Librairie de l’Opinion (p. 172-181).

XXI.

Deux jours plus tard, on vit un cortège funèbre s’avancer le long du Mississippi et se diriger vers l’église du campement située au milieu du cimetière. L’humble bière de bois brut était portée par quatre des vieillards les plus vigoureux de la Petite Cadie et tout ce qu’il y avait d’Acadiens marchaient silencieusement derrière. La voiture de M. Bossier suivait le funèbre cortège, tandis que, dans le lointain, on entendait résonner le bruit du canon. Selon l’usage des Acadiens, (usage qui dure encore aujourd’hui), cent et un coups de canon devaient être tirés en l’honneur du patriarche le plus âgé de la colonie, et ce patriarche était le père Landry. Quelques uns des jeunes gens témoignaient leur sympathie et leur respect à la famille du défunt en se soumettant à cette coutume.

Ce bruit du canon excita une petite scène touchante que je ne puis résister au plaisir de raconter. Trop vieille et trop faible pour se mêler aux funérailles de son vieil ami, l’aïeule des Labauve s’était traînée sur la galerie pour voir passer l’enterrement. En entendant le canon, elle se tourna vers son fils :

— Ah ! Gustin, dit-elle, l’père Landry mort, j’sommes à c’t’heure la plus vieille du campement. Dis aux gars qu’y faut pas qu’y gaspillent leur poudre, car y zen auront ben vite besoin pour faire chanter leur canon sur le cercueil à la mère Labauve.

Balthazar et Pouponne marchaient à côté de la bière ; sur leurs visages pâles et tristes, on distinguait un sentiment plus calme, plus doux, plus résigné qu’on ne voit d’ordinaire chez les personnes frappées d’un pareil deuil. Derrière eux venaient tous les habitants de la petite Cadie.

Le cortège, après avoir suivi le cours du fleuve, entra dans la cour de la petite église. Après que les prières eurent été dites sur le corps de ce noble martyr, après que le prêtre eut élevé la voix pour parler des vertus de celui qui venait de quitter la terre, les porteurs reprirent le cercueil et le descendirent dans le nouveau cimetière qui entourait l’église et où on ne voyait encore que quelques croix de bois et une fosse qui attendait la dépouille d’un autre exilé.

Après quelques nouvelles prières, le cercueil fut descendu dans le trou chacun lui jeta pour adieu une poignée de terre et tout le monde s’en retourna en silence. Quelques personnes seulement, des mères, des enfants, s’agenouillèrent devant ces croix qui recouvraient des êtres aimés.

Pouponne et Balthazar restèrent penchés sur le bord de la fosse jusqu’à ce que le fossoyeur eut fait disparaître le bois du cercueil, alors ils se relevèrent et reprirent en pleurant le chemin de la cabane, suivis de Périchon qui les avait attendus à la porte du cimetière.

Après la mort du père Landry, madame Bossier vint elle-même chercher Pouponne et l’emmena chez elle.

— Ma chère enfant, lui dit-elle, vous ne pouvez plus rester à la cabane de votre père, seule avec ces deux garçons dont l’un est votre fiancé. Vous attendrez près de moi le moment de votre mariage, et, pendant les trois mois qui s’écouleront d’ici là, Balthazar pourra faire à la cabane les changements nécessaires, et nous deux, nous nous occuperons de votre trousseau. Qu’en dites-vous, ma chère Pouponne ?

Ce fut avec autant de plaisir que de reconnaissance que Pouponne accepta l’invitation de son amie. Tous les jours Balthazar venait rendre visite à sa fiancée et s’étonnait de plus en plus des changements extraordinaires qu’il observait en elle. La petite paysanne folle et gaie, au parler et aux manières tant soit peu vulgaires et qui n’avait jamais ouvert un livre de sa vie, avait fait place à une adorable jeune fille au maintien grave et modeste, à la parole pure et distinguée et dont chaque mouvement était imprégné d’une grâce inimitable. Pouponne avait beaucoup grandi pendant ces six années qui venaient de s’écouler et Balthazar avouait qu’elle avait beaucoup embelli. Sans éducation lui-même, le jeune homme dont tout le savoir consistait à savoir lire et écrire, ne pouvait s’empêcher de deviner que la petite tête de sa fiancée renfermait des trésors de science.

