son cocher, et celui-ci venait de déposer le panier de provisions à côté de sa maîtresse ; elle le montra à Pouponne qui s’en chargea sans rien dire.

Le père Landry était à demi assis, sur son lit, les épaules relevées par une pile d’oreillers bien blancs et ses longues mains reposaient sur des couvertures d’une propreté qui faisait plaisir à voir. Le parfum qui s’exhalait du bouquet placé près du lit, remplissait toute la chambre.

Étonnée, entraînée malgré elle par une étrange fascination, émue comme si elle se fut trouvée en présence d’un haut personnage, Charlotte, toute rougissante, s’avança vers le vieillard et lui tendant la main, lui dit avec respect :

— Bonjour, père !

— Bonjour, chère petite dame ! répondit le patriarche en pressant entre les siennes la main de la jeune femme.

— Père Landry, dit Pouponne en dépouillant le panier des provisions qu’elle rangeait sur une table, mame est not’voisine, c’est mame Bossier… Voyez donc les bonnes choses qu’elle vous apporte : ces choses que vous n’avez pas vues depuis bien longtemps… voyez, voyez donc… du pain de froment, du beurre, des confitures… et… oh ! père ce que vous désirez tant… du vin !

Les yeux du vieillard pétillèrent de plaisir.

— Oh ! merci ! ma bonne petite dame ! s’écria-t-il, soyez bénie !

Et, se retournant vers Pouponne :

— Ma fille, dit-il, verse m’en un verre… j’vas l’boire à la santé d’not’e voisine.

Pouponne s’empressa d’obéir, et en voyant le vieillard boire à petites gorgées le vin qu’elle venait de lui porter, le cœur de Charlotte se remplit de joie : elle devinait le bonheur que sa présence venait d’éveiller dans cette pauvre demeure.

Pour avoir l’occasion de revenir, Madame Bossier ne dit rien à la jeune Acadienne de la couture qu’elle comptait lui offrir, mais elle obtint la promesse qu’elle s’adresserait à elle chaque fois que le vieillard aurait besoin de quelque chose.

Cette visite ne fut pas la dernière et bientôt une grande amitié s’établit entre ces deux femmes de stations et de fortunes si différentes, mais égales en vertus, et ne trouvant toutes deux qu’un véritable plaisir dans la vie, celui de soulager la misère des autres. C’était entre les mains de Pouponne que Charlotte versait ses aumônes. C’était Pouponne qui lui parlait des besoins de celui-ci, de la maladie de cet autre ; c’était ensemble qu’elles visitaient la cabane de l’indigent, et bientôt, le nom de madame Bossier fut béni et révéré comme l’était celui de Pouponne Thériot.

Charlotte, toujours si seule, trouva un grand plaisir à cette liaison : grâce à sa voisine, le père Landry ne manqua plus de rien, car si Pouponne refusait pour elle même les présents de sa nouvelle amie, elle les acceptait pour son père adoptif. Afin d’avoir Pouponne avec elle de temps à autre pour toute une journée, mon aïeule envoyait chaque matin à la cabane une vieille domestique chargé de provisions qui avait l’ordre de s’occuper de la modeste cuisine des amis de sa maîtresse, de leur blanchissage et surtout de soigner le père Landry. Cette nouvelle attention de son amie donnait un peu plus de loisir à Pouponne qui pouvait maintenant s’occuper de la couture de la famille Bossier et confectionner les riches cotonnades que Charlotte envoyait à la Nouvelle-Orléans et que les marchands payaient toujours fort cher.

X.

Le père Jacques avait tenu la promesse qu’il avait faite à madame Bossier. Le Dimanche qui suivit celui il lui avait parlé des souffrances des Acadiens, il lui raconta ce qu’il savait des amours de Pouponne et de Balthazar, et ce récit augmenta encore l’intérêt que Charlotte portait déjà à la jeune fille. Ce récit du bon prêtre, je vais en faire part au lecteur.

— À l’époque où les troubles commençaient à poindre à l’horizon, dit le père Jacques, vivaient au bourg de Grand Pré, deux familles aisées qui étaient unies l’une à l’autre par tous les liens d’une amitié commencée depuis l’enfance. Les Landry et les Thériot étaient voisins, et lorsque le père Thériot mourut, le père Landry tendit son aide et sa protection à la veuve de son ami et aux sept enfants qu’il laissait derrière lui. Madame Thériot n’aurait rien fait, rien entrepris, sans consulter son voisin. Ce dernier était veuf de deux femmes qui lui avaient donné vingt enfants. Comme Jacob d’heureuse mémoire, le vieillard avait accordé la plus grande part de son affection aux enfants de sa vieillesse : Norbert, Ursin et Balthazar. Les deux premiers, comme leurs ainés, étaient mariés, et Balthazar, le Benjamin de son vieux père dont il était l’idole, demeurait seul près de lui.

« De l’autre côté, Pouponne, la seule fille de la veuve Thériot grandissait près de son jeune voisin, et apprit bien vite à partager son affection comme elle avait jusque là, partagé ses jeux.

« Raconter minutieusement les origines et les phases de cette liaison serait chose futile et impossible. Pouponne et Balthazar ont commencé à filer la trame de leur amour absolument comme leurs pères et leurs mères, leurs frères et leurs sœurs, l’avaient fait avant eux. Ils vivaient à côté l’un de l’autre, leurs familles étaient intimes, leurs relations journalières. Balthazar avait à peine quatre ans de plus que sa petite voisine qui, à cette époque, comptait à peine douze ans.

« Ils suivirent ensemble les instructions religieuses que je leur donnais pour les préparer à la première communion. Pendant plusieurs semaines, ils tracèrent de compagnie, le petit sentier qui conduisait à l’église, le long du grand chemin. Tantôt Pouponne trottinait devant, tantôt Balthazar, pour lui battre la neige ou lui faciliter le passage des mares boueuses, se mettait à la tête ; bien entendu, qu’à tous les mauvais pas, le sexe fort aidait le sexe faible Quelquefois, pour être plus agiles, les deux enfants ôtaient leurs chaussures : alors Balthazar attachait les deux paires de souliers par les bouts de leurs cordons et se les passait autour du cou. Alors, on les voyait courir à l’aventure, gais et Joyeux. Balthazar, disons-le, ne faisait aucune attention aux petits pieds nus de Pouponne qui laissaient, en touchant l’argile fraiche, tant de jolies empreintes.

« C’était une de leurs habitudes de prendre avec eux leur collation de midi qu’ils dégustaient d’ordinaire sur le gazon ou sous le porche de l’église. Balthazar aimait, entr’autres choses, le fromage à la crème ou lait pris, et Pouponne avait une petite dent aiguisée, toujours prête à grignoter la galette au beurre. Or, il arrivait souvent que le panier de notre petite fille contenait un succulent fromage étendu sur des feuilles de figues, tandis que Balthazar retirait de son sac une large galette bien beurrée. L’on partageait, cela se devine.

Le bon prêtre s’arrêta : — Pardonnez-moi, madame, dit-il en s’adressant à mon aïeule, je me laisse entraîner par mes souvenirs et vous raconte des incidents bien insignifiants pour vous, j’en ai peur.

— Oh ! non, mon père, répondit la jeune femme, tout m’intéresse dans votre récit, et j’aime à me rapporter, en vous écoutant, aux jours heureux de ma pauvre Pouponne.

Le père Jacques continua : — Les délices de la collation et tous ces agréables petits rapports de bon voisinage n’en firent pas aller plus mal le catéchisme. Le jour de la première communion venu, les deux enfants allèrent ensemble à la sainte table, et quand ils revinrent à la maison, au milieu des parents en fête, il s’échappait un rayon de grâce de leurs fronts purs et candides. Pouponne était charmante sous son petit bonnet blanc dans sa toilette chaste et simple comme son âme. Un séraphin n’aurait pu mieux se travestir pour visiter incognito la terre des humains.

« Quant à Balthazar, toute son attention était concentrée sur une grande image enluminée que je venais de lui donner et où se montrait un groupe d’anges débraillés et joufflus.

« Depuis lors, Balthazar joignit ses frères aux travaux des champs et Pouponne aida sa mère dans les occupations nombreuses d’une femme aisée. Ils avaient appris de leurs parents cette énergie morale qui caractérisait les colons de ce temps là. Ils allaient maintenant se former, dans leurs familles, à cette vie forte, active et régulière, à ces habitudes de travail et d’économie, de bienveillance et de probité qui furent tout le secret de la richesse et du bonheur des Acadiens.

« Le fait seul que l’on retrouve ces deux enfants fiancés deux ans après leur première communion, prouve qu’ils n’en restèrent pas, l’un et l’autre à leur goût pour le lait pris et la galette au beurre. Balthazar ne revit plus sans doute le petit pied blanc de Pouponne, car depuis qu’on avait dit à la fillette qu’elle était maintenant une grande fille, elle aurait rougi jusque sous la plante de ce même petit pied si elle l’eût montré nu en public. Mais elle n’avait pas que le pied de mignon : son minois, que jusque-là, le chagrin n’avait pas eu l’occasion d’effleurer du sombre nuage qui le voile aujourd’hui, son minois était trop gracieux, trop attrayant pour que Balthazar ne finit pas par s’en apercevoir. En grandissant, ils ne perdirent pas complètement l’habitude de faire route ensemble pour aller à l’église ou ailleurs. Les bois et les champs des deux familles se touchaient, les hommes se mêlaient souvent pendant les récoltes, et souvent on voyait les filles, toutes rouges, arriver ensemble pour porter le dîner de leurs pères et de leurs frères.

« On dansait quelquefois sur l’herbe fleurie, devant la maison de la veuve Thériot, après les offices du Dimanche. C’étaient des cotillons animés ou des rondes exécutées sur un chant naïf comme nos pauvres colons en dansent encore aujourd’hui sur la terre de l’exil. Dans une figure, Balthazar fut obligé de jeter son foulard autour du cou de Pouponne ; celle-ci s’enfuit ; le foulard était en nœud coulant, et, pour ne pas étrangler sa danseuse, Balthazar lâcha prise et Pouponne se sauva vers la maison avec son entrave qu’elle serra soigneusement avec ses bonnets blancs et ses colifichets de jeune fille dans son tiroir parfumé de plantes odoriférantes.

« Ce foulard gardé fut, selon les usages de l’endroit, toute une déclaration et devint le premier lien contracté par ces jeunes amants.

XI.

« Le Dimanche suivant Pouponne s’en coiffa pour aller à l’église, ce qui procura un grand bonheur à Balthazar et ne put échapper à l’œil observateur de la bonne mère Thériot. De retour à la maison, dans un moment où les deux femmes étaient seules, la mère dit à sa fille :

— « Pouponne, si Balthazar Landry te d’mandait en mariage, quesque tu dirais ?

— « Qui moi ! s’écria l’enfant avec un grand étonnement qui tournait au sourire, c’que j’li dirais ?

« Puis, toute rougissante, elle jeta ses bras autour du cou de sa mère et le visage caché sur son épaule, elle répéta :

— « C’que j’li dirais ? eh ben, chère tite mère… j’dirais… oui.

— « Et ça s’rait ben dit, mon enfant ! répondit la brave femme en embrassant sa fille ; Balthazar est un excellent garçon et j’aime tout plein aussi.

« Après le grand effort qu’elle venait de faire pour jeter son secret à deux oreilles humaines, Pouponne avait besoin de quelques minutes de silence. La mère Thériot le comprit et, au bout d’un moment, elle demanda d’une voix un peu tremblante :

— « As-tu songé à l’époque du mariage, ma p’tite fille ?

— « Ma foi non, maman, répondit Pouponne avec un petit air fripon qui lui allait à merveille. Est-ce qué j’suis assez grande pour avoir un mari ?… mais à propos quel âge aviez-vous, mère quand vous avez pris papa ?

— « Tout juste quinze ans.

— « Et moi, j’aurions mes quinze ans dans six mois… et si vous et père Landry approuvez la chose, nous f’rons la noce le 15 Décembre… c’est, vous savez, mon jour de naissance.

— « D’mon côté, ça m’va comme un gant, répondit la mère et j’sommes sûre que l’voisin, y pensera comme moi. Six mois ! ça nous donnera le temps de tout préparer pour bien vous installer… comme des princes… Rien qu’ça.

« Quelques jours après cette conversation, les parents s’entendirent, je fus appelé au concile, et le mariage fut fixé au 15 Décembre, comme l’avait désiré notre petite Pouponne.

« Deux mois après ces fiançailles, Norbert et Ursin Landry déclarèrent à leur père leur intention d’abandonner le Grand Pré et d’aller rejoindre deux de leurs frères déjà établis sur les bords de la Missaguash, au fond de la Baie de Beau Bassin. En face des évènements qui se préparaient, en face de leur haine contre les Anglais, les deux jeunes Landry s’exilaient avec leurs familles, laissant à leur vieux père seize enfants pour l’aider et le soigner. Ces derniers préfèrent rester à Grand Pré où ils étaient nés et où était tout ce qu’ils possédaient en ce monde, de plus, ils conservaient toujours l’espérance de revoir encore, au foyer paternel, des jours de justice et de tranquillité.

« Ces séparations étaient devenues fréquentes depuis quelque temps, mais aucune, peut être, n’avait été aussi pénible que celle-ci : Norbert et Ursin étaient, comme Balthazar, les préférés de leur père ; il était vieux, il devinait les événements qui se préparaient et il se disait avec désespoir ;

— « Mes pauvre gars ! les reverrai-je jamais !

« Il avait racheté tout ce que ses fils avaient été obligés de vendre : leurs animaux, leurs meubles, il avait tout gardé, afin de faciliter leur voyage ; de plus, il avait donné l’ordre à Balthazar de partir avec ses frères, afin de les aider dans leur nouvelle demeure.

— « Tu reviendras quand y n’auront pus besoin de toi, avait-il dit :

« Il fallait partir la nuit pour éviter d’être arrêtés comme traîtres. Certes le départ de ses enfants était cruel pour le père Landry, mais, comme je l’ai dit, ses deux fils ainés étaient déjà fixés sur la Baie de Beau Bassin et souvent il recevait de leurs nouvelles, souvent ils avaient sollicité leur père et leurs frères de venir les rejoindre. Ces sollicitations continuelles activées sans doute par ce qu’ils venaient d’apprendre de la présence de monsieur de La Corne, qui venait d’arriver au Beau Bassin avec un corps nombreux d’Acadiens, le plaisir de se réunir à leurs frères, les entraves croissantes que le gouvernement jetait autour d’eux, l’espérance de se trouver encore Français, tous ces motifs, surtout le dernier, parurent suffisants à Norbert et à Ursin Landry pour les décider à s’expatrier, et à leur père, pour leur en accorder la permission.

« Balthazar avait été chercher Pouponne afin de jouir de sa présence pendant les quelques heures qu’il lui restait à demeurer au Grand Pré. Les frères et les sœurs des jeunes Landry s’étaient réunis autour d’eux pour assister à leur départ et pour leur dire un dernier adieu.

« Il pouvait être onze heures du soir quand le père Landry se leva et, jetant un regard sur quelques groupes de femmes qui pleuraient, sur les enfants endormis, il dit à voix haute :

— « Mes gars, c’est l’heure de se mettre en route… faut qu’vous soyez loin d’ici au soleil levant.

« Alors il s’ouvrit une voie devant le vieillard et, au milieu de ses fils, de ses filles et de ses brus, il sortit le premier, tenant par la main le fils ainé de Norbert, âgé de sept ans. La conversation avait été peu animée dans la maison : les voix étaient altérées, les phrases entrecoupées par les sanglots… elle cessa tout-à-fait sur le seuil de la porte.

« À côté de ceux qui allaient partir, se rangeaient ceux qui restaient, et tous portaient quelques fardeaux, quelques objets d’utilité journalière. Cette procession se dirigea silencieuse, au milieu des ténèbres, vers l’embouchure de la Gaspéreau, où l’attendait la grande embarcation qui allait amener les exilés volontaires. Les derniers de cette procession, venaient Balthazar et Pouponne appuyés l’un sur l’autre, et le cœur agité des plus sombres pressentiments. Aucun étranger, pas un ami, n’accompagnait les pauvres émigrants : ils s’en allaient comme ces cercueils ignorés qu’accompagnent les seuls parents en pleurs.

« On avait craint, en réunissant une trop grande foule sous le toit du père Landry, d’éveiller l’attention des autorités qui commençaient à tenir l’oreille ouverte, même à Grand Pré. Arrivés sur la grève, il se fit un peu plus de bruit : l’installation des femmes et des enfants et de tous les objets de ménage, au milieu des ténèbres et de l’aveuglement que produisent les larmes, entraîna quelque désordre. On s’appelait à voix basse, on préparait la manœuvre, on dégageait les amarres. Balthazar fut le dernier à s’embarquer. Il pressait Pouponne sur sa poitrine, couvrait de baisers ses yeux remplis de larmes et répétait :

– « Prends courage, ma bien-aimée ! dans trois semaines je serai de retour.

« Peu-à-peu, tout bruit cessa. On entendit encore quelques voix qui se disaient adieu sur divers tons de la gamme de douleurs… on entendit aussi les cris des enfants troublés dans leur sommeil. Pauvres petits ! une brise froide et humide passait sur leurs visages : ils sentaient bien que ce n’était pas le souffle caressant de leurs mères. Un vigoureux ballottement commençait à se faire sentir sous l’effort des rameurs : ce n’était plus pour eux le doux balancement du berceau. Ils pleuraient, et leur voix s’élevant avec le vent qui soufflait avec force, fut le dernier son que l’oreille de l’aïeul put saisir au milieu de cette sombre solitude.

« Deux personnes restèrent les dernières debout sur le rivage : c’était le père Landry et Pouponne. Quand ils ne virent plus rien sur la silhouette incertaine des flots, quand les ondes soulevées par les rames eurent cessé d’apporter à la plage l’adieu lointain et suprême des voyageurs, le vieillard se retourna vers l’enfant qui se tenait toute pleurante à ses côtés et lui dit avec effort et d’une voix incertaine.

— « Ne pleure pas, petite… tu sais bien qu’y reviendra pour la noce, ton Balthazar !

« Puis il passa sa main ridée sur les cheveux de la jeune fille, carressant en même temps sa joue et le bout de sa jolie petite oreille. Ils se retournèrent en soupirant et reprirent lentement le chemin de leur demeure. Pouponne marcha quelque temps sans rien dire, se contentant de porter à ses yeux le coin de son tablier blanc, mais arrivée à la porte de la chaumière de sa mère, elle s’arrêta :

— « Ah ! père Landry ! s’écria-t-elle, queu que chose m’dit là, dans mon cœur, qu’mon Balthazar ne reviendra jamais.

XII.

Ce fut pendant l’espace de deux visites que le père Jacques raconta à monsieur et à madame Bossier ce que je viens d’écrire. En s’éloignant, il dit à Chartotte :

— Dimanche prochain, madame, j’achèverai le récit des amours de Pouponne et de Balthazar.