Grâce à Charlotte, Pouponne vendait ses cotonnades aux marchands de la Nouvelle-Orléans et en recevait un haut prix qu’elle employait presque tout à acheter des livres instructifs. En face d’une intelligence aussi extraordinaire, d’un si grand désir d’apprendre, monsieur Bossier s’était fait l’instituteur de la jeune fille. Certes, la pauvre enfant avait bien peu de temps à donner à l’étude, mais dès qu’elle avait un moment de libre, elle accourait près de ses amis et réclamait du mari des leçons d’orthographe, d’arithmétique et de géographie qui bien vite firent place aux langues étrangères, à l’histoire et aux mathématiques, et de la femme des leçons de broderies de tous genres dans lesquelles Charlotte excellait. Le résultat de cette éducation interrompue souvent pendant des semaines entières, fut, qu’au bout de quatre ans, Pouponne avait devancé Charlotte dans toutes les sciences et faisait aujourd’hui les broderies les plus exquises, les plus charmantes qui, à cette époque, valaient des prix fabuleux.

Avouons que notre petite Pouponne aimait beaucoup la toilette, aussi grâce à l’argent qu’elle gagnait et dont une bonne partie était employée au confort du père Landry, elle trouvait moyen de s’habiller, (sans extravagance, bien entendu) avec une élégante simplicité que Charlotte elle-même ne pouvait rivaliser.

Plus il la connaissait et plus monsieur Bossier avouait que son élève était pour lui un objet de surprise continuelle. Le goût du beau semblait être inné dans cette jeune créature qui ne s’était jamais trouvée en face que des beautés de la nature. D’un rien, elle se faisait une toilette charmante, d’un tour de ses doigts agiles elle métamorphosait en objets charmants et gracieux les meubles les plus grossiers. Charlotte ne faisait rien sans la consulter et mon aïeul lui-même venait quelque fois à elle pour un conseil, ou l’appelait, lorsqu’il était embarrassé dans ses calculs et cherchait la solution d’un problème. Et ce qui charmait le plus dans la douce enfant était cette touchante modestie qui présidait à toutes ses actions : au lieu d’être fière de son savoir, elle le cachait et cherchait toujours à le rapporter à ceux à qui elle le devait. Sa reconnaissance envers ses amis ne pouvait se comparer qu’à l’amitié sans bornes qu’elle leur portait.

Périchon avouait qu’il avait peur de sa sœur.

— Ça n’est plus not’Pouponne, c’te belle dame ! disait il.

Mais à force de caresses, elle réussit à l’apprivoiser et à lui faire avouer qu’il avait retrouvé sa Pouponne d’autrefois.

Pouponne n’avait pas été sans faire part à son fiancé de son intention de devenir la maîtresse d’école du canton ; mais elle rencontra une formidable opposition.

— Non, non, répondit Balthazar, il y a trop longtemps que nous sommes séparés, je ne te céderai à personne… tu es à moi, et je te veux toujours à côté de moi… Quant aux enfants, je verrai les pères de famille et je leur conseillerai de faire bâtir en commun, une grande école dont Périchon prendra le commandement. S’il n’est pas savant comme toi, ma mignonne, s’il ne sait pas le latin et la géographie, il en sait bien assez et d’reste pour éduquer les p’tits Cadiens d’la commune. Ça t’va-t-y, chère p’tite promise ?

Pouponne voulait tout ce que voulait Balthazar et ne mit aucune objection à sa proposition.

Si madame Bossier était attachée à Pouponne et la traitait en tout en égale, monsieur Bossier de son côté observait Balthazar et se sentait entraîné par les manières franches et gaies du jeune homme ; il ne fut pas longtemps sans découvrir l’intelligence, la probité, le noble courage et l’énergie de cette âme éprouvée par tant de malheurs. Le père Jacques augmenta encore cette amitié naissante en racontant à mon aïeul tout ce qu’il savait du passé de Balthazar et, lorsque deux mois environ, après le retour de celui ci, l’économe de l’habitation mourut, monsieur Bossier n’hésita pas à offrir la place à son jeune voisin.

Comme nous le pensons bien, Charlotte n’était pas étrangère à cette offre que Balthazar accepta avec la plus vive reconnaissance. Cette place était bien au dessus de ses espérances : le salaire en était de cinquante piastres par mois, et de plus, la demeure de l’économe était une jolie maisonnette couverte de lianes grimpantes et bâtie dans la cour même de monsieur Bossier, à quelques pas seulement de la maison. Ce fut une grande joie pour les deux amies : elles pourraient à l’avenir se voir à toute heure du jour, et même se parler d’une galerie à l’autre

La cabane du père Landry fut abandonnée à Périchon, et, comme celui-ci se plaignait qu’il y serait trop seul : — Eh ben, mon gars, lui dit Balthazar suis mon exemple… marie-toi… mais quant à trouver une autre Pouponne… Bernique ! c’est autre chose… y n’en a pas