En effet, fidèle à sa promesse, il revint et, à la prière de Charlotte, il reprit aussitôt dîner, les aventures des jeunes amants, au moment où Balthazar venait de quitter sa fiancée.

« Au fond du cœur, dit-il, notre amoureux emportait l’espoir d’un prompt retour, mais, malgré cette espérance, le départ n’en avait pas été moins pénible pour lui. Il avait promis à sa fiancée de revenir dans trois semaines et il était bien résolu à tenir sa promesse. Quant à Pouponne, le départ de son futur la laissa bien triste pendant quatre ou cinq jours pendant lesquels le tablier blanc ne cessa pas d’être humide ; mais, comme le cher absent devait revenir, elle finit par se consoler. Trois semaines sont si vite passées.

« Mais au lieu de trois semaines ce furent trois mois qui s’écoulèrent sans ramener Balthazar… et le père Landry s’inquiétait, Pouponne pleurait… et l’orage qui menaçait les Acadiens s’assombrissait tous les jours. Ce fut dans le courant du quatrième mois que Balthazar reparut à Grand Pré, le même jour de la première proclamation des Anglais. Sans hésiter, sans donner à son fils le temps de se reposer, le père Landry lui ordonna de se préparer à retourner à la Baie de Beau Bassin afin de prévenir ses frères du danger qui menaçait les Acadiens. Il ajouta à ce message l’ordre de quitter immédiatement la nouvelle retraite qu’ils avaient choisie.

« C’était un terrible danger que celui auquel Balthazar allait s’exposer en s’éloignant de Grand Pré dans un pareil moment. Il savait bien que, s’il était pris, il serait probablement fusillé sans miséricorde. Et cependant il n’hésita pas… Ah ! c’est que l’ordre du père a toujours été et est encore chose sacrée pour les Acadiens.

« Sans aucune observation, le jeune homme se leva et commença les préparatifs ordonnés par son père ; puis, il se rendit chez la veuve Thériot, fit part à Pouponne des ordres qu’il venait de recevoir, et la serra sur son cœur dans un dernier adieu ! Depuis ce moment, aucun de nous n’a entendu parler de Balthazar Landry.

— Vous connaissez le reste de cette triste histoire, mes enfants, dit le bon prêtre, vous savez comment les Acadiens, jetés séparément sur trois navires différents, furent débarqués sur les côtes de New Jersey et du Massachusetts. Quelques uns, bien peu hélas ! se retrouvèrent. De temps à autre nous voyons arriver ici quelques uns de ceux qui sont restés derrière. Mais ma pauvre Pouponne, à l’exception de Tit Toine, son jeune frère, n’a rencontré aucun des siens. Elle espère toujours pourtant et j’espère avec elle. Dieu lui prépare, sans nul doute, la récompense de sa résignation et de ses bonnes œuvres. De plus, Balthazar n’est pas parti seul : Perrichon, l’un des frères de Pouponne l’a accompagné dans son dernier voyage à la Baie de Beau Bassin, et, selon toute probabilité, si l’un revient, l’autre reviendra avec lui.

— Merci mon père ! dit Charlotte avec attendrissement et en serrant entre les siennes la main du père Jacques, oh ! comme je vais aimer Pouponne ! comme je vais essayer de lui faire oublier ses malheurs !

Et en effet, ainsi que je l’ai dit, mon aïeule mit tout en œuvre pour gagner l’amitié et la confiance de la jeune Acadienne, et ne négligea aucune circonstance qui pût la rapprocher d’elle. C’était pour les deux jeunes femmes un jour de bonheur que celui que Pouponne venait passer à l’habitation. C’était avec une surprise croissante que Charlotte et son mari observaient les trésors d’intelligence que renfermait l’âme de cette enfant de la nature. On eût dit que la lecture lui avait ouvert une existence nouvelle et l’avait fait entrer dans les mondes inconnus où tout était surprise pour elle. Pauvre enfant qui ne savait pas lire, elle trouvait un plaisir inexprimable à écouter lire et prêtait aux lectures que lui faisaient ses amis une attention vraiment surprenante. Rien ne l’étonnait ; elle comprenait tout ce qu’elle entendait, et avait besoin de bien peu d’explications. Bientôt, elle manifesta le désir d’apprendre à lire et, à sa prière, Charlotte lui donna ses premières leçons. Au bout de trois mois, notre petite Acadienne lisait tout aussi bien que son institutrice et put bientôt charmer la solitude du père Landry en lui faisant des lectures pieuses et intéressantes.

La pauvre petite ne découchait jamais ; comment abandonner son père adoptif pendant la nuit ? mais, comme je l’ai dit, elle venait quelque fois passer de longues journées près de sa nouvelle amie, laissant pour ces quelques heures le vieillard aux soins de la vieille Céleste, l’esclave fidèle et zêlée à laquelle Charlotte avait confié la tâche d’amuser et de soigner le père Landry pendant les absences de sa fille. Et graduellement, sans qu’elle s’en aperçut elle-même, une véritable révolution s’opérait en Pouponne : toujours en contact avec des personnes aux manières distinguées, au langage pur et choisi, elle les adopta vite. Elle voulut apprendre à écrire et réussit comme elle l’avait fait pour la lecture. En une année, Charlotte outre la lecture et l’écriture, lui enseigna l’allemand et toutes les broderies connues à cette époque reculée. Le prix qu’elle retirait de sa couture et de ses cotonnades, permit à la jeune fille de s’habiller avec plus de recherche. Elle porta des souliers achetés, et ses robes qu’elle confectionnait elle-même avec son goût exquis, lui allaient à ravir. Ceux qui la rencontraient chez madame Bossier ne pouvaient manquer d’admirer sa beauté, sa grace et son élégance instinctives, son doux parler et surtout ses manières charmantes.

Comme je l’ai dit, elle adorait la lecture et y consacrait tous les moments qu’elle pouvait enlever au travail et aux soins qu’exigeait la faiblesse de son vieil ami. Monsieur Bossier choisissait lui-même les livres qu’il prêtait à la jeune fille et, de cette manière, tout en dirigeant ses lectures, l’aidait à acquérir l’instruction qui devenait de plus en plus pour lui un objet de continuelle surprise. Le bon curé n’en revenait pas et le père Landry, tout fier du savoir de sa fille, disait, en parlant d’elle :

— Comme elle est éduquée, not’Pouponne ! J’crois sus ma foi, qu’elle en sait, au jour d’orjourd’hui, tout autant que musié l’curé ! Pour de sur, elle dégoise l’latin (l’allemand) tout aussi ben que lui !

Nous connaissons Pouponne et savons que jamais elle ne négligeait le bien qu’elle pouvait faire aux autres : dans sa reconnaissance du savoir qu’elle devait à ses amis, elle se dit que son devoir lui ordonnait de partager ce savoir avec ceux qui en étaient privés. Elle fit part à Charlotte du projet qu’elle avait conçu de se faire l’institutrice des enfants du campement ; mon aïeule, non seulement, admira, mais encore approuva ce projet, et il fut décidé que dès que l’hiver serait terminé, on ajouterait une grande chambre à la cabane du père Landry et que là, Pouponne pourrait enseigner les enfants tout en soignant son vieux père.

XIII.

Trois mois environ après la première visite que Charlotte avait faite à Pouponne, il arriva un incident qui troubla pendant bien des jours la douce paix qui régnait dans le calme intérieur des Bossier.

Un matin, le père Jacques qui venait de porter le viatique à un malade des environs, s’arrêta sans cérémonie pour demander à déjeuner à ses nouveaux amis. Le père Jacques était toujours le bienvenu à l’habitation et, en agissant comme il le faisait, savait qu’il procurait un grand plaisir à Charlotte et à son mari.

À peine la jeune femme avait-elle pris place à table vis-à-vis de son mari, qui lui, était assis entre le curé et son jeune frère, qu’on entendit, au dehors, un bruit formidable accompagné d’éclats de voix et d’une volée de paroles des plus grossières. Les convives se regardèrent… le rouge de l’épouvante monta au front de Charlotte : elle avait reconnu la voix de la Térencine. Elle regarda Placide… le jeune homme était pâle comme un mort et tenait ses yeux baissés.

— Qu’est-ce Vulcain ? demanda mon aïeul au domestique qui entrait en ce moment.

— Maitre, répondit l’esclave, c’est une des Cadiennes du campement. Elle est en colère pour quelque chose et demande à vous voir.

— C’est bien ! répondit monsieur Bossier en se levant, je vais voir ce qu’elle veut.

Et voyant que le curé faisait le mouvement de le suivre :

— Non ! non ! dit-il, achevez votre déjeuner mon père… je reviendrai à l’instant.

Non, mon fils, répondit le prêtre… je ne puis vous laisser approcher seul cette femme… elle est terrible. Ma présence lui en imposera peut-être : je vais avec vous.

À peine furent-ils sortis que Charlotte, toute pâle et toute tremblante se retourna vers son jeune beau-frère :

— Oh ! Placide ! s’écria-t-elle, qu’avez-vous fait ?

— Rien qui puisse exciter cet orage, répondit-il en se levant et en regagnant sa chambre où il s’enferma.

Le jeune homme s’approcha de la fenêtre et aperçut la Térencine, plus sale, plus ébouriffée que jamais, gesticulant et criant comme une forcenée. Charlotte recula malgré elle : cette femme l’épouvantait.

Monsieur Bossier, accompagné du curé, sortit sur la galerie, mais ne descendit point dans la cour ; il resta debout sur la première marche de l’escalier, examinant la Térencine d’un regard étonné. Elle continuait toujours ses cris et ses gestes d’énergumène, montrant le poing à la maison comme à un ennemi qu’elle appelait à elle dans sa fureur.

— Veuillez parler plus bas, madame, dit mon aïeul avec cette froide dignité qui le caractérisait ; personne n’est sourd ici.

Ça s’peut, répondit-elle, mais, faut avouer en même temps qu’vons avez cheux vous de fiares canailles. Je n’dis qu’ça.

Avant que monsieur Bossier eût eu le temps de répondre à une pareille impertinence, le père Jacques descendit une marche de l’escalier.

— Madame Théogène, s’écria-t-il, que signifie un pareil langage ? et que venez vous faire ici ?

— C’que je venions faire ? cria-t-elle d’un ton plus élevé, j’viens demander à c’t’homme qu’est là, ce que son fignoleux (bon à rien) d’frère a fait d’honneur de mon enfant.

Monsieur Bossier fit un mouvement d’indignation ; mais la Térencine, sans lui laisser le temps de répondre, continua :

— Oui ! oui ! à c’te cause que ce filandrin (mauvais sujet) d’Placide à d’largent et du bec, à c’te cause qu’y est éduqué comme un curé et qu’y parle latin quasiment aussi ben qu’lui, y s’croit l’droit de passer pardessus le corps aux poves gens et de courir le guilledou avec leurs filles. Ah ! il aime un peu trop à fringuer c’pit chien de casseux… J’l’avions pourtant prévenu de ne plus v’nir se frotter à ma fille ! où ce qu’il est, ce gueux ?… ce Cartouche de grand chemin ? j’veux le démantibuler… à cause que j’lons averti que j’le remuerai d’un fier goût.

Nous savons qu’une fois lancée, il était difficile d’arrêter la Térencine ; en vain le prêtre essaya-t-il d’élever la voix, celle de la virago empêchait de ne rien entendre, en vain monsieur Bossier par un geste de la main voulut-il lui imposer silence, elle criait, tapait du pied et vomissait injures sur injures. Enfin, profitant d’un moment où elle s’arrêtait suffoquée, monsieur Bossier lui dit, tout en cherchant à dompter son indignation :

— Je ne comprends pas un mot de ce que vous dites, madame. Qu’est-ce que mon frère a fait à votre fille ? et que venez-vous chercher ici ?

Ce fut avec une rage mal concentrée et des gestes de louve en colère que la Térencine raconta que Placide était venu plusieurs fois rendre visite à Tit’Mine, qu’aux bals du samedi, il ne dansait qu’avec elle, qu’il lui avait fait des cadeaux de toute beauté, qu’il avait été jusqu’à la béquer, (l’embrasser) et que jamais, au grand jamais, il n’avait parlé de mariage.

— Je ne vois rien de mal à tout cela, dit le père Jacques, rien qu’une amourette comme tous les jeunes gens en ont.

La Térencine devint verte de fureur, appuyant ses deux poings sur ses hanches elle s’avança vers le curé :

— Ah ! sécria-t-elle, c’est sus c’ton là que vous le prenez ! vous, l’homme au Bon Dieu ! vous devriez avoir honte d’appeler amourette l’crime de ce farfadet !… t’nez mon révérend, j’sommes pas distillée dans la vocation du parlementage… j’avons pas la parole en mains comme vous qui la sépartagez à tout un chacun, dans l’confessional ! comme dans l’église, mais c’que je vois, je savions l’dire. Si vous donnez raison à ces gens là, c’est par ce qu’y sont riches et que vous v’nez vous bourrer l’ventre cheux eux quand la boustifaille, alle manque cheux vous.

— En voilà assez ! s’écria monsieur Bossier en frappant du pied. Veuillez me dire à la fin ce que vous voulez, et surtout dépêchez vous.

Intimidée par le ton et par le maintien de mon aïeul, la Térencine répondit un peu plus doucement.

— J’vous l’ons dit déjà, vot’frère, c’te là qu’on appelle Placide, y a volé l’honneur de ma fille… de ma p’tite Tit’Mine ! et vous d’vez comprendre, messié, qu’y n’y a que l’sacrement qui peut raccommoder d’semblables acorchures (écorchures)… Si Placide y refuse d’la prendre pour femme… Turlututu… je n’vous dis qu’ça : la pove ! alle aura une terrible fatigue à trouver un épouseux !

Le front de mon aïeul se rembrunissait de plus en plus, il était fort pâle et gardait les yeux fixés sur la terre, tandis que des mouvements nerveux trahissaient une violente émotion.

— Madame, dit-il, en relevant les yeux, j’aime mon frère comme s’il était mon fils, j’ai rêvé pour lui un brillant avenir… mais, Si vous m’avez dit vrai, s’il a osé abuser de l’amour et de la confiance d’une innocente enfant, je jure qu’il l’épousera… quelles que puissent être pour lui les conséquences de cette union !

— Ah ! monsieur ! y pensez-vous ? s’écria le prêtre.

— Eh ben ! après ? cria la Térencine toute prête à sauter à la gorge du curé ; est-ce qu’une fille de paille alle ne vaut pas un garçon d’or ?

Et se retournant vers mon aïeul :

— Faut avouer qu’vous parlez ben, tout-à-fait ben, missié ! Faut faire la noce tout d’suite… l’curé est là j’vas chercher Tit’Mine.

— Pas si vite dit mon aïeul : il faut d’abord que j’entende ce que mon frère a à dire de vos accusations.

— Vous avez raison, monsieur, dit le père Jacques.

Elle bondit vers lui.

— Veux-tu ben taire ton bec, toi ! s’écria-t-elle en le menaçant de ses deux poings fermés, vieille soutane rapiécée ! avec son visage sans viande qui ressemble à un miracle ! Cadavre démoli ! Vieille allumette sans souffre ! mais regardez le donc ! Vrai ! m’ébarluette ! (il m’éblouit !) Vieux manche de gigot ! crois moi ne t’mèle pas de mes affaires ou ben tout curé qu’tés je t’ferions voir queu-que chose qui t’fera pas rire !

Le père Jacques était interdit devant tant d’insolence ; la Térencine avait dégoisé son chapelet avec une si grande volubilité qu’il avait été impossible de l’interrompre.

Sans chercher à l’arrêter, monsieur Bossier appela :

— Vulcain !

Un nègre énorme sortit de la salle à manger et parut sur la galerie.

— Vulcain, dit mon aïeul allez couper deux grosses branches de cognassier.

Vulcain se dirigea vers le verger et reparut au bout d’un moment, tenant à la main deux longues verges, bien flexibles.

— Restez là, lui dit son maître, et si cette femme ose élever la voix et dire une parole inconvenante, vous la chasserez de la cour à coups de fouet.

Pour le coup, la Térencine manqua étouffer de colère, mais la vue du colosse noir lui en imposait. Elle se tut ; mais si ses yeux avaient été des pistolets, les trois hommes seraient tombés morts à ses pieds.

— Mon père, dit Monsieur Bossier en s’adressant au prêtre, ayez la bonté de rester ici quelques moments de plus afin de veiller sur cette femme ; je désire qu’elle ne s’éloigne pas. Il faut que cette affaire soit terminée ce matin même. Je vais trouver mon frère.

Et, se retournant vers la Térencine, qui, silencieuse malgré elle, attachait un regard farouche sur les branches de cognassier.

— Madame, dit-il, soyez sûre que justice vous sera faite.

Et il se dirigea vers la chambre de son frère. Placide l’attendait, la tête cachée entre ses deux mains.

XIV.

Monsieur Bossier avait huit ans de plus que son jeune frère et l’avait toujours considéré comme son fils. Il l’interrogea avec calme, avec tendresse, et Placide, devant cette bonté, cet intérêt paternel, avoua tout. Il n’avait certes attaché aucune importance à sa liaison avec la jolie petite Acadienne et n’avait fait, après tout, que ce qu’il avait vu faire bien souvent par ses camarades. Il était jeune gai, aimait à s’amuser et s’était laissé entraîner vers la gentille Tit’Mine par un sentiment, auquel, bien certainement il ne pouvait donner le nom d’amour. C’était lui qui la conduisait aux bals qui se donnaient tous les samedis, et, nécessairement il la faisait danser. Un jour de l’an, en revenant de la Nouvelle-Orléans, il lui avait porté une croix et des anneaux d’or, un casaquin et quelques rubans. Voilà tout !

Monsieur Bossier l’avait écouté en silence.

— Et, demanda-t-il, as-tu parlé d’amour à cette jeune fille ?

Placide hésita, mais sa franchise l’emporta.

— Oui, frère, répondit-il.

— Alors, dit monsieur en le regardant fixement, tu l’aimes donc ?… tu désires en faire ta femme ?

Le jeune Flamand élevé au milieu de l’aristocratie la plus raffinée, avait une bonne dose d’ambition. La pensée d’épouser cette petite cadienne qui ne savait même pas lire, ne lui serait jamais venue.

— Oh ! frère ! s’écria-t-il avec consternation, plutôt la mort !

— Placide, reprit mon aïeul, jure moi, sur la mémoire de notre sainte mère, jure moi que tu n’as aucune lâcheté à te reprocher envers cette enfant que la Terencine t’accuse d’avoir séduite !

Avant même qu’il eût achevé sa phrase, le jeune homme leva la main vers une image du Christ, qui ornait sa chambre.

— Sur ce Christ, dit-il, par la mémoire de la mère que je n’ai jamais connue, je jure que Tit’Mine Simoneau est aussi pure que le jour où je l’ai vue pour la première fois.

— C’est bien, frère ! je te crois ! dit mon aïeul en tendant la main à l’enfant de sa tendresse. Et Placide tout ému, put voir, au travers des larmes qui obscurcissaient ses yeux que ceux de son frère étaient humides comme les siens. Ils restèrent un moment silencieux. Au bout d’un moment, monsieur Bossier releva la tête.

— Écoute, mon ami, dit-il, pour éviter des scènes outrageantes comme celle que vient de nous faire la Térencine, pour ne pas s’exposer de nouveau aux fascinations et aux pièges de mademoiselle Tit’Mine Simoneau, tu vas commencer tes préparatifs de départ. Demain, tu partiras pour aller achever tes études au collège des Jésuites de la Nouvelle Orléans.

Placide baissa la tête en silence ; il comprenait que son frère avait raison et qu’il ne lui restait qu’à obéir.

Monsieur Bossier descendit et vint rejoindre le père Jacques sur la galerie ; le digne prêtre s’y promenait en long et en large guettant du coin de l’œil la Térencine qui de guerre lasse, s’était laissée tomber sur la dernière marche de l’escalier. Elle avait caché sa figure entre ses genoux comme pour étouffer sa rage et pour s’éviter la vue du terrible Vulcain, qui lui, pour s’amuser, fouettait la terre de ses branches de cognassier.

En apercevant mon aïeul dans la salle-à-manger où il s’était arrêté pour dire quelques paroles à sa femme, le curé marcha à sa rencontre.

— Eh bien ? demanda-t-il.

— Vous aviez raison, mon père, dit monsieur Bossier, ce n’était qu’une simple amourette, un passe-temps. Mais comment faire pour nous débarrasser de cette vigaro ?

— Offrez lui de l’argent, dit le prêtre.

Ils revinrent ensemble sur la galerie gardée à vue par Vulcain, la Térencine avait jugé qu’il était plus prudent de se contenir et s’était mordu les lèvres pour retenir l’élan de sa rage. En entendant le bruit des pas, elle se redressa, absolument comme un de ses petits diablotins enfermés dans une boite s’en élancent lorsqu’on l’ouvre, et cria :

— Faut y aller chercher Tit’Mine ?

— Non, répondit monsieur Bossier, rien de déshonorant ne s’est passé entre mon frère et votre fille. Il refuse de l’épouser.

— Oh ! le gueux ! s’écria-t-elle, oubliant Vulcain dans sa colère ; y n’veut pas l’épouser, à ce que vous disions ? eh ben ! nous varrons… j’vas faire un zaricot d’son corps à c’te bambocheux… faites préparer ses billets d’enterrement… je n’vous dis que ça ! C’est ben sûr sorti d’la culotte à Cartouche et ça n’veut pas épouser une honnête fille !

— Vulcain ! dit mon aïeul.

Le nègre s’avança, tout prêt à exécuter les ordres de son maître.

— Oh ! l’horrible noirot ! cria la Térencine en se reculant ; ne m’touche pas ! ou j’trouverai l’moyen de t’rendre blanc en tournant ta peau à l’envers.

— Madame Théogène, dit mon aïeul avec cette noble dignité qui en imposait à tout le monde, même à la Térencine, combien estimez-vous l’honneur de votre enfant ? je suis disposé à vous le payer.

— D’l’argent ! s’écria-t-elle, c’est d’l’argent, que vous m’offrez ! oui c’est comme ça avec les riches… Ça ruine une pôve fille, ça fait quatre cent mille millions d’mauvais coups et ça nettoie tout avec d’largent… Ah ! missié ! vous connaissions pas encore la Térencine. J’veux l’sacrement… rien qu’ça.

— Écoutez, reprit monsieur Bossier, pour la dernière fois je vous demande combien d’argent vous désirez… autrement vous n’aurez rien et Vulcain vous accompagnera jusqu’à la porte de cour ; et, garde-à-vous ! si jamais vous osez remettre le pied ici.

Elle paraissait réfléchir. Relevant la tête :

— Eh ben vingt gourdes ! (piastres) dit elle.

Mon aïeul tira de sa poche une longue bourse remplie d’or et en retira plusieurs quadruples.

— En voilà cent, dit-il ; et maintenant partez… surtout ne revenez plus nous ennuyer.

Les yeux de la virago s’enflammèrent à la vue de tout cet or ; elle tenait sa main ouverte, caressait les quadruples de son regard rapace.

— Mais, dit-elle, si Placide y vient encore courir après ma petite quasqu’y faudra faire ?

— Ne craignez rien, répondit monsieur Bossier, demain même, mon frère partira pour le collège.

Il est à présumer que la Térencine regretta ce départ. Elle espérait déjà qu’une nouvelle visite de Placide lui vaudrait de nouveaux quadruples, et, bien certainement, elle était de force à l’inviter.

Comme il en avait été prévenu, Placide partit le lendemain pour le collège des Jésuites, établi récemment à la Nouvelle Orléans. Charlotte pleura en voyant s’éloigner son jeune beau-frère ; elle perdait en lui un gai compagnon, toujours prévenant et rempli de complaisance pour celle qu’il appelait sa sœur. Mais, du fond du cœur, la jeune femme approuva la conduite de son mari.

XV.

Charlotte resta triste pendant plusieurs jours après le départ de son jeune beau-frère : c’était lui qui lui tenait compagnie pendant les heures que Monsieur Bossier passait au champ. Il était si aimable ! si gai ! il lui faisait la lecture et avait toujours quelque anecdote amusante à lui raconter. Et, ce qui rendait encore plus triste la solitude de la jeune femme, c’est que Pouponne ne venait plus la voir. Qu’est-ce que cela signifiait ? Elle aurait bien été s’informer elle-même à la cabane de son amie, mais une de ses petites filles souffrait d’un léger mal de gorge et la jeune mère ne pouvait songer à abandonner son enfant même pour un moment.

La raison qui retenait Pouponne chez elle était l’état de faiblesse de son père adoptif. Tout faisait présager que la fin approchait. Il n’était pas plus mal, mais, comme une lampe qui s’éteint lorsque l’huile qui la remplissait est épuisée, la vie du vieillard, épuisée par l’âge, menaçait de s’éteindre.

Il arrivait quelque fois, le dimanche, après la messe, que le père Jacques envoyât Tit Toine passer la journée avec sa sœur ; et c’était une grande joie pour Pouponne de voir arriver ce cher petit frère qui, aujourd’hui composait toute sa famille.

On était au 10 septembre. Un orage terrible retentissait au dehors et faisait trembler la faible cabane. Pouponne, assise à côté du lit du vieillard, écoutait la pluie qui tombait par torrents, et le bruit formidable de la foudre la faisait trembler malgré elle. Plus d’une fois, elle avait porté la main à ses yeux pour éviter d’être aveuglée par les éclairs qui, de minute en minute, traversaient l’espace. C’était un dimanche et le bon curé avait permis à Tit Toine d’aller dîner avec sa sœur. L’enfant était assis sur le plancher, près du feu qu’il arrangeait, car, quoique l’hiver fut encore éloigné, il fallait toujours du feu à ce pauvre vieux dont le sang se glaçait dans les veines. Tout à-coup, le père Landry releva la tête.

— Pouponne ! appela-t-il.

— Je suis là, à côté de vous, mon père, répondit la jeune fille ; désirez-vous quelque chose ?

— Nous sommes en Septembre, n’est-ce pas ?

— Oui père, c’est aujourd’hui le dix de septembre.

— Le dix, répéta-t-il, le 10 septembre ! juste six ans d’écoulés depuis l’moment où ce que nous avons quitté l’Acadie ! Est-ce que l’Bon Dieu aurait choisi c’jour là pour me voir mourir.

— Allons donc ! répondit Pouponne en essayant de sourire, chassez ces vilaines idées, père… Ne parlez pas de mourir… Vous savez bien que vous ne pouvez pas me quitter avant le retour de Balthazar !

Un soupir fut la seule réponse du père Landry.

— Voulez-vous que je vous lise quelque chose, père ? demanda-t-elle au bout d’un moment.

— Oui, répondit-il, lis-moi la prière des agonisants.

— Quelle idée ! s’écria Pouponne, non, cela nous attristerait trop… Tenez, j’ai là quelque chose de bien intéressant, quelque chose que Monsieur Bossier lui-même m’a recommandé de lire : la découverte de l’Amérique. Vous savez bien père, que vous aimez ces récits de voyages et de batailles… Faut-il commencer ?

— Non, dit-il, pas avant que j’aie écouté la prière des agonisants.

Il fallait céder ; la jeune fille qui s’était déjà levée pour aller chercher dans sa chambre le livre de voyages, rapporta en place son livre de prières et vint s’agenouiller près du lit. Tit Toine se leva.

— Sœur, dit-il, j’vas dire les réponds. Les litanies, ça m’connait, j’on appris ça avec missié le curé.

Et, pendant quelques minutes, on n’entendit dans cette pauvre chambre que le bruit de la pluie et du vent et celui de la voix de la jeune fille à laquelle se mêlait celle de l’enfant ; le vieillard répétait les réponses après lui.

Lorsque Pouponne se releva, le père Landry appela Tit Toine.

— Petit, lui demanda-t-il, te souviens-tu de ta mère ?

L’enfant était très intelligent pour son âge, il attacha sur le vieillard ses grands yeux qui ressemblaient à ceux de sa sœur.

— Oh ! père Landry, répondit-il, est-ce qu’un enfant peut oublier sa mère ?

— Mais, t’était si p’tit quand tu l’as quittée !

— J’avions six ans.

— Et t’en as douze àjordy. Et ton bezon, p’tit ? comment c’que tu l’as perdu ?

— J’lons pas perdu, père Landry, c’est l’Bon Dieu qui l’a pris… Pove Tit Tienne ! (Petit Étienne) y étiont toujours malade… et y appelait la mère qu’ça faisait pleurer tout l’monde dans la grande barque (le navire). Et la mère et Pouponne, elles n’étiont pas là pou le soigner. J’faisais tout ce que j’pouvions, mais qu’esqu’un chou d’six ans pouvait faire ? J’l’y portions tout ce qu’un chacun m’donnait d’bon à manger… c’était pas grand’chose, mais, tout d’même c’était quelqu’chose… et v’la qu’un soir, y m’dit comme ça : Tit Toine, j’entends la mère… elle m’appelle… adieu Frérot ! Et il était mort ! et je n’avions pus de bézon !

L’enfant s’arrêta suffoqué par les larmes… mais au moment où Pouponne l’attirait à elle pour le consoler, il se redressa.

— Et c’n’est pas tout ! s’écria-t-il, les yeux grands ouverts comme s’ils étaient fixés sur une image épouvantable… l’plus terrible, le v’là ! Je t’nais le corps de mon bézon dans mes bras et j’cherchions à réchauffer ses poves tites mains glacées, quand d’affreux soldats sont v’nus m’l’arracher …et…oh ! père Landry ! oh ! Pouponne ! savez vous ce qu’y ont fait d’mon cher Tit Tienne ? ils l’ont jeté à la mer !

Pouponne qui sanglottait comme lui, le coude appuyé au bord du lit, jeta ses deux bras autour du cou de son frère, l’attira sur ses genoux et le maintenant, Tit Toine, dit elle, faudra nous aimer comme sept.

— Tit Toine, reprit le père Landry, est ce que t’as queuque chose à faire dire à la mère et à ton bezon ?

— Qué’que vous voulez dire, père ? demanda le petit garçon en attachant un regard étonné sur le vieillard.

— Ça seulement, mon gars : avant d’main, je serai là haut avec les amis, et l’Bon Dieu seul sait qui sont c’ty là que j’vas retrouver dans le paradis.

— Ne parlez pas ainsi, père Landry dit Pouponne, vous n’êtes pas plus malade, et vous avez encore, Dieu merci ! de longs jours à vivre !

Il secoua la tête en silence. Et l’orage continuait avec une fureur croissante, la pluie tombait par torrents sur les murs de la cabane et menaçait d’en enlever le faible toit ; par instant un vif éclair scintillait au travers de la chambre et était succédé par un violent coup de tonnerre qui faisait tressaillir le malade et arrachait des cris de terreur à Tit Toine qui était venu reprendre sa place près du foyer. Il y avait quelque chose qui inspirait une tristesse profonde en écoutant ce déchaînement des éléments et les plaintes sourdes de ce vieillard qui se débattait contre la mort.

— Oh ! se disait Pouponne, si je pouvais faire avertir Charlotte ! lui demander de l’aide ! mais, ce serait cruel de faire sortir c’t enfant dans un pareil temps ?

— Tit Toine ! dit tout à-coup le mourant.

L’enfant accourut près du lit.

— Où est ce qu’est missié l’curé ?

— J’lons laissé à c’matin au prasbytère.

— Ainsi y n’a pas dîné à la grande maison ?

— Non père.

Pouponne suivait d’un œil désolé les indices de la mort sur les traits de son vieil ami. Sa pâleur devenait cadavéreuse ; deux larges cercles bleuâtres entouraient ses yeux à demi voilés déjà, et, par moments, un frissonnement étrange parcourait tout son corps.

— Pouponne ! appela-t-il, Pouponne ! j’veux voir missié l’curé !

Comment refuser à un mourant la dernière grâce qu’il demande ? Comment parler des dangers de l’orage à celui qui n’a peut-être que quelques heures à vivre ? Elle n’hésita pas.

— Tit Toine, dit elle, lève toi ! y faut que t’ailles chercher l’père Jacques.

— Écoute la pluie et le tonnerre, sœur, dit l’enfant tout effrayé déjà.

— Il le faut, répéta Pouponne. Le père Landry est bien malade et ne veut pas mourir sans recevoir les derniers sacrements. J’irais moi même pour t’éviter c’te corvée, mais j’puis pas abandonner ce pove vieux dans un pareil moment.

Et tout en parlant, la courageuse enfant enveloppait son frère de son châle le plus épais, elle lui attachait son chapeau sur la tête avec une longue écharpe de laine et, lui mettant un parapluie à la main :

— Écoute-moi bien, dit-elle : tu iras d’abord à la cabane des Labauve et tu demanderas à Zozo, de ma part, de laisser Baptiste aller avec toi. Le parapluie est assez large pour vous deux. Surtout presse-toi, frérot, rappelle-toi qu’la mort, alle n’attend pas ; répète ben à missié l’curé que l’père Landry y se meurt et demande à le voir.

Et, embrassant son frère, après l’avoir recommandé à la bonne Vierge Marie, elle lui ouvrit la porte en répétant :

— Surtout, frérot, dépêche-toi !

Elle revint s’asseoir près du lit, et, quoiqu’il fût à peine quatre heures, l’obscurité était telle qu’elle se vit obligée d’allumer une chandelle. Et au milieu du silence, la voix du mourant s’élevait par instant, tantôt pour raconter quelque scène de sa jeunesse, tantôt pour parler de la patrie perdue, ou pour appeler les êtres aimés qui l’avaient précédé dans la tombe et ceux dont il ignorait la destinée. Et, il s’arrêtait pour prier, ou tombait dans un sommeil que, plus d’une fois, Pouponne prit pour celui de la mort.

XVL.

Nous allons maintenant abandonner Pouponne au milieu de sa veillée si triste et si solitaire, pour suivre Tit Toine sur la route où il venait de s’engager. Comme le lui avait ordonné sa sœur, il s’était arrêté à la cabane des Labauve et avait délivré à Zozo le message de Pouponne. Dans toute autre circonstance, la mère aurait peut-être refusé d’exposer son enfant au danger d’un pareil orage ; mais, il s’agissait d’un mourant, et parmi les Acadiens, un respect sans limites est porté à ceux qui vont mourir ; et, selon eux, leur refuser quelque chose, appellerait la malédiction du ciel sur la tête de celui qui oserait commettre un pareil crime. Avant que Zozo eût le temps de répondre à Tit Toine, la vieille aïeule s’écria :

— Faut qu’il aille, ma fille ! qui sait ! demain, ça s’ra p’tête mon tour.

Zozo fit pour son fils ce que Pouponne avait fait pour son frère, elle l’enveloppa de son mieux… lui mit par dessus ses vêtements le capot de couverte de son père et, lui mettant en mains le bâton de l’aïeule.

— C’est en cas d’mauvaises rencontres, dit-elle.

Et, au bout d’un instant, on eût puvoir nos deux petits garçons bien serrés l’un contre l’autre, leurs deux têtes sous le parapluie, et, se dirigeant aussi vite que possible vers la demeure de monsieur le curé située à six milles plus loin. C’était une longue route pour ces deux enfants, et, ils se disaient que, bien certainement la nuit les surprendrait avant qu’ils n’eussent le temps d’arriver au presbytère. Vers le milieu de leur route, se trouvait un petit bois d’un demi mille de long, et avouons bien vite que le passage de ce bois causait une vive terreur à nos petits voyageurs.

— Mon Dieu ! disait Baptiste, c’est y pas trop dur pour les vivants d’voir l’monde mourir pendant la nuit et avec in pareil temps ? Comme si l’père Landry aurait pas pu r’mettre sa crevaison à d’main ?

— Oui, dit Tit-Toine qui, en sa qualité d’enfant de chœur, se croyait très fort en matière de religion, c’est tout d’même vrai que c’temps là, c’est bon pour des chiens et pas pour des chrétiens, mais, vois-tu Baptiste, c’pôve homme, il a p’tête un gros péché sur sa conscience et y veut l’dégoiser à missie l’curé avant d’rendre l’âme…

En cet instant, un violent coup de tonnerre se fit entendre et les deux enfants jetèrent un cri en se resserrant encore davantage.

— Encore, observa Tit-Toine, si nous avions pris un jabloroc !

Ce que l’enfant appelait un jabloroc était ce que nous, nous appelons une lanterne ; et il faut avouer qu’elle aurait point été de luxe au milieu de l’obscurité qui les entourait. Ils entraient dans le petit bois.

— Diantre ! cria Baptiste, faut convenir qu’y fait diablement noir ici ce soir… c’te forêt m’fait l’effet d’être aussi longue qu’un jour sans pain… alle doit être pleine à déborder de voleurs.

— Et p’tête ben de loups aussi ! dit Tit-Toine qui pour essayer de se rassurer, voulait faire le brave aux dépens de son camarade. Ah ! que bénédiction l’bon Dieu a sépartagé sur nous, quand il a gardé les loups, bien loin, en Acadie !

— Mais les voleurs, répéta Baptiste.

— Tu veux que j’te dise le fin fond de la vérité Baptiste ? reprit le frère de Pouponne, tu parles comme un couard et t’en es un, v’là ! qué que donc qu’tu veux qu’on nous vole ?

— Oh ! mais, ton parapluie… et pis… mon bâton.

— Tiens ! tu jabotes trop, mon fautoche ! (mon petit homme) dit Tit-Toine avec une sorte de mépris. Il est quasiment tard et j’sommes pas mal las… y m’semble qu’mes yeux, y sont tous pleins d’piqures d’aiguilles… de plus, je n’faisons pas aute chose que de tibuter (marcher comme un ivrogne) dans c’te noir ! j’dors en marchant… aussi j’vas m’arrêter ici un tantinet… quéque t’en dis Baptiste ?

— Que ça m’va comme le bridon à la jument de missié le curé, répondit le fils de la Zozo en s’étendant sur l’herbe mouillée à côté de son camarade.

Ils étaient là depuis environ deux minutes tout au plus quand ils entendirent marcher à quelques pas deux, et une voix prononça distinctement ces paroles :

— J’crois ben qu’nous sommes perdus.

En un instant, nos deux petits garçons furent debout et la main dans la main, se disposaient à prendre la fuite quand une grosse main tomba sur l’épaule de Baptiste et une voix laissa échapper ce seul mot : Halte !

Sans comprendre la signification du mot, ils s’arrêtèrent, et, à la lueur de la lanterne que portait celui qui avait parlé, ils aperçurent deux hommes vêtus d’uniformes ou plutôt des restes d’un uniforme. L’un était très grand, avait de larges épaules, tandis que l’autre, plus jeune en apparence, était en même temps plus mince et plus petit. Tous les deux avaient le visage couvert d’une barbe épaisse.

— Où allez-vous par un pareil temps, petits ? demanda le plus âgé des deux hommes.

Ce fut Tit-Toine qui répondit, les dents de Baptiste battaient une terrible trémontaine, (le bruit du tambour) comme plus tard notre enfant de chœur le raconta à sa sœur.

— Nous allons chercher l’père Jacques pour un pove vieux qui va mourir, répondit Tit-Toine.

— Le père Jacques ! répéta l’étranger.

— Ou ben missié l’curé, c’est tout un pareil.

— Alors, il faut vous presser, mes enfants, reprit l’inconnu, la mort n’attend pas. Nous aussi, nous avons besoin de voir le curé, nous irons avec vous. Avez vous encore loin à aller ?

— Mais non. V’la ben pour l’moins deux heures qu’nous sommes en route. Nous arriverons tout à l’heure, dit Tit-Toine en se mettant en route et en se serrant plus étroitement contre Baptiste.

Ni l’un ni l’autre de nos petits garçons n’était trop satisfait de la compagnie qui s’imposait à eux avec si peu de cérémonies. Le plus jeune des étrangers n’avait rien dit, il semblait triste et recueilli et, à plusieurs reprises on le vit élever la lanterne qu’il tenait à la main pour pouvoir mieux examiner les traits de Tit-Toine.

Bientôt nos voyageurs sortirent du bois et aperçurent dans le lointain plusieurs lumières qui, bien certainement devaient provenir de quelque habitation.

— C’est là, dit Tit-Toine, c’est la maison à père Jacques.

Cette maison, ou plutôt le presbytère, était assez grande, quoique bâtie aussi grossièrement que toutes les demeures des Acadiens. II se trouvait deux chambres sur le devant : l’une était la chambre à coucher du bon prêtre, l’autre celle où il prenait ses repas, où il écrivait ses sermons et où il recevait ceux qui venaient le voir et le consulter. Sur le derrière, il y avait deux autres chambres : la plus grande, la mieux meublée, s’appelait la chambre de l’hôte et il s’y trouvait toujours un lit prêt pour l’ami ou pour le malheureux qui venait réclamer l’hospitalité du père Jacques. Dans la dernière couchaient la vieille Pélagie et Tit Toine. À cette époque, de crainte du feu, sans doute, les cuisines étaient toujours assez éloignées de la maison principale : celle du père Jacques se trouvait à une vingtaine de pas du logis.

Tit Toine qui se considérait chez lui au presbytère et qui en connaissait tous les coins, fit entrer les étrangers dans ce qu’on appelait le cabinet de monsieur le curé.

— Attendez là, leur dit-il, j’vas aller prévenir le père.

Les deux hommes s’assirent en silence : ils paraissaient vivement émus.

Tit Toine, accompagné de Baptiste, entra dans la chambre à coucher du prêtre qui, quoiqu’il ne fût que sept heures, se disposait à se mettre au lit.

— Grand Dieu ! s’écria-t-il en voyant paraître son enfant de chœur, toi Tit Toine ! et dans un pareil orage ! Pourquoi ta sœur ne t’a-t-elle pas gardé ? et comment se fait il que Baptiste soit avec toi ?

Tit Toine raconta au père Jacques l’objet de sa mission et termina par ces mots :

— Pouponne, alle dit qu’y faut vous dépêcher.

— C’est bien, dit le prêtre, va atteler la calèche pendant que je m’habillerai Il est inutile que tu m’accompagnes. Garde Baptiste avec toi jusqu’à demain et dis à Pélagie de vous donner à souper.

— Oui père, répondit l’enfant.

Et au moment où il allait sortir, il revint sur ses pas :

— Oh ! père, dit-il, j’avons oublié d’vous dire qu’y a là dans vot’ cabinet deux hommes que nous avons rencontré dans l’bois… y nous ont suivis jusqu’ici et y disent comme ça qu’y vouliont vous voir. À ce qu’y paraît, y zont queque chose à vous jabotter. (raconter.)

— Des étrangers ! se dit le père Jacques, dans cet orage ! et à cette heure ! que peuvent-ils me demander ? l’hospitalité sans doute.

Il entra dans la salle où les deux hommes l’attendaient. Ils se levèrent et le saluèrent respectueusement en le voyant paraître. Le prêtre les regarda et une émotion étrange s’empara de tout son être.

— Vous désirez me voir, messieurs ? demanda-t-il.

— Oui mon père, répondit le plus âgé des étrangers qui pouvait avoir tout au plus vingt-cinq ans.

— Cette voix… dit le père Jacques, ces yeux !… Oh ! je ne me trompe pas… C’est Balthazar.

Et il tendit les bras au jeune homme.

Après qu’ils se furent tenus embrassés un instant, le curé se retourna vers le compagnon de Balthazar et le regardant avec attention :

— Et celui là ! demanda-t-il.

— Celui-là, mon père, répondit le jeune homme en s’avançant, c’est Périchon… ne l’avez-vous pas reconnu !

— Non, répondit le père Jacques, cette barbe vous déguise trop bien, mon enfant.

En ce moment les deux enfants rentraient. À ce nom de Périchon, Tit Toine jeta un cri.

— Périchon ! dit-il, je m’rappelle qu’autefois, au pays, j’avions un frère qui s’app’lait comme ça.

— Et c’est ben ton frère qu’est là, Tit Toine, dit le jeune Acadien en enlevant l’enfant dans ses bras. Ah ! frérot ! y n’y a pus qu’nous deux à c’heure.

Tit Toine allait se récrier et parler de Pouponne, mais au signe que lui fit le prêtre, il se tut.

— Balthazar, dit le père Jacques, ce n’est point le moment de nous raconter ce qui nous est arrivé des deux côtés depuis notre séparation, plus tard, nous nous interrogerons. Ces deux enfants sont venus à pied, au milieu de la nuit et de l’orage me chercher pour porter les derniers sacrements à un mourant. Savez-vous quel est ce mourant Balthazar ?

— Je crains le deviner, répondit le jeune homme, c’est mon père.

— Ma calèche est prête, continua le prêtre, pressons nous, mon fils… que votre père ne meure pas sans vous avoir revu ! Sans vous avoir béni. Périchon, vous resterez ici ce soir et demain Tit Toine et Baptiste vous amèneront à la cabane que le père Landry habite avec sa fille.

— Sa fille ! répéta Balthazar, laquelle.

Le père Jacques fit comme s’il ne l’avait pas entendu et s’adressant à Tit Toine :

— Quand nous serons partis, dit il, tu pourras raconter à ton frère tout ce que tu sais de votre famille. Dis lui tout, mon gars.

Et pendant que Balthazar assis dans la calèche à côté du curé se dirigeait vers la cabane où son père se mourait, Tit Toine parlait de Pouponne à Périchon et, voulant obéir ponctuellement à son curé, lui racontait toutes les nouvelles du campement.

— Il ne faudra pas vous nommer, en arrivant, mon fils, dit le bon prêtre, à Balthazar, la joie tuerait votre père avant qu’il ait eu le temps de se préparer à la mort. Laissez-moi faire : quand il en sera temps je vous avertirai.

Trop ému, trop triste pour parler, Balthazar répondit par un signe de tête. Il se sentait heureux de revoir son père, de pouvoir embrasser sa sœur… mais en même temps son cœur se brisait à la cruelle pensée que c’était pour le voir mourir qu’il allait retrouver ce père chéri.

XVII.

La calèche s’arrêta en face de la cabane. Ils descendirent : le père Jacques portant à la main son sac au viatique, entra suivi de Balthazar dans la chambre qui servait autrefois, de cuisine et de chambre à coucher à Pouponne. Cette chambre avait bien changé d’aspect depuis le moment où Charlotte y était entrée pour la première fois. Pouponne était fière nous le savons, et refusait tous les dons que son amie essayait de lui faire ; mais elle se gênait davantage avec monsieur Bossier et n’osait montrer trop ouvertement son orgueil en sa présence.

Souvent, sans y attacher grande importance, la petite Acadienne avait dit à Charlotte combien il lui était pénible d’être forcée de faire la cuisine dans la chambre où elle couchait, et un jour qu’elle dînait à l’habitation, monsieur Bossier envoya son charpentier et ses aides chez le père Landry, et quand le soir, Pouponne arriva chez elle, elle trouva une petite cuisine qui, d’après les ordres du maître, avait été bâtie à une courte distance de la cabane.

Le cadeau était un peu trop lourd pour être renvoyé, et Pouponne n’eut d’autre alternative que de remercier ceux qui l’avaient obligée avec tant de délicatesse.

Et maintenant que la chambre de la jeune fille était débarrassée de ses chaudières, de ses baquets et des autres ustensiles de ce genre, Pouponne avait trouvé moyen de la métamorphoser en un charmant petit nid que Balthazar contemplait avec une surprise croissante. À côté du petit lit blanc de l’enfant, un prie-Dieu recouvert d’un camayeu aux brillantes couleurs, était surmonté d’une image de Jésus sur la croix que Pouponne avait encadrée elle-même. Des étagères garnies de livres se voyaient suspendues aux murs, et comme le prie-Dieu, les sièges étaient recouverts de draperies en camayeux. Çà et , on voyait de charmantes corbeilles tressées par les doigts habiles de Pouponne et qui renfermaient les plus belles fleurs de la saison. Le rouet avait gardé sa place, car notre petite ouvrière s’en servait toujours, mais, sur une petite table, recouverte d’un tapis brodé, on voyait une élégante corbeille à ouvrage, doublée de satin bleu ; c’était Placide qui l’avait envoyée à l’amie de sa sœur, et cette corbeille était remplie de pelotons de laine de toutes couleurs et d’une riche tapisserie à demi achevée.

Balthazar examinait tout et n’en revenait pas… Quelle était donc cette femme qui s’entourait de livres, de broderies et de fleurs ? Certes, ce ne pouvait être une de ses sœurs, car si les filles du père Landry étaient d’honnêtes ménagères, disons vite qu’elles étaient du genre de Zozo et de Titine, et préféraient une betterave à la plus belle fleur. Pas un seul instant, la pensée de Pouponne ne vint au cœur de Balthazar. Il était là, dans cette petite chambre toute remplie du parfum de cette femme inconnue, et le coude appuyé sur son genou, la figure cachée dans sa main, il écoutait les sons qui s’échappaient de la chambre voisine où le mourant venait de communier, et où le prêtre, en cet instant, lui administrait l’extrême onction. Quand tout fut terminé :

— Père Landry, dit le curé, il y a là, dans la chambre voisine, un voyageur que j’ai rencontré et qui m’a suivi jusqu’ici. L’orage gronde toujours pouvez-vous lui accorder l’hospitalité :

— Certainement, répondit Pouponne, et, puisqu’il est dans ma chambre, qu’il y reste. J’irai tout à l’heure lui porter à souper.

— Non, non, il n’a besoin de rien, dit le père Jacques, il a dîné à la cabane des Leblanc. Mais le temps est bien humide, et il n’y a pas de feu dans votre chambre, Pouponne… puis-je le faire entrer ici ?

— Mais… oui… répondit-elle avec un peu d’hésitation.

Le prêtre continua : — Ce voyageur m’a dit qu’il avait servi dans le corps de monsieur de Boishébert… qui sait ! il pourra peut-être vous donner des nouvelles.

Le pauvre octogénaire resta un moment muet, pris d’un tremblement pénible que sembla partager celle qui le soutenait, un bras passé sous sa tête vénérable.

Balthazar était entré et, trop ému pour saluer, s’était assis près de la cheminée, le dos soigneusement tourné du côté de ceux qui étaient dans la chambre.

Êtes-vous Américain, monsieur ? demanda le père Landry d’une voix faible.

— Non, monsieur, je suis Acadien, répondit le jeune homme sans se retourner.

— Ah !… Et, y a t’y longtemps qu’vous avez quitté l’pays ?

— Près d’une année.

Souvent le père Landry s’était dit et avait dit à Pouponne que si Balthazar était vivant, il devait être à l’armée… or, son cœur battait à la pensée que peut-être cet étranger avait rencontré son fils et qu’il pourrait lui en donner quelques nouvelles, Au bout d’un moment :

— Vous faisiez partie du corps d’armée du commandant Boishébert, dit-il… du moins c’est c’que vient d’me dire missié l’curé.

— Oui, monsieur, j’étais sous ses ordres.

— Et dites-moi, reprit le vieillard avec une émotion qui faisait mal à contempler, n’avez-vous jamais rencontré à l’armée, un nommé Balthazar ?… Ah ! c’est que, voyez-vous, c’était mon fils !

— Est-ce du capitaine Balthazar Landry que vous voulez parler ? demanda le jeune soldat qui faisait des efforts surnaturels pour contenir son émotion et n’osait lever la tête de peur de se trahir.

— Il n’était pas capitaine que je sache, mais il s’appelait Balthazar Landry, du bourg de Grand Pré… dit le vieillard, qui semblait avoir recouvré ses forces pour parler de son enfant.

— Certes que je l’ai connu… Je vous l’ai dit… il était mon capitaine.

— Votre capitaine ! s’écria le père Landry stupéfait.

Et des larmes se firent jour au travers de ses paupières à demi fermées, tandis que Pouponne sanglottait. Le curé, assis au pied du lit, pleurait comme un enfant. Le père Landry les regarda l’un après l’autre, et arrêtant ses yeux sur l’étranger :

— Ah ! j’comprends tout ! dit-il… j’vois pleurer l’père Jacques… m’a p’tite fille, alle pleure aussi… vous, vous détournez la tête de nous… j’sais ben, allez qu’y en a ben peu qui reviennent d’la guerre… Vous étiez son camarade ? et j’devine que c’est lui qui vous a envoyé dire à son père comment ce qu’il est mort !… Allons ma fille, ajouta-t-il en passant sa main ridée sur les cheveux de Pouponne, ne pleure pas comme ça… tu sais ben que nous nous attendions à sa mort… vois comme j’suis tranquille, et pourtant, j’étions son père !

— Mais monsieur dit Balthazar sans changer de position, mon capitaine n’est pas mort.

Un double cri lui répondit : — Pas mort ! s’écrièrent en même temps le vieillard et sa fille.

Depuis un moment, quelque chose d’inexplicable s’opérait en Pouponne : ses yeux ne quittaient point l’étranger et le corps penché, l’oreille tendue, elle écoutait les accents de cette voix qui, sans qu’elle s’en rendit compte elle-même, portaient en son cœur un trouble inconnu qu’elle ne pouvait définir. Pas un instant elle ne soupçonna la vérité, mais, aux dernières paroles du jeune homme, elle se leva, et quittant subitement le lit du mourant, elle fit un pas vers l’étranger, joignant les mains et le regardant d’un air suppliant et désolé, comme pour lui dire :

— Au nom de Dieu ! parlez-nous de lui !

Balthazar, en apercevant cette figure qui recevait en plein toute la lumière du foyer, fit un bond sur son siège, mais, sentant en cet instant la main du prêtre tomber sur son épaule, il resta là, foudroyé par son bonheur !… C’était Pouponne, Pouponne qu’il retrouvait près de son père ! Mais il devait se taire, étouffer l’élan de son cœur, la vie de son père dépendait de son silence. Il ne pouvait prononcer le nom de Pouponne que dans son âme.

Mais le père Jacques avait oublié le pouvoir de l’amour dans le cœur de la femme. Pouponne ne s’éloigna pas… au contraire, elle fit deux pas en avant, et, prenant de force dans les siennes les mains dont l’étranger se couvrait le visage :

— Balthazar ! s’écria-t-elle.

Tout mystère devenait inutile. Pouponne se précipita dans les bras de son ami, et à demi évanouie, se laissa aller sans résistance à ses caresses et à ses embrassements. Le père Landry n’avait pas entendu l’exclamation de la jeune fille, mais, en voyant les deux amants dans les bras l’un de l’autre, il devina tout et, élevant ses mains tremblantes vers l’enfant qui revenait :

— Balthazar ! mon fils ! s’écria-t-il.

Et, après avoir serré son enfant sur sa poitrine :

— Je puis mourir maintenant, ajouta-t-il, je l’ai revu ! et il veillera sur Pouponne.

Les questions se succédèrent sans interruption. Pouponne voulait savoir si sa mère vivait encore, demandait où étaient ses frères, tandis que le pauvre vieillard trouvait encore des forces pour prier Balthazar de lui parler des fils et des filles qu’il avait laissés derrière lui.

— Préparez-vous à entendre un triste récit, dit le jeune homme, je vais le commencer au moment où j’ai quitté le Grand Pré pour aller porter à mes quatre frères les ordres de notre père.

— M’ont ils obéi ? demanda le vieil- lard.

— Ils ne l’ont pas pu, mon père, répondit le jeune homme ; les familles de Sosthène et de Martin se composaient de près de cinquante membres, celles de Norbert et d’Urbin d’une vingtaine. Il faut de l’argent pour faire voyager tant de monde. Ils sont donc restés au Beau Bassin, et, bien leur en a pris. Ils y sont encore aujourd’hui, et tous, riches et heureux.

— Allelujah ! dit le vieillard en faisant pieusement le signe de la croix.

— Voilà pour quatre de vos fils, mon père, continua Balthazar ; le cinquième est près de vous. J’ai appris la mort de Théodule et d’Onésiphore ; quant aux autres, je n’en ai jamais entendu parler. Quant à vos filles : Modeste, Séraphine et Arthémise sont mortes ; Cidalise et Adèle ont été rejoindre leurs frères au Beau Bassin. C’est tout ce que je sais de notre famille, mon père.

— Et ma mère ? dit faiblement Pouponne.

— Pouponne, dit Balthazar, tu dois te souvenir que Périchon était parti avec moi.

— Je m’en souviens, répondit elle.

— Nous ne nous sommes jamais quittés, continua le jeune homme, partis ensemble, nous sommes revenus ensemble.

— Et où est-il ? s’écria Pouponne.

— Chez moi, mon enfant, répondit le prêtre, vous le verrez demain.

— Merci, mon Dieu ! s’écria la pauvre enfant.

XVIII.

— Il y a aujourd’hui six ans, dit Balthazar en reprenant son récit, que je revins avec Périchon de notre voyage au Beau Bassin. Nous arrivâmes à Grand Pré quelques heures après le départ des navires qui emportaient nos familles. Il était nuit ; nous errâmes au hasard dans les rues du bourg remplies de soldats anglais. Notre exaspération était terrible, et je crois que je serais devenu assassin si un de ces monstres m’avait adressé la parole. J’essayais de pénétrer dans la maison de mon père : elle était pleine de soldats qui buvaient et chantaient entre ces murs bénis où j’étais né, où j’avais été si heureux !

« Périchon, de son côté, voulut entrer dans la maison de sa mère : nous n’avions rien mangé depuis le matin et nous espérions pouvoir y trouver quelques provisions. Nous n’eûmes point de peine à nous y glisser, toutes les portes et les fenêtres étaient ouvertes. Nous entrâmes, et, au moment où Périchon allumait une chandelle qu’il venait de trouver sur la cheminée, mes pieds s’embarrassèrent dans quelque chose qui était étendu sur le plancher. J’appelai Périchon… et… horreur ! oh ! Pouponne, c’était le corps de ta mère que nous avions devant nous… de ta mère morte, baignée dans son sang !… de ta mère assassinée par les Anglais !

Il s’arrêta : les forces lui manquaient pour continuer ; Pouponne jeta un cri et un sanglot déchirant s’échappa de ses lèvres.

— Horreur ! s’écria le mourant, oh ! malédiction sur ces monstres qui assassinent les femmes et les enfants !

Le prêtre éleva le crucifix et l’exposa aux regards du vieillard.

— Celui qui est mort pour nous sur la croix, nous ordonne le pardon des injures, dit-il.

Et se retournant vers Balthazar.

— Continuez mon fils, ajouta-t-il. Comment le corps de madame Thériot se trouvait-il là ? reprit le jeune homme, je ne l’ai jamais su : mais voilà ce que je présume : après s’être vu arracher sa fille et ses petits enfants, la pauvre femme dut perdre connaissance et, étendue sur la terre échappa aux regards de ceux qui veillaient à charger les navires de leur cargaison humaine. Lorsqu’elle revint à elle, elle avait bien certainement perdu la raison et prit machinalement le chemin de sa maison. Soit pour en finir avec elle, soit qu’elle eût, dans son désespoir, insulté les Anglais, un des soldats lui passa son sabre au travers du corps et la laissa seule, vivante encore peut-être. Lorsque nous pénétrâmes dans la maison elle était morte depuis plusieurs heures.

— Qu’ils soient maudits ! ceux qui peuvent ainsi traiter une faible femme répéta le vieillard.

Pour la seconde fois, le prêtre éleva le crucifix.

La tête appuyée à l’épaule de son fiancé, Pouponne pleurait, la pauvre enfant, toutes les larmes qui oppressaient son cœur. Balthazar après avoir déposé un long baiser sur ses cheveux reprit sa triste narration.

— Un douloureux devoir, mais un devoir sacré nous restait à accomplir : il nous fallait porter le corps de la chère martyre dans le cimetière où reposaient son mari et huit de ses enfants. Il fallait à tout prix ensevelir ce cadavre ensanglanté. Périchon agenouillé près de sa mère semblait avoir tout oublié dans son désespoir. Ce fut avec peine que je réussis à lui faire comprendre ce qu’il nous fallait faire. Il est probable que, comme les autres femmes, la mère Thériot avait emballé tout son butin, car nous ne trouvâmes rien d’abord : les armoires, les bureaux étaient ouverts, mais tous étaient vides. Mais voilà qu’en jetant les yeux du côté du lit de sa mère, Périchon tressaillit : ce lit semblait avoir été préparé pour la nuit, et, c’est cette circonstance qui me fit soupçonner que la pauvre femme, après le départ des navires, était rentrée chez elle et avait, sans savoir peut-être ce qu’elle faisait, préparé ce qu’il lui fallait pour la nuit.

« Périchon arracha un des draps et en enveloppa pieusement le corps de sa mère pendant que je me mettais à la recherche des pelles dont nous avions besoin. Quand je rentrai dans la chambre, Périchon me montra une ceinture pleine d’or qu’il avait trouvée sur le corps de sa mère, sous ses vêtements. C’étaient les économies de la pauvre femme qu’elle avait voulu emporter dans l’éxil.

— « Prends cet or, Balthazar, me dit Périchon, il est à nous deux… tu es le plus fort, tu sauras mieux le défendre.

« La nuit s’avançait et nous n’avions pas un moment à perdre. Nous savions bien, que si nous étions pris, nous serions immédiatement fusillés ; mais que nous importait ? il fallait achever notre tâche à tout prix. Heureusement pour nous que le cimetière n’était pas très éloigné, et situé comme il est sur une colline il était douteux qu’aucun des soldats y montât pendant la nuit.

« Périchon se chargea du corps de sa mère, je le suivis avec les deux pelles et au bout d’une demi heure, la mère Thériot dormait entre son mari et ses enfants.

— Merci Balthazar ! dit Pouponne d’une voix étouffée par les sanglots.

Il se pencha vers elle et couvrit de baisers ce visage désolé, à demi caché sur son épaule.

Une seule chose nous restait à faire continua le jeune soldat, rejoindre l’armée du général Lévis. Heureusement que nous avions de l’argent et nous réussîmes sans trop de difficultés. Nous fûmes tous les deux incorporés dans le régiment de monsieur Boishébert.

— Oh ! Balthazar ! dit Pouponne avec une grace suppliante, raconte à notre père ce que tu as fait à l’armée. …Pauvre cher vieux ! il est persuadé que son fils a dû accomplir des actions courageuses, de hauts faits d’armes… et moi… ah ! je pense un peu comme lui ! Parle, parle, il sera si heureux de t’entendre !… ça va le guérir, le rajeunir !

Et Balthazar de sa voix mâle commença le récit de la bataille de Condiac et de l’incendie du presbytère de Grand Pré. Le vieillard en l’écoutant ne put s’empêcher de s’écrier dans l’épanchement d’une joie sombre :

— Ah ! c’est bien, mon gars, ces coups là, vois-tu, ça soulage la vieillesse de ton père.

Le père Landry avait toujours, au fond du cœur, nourri une haine profonde contre l’Angleterre ; cette haine ne s’était pas refroidie avec l’âge, au contraire : ses nouveaux malheurs l’avaient envenimée et laissaient son âme toute saturée de ce sentiment. Il ne pouvait se lasser d’écouter ce fils de sa tendresse qui avait si bien hérité de son amour national. En l’écoutant une vigueur inusitée s’emparait de ses membres, sa figure s’illuminait, une exaltation depuis longtemps disparue rallumait la vie dans son être. Tout symptôme de caducité disparaissait de son visage ; il s’était maintenant redressé sur son lit. Comme Lazarre sortant de la tombe à la voix du divin maître, il revenait à la vie, à la voix de l’enthousiasme et du patriotisme. C’était un véritable miracle qui s’accomplissait.

Le père Jacques jouissait du changement qu’opérait sur le mourant cette narration de son fils. Balthazar lui-même subissait le charme que produisaient ses paroles : sa voix vibrait de ses notes les plus sympathiques ; son discours qui n’était que la peinture de ce qu’il avait vu, que l’écho de ce qu’il avait entendu, se déroulait avec la puissance de l’action aux yeux de ses auditeurs. Cette éloquence naturelle et incisive du soldat, cette passion entraînante du patriote dévoué jusqu’à l’héroïsme, faisaient de Balthazar un orateur dans toute l’acception du mot. Aussi quand il vint à raconter la bataille de Sainte Foye où il avait gagné ses épaulettes de capitaine, Pouponne, elle-même, entraînée par l’entousiasme, lui jeta les deux bras autour du cou en disant :

— Oh ! mon Balthazar ! que je suis fière de toi !

— Après ?… mon fils, après ? s’écria le vieillard.

— Hélas ! reprit le jeune homme, ce qui me reste à dire est bien triste… On eût dit que le ciel qui avait fait mon compagnon de Périchon, avait décidé que nous ne serions jamais séparés : après ma promotion au rang de capitaine, il fut fait sergent dans ma compagnie et nous eûmes la chance de toujours combattre aux côtés l’un de l’autre. Et, après trois ans passés ensemble à l’armée, nous fûmes faits prisonniers en même temps et jetés sur le même ponton où nous restâmes enfermés pendant deux années.

— Grand Dieu ! s’écria Pouponne.

— Je ne vous dirai rien, reprit le jeune officier, de la cruauté avec laquelle nous fûmes traités, ni des privations qui nous furent imposées. Je vous parlerai seulement d’un incident qui eut lieu pendant notre captivité : il se trouvait parmi les prisonniers un vieil officier qui, pour passer le temps se mit dans la tête de montrer à lire et à écrire aux pauvres diables qui, comme moi, n’avaient jamais reçu d’éducation. Nos gardiens ne le contrarièrent pas, mais ne l’aidèrent en rien. C’étaient sur des morceaux de vieilles gazettes, sur des affiches, dans le livre de prières qu’il portait toujours sur lui que ce brave vieux nous enseignait à lire, et grâce à lui, quand nous quittâmes le ponton, nous savions passablement lire et écrire.

— C’est une bonne chose que d’être éduqué, observa le vieillard et au moins Pouponne aura un mari qu’en saura autant qu’elle.

XIX.

— Au bout de deux ans, continua Balthazar, nous fûmes relâchés et alors nous nous dîmes qu’il fallait nous mettre à la recherche de ce qui restait de nos familles. C’était une rude tâche, car les Anglais nous avaient dépouillés de ce qui nous restait des cinq cents couronnes de la mère Thériot ; mais, nous avions une bonne dose de courage, et tantôt à pied, tantôt dans quelque charrette où l’on nous donnait passage par charité, nous arrivâmes à New York. C’est dans cette ville que nous trouvâmes quelques indices de ceux que nous cherchions. En parcourant les rues, nous nous vîmes en présence des affiches que Louis Comeau, le brave cœur, avait fait coller sur les murs de New York aussi bien que sur ceux de Boston, de Philadelphie et des autres grandes villes des colonies anglaises. Vous savez, je suppose, que pour guider nos malheureux frères dans leurs recherches, Comeau, le héros, envoie continuellement des émissaires avec des listes de noms qu’ils affichent partout. Sur celle qui était devant moi, je lisais, au milieu d’une centaine de noms ; Landry, Thériot, à la Louisiane, sur les bords du Mississippi. Ça devaient être les nôtres et il fallait aller les rejoindre. Voilà ce que nous nous dîmes, Périchon, et moi, et nous nous mîmes bravement en route. Dieu seul peut dire les difficultés, les entraves que nous rencontrâmes. Souvent il fallait nous arrêter pendant des semaines, pour travailler sur une ferme, afin d’y gagner de quoi continuer notre voyage. Une fois Périchon tomba malade et, pendant un long mois, il me fallut le soigner. Mais grâce au ciel, je vous ai retrouvé, mon père, et toutes mes infortunes sont oubliées Me voilà près de vous pour vous aider, pour vous soigner, vous et Pouponne.

— Ou plutôt pour me voir mourir, mon fils ; mais n’importe ! je ne puis que remercier ce Dieu bon qui t’a ramené à temps pour recevoir mon dernier soupir. Écoute-moi bien Balthazar, ajouta le vieillard ; moi mort, tu épouseras Pouponne aussitôt que vous aurez fait les préparatifs nécessaires ; disons dans trois mois… tu dois comprendre mon gars, qu’y faut un protecteur à c’t’enfant… De plusse, parceque le vieux s’ra mort, y n’faut pas que ça empêche les amis d’s’amuser… j’exige qu’vos noces, alles soient juste aussi fringantes qu’les miennes alles étiont ; j’veux qu’on s’amuse et qu’on en gobe tant qu’assez… y faut aussi qu’y s’y trouve d’la boustifaille à en jeter dehors. Vous m’entendez ?

— Oui père, répondit Balthazar.

— J’veux que tout l’monde du campement soit invité, les vieux, les mères, les gars, les jeunes filles, même les p’tits enfants : faut que tout ça danse aux noces de Pouponne et de Balthazar. Vous m’avez bien compris n’est-ce pas ? ajouta-t-il.

— Oui père, répondirent les fiancés à la fois.

— Et maintenant, mes enfants, agenouillez vous là, tous les deux, pour que je vous bénisse.

Ils obéirent, et le père Landry, les deux mains étendues sur ces deux jeunes têtes inclinées, murmura à voix basse une prière pour leur bonheur. Et, lorsque Balthazar se fut relevé :

— Fils, dit le vieillard, ya encore queuque chose qui me gigule l’âme : comment s’fait y que tu n’sois pas retourné à l’armée en sortant d’prison ? aurais-tu déserté ton poste pour t’mette à not’recherche ?

— À l’armée ! répéta Balthazar avec étonnement, mais, vous n’avez donc pas su ?…

— Su quoi ? demanda le père Landry.

— Ah ! répondit Balthazar avec hésitation, notre armée… mais elle n’existe plus.

— Comment ? aurait elle été battue ?

— Non, répondit le jeune homme en baissant la tête, elle s’est fondue partiellement devant les trois corps d’invasion des Anglais. Refoulés de tous cotés par l’ennemi, jusque dans Montréal, nos hommes s’aperçurent qu’ils étaient plus que quelques milliers de soldats, sans vivres et sans munitions… et, il a fallu se rendre.

— Et le pays est perdu ?

— Perdu sans ressources, répondit Balthazar qui n’osait regarder son père.

À peine le jeune homme eut-il laissé échapper ces paroles qu’il comprit qu’elles tombaient comme la foudre sur son vieux père ; mais la question lui avait été posée si implicitement, elle était par sa nature si difficile à éluder, qu’il n’aurait pas pu le faire sans mentir, et un vrai fils de l’Acadie ne sait pas mentir. Le vieillard oscilla comme un arbre sous un grand vent, mais il ne fut pas renversé sur le coup.

— Pouponne… murmura-t-il en faisant un effort pour se tenir assis sur son lit, Pouponne, approche, mon enfant.

La jeune fille accourut vers lui : il lui passa un bras autour du cou et il ajouta d’un accent brisé :

— As-tu du courage, ma petite fille ?

— Oui père, répondit-elle, je suis exercée au malheur depuis l’âge de quatorze ans et j’en ai à peine vingt… J’endurerai bien cette nouvelle infortune si elle ne vous accable pas, vous… Si vous savez la supporter avec calme, avec résignation.

— Peux-tu marcher longtemps, mon enfant ? endurer le froid et la faim ? demanda encore le vieillard, parlant comme quand on parle dans un rêve.

Les témoins de cette scène se regardaient avec consternation ; bien certainement le pauvre vieux parlait sans savoir ce qu’il disait ; mais la noble enfant à qui il s’adressait était prête à tout pour adoucir ses derniers moments. Elle répondit :

— Vous savez bien, père, que j’ai marché depuis Boston jusqu’ici, et que j’ai vu des hommes épuisés de fatigue tomber morts à mes côtés.

— C’est vrai, ma fille ! c’est vrai ! et j’t’aime pour ta bravoure ! Dis-moi : la nuit est-elle bien noire ?

— L’orage ne fait que cesser, mais le ciel est brillant d’étoiles.

— Eh bien, ma p’tite, partons.

— Partir ! pauvre père ! s’écria la jeune fille avec consternation.

— Oui. Va mettre à part ce qu’il nous faudra pour le voyage ; fais deux paquets, un gros et un petit… fais le petit bien léger pour qu’y ne t’donne pas trop d’fatigue… moi, je m’chargerai du gros… nous prendrons les devants et nous f’rons dire à Balthazar de v’nir nous rejoindre… et il viendra, car il a l’pas pus long qu’nous.

— Mais, vous n’pouvez pas vous l’ver mon père, observa Pouponne, calmez-vous, je vous en prie… et, dites-moi : où voulez-vous aller ?

— Je veux retourner au pays… je veux faire honte à nos gars et les rappeler sous le drapeau de la France… et je veux chasser les Anglais de la terre que nous ont léguée nos pères.

— Tous les chemins praticables sont fermés, observa Balthazar : l’ennemi a contraint les habitants de l’Acadie à prêter le serment d’allégeance… vos fils eux-mêmes ont passé par cette condition.

— Mes fils ! s’écria le vieillard en riant d’un rire qui faisait mal à entendre ; les autres, peut-être… mais pas Balthazar !

Et il relevait sa tête vénérable avec toute la fierté, avec toute la noblesse d’un prophète de Michel-Ange.

— Balthazar comme les autres, dit le jeune homme ; ce serment seul pouvait lui ouvrir les portes de sa prison et lui permettre de se mettre à votre recherche, mon père.

— Balthazar ! répéta le père Landry qui semblait avoir oublié où il se trouvait ; Non ! Balthazar n’a jamais fait ça… on vous a trompé ! ce n’est pas mon enfant, mon dernier né qui se serait déshonoré par une pareille lâcheté ! par un parjure !… Il est jeune, lui… il est soldat… il peut se battre… et vous voulez me faire croire qu’il s’est fait Anglais !… Non ! Non ! ces choses là, ça n’est pas dans l’sang des Landry !

— C’est avec la rage dans le cœur qu’il y a consenti, reprit Balthazar, on ne lui laissait pas d’autre alternative pour sortir de sa prison et venir à vous.

— Mais il aurait dû rester dans sa prison ! y mourir s’il le fallait… s’écria le vieillard avec une exaltation sauvage qui ressemblait à la folie. Il aurait dû savoir ce que les Anglais ont fait aux siens… Il a vu sa famille éparpillée sur le chemin de la proscription et son vieux père, à quatre vingt dix ans se trouver seul, dénué de tout comme un mendiant, et n’avoir pour soutien que cet ange dont la mère a été assassinée par les Anglais. Et lui, le lâche ! à vingt quatre ans, au lieu de combattre, au lieu de mourir, il s’est fait Anglais ! Ah ! je le répète, c’est impossible… Vous mentez, vous qui osez me dire que mon fils, que Balthazar Landry s’est déshonoré.

XX.

Balthazar était pâle comme un mort, il vint s’agenouiller près du lit du mourant.

— Mon père, dit-il, écoutez-moi : ne me condamnez pas avant de m’avoir entendu… si j’ai eu l’air de vous abandonner, vous et Pouponne au moment du danger, c’était pour obéir à vos ordres… Hélas ! hélas ! quand je suis revenu, vous étiez partis et je ne pouvais plus rien pour vous deux. C’est alors que je résolus de consacrer à ma patrie la vie que les Anglais avaient épargnée. J’ai combattu pendant deux années sous le drapeau français, sans salaire et presque sans nourriture, le premier dans tous les dangers, restant fidèle au drapeau de la France jusqu’au moment où entouré par une force dix fois plus forte que la nôtre, je fus fait prisonnier et jeté dans une affreuse prison où je demeurai deux années souffrant des tortures que seulement la haine la plus raffinée pouvait inventer. Après la dispersion de notre armée, on ouvrit les portes de ma prison ; mais, pour m’en laisser sortir, on exigea de moi le serment que vous me reprochez. Prévoyant que mon vieux père devait être quelque part, épuisé par la misère et par l’âge, je me suis dit que mon devoir était de le chercher pour soulager son infortune. Espérant aussi pouvoir retrouver celle que j’aimais, je jurai, des lèvres seulement, de me soumettre aux Anglais, à ces maudits que je me proposais de fuir pour toujours… Notre armée n’existait plus, donc je ne pouvais la rejoindre… La France avait abandonné ses soldats, elle les avait reniés… était-ce un crime de notre part de la renier à notre tour, surtout quand il s’agissait du salut de ceux que nous aimions ? Ma patrie était perdue… je ne pouvais plus rien faire pour elle. Je crus, en abandonnant les deux années de salaire que me doit le roi de France, pouvoir offrir sans crime mon travail et mon amour à ce qu’il y a de plus cher après la patrie : mon père et ma fiancée ! et j’espérais qu’après les avoir retrouvés, qu’après avoir pressé la main que je cherchais pour en être béni, j’espérais que cette main ne me repousserait pas avec colère et mépris… Mon père ! Pouponne ! oh ! dites-moi… dois-je être maintenant heureux où maudit ?

— Heureux, aimé, béni ! n’est-ce pas mon père ? s’écria Pouponne en enlaçant le cou de son fiancé et celui de son père et en réunissant dans une même étreinte leurs deux visages inondés de larmes.

— Oui ma fille, dit le vieillard, à demi suffoqué. C’est Dieu qui nous a vaincus, mes enfants et non pas les Anglais.

Après ces paroles, il se fit un instant de silence pendant lequel ces trois infortunés retrouvèrent ensemble le sentier perdu de leur bonheur : mais, ils ne devaient pas y marcher longtemps.

Pouponne tenait le vieillard entre ses bras quand elle sentit tout-à-coup qu’il pesait de tout son poids sur elle.

— Vous faiblissez, mon père, dit-elle tout effrayée, seriez-vous plus mal.

Pour toute réponse, il s’affaissa tout-à-fait sur le lit et on l’entendit murmurer d’une voix qui s’éteignait de plus en plus :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! vous l’avez donc voulu ! il me semblait que c’était une sainte chose que l’amour de la France, et que vous ne l’aviez pas mis dans mon cœur pour l’en arracher… pour le voir outrager… pour l’oublier !

Il s’arrêtait par moment épuisé. Au bout d’un instant :

— Ça s’ra donc, dit-il, la terre étrangère qui recouvrira mes os… mourir à quatre vingt dix ans !… et être enterré loin des siens ! oh ! c’est ben dur !

Et une larme coula lentement sur la joue ridée du vieillard et vint tomber sur la main de la jeune fille qui le soutenait. Le père Jacques s’approcha, lui prit la main en silence et, quoiqu’il fît tous ses efforts pour maîtriser sa violente émotion, elle se faisait voir dans sa pâleur et surtout dans ses yeux voilés de larmes. Le père Jacques était un enfant de grand Pré, son père avait été le cousin et l’ami du père Landry, et le bon prêtre avait toujours voué une vive amitié à ce vieillard qu’il avait accompagné dans l’exil. Il frémissait malgré lui en contemplant les progrès de la mort qui s’avançait. Une perturbation fatale agitait tout le corps du mourant, ses extrémités se refroidissaient et ses lèvres et ses narines devenaient violemment contractées. Balthazar et Pouponne, penchés sur lui, dans une angoisse mortelle, suivaient tous les mouvements de son visage, épiant une révolution salutaire et le retour de la parole qui semblait s’être arrêtée pour toujours.

— Priez ave moi, dit le prêtre.

Les fiancés tombèrent à genoux. Le père Jacques continua à suivre les phases de la crise tout en faisant quelques pieuses invocations. Après quelques minutes, des sons inarticulés s’échappèrent de la gorge du vieillard : c’étaient des phrases incohérentes et détachées qui bientôt se changèrent en une sorte de délire furieux qui ne peignait que trop l’état où s’était abimée l’âme de ce malheureux.

— C’est bien ! criait-il avec une sorte de rage et le doigt étendu vers des êtres imaginaires. C’est bien, mon Dieu ! c’est juste !… et je remercie ! oh ! monstres ! c’est bien vous que je vois : Lawrence… Murray… Winslow… Butler… Je vous vois au milieu de ce feu ardent où vous ont poussés les démons… Regardez les !… Écoutez les ! oh ! que la vue de leurs tortures me fait de bien… avec quels frémissements de joie j’entends leurs cris d’agonie !… Ils demandent à boire, et les démons leur offrent pour les rassasier les larmes de leurs victimes. Buvez monstres ! l’éternité ne vous rassasiera pas ! Il y a là des mères, de jeunes enfants, des vieillards… ils vous arrêtent quand vous passez… tous vous déchirent le visage de leurs ongles, vous arrachent les cheveux et vous crient dans leurs voix étranglées par le désespoir que vous avez excité :

— « Rendez-nous nos enfants ! rendez-nous nos pères, nos mères, nos champs, nos églises que vous avez pillées… Rendez-nous notre Acadie et notre bonheur ! »

Il s’arrêta épuisé. Pouponne lui souleva doucement la tête d’une main et de l’autre approcha de ses lèvres le verre qui contenait la potion qu’elle avait préparée pour lui. Il but sans savoir ce qu’il faisait, et au bout d’un moment :

Oh ! écoutez ! s’écria-t-il, écoutez ces chants divins… là, là, je les vois, nos saintes femmes, nos petits enfants, nos fils, nos pères… Dieu les a appelés près de lui pour sécher leurs larmes, pour emplir leurs cœurs d’amour divin… Écoutez ! mais écoutez-les donc… ils sont avec les anges… ils chantent avec eux le cantique de la délivrance… oh ! ma vieille compagne ! mes filles si belles ! si fraiches !… mes fils… les enfants de mes enfants… Je les vois tous là… ils sont là… ils m’appellent… ils m’attendent.

Ces dernières paroles étaient à peine intelligibles… une sueur glacée et abondante couvrait le corps du mourant, sa figure prit une expression plus calme ; alors le père Jacques, se penchant à son oreille, lui dit doucement :

— Père Landry, il faut mourir sans haine, il faut pardonner.

— Pardonner ! s’écria-t-il en sortant soudainement de son épuisement comme par l’effet d’un puissant réactif, et dans son excitation, trouvant la force de se soulever à demi.

— Pardonner aux Anglais ! oh ! cela est impossible ! mon père ! Ils ont chassé les miens dans les bois et sur les mers… ils les ont jetés en pâture aux poissons… ils ont mêlé leurs cendres à toutes les terres étrangères … ils ont voulu les vendre comme esclaves, les enfermer dans les mines de la Pennsylvanie… ils les ont forcés à prendre un serment déshonorant… Et quand ces maudits sont heureux et triomphants, vous voulez que je leur pardonne ! Non ! je le répète : jamais ! jamais !

— Dieu le veut, mon frère.

— Soyez sûr que Dieu ne leur pardonnera pas, lui…

— Quand il était sur le Calvaire, il a pardonné aux Juifs.

— Oui, répondit le mourant, mais il gardait son éternité de justice pour les punir.

— Père Landry, reprit le prêtre, songez-y ! je ne puis vous accorder le pardon que vous refusez aux autres. Voulez-vous donc mourir sans l’absolution du prêtre ?

Le vieillard, toujours aidé de Pouponne, s’était d’abord levé jusque sur ses genoux comme pour se raidir contre cette nécessité du pardon suprême imposé par la religion. Il tenait ses mains jointes, son regard enflammé se levait vers le ciel, mais, peu-à-peu, les paroles du prêtre firent courber son front et ébranlèrent tout son être : il se mit à trembler de tous ses membres, et quand il n’entendit plus la voix du père Jacques, il articula lentement ces mots d’une voix déchirante et en gardant ses yeux élevés vers le ciel :

— Ma sainte femme ! mes enfants ! mes petits enfants ! vous tous qui êtes aux cieux, vous savez par vos yeux de bienheureux si mon cœur est encore rempli de vos souffrances et des cruautés dont vous avez été l’objet. Entendez-moi devant le bon Dieu qui est notre juge à tous… Pour avoir le bonheur de vous rejoindre dans ce ciel où vous m’attendez, je pardonne aux Anglais pour vous et pour moi !

— Et moi, dit le prêtre, je vous bénis au nom de notre Seigneur Jésus-Christ.

Le lendemain, quand Périchon arriva, accompagné de Tit Toine et de Baptiste, le père Landry était mort, et le plaisir de la réunion fat assombri par les larmes que Pouponne versait sur le corps de son vieil ami.

XXI.

Deux jours plus tard, on vit un cortège funèbre s’avancer le long du Mississippi et se diriger vers l’église du campement située au milieu du cimetière. L’humble bière de bois brut était portée par quatre des vieillards les plus vigoureux de la Petite Cadie et tout ce qu’il y avait d’Acadiens marchaient silencieusement derrière. La voiture de M. Bossier suivait le funèbre cortège, tandis que, dans le lointain, on entendait résonner le bruit du canon. Selon l’usage des Acadiens, (usage qui dure encore aujourd’hui), cent et un coups de canon devaient être tirés en l’honneur du patriarche le plus âgé de la colonie, et ce patriarche était le père Landry. Quelques uns des jeunes gens témoignaient leur sympathie et leur respect à la famille du défunt en se soumettant à cette coutume.

Ce bruit du canon excita une petite scène touchante que je ne puis résister au plaisir de raconter. Trop vieille et trop faible pour se mêler aux funérailles de son vieil ami, l’aïeule des Labauve s’était traînée sur la galerie pour voir passer l’enterrement. En entendant le canon, elle se tourna vers son fils :

— Ah ! Gustin, dit-elle, l’père Landry mort, j’sommes à c’t’heure la plus vieille du campement. Dis aux gars qu’y faut pas qu’y gaspillent leur poudre, car y zen auront ben vite besoin pour faire chanter leur canon sur le cercueil à la mère Labauve.

Balthazar et Pouponne marchaient à côté de la bière ; sur leurs visages pâles et tristes, on distinguait un sentiment plus calme, plus doux, plus résigné qu’on ne voit d’ordinaire chez les personnes frappées d’un pareil deuil. Derrière eux venaient tous les habitants de la petite Cadie.

Le cortège, après avoir suivi le cours du fleuve, entra dans la cour de la petite église. Après que les prières eurent été dites sur le corps de ce noble martyr, après que le prêtre eut élevé la voix pour parler des vertus de celui qui venait de quitter la terre, les porteurs reprirent le cercueil et le descendirent dans le nouveau cimetière qui entourait l’église et où on ne voyait encore que quelques croix de bois et une fosse qui attendait la dépouille d’un autre exilé.

Après quelques nouvelles prières, le cercueil fut descendu dans le trou chacun lui jeta pour adieu une poignée de terre et tout le monde s’en retourna en silence. Quelques personnes seulement, des mères, des enfants, s’agenouillèrent devant ces croix qui recouvraient des êtres aimés.

Pouponne et Balthazar restèrent penchés sur le bord de la fosse jusqu’à ce que le fossoyeur eut fait disparaître le bois du cercueil, alors ils se relevèrent et reprirent en pleurant le chemin de la cabane, suivis de Périchon qui les avait attendus à la porte du cimetière.

Après la mort du père Landry, madame Bossier vint elle-même chercher Pouponne et l’emmena chez elle.

— Ma chère enfant, lui dit-elle, vous ne pouvez plus rester à la cabane de votre père, seule avec ces deux garçons dont l’un est votre fiancé. Vous attendrez près de moi le moment de votre mariage, et, pendant les trois mois qui s’écouleront d’ici là, Balthazar pourra faire à la cabane les changements nécessaires, et nous deux, nous nous occuperons de votre trousseau. Qu’en dites-vous, ma chère Pouponne ?

Ce fut avec autant de plaisir que de reconnaissance que Pouponne accepta l’invitation de son amie. Tous les jours Balthazar venait rendre visite à sa fiancée et s’étonnait de plus en plus des changements extraordinaires qu’il observait en elle. La petite paysanne folle et gaie, au parler et aux manières tant soit peu vulgaires et qui n’avait jamais ouvert un livre de sa vie, avait fait place à une adorable jeune fille au maintien grave et modeste, à la parole pure et distinguée et dont chaque mouvement était imprégné d’une grâce inimitable. Pouponne avait beaucoup grandi pendant ces six années qui venaient de s’écouler et Balthazar avouait qu’elle avait beaucoup embelli. Sans éducation lui-même, le jeune homme dont tout le savoir consistait à savoir lire et écrire, ne pouvait s’empêcher de deviner que la petite tête de sa fiancée renfermait des trésors de science.

Grâce à Charlotte, Pouponne vendait ses cotonnades aux marchands de la Nouvelle-Orléans et en recevait un haut prix qu’elle employait presque tout à acheter des livres instructifs. En face d’une intelligence aussi extraordinaire, d’un si grand désir d’apprendre, monsieur Bossier s’était fait l’instituteur de la jeune fille. Certes, la pauvre enfant avait bien peu de temps à donner à l’étude, mais dès qu’elle avait un moment de libre, elle accourait près de ses amis et réclamait du mari des leçons d’orthographe, d’arithmétique et de géographie qui bien vite firent place aux langues étrangères, à l’histoire et aux mathématiques, et de la femme des leçons de broderies de tous genres dans lesquelles Charlotte excellait. Le résultat de cette éducation interrompue souvent pendant des semaines entières, fut, qu’au bout de quatre ans, Pouponne avait devancé Charlotte dans toutes les sciences et faisait aujourd’hui les broderies les plus exquises, les plus charmantes qui, à cette époque, valaient des prix fabuleux.

Avouons que notre petite Pouponne aimait beaucoup la toilette, aussi grâce à l’argent qu’elle gagnait et dont une bonne partie était employée au confort du père Landry, elle trouvait moyen de s’habiller, (sans extravagance, bien entendu) avec une élégante simplicité que Charlotte elle-même ne pouvait rivaliser.

Plus il la connaissait et plus monsieur Bossier avouait que son élève était pour lui un objet de surprise continuelle. Le goût du beau semblait être inné dans cette jeune créature qui ne s’était jamais trouvée en face que des beautés de la nature. D’un rien, elle se faisait une toilette charmante, d’un tour de ses doigts agiles elle métamorphosait en objets charmants et gracieux les meubles les plus grossiers. Charlotte ne faisait rien sans la consulter et mon aïeul lui-même venait quelque fois à elle pour un conseil, ou l’appelait, lorsqu’il était embarrassé dans ses calculs et cherchait la solution d’un problème. Et ce qui charmait le plus dans la douce enfant était cette touchante modestie qui présidait à toutes ses actions : au lieu d’être fière de son savoir, elle le cachait et cherchait toujours à le rapporter à ceux à qui elle le devait. Sa reconnaissance envers ses amis ne pouvait se comparer qu’à l’amitié sans bornes qu’elle leur portait.

Périchon avouait qu’il avait peur de sa sœur.

— Ça n’est plus not’Pouponne, c’te belle dame ! disait il.

Mais à force de caresses, elle réussit à l’apprivoiser et à lui faire avouer qu’il avait retrouvé sa Pouponne d’autrefois.

Pouponne n’avait pas été sans faire part à son fiancé de son intention de devenir la maîtresse d’école du canton ; mais elle rencontra une formidable opposition.

— Non, non, répondit Balthazar, il y a trop longtemps que nous sommes séparés, je ne te céderai à personne… tu es à moi, et je te veux toujours à côté de moi… Quant aux enfants, je verrai les pères de famille et je leur conseillerai de faire bâtir en commun, une grande école dont Périchon prendra le commandement. S’il n’est pas savant comme toi, ma mignonne, s’il ne sait pas le latin et la géographie, il en sait bien assez et d’reste pour éduquer les p’tits Cadiens d’la commune. Ça t’va-t-y, chère p’tite promise ?

Pouponne voulait tout ce que voulait Balthazar et ne mit aucune objection à sa proposition.

Si madame Bossier était attachée à Pouponne et la traitait en tout en égale, monsieur Bossier de son côté observait Balthazar et se sentait entraîné par les manières franches et gaies du jeune homme ; il ne fut pas longtemps sans découvrir l’intelligence, la probité, le noble courage et l’énergie de cette âme éprouvée par tant de malheurs. Le père Jacques augmenta encore cette amitié naissante en racontant à mon aïeul tout ce qu’il savait du passé de Balthazar et, lorsque deux mois environ, après le retour de celui ci, l’économe de l’habitation mourut, monsieur Bossier n’hésita pas à offrir la place à son jeune voisin.

Comme nous le pensons bien, Charlotte n’était pas étrangère à cette offre que Balthazar accepta avec la plus vive reconnaissance. Cette place était bien au dessus de ses espérances : le salaire en était de cinquante piastres par mois, et de plus, la demeure de l’économe était une jolie maisonnette couverte de lianes grimpantes et bâtie dans la cour même de monsieur Bossier, à quelques pas seulement de la maison. Ce fut une grande joie pour les deux amies : elles pourraient à l’avenir se voir à toute heure du jour, et même se parler d’une galerie à l’autre

La cabane du père Landry fut abandonnée à Périchon, et, comme celui-ci se plaignait qu’il y serait trop seul : — Eh ben, mon gars, lui dit Balthazar suis mon exemple… marie-toi… mais quant à trouver une autre Pouponne… Bernique ! c’est autre chose… y n’en a pas deux comme elle d’un bout du monde à l’autre.

Et les préparatifs du mariage allaient leur train : les ouvriers de l’habitation réparaient, peignaient la maison de l’économe et, sous la direction de Charlotte et de Pouponne confectionnaient toutes sortes de meubles pour le jeune ménage. Pouponne avait réussi à mettre de côté une petite somme qui fut consacrée à son trousseau. Malgré sa fierté instinctive, la jeune fille connaissait les usages et savait qu’elle offenserait ses amis si elle refusait leurs cadeaux de noces. Monsieur Bossier lui fit présent d’une douzaine de couverts d’argent tandis que Charlotte voulut se charger de la toilette de la mariée et que Placide, ayant entendu parler du mariage qui se préparait, envoya à la jeune fiancée un joli collier en perles dont elle se para le jour de ses noces.

XXII.

À côté de l’église, les Acadiens avaient bâti une grande maison, (plutôt un hangar) contenant deux immenses chambres : l’une était la salle de bal, l’autre celle du festin ; c’était là que se donnaient les repas de noces. Si nous nous en souvenons, le dernier désir du père Landry avait été que le mariage de Balthazar et de Pouponne fût célébré avec toute la magnificence possible, et que tous les habitants de la Petite-Cadie, hommes, femmes et enfants y assistassent ; et il avait de plus déclaré qu’un grand bal, suivi d’un festin mirobolant devrait couronner les noces de ses enfants. Aussi Balthazar, pour se conformer aux volontés de son père, avait loué les deux chambres en question : dans l’une devait être dressé le diner, dans l’autre on danserait.

Et toutes les Acadiennes du Campement qui adoraient Pouponne, voulurent contribuer au repas de noces. L’une envoyait un dindon bien gras, une autre une paire de canards, des œufs, d’autres encore une oie, des poulets, un cochon de lait, et l’on pouvait voir toutes ces ménagères, les mains dans la pâte et dans la melasse, préparer des gâteaux et des piles énormes de tac-tac (petit maïs mêlé à la melasse) pour ce diner qui menaçait d’atteindre des proportions formidables. Les jeunes gens étaient tous partis pour la chasse : ne fallait-il pas du gibier de toute espèce au diner de noces de Pouponne ! Et, sur le bord du fleuve, les enfants et quelques vieillards, une ligne à la main, essayaient d’attraper autant de poissons qu’il était en leur pouvoir.

Pouponne n’avait ni mère ni sœurs qui pussent s’occuper des préparatifs de son mariage : aussi, envoya-t-elle chercher Zozo et Titine Labauve et mit tout entre leurs mains. Ces deux là s’adjoignirent une douzaine d’amis et tout promettait d’aller comme sur des roulettes. La veille du mariage, ou put voir sortir de l’habitation Bossier un grand chariot rempli de provisions de toutes sortes et contenant cinq cuisinières et une douzaine de marmitons ; il se dirigeait vers la salle du festin où Zozo et Titine commandaient en reines.

— Je veux aller à tes noces, chère petite, avait dit Charlotte à son amie.

— Non, non, avait répondu cette dernière, ce n’est pas votre place, Charlotte. Venez à l’église, je veux que vous soyez témoin de mon bonheur ; mais une noce de Cadiens n’est pas faite pour vous ; vous gêneriez les convives et… ils pourraient bien vous faire rougir. Moi-même… je sens que c’est mal à moi de le dire car je montre mon orgueil, ce sera la première et la dernière noce cadienne à laquelle j’assisterai. La vulgarité m’épouvante, vous le savez, mais, nous avons voulu, Balthazar et moi nous conformer en tout aux désirs du père et nous aurons, j’en ai peur, une vraie noce de Canibales.

Le jour où le mariage devait avoir lieu, le père Jacques envoya de bonne heure sa calèche pour chercher les mariés. Charlotte avait voulu amener Pouponne dans sa voiture, mais c’était contre les règles, les époux devaient voyager ensemble à la tête du cortège. Charlotte dut donc se contenter de suivre la calèche avec son mari, tous deux seuls dans leur belle voiture.

La calèche du père Jacques était la seule du campement. Pour ceux qui n’ont jamais vu cette espèce de véhicule, je dois dire que c’était tout simplement une sorte de buggy sans impérial et entièrement fait de bois, la boite, les roues et tout. Les Acadiens à toute époque, ont tenu à la calèche et aujourd’hui même, on la retrouve chez le riche aussi bien que chez le pauvre. Mais, comme les habitants de la Petite-Cadie n’avaient pas les moyens de se donner une calèche et comme tout le monde voulait aller aux noces de Pouponne et que l’église était fort loin, il fallait s’y rendre le mieux possible. Pour les hommes, ce n’était rien, mais les femmes ! ah ! il fallait les voir passer le long du fleuve, nu pieds, au beau milieu de la boue et toutes chargées d’un paquet contenant leurs chaussures et leur robe de bal. La plupart avaient la tête couverte de papillotes qu’on apercevait au dessous du mouchoir qu’elles avaient jeté sur leurs cheveux et qui venait s’attacher sous le menton.

Mais la portion la plus risible de la procession étaient les cavaliers et les cavalières grimpées derrière eux. Souvent, sur le même cheval, on voyait un Acadien amenant sur sa monture, en croupe, sa femme, sa sœur ou sa fiancée et encore un ou deux enfants. Et de distance en distance, on pouvait apercevoir un pauvre petit cheval créole, pliant sous le poids d’une demi douzaine d’enfants qui le montaient à poil. Comme les pédestriennes, les cavalières étaient pieds nus et portaient comme elles leurs habits de bal dans le paquet attaché sur la queue du cheval.

Comme je l’ai dit, l’église était loin, et il fallait partir de bonne heure pour avoir le temps de s’amuser. À sept heures, tout ce petit peuple était donc en route. En avant, on voyait la calèche des mariés, conduite par Balthazar, tandis que Pouponne essayait autant que possible de garantir son voile et sa couronne de l’ombrelle qu’elle tenait à la main. Un peu en arrière venait la voiture de monsieur Bossier, et par derrière tout, le cortège des cavaliers et des piétons.

Pouponne avait raison quand elle avait dit à Charlotte qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce que c’était qu’une noce cadienne ; mais elle était destinée à l’apprendre et un peu à ses dépens.

À peine le cortège eût-il fait un demi mille et se fût-il recruté de tous ceux qui demeuraient sur la route, qu’une clameur formidable se fit entendre et que toutes les mains masculines, tenant une bouteille, s’élevèrent, et que toutes les bouches s’écrièrent en même temps :

— Hourrah pour Pouponne ! Hourrah pour Balthazar ! — À la santé de Pouponne ! à la santé de Balthazar !

Et, à chaque hourrah, les amis des fiancés avalaient une gorgée de l’eau-de-vie que renfermaient les bouteilles.

— Grand Dieu ! s’écria mon aïeul pendant que sa femme se bouchait les oreilles, ces gens-là seront ivres avant que nous ayons fait la moitié du chemin.

On arriva à l’église, et les époux, suivis de monsieur, de madame Bossier et de tous les hommes du cortège y pénétrèrent en silence. Mais où étaient les femmes ? En arrivant, elles avaient toutes couru au bord du fleuve, leurs chaussures à la main : il fallait bien se nettoyer avant de se chausser ; et, quand tous ces pieds féminins furent bien propres, on passa les bas et les souliers et on se dirigea vers la salle du festin, changée pour le moment en cabinet de toilette. C’était là que les paquets avaient été laissés ; ce fut là qu’on enleva les papillotes, qu’on revêtit les jupes et les caracos bariolés, qu’on se fit belles enfin tout en échangeant pas mal de remarques tant soit peu hasardées. Et pendant que tout ceci se passait, le prêtre attendait à l’autel, et les jeunes fiancés agenouillés dans le premier banc, priaient en attendant le bon plaisir de mesdames Théogène, Théodule, Télesphore, Sosthène, Térence, Onésiphore, etc… et de mesdemoiselles Manette, Tit’Mine, Tonton, Arthémise, Modeste et autres.

Enfin elles entrèrent en ne ménageant pas le tapage, et, lorsqu’elles se furent installées de leur mieux, le prêtre fit signe aux mariés de s’approcher. Au moment où Pouponne se levait, monsieur Bossier s’avança vers elle et lui présenta le bras. En conduisant la jeune fille à l’autel, mon aïeul lui témoignait l’amitié et le respect qu’il lui portait. En voyant Pouponne au bras du gros monsieur, les femmes ne se génèrent point pour faire entendre un chuchotement qui exprimait leur étonnement et leur admiration.

La cérémonie fut courte : le bon prêtre savait bien qu’il était inutile de parler d’amour et de fidélité à ce jeune couple éprouvé par tant d’infortunes.

XXIII.

Il y eut après la cérémonie une petite scène assez amusante : la loi réclame trois témoins à tout mariage, et après avoir présenté son registre aux mariés et les avoir vus y mettre leur signature, le père Jacques demanda à haute voix s’il se trouvait dans l’église trois personnes du sexe masculin, sachant écrire, qui voulussent bien servir de témoins aux nouveaux mariés. Monsieur Bossier et Périchon se présentèrent ; mais hélas ! pas un seul individu, dans toute cette foule, ne savait signer son nom, et le bon curé devinait qu’il serait obligé de se contenter de deux témoins, quand Tit Toine, revêtu de ses habits d’enfant de chœur, tira le père Jacques par la manche de son surplis en disant :

— Missié l’curé, j’savons signer mon nom, vous m’avez montré vous même… est-ce que j’peux pas faire comme les hommes, le jour d’la noce à ma sœur, et mettre ma pataraffe sus le registre comme Périchon et l’gros missié ?

— Mais certainement, répondit le père Jacques en souriant à son enfant de chœur ; mets ton nom là… sous celui de Périchon. C’est bien… et, grâce au ciel, j’ai mes trois témoins.

Après que tout ceci fut terminé, Pouponne se vit entourée par ses amies qui, dans leurs caresses, un peu trop vives, menacèrent de l’étouffer. Il lui fallut embrasser tout le monde, et il fallut que tout le monde l’embrassât ; ensuite, comme le disait Tit Toine, tout un chacun se mit à embrasser son voisin, et cet échange de baisers prit bien une heure à s’effectuer. Charlotte voyant tout cela et craignant que les baisers n’arrivassent jusqu’à elle, se hâta de s’esquiver, se contentant, pour le moment, de faire un léger signe d’adieu à son amie.

Aussitôt les embrassades terminées, la bande joyeuse se dirigea vers la salle de bal ; mais avant d’y arriver, les bouteilles d’eau-de vie furent de nouveau tirées des poches, et cette fois, ce fut ce cri :

— Hourrah ! pour madame Balthazar ! qui fit résonner tous les échos des environs.

Ce cri, répété par plus de deux cents voix, ne cessa qu’au moment où le cortège pénétrait dans la salle de bal. Il était dix heures et le dîner devait être servi à midi précises, puis aussitôt terminé, on recommencerait à danser et le bal durerait jusqu’au grand jour. Tel était le programme qui avait été annoncé par Zozo. Si nous nous en souvenons, c’était à elle et à sa belle-sœur Titine que Pouponne avait confié la surintendance du festin et du bal de ses noces, et elles s’acquittaient à merveille de leur charge, surtout Titine qui, s’étant mariée deux fois, savait par expérience ce que c’était qu’une noce cadienne.

Tout autour de la salle de bal, on avait improvisé des bancs en mettant des planches sur des troncs d’arbres, portés là pour la circonstance. L’orchestre était composé d’abord du violonneux du canton, le bel Étienne Aucoin qui, en ce jour mémorable s’était adjoint trois des nègres de monsieur Bossier, qui passaient pour musiciens de premier ordre. Ils se tenaient tous les quatre debout, chacun sur un baril différent, et le chef d’orchestre, Étienne le violonneux, tout en agitant son archet, battait la mesure du pied et de la tête à la fois. Un des nègres jouait aussi du violon ; quant aux deux autres, l’un tenait à la main un triangle qu’il frappait d’une tige de fer, tandis que l’autre agitait de toutes ses forces une poignée d’os qu’il frappait ensemble en faisant les contorsions les plus grotesques du monde. La salle devait être éclairée plus tard par des chandelles de suif confectionnées par les femmes du campement, qu’on avait enfoncées dans de petites planchettes percées, et clouées au mur.

On ne danse pas sans se raffraichir, aussi Zozo et Titine dans leur tendre sollicitude pour les invités, avaient garni la salle de tous les raffraichissements dont elles pouvaient disposer. Sur la cheminée se trouvait un triple rang de bouteilles d’eau-de-vie accompagnées de deux petites tasses en fer blanc.

— Il faut les choisir bien petites, avait dit Titine, ça les empêchera de se soûler.

Pauvre femme ! elle s’aperçut un peu plus tard que trouvant les coupes trop petites, les consommateurs ne se gênaient point pour les remplir plusieurs fois de suite.

Dans chaque coin de la salle se trouvait un baril : le premier était rempli de patates douces cuites au four, le second contenait des pistaches, et le troisième de ces grosses noix sauvages qui se trouvent dans les bois et dont les porcs sont très friands Quant au quatrième, il était plein d’eau, et une moque à long manche y était suspendue à l’aide d’un bout de ficelle accrochée à un clou. Outre ces raffraichissements, deux ou trois petits garçons passaient et repassaient entre les danseurs, s’arrêtant devant les bancs où les mamans et les vieilles filles faisaient tapisserie, et portant, les uns, une grèque pleine d’un café délicieux, les autres une énorme jatte destinée à le recevoir, et ils allaient de l’un à l’autre, présentant aux convives leur grèque et leur tasse, et répétant à chaque fois :

— C’te café, il est doux : la Zozo alle l’a sucré :

C’était à peine si Pouponne pouvait en croire ses yeux : elle, habituée maintenant aux raffinements de la bonne société se sentait révoltée de tant de vulgarité. Pour se conformer à l’usage, elle se mit en place avec Balthazar ; mais, après cette première contredanse, elle refusa tous les cavaliers qui se présentèrent en se disant accablée d’un violent mal de tête. Cette excuse déplut aux jeunes gens, ils se retirèrent en disant :

— Alle ment… alle n’a rien que d’la fierté, qu’elle a gagnée avec les gens d’la grande maison… alle s’croit trop pour danser avec des poves gars comme nous.

À midi précis, deux petits garçons ouvrirent la porte qui se trouvait entre les deux chambres et crièrent à tue tête :

— Diner, tout l’monde ! Dîner y est paré !

Et deux à deux, sans trop de tumulte, chacun se dirigea vers la salle du festin. C’était bien une véritable noce de Gamache sinon de Cannibales. Pour confectionner le gombo, on s’était servi d’une chaudière à sucre et on y avait mis cinq dindes et, pour le moins trois ou quatre douzaines de poulets. C’était par vingtaine qu’on comptait les dindons et les cochons de lait ; on y voyait deux moutons et deux chevreuils rôtis, sans compter les volailles, le gibier, le poisson et toutes sortes de bonnes choses ; tous les plats nationaux étaient là : le macchou, le jambalaya, le riz aux fèves, même le couche-couche s’étalaient au milieu des gibiers les plus fins, des gâteaux, des confitures, des crêmes, des tartes au giromon et des montagnes de tactac. Monsieur Bossier, outre les provisions les plus succulentes avait envoyé cent bouteilles de vin qui étaient éparpillées sur la table. Cette table pouvait contenir cent cinquante convives, mais, d’après l’usage, les dames s’asseyaient les premières et étaient servies par les messieurs. Chaque invité avait été prévenu qu’il devait porter son assiette et son couteau ; les assiettes avaient été envoyées d’avance, mais, à peine assis, chaque convive tira son couteau de sa poche ; cela suffisait : seules les mariés avaient un couvert complet. Quant aux verres, à bien des places, ils étaient remplacés par des moques de ferblanc.

Le commencement du diner se passa assez tranquillement, la présence des femmes en imposait ; mais quand les plus affamés furent rassasiés, les chants commencèrent, et comme les anciens camarades de Balthazar se souvenaient de sa belle voix, l’un d’eux cria :

— L’marié ! l’marié ! faut que l’marié y nous donne une p’tite chanson !

Balthazar qui s’était promis de se soumettre à toutes les exigences de ses convives, se leva en souriant et un verre de vin à la main, commença :

L’amour est un chien d’vaurien
Qui fait plus d’mal que d’bien.
Habitants des galères,
N’vous plaignez pas d’ramer,
Vot’mal, c’est du suque
Près de c’ti là d’aimer.

Ce fut par un jour de printemps
Que je m’déclarai l’amant,
L’amant d’une brunette
Belle comme un curpidon
Portant fine cornette
Posée en parpillon.

Et, à chaque couplet, la foule criait, les convives frappaient leurs verres de leurs couteaux et faisaient mille grimaces et autant de contorsions dont Pouponne détournait les yeux avec dégoût.

Balthazar qui s’était arrêté un instant, reprit :

Alle a deux yeux briyants
Comme des pierres de diamants,

Et le rouge écarlate,
Sur le dos des Anglais
N’est que d’la couleur jaune
Au prix de son teint frais.

Aile a d’lésprit fiarement,
Tout comme un garçon d’trente ans.
Ça vous mange de l’ouvrage !
Dame ! faut voir comme ça s’tient !
L’Diable m’emporte ! une reine
N’blanchirait pas si bien.

Et v’là que c’te fleur de beauté
Est à moi seul maintenant,
Et que missié le curé
A serré l’sacrement…
Alle est jordy ma titte femme
Et j’suis son humble sarviteur.

Buvez garçons, chantez fillettes !
Criez hourah pour les mariés !
Et surtout… je n’vous dis qu’ça
Faites ben vit tous comme moi !
L’curé est là… tout prêt à faire
Le nombre un du nombre deux !

XXIV.

Il est impossible de décrire l’excitation qui suivit cette chanson : c’était un bruit à rendre fou… et la pauvre Pouponne qui n’avait le courage de gouter à rien, sentait une affreuse migraine la gagner de plus en plus.

Quoique les hommes ne fussent point à table, ils trouvaient le moyen de se faire passer par leurs femmes ou par leurs amoureuses, non seulement des aliments, mais des bouteilles de vin ; aussi les têtes commençaient-elles à s’échauffer ; des remarques triviales, des mots à double entente étaient lancés à brûle pourpoint à la mariée dont le front se couvrait de rougeur. Pour arrêter ces discours et ce bruit, Zozo eut l’idée d’appeler à son aide le beau violonneux qui, parce qu’il jouait du violon, savait chanter et se donnait des airs (à ce que disait la Térencine) passait pour la fleur des pois du campement.

— Étienne ! Étienne Aucoin ! une chanson ; cria Zozo.

Et toutes les autres femmes, d’une seule voix répétèrent :

— Oui Étienne, une chanson.

Et le bel Étienne, après avoir fait quelques objections pour mieux se faire valoir, tout fier au fond de l’âme, se leva debout sur le banc et, après avoir salué, d’abord la mariée et ensuite le reste de la compagnie, commença sa chanson. À la fin de chaque couplet, le chanteur s’arrêtait et, avec les gestes les plus comiques achevait en parlant le couplet commencé en chantant. Écoutons la chanson du beau violonneux.

Lorsqu’il arrivait au refrain tous les hommes et mêmes quelques femmes, (la Térencine parmi) le répétaient avec lui : je vous laisse à penser quel tapage s’en suivait :

Sur l’port avec Manon un jour,
J’l’enguesais en façon d’amour ;
Y aisement cela se peut croire :
Un faraud s’en vint près de nous
En voulant l’y fair’ les yeux doux.

Parlé : Saquergné ! Dame ! moi qui suis jaloux, vouloir me souffler ma parsonnière c’est me licher mon beurre et me prendre pour un gonze.

Refrain :

J’veut être un chien
Yà coups d’pied, yà coups d’poing,
J’ly cassis la gueule et la machoire.

La sentinelle qu’était là
S’en vint pour mettre le zholà :
Y aisément cela se peut croire
Parc’que j’lui dis de se r’tirer
Voulut-y pas sur moi tirer ?

Parlé : Moi qui suis un vrai cadien, j’vous l’y crache sur l’amorce, et j’vous ly rends son intention toute honteuse ; et, par là-dessus :

J’veut être un chien..-etc.

Ma maîtresse et moi je partons
Pour chercher des champignons ;
Y aisément, cela se peut croire :
Un gueux d’carosse qui passit,
Tous les deux nous éclaboussit.

Parlé : Moi qu’était avec du sesque, qu’aime la propreté et qu’y ne veut pas qu’on l’y tache son linge, pour raison :

J’veut être un chien… etc.

Ça nous équipit nos bas blancs,
J’équions faits comme des ch’napans ;
Y aisément cela se peut croire :
Un p’tit jeune homm’qui nous voyait
En voulant nous gouayer, riait.

Parlé : Parlez donc, missié chérubin, est-ce qu’vous êtes échappé du paradis pour vous ficher du monde ?

J’veut être un chien… etc.

Voyant qu’dans l’jardin on dansait,
J’allons danser notre menuet ;
Y aisément cela se peut croire :
L’sacré violon qu’avait joué faux
Voulut me d’mander des noyaux.

Parlé : Des… Attends, missié sans-accord, j’te vas donner un à-compte pour t’ach’ter une compresse.

J’veut être un chien… etc.

À la fin du jour, sans témoin,
J’mène Manon dans un p’tit coin.
Y aisément cela se peut croire :
J’lui dis : mamzelle, faut un p’tit brin
Consentir à m’baiser, ou bien.

Parlé : Sur l’respect que j’dois à vot sagesse, croyez moi, mamzelle, un béquot c’est une douceur dont auquel vous pourrez dire qu’c’est vrai ! non, non, mamzelle Manon, ne reculez pas, car… je n’vous dis qu’ça :

J’veut être un chien
Yà coups d’pied, yà coups d’poing,
J’ly cassis la gueule et la mâchoire.

Je ne puis décrire l’enthousiasme et les éclats de rire avec lesquels la chanson d’Étienne fut reçue, à chacune de ses contorsions, les mains applaudissaient et comme je l’ai dit, le refrain était répété en chœur par plus de deux cents voix. Profitant du tumulte. Pouponne supplia Balthazar de la ramener dans la salle de bal.

— J’étouffe ici, dit-elle.

Depuis le départ de Placide, nous avons perdu de vue la gentille Tit-Mine. Qu’était-elle devenue ? Nouvelle Ariane, pleurait-elle encore l’abandon d’un nouveau Thésée ? Était-elle morte de douleur après que Placide l’eût quittée ? Pour répondre à ces deux questions nous allons suivre les mariés dans la salle de bal ou déjà plusieurs couples les avaient devancés, et là dans un coin, nous retrouverons la fille de la Térencine, plus jolie, plus coquette que jamais et assise à côté de Périchon qui la regarde avec deux grands yeux remplis d’admiration. Mais que font-ils donc si près l’un de l’autre ? Qu’est-ce qui excite ainsi leur gaîté ? ah ! je vois ; le petit tablier de mousseline de Tit-Mine est rempli de pistaches que Périchon épluche avec toute la grâce possible et qu’ils croquent tous les deux au milieu de leurs éclats de rire. Mais on peut se dire bien des choses en mangeant des pistaches, et bien certainement, que ce que dit le frère de Pouponne, a chassé bien loin la pensée de Placide de cette charmante petite tête, qui se penche gracieusement vers le jeune homme et qui lui prodigue les plus charmants sourires du monde.

En voyant sortir la mariée, les femmes se lèvent et cèdent la place aux hommes, les musiciens noirs sont rappelés et le bal recommence de plus belle. Voyez donc : les premiers en place sont Tit-Mine et Périchon.

XXV.

La nuit est venue, les chandelles sont allumées et le dîner continue toujours. Une heure, deux heures se passent et bientôt un tumulte effroyable se fait entendre dans la salle du festin. On se querelle, on se bat, on s’envoie des volailles, des bouteilles à la tête. Aux cris des combattants se mêlent des menaces et d’affreux jurements. Les femmes qui sont restées dans la salle du dîner pleurent et essaient d’emmener leurs maris… elles n’en reçoivent que des injures et des coups… Et dans l’autre chambre, on danse, on s’amuse.

Le Gustin de Zozo est parmi les combattants ; voyant qu’elle ne peut l’arracher des mains de ceux qui le tiennent, la pauvre femme court, tout en larmes, chercher le père Jacques. Le bon prêtre a trop vu de noces cadiennes pour ne pas eu connaître les résultats… il cherche à apaiser le tapage, mais il a à faire à des ivrognes, à des énergumènes, qui ne veulent pas l’écouter.

En passant à côté d’un groupe de farceurs moins ivres, mais tout aussi dangereux que les premiers, le bon prêtre entend quelques paroles qui font monter à son front le rouge de l’indignation, C’est Étienne Aucoin qui parle, qui déroule aux yeux de ses camarades un plan qu’ils approuvent hautement et qui excite leurs rires et leurs cris d’approbation. Il ne s’agit de rien moins que de s’emparer de Balthazar et de le forcer, bon gré, mal gré à s’enivrer.

— Même qu’y faudrait l’y j’ter l’eau de vie dans la gorge, ajoute le bon violonneux et après ça nous l’ferm’rons à clef, jusqu’à demain c’est moi qui m’charge du fantoche. Et alors comme ça c’tte belle Pouponne qu’aime tant à tourner l’nez susse l’pauvre monde, qu’est fiare comme un soleil …qui s’croit trop pour danser avec nous autres, faudra ben qu’alle s’en r’tourne toute seule dans la calèche à missié l’curé. Ah ! ah ! c’te bonne farce ! hein les gars !

Mais il avait compté sans son hôte ou plutôt sans le père Jacques : voyant qu’il ne peut apaiser les forcenés qui se battent jusque sur la table, il ordonne aux femmes d’éteindre les lumières et il s’empresse d’aller avertir les jeunes mariés du complot qui se trame contre eux.

— Venez avec moi au presbytère, dit-il, ma calèche est prête, vous pourrez partir de suite et, lorsque ces misérables vous chercheront, vous serez déjà loin.

Pouponne et Balthazar s’empressèrent d’obéir, tout en remerciant chaleureusement le père Jacques. Et pendant que d’un côté l’on dansait avec tout l’entrainement de la jeunesse, pendant que les mariés s’enfuyaient, dans la salle à manger la bataille continuait malgré l’obscurité. Les assaillants avaient réussi à entraîner la table et maintenant se roulaient sur le plancher au milieu des dindons rôtis, des sauces, des jambons et des bouteilles. Nous devons supposer qu’ils étaient dans un état déplorable quand ils reparurent dans la salle du bal. Le réveillon dura jusqu’au jour. Au moment où le soleil se levait dans toute sa splendeur, le cortège se forma de nouveau : chaque cavalier reprit sa cavalière ; il fallut se mettre à la recherche des enfants qu’on trouvait endormis dans tous les coins, et les piétons se mirent en marche. Mais comme tout était bien changé dans l’apparence de ce petit peuple ! Sans compter les yeux pochés, les nez écrasés, plus d’une cornette avait été perdue, plus d’un casaquin et d’une jupe salis et déchirés, et le plus profond silence avait remplacé les cris de joie de la veille. Chacun rentrait chez lui en passant devant sa maison et Périchon, en atteignant sa cabane, se trouva le dernier du cortège, les Labauve étant restés quelques heures de plus pour remettre l’ordre au milieu de ce terrible désordre.

Lorsque Périchon se trouva seul :

— Ah ! espérons que ce n’s’ra pas pour longtemps ! s’écria-t-il avec un soupir et en pensant à la gentille Tit’Mine.

Pouponne pouvait dire maintenant qu’elle avait vu une noce cadienne, mais elle en fut malade pendant trois jours, tandis que Charlotte riait aux larmes en écoutant Balthazar lui faire le récit des noces de Pouponne et de Balthazar.

En quittant le presbytère, les jeunes époux s’étaient rendus directement chez eux et avaient pris possession de la maisonette de l’économe. Ajoutons que tous les jours, monsieur Bossier se félicita davantage d’avoir confié à Balthazar Landry le commandement de son habitation. Quant aux deux jeunes femmes, elles ne pouvaient manquer de remercier le sort qui les avait réunies.

— C’est à vous, Charlotte, disait Pouponne, que je dois le peu que je vaux.

— Mais, répondait mon aïeule, n’est-ce pas toi, Pouponne qui m’as fait connaître le bonheur suprême de faire le bien ! n’est ce pas toi qui m’as enseigné ces douces vertus qui te font chérir de tous ceux qui t’approchent ?

Les enfants des deux familles grandirent ensemble, et vingt-trois ans après le mariage de Pouponne et de Balthazar, un autre mariage avait lieu à l’habitation Bossier : c’était celui de la gentille Marie Bossier, cinquième fille de Charlotte, avec Louis, fils ainé du juge Balthazar Landry. Ajoutons, qu’en ce moment, notre Balthazar était non seulement juge, mais aussi un des plus riches habitants de la paroisse Saint Jacques.

Lorsque la révolution américaine éclata, la haine du jeune Acadien contre les Anglais se réveilla subitement et il s’empressa de voler au secours de la nouvelle patrie qu’il avait adoptée. Monsieur Bossier, ne devait pas rester en arrière : à peine eut-il appris l’arrivée de Lafayette en Amérique, qu’il courut s’enrôler sous la banière du jeune général. Comme Balthazar, il se distingua à l’armée, mais, moins heureux que son jeune économe, il fut dangereusement blessé et resta à demi aveugle pendant bien des années. C’est là que le devoument de Charlotte se montra dans toute sa sublimité ! et grâce à ses soins et à ses prières. Dieu permit que celui qu’elle aimait tant se rétablit et put recouvrer la vue et la santé.

XXVI.

Avant de terminer cette histoire, nous allons retourner en arrière et nous occuper de notre jeune ami Placide qui, au moment du mariage de sa nièce et du fils de Pouponne, était un des citoyens les plus riches et les plus considérés de la paroisse Bossier, qu’en témoignage de leur estime, ses concitoyens avaient nommée d’après lui.

Après son escapade avec Tit’Mine, Placide resta deux ans au collège ; au bout de ces deux années, il gradua avec les plus grands honneurs et son frère le rappela près de lui. Pas pour longtemps, car le jeune homme devait bientôt retourner à la Nouvelle-Orléans pour étudier la loi avec un des premiers jurisconsultes de la capitale.

Placide, pendant ses jours de collège, écrivait souvent à sa belle-sœur, mais jamais il ne parlait de Tit’Mine dans ses lettres, et Charlotte imitait son silence ; aussi, ignorait-il entièrement ce qu’était devenue son ancienne flamme. Il arriva : et encore le nom de Tit’Mine ne fut pas prononcé. Certes, Placide n’avait pas oublié la petite Acadienne ; elle était bien certainement la plus jolie fille du campement, elle dansait bien et notre jeune Flamand trouvait un grand plaisir auprès d’elle ; il riait en observant la jalousie des Acadiens, et quoiqu’il en dît, avait maintes fois assuré à Tit’Mine qu’il l’adorait.

Mais aujourd’hui, il rougissait de la folie et des désagréments auxquels cette folie avait exposé son frère. Au fond du cœur, il éprouvait une sourde rancune contre Tit’Mine et lui reprochait toutes les sottises de la Terencine. Voilà pourquoi il ne parlait jamais d’elle et ne voulait point qu’on lui en parlât. Mais il avait compté sans son hôte ou plutôt sans Charlotte. La jeune femme, tout en s’amusant un peu à ses dépens, tenait à lui donner une leçon.

Dès le lendemain du retour de Placide à l’habitation, Charlotte le pria de se charger d’une petite commission pour Périchon : c’était un lot de livres que monsieur Bossier avait fait venir de la ville pour le jeune professeur.

Il était environ quatre heures de l’après midi quand notre jeune homme se mit gaîment en route, son paquet de livres sous le bras. En s’approchant de la cabane, il s’arrêta pour écouter une fraîche voix de femme répétant le refrain d’une chanson cadienne que Placide se souvenait d’avoir entendu chanter par Tit’Mine.

Voilà ce que disait cette chanson dont la chanteuse répétait les derniers mots au moment où Placide arrivait :

Quand j’étions jeune et fraise, (fraîche)
J’aviont un amoureux,
Fringant, chaud comme braise,
Jeune, beau, vigoureux !
J’voyais les étincelles
Briller dans ses yeux… Dah !
Pour une péronnelle,
Le gueux m’a planté là.

Il mettait la semaine
Deux fois du linge blanc,
Et comme un capitaine,
La toquante d’argent,
Le fin bas d’écarlate
À côtés de melon,
Et toujours de ma patte
Frisé comme un bichon.

La nuit quand je sommeille
J’pense à mon coquin,
Mais l’plaisir m’éveille
Tenant mon traversin…
La chance est ben tournée :
A c’t’heur’ c’est Catin
Qui ronge la dragée
Et moi l’chicotin.

Des pleurs quej’ons versées
J’ons rempli t’un baquet.
J’sommes t’abandonnée…
Et c’est là l’secret.

L’passé n’est qu’un songe,
Une fadaise, un rien…
J’y passerons l’éponge
Si vers moi y r’vient.

Avant la dernière parole, Placide qui avait reconnu cette voix se sentit étrangement ému. Son cœur battait au souvenir de cette enfant qu’il se reprochait d’avoir abandonnée si lâchement.

— Son désespoir a dû être terrible ! se dit-il, elle m’aimait tant ! pauvre petite Tit’Mine ! mais que fait-elle ici, dans la chaumière de Périchon ?… prendre des leçons sans doute.

Il frappa, et une voix répondit de l’intérieur :

— Poussez la porte, alle n’est pas farmée.

Il entra… et, comme il s’y attendait, se trouva en présence de Tit’Mine. Comme la jeune Acadienne que madame Bossier avait entrevue sur la galerie de la Térencine cinq années auparavant, Tit’Mine avait ouvert sa chemise et à son sein blanc et ferme était suspendu un enfant. Un double cri s’échappa en même temps :

— Tit’Mine !

— Missié Placide !

— Bon Dié ! d’où ce que vous sortez donc comme ça missié Placide ? aussi vrai que j’sommes t’une honnête femme, j’vous croyais mort, et vous m’faites quasiment l’effet d’un rev’nant ! s’écria la jeune femme avec volubilité et oubliant, dans son étonnement, de se couvrir la poitrine.

— Et c’est sans doute pourquoi vous vous êtes mariée à un autre, dit Placide d’une voix où se cachait une légère nuance d’amertume.

— Allons donc ! fit elle en haussant les épaules et en continuant à bercer son enfant qui restait toujours suspendu à son sein, si c’est pou m’conter d’semblables gaudrioles qu’vous êtes venu, missié Placide, vaut mié vous en aller… car, je n’vous dis qu’ça : le temps et la gaudriole, c’est fichu pour moi.

Le jeune homme la regardait, et il se demandait, en la voyant à demi déshabillée devant lui, en l’écoutant parler, comment il avait pu aimer une créature aussi vulgaire. Pourtant il reprit :

— Je vous ai bien aimée, Tit’Mine !

— Je n’dis pas non, ça s’peut mais vous savez ben, missié Placide, qu’jamais, au grand jamais, vous n’avez eu l’idée de m’prendre pour vot’ légitime

— Ne vous ai-je pas dit cent fois que je vous aimais, Tit’Mine ?

— Et p’tête ben deux cents aussi… mais quéque ça prouve ? y a des garçons qu’ont tant d’amour dans l’cœur qu’ils l’crient sus tous les toits et trouvent moyen de le sépartager entre toutes les filles qu’y voyent. C’est comme des papillons qui font politesse à une fleur et qui faisont par ensuite comparaison avec une autre. Et pis encore pour les ceux qui jacassent l’amour avec les filles, ça m’faisont l’effet d’perroquets qui parlent, parlent, sans savoir eux-mêmes le quoi qu’y disiont. Mais t’nez, missié Placide, parlons d’autes choses… — Avez-vous beaucoup d’choux dans vot’jardin ?

— Tit’Mine, reprit le jeune homme, vous vous êtes conduite indignement à mon égard. Pourquoi avez-vous envoyé la Térencine chez mon frère, avec toutes sortes de plaintes contre moi ?

— Moi, j’ons envoyé la mère queque part ? allons donc ! v’là qu’vous dites encore des bêtises… oui, c’est vot’ frère, qui parce que nous avons queque fois gigoté ensemble dans l’bal, parce que j’ons reçu avec politesse (rien de plusse), vos attentions et vos cadeaux, (et tout honnête fille peut ben faire ça !) m’a appelée fille à tous grains, coureuse de garçons… a menacé de m’faire mourir sur la potence et a fait fouetter la mère, avec des verges de cognassier, et ça par un grand escogriffe de noireau.

Comme nous le voyons, si la Térencine ne gardait pas sa langue dans sa poche, elle s’en servait, non seulement pour jurer mais encore pour mentir.

— Tout cela est faux, Tit’Mine, répondit Placide, mais, vous avez raison, le temps des folies est passé pour nous. Qui est votre mari ?

— Comment vous n’savez pas ?…

— Mais non… j’ignorais même votre mariage.

— J’suis la femme d’Périchon Thériot, le frère à Pouponne, dit Tit’Mine avec une sorte d’orgueil qui n’échappa pas à Placide ; et, continua-t-elle, c’est ben l’plus brave et l’plus vaillant garçon qu’là terre alle a jamais porté.

Tout-à-coup elle se leva et montrant du doigt le paquet de livres que le jeune homme avait gardé sous son bras :

— C’est lui qu’vous voulez voir, n’est-ce-pas, dit-elle, et moi qui m’amusais à jacasser.

Elle s’approcha de la fenêtre, et d’une voix forte :

— Périchon ! Périchon ! cria telle.

— Qu’a ce qu’y a femme ? me v’là ! répondit une voix du dehors.

— Y pioche not jardin quand il a fini l’école…

Ah ! missié Placide, ajouta la jeune femme avec des larmes dans les yeux, c’est ben un trésor d’mari que l’Bon Dié m’a donné là… et j’l’aime ! ah ! si gros ! si gros !

En cet instant, le jeune maître d’école entrait et Placide s’empressa de remplir sa commission en lui remettant le paquet de livres. Il ne resta pas longtemps malgré l’invitation que lui adressa Périchon de boire un verre de vin avec lui.

En sortant il tendait la main au jeune homme et s’inclinant devant son ancienne flamme :

— Adieu madame Périchon, dit-il.

— Adieu missié Placide, répondit elle en lui faisant sa plus belle révérence.

FIN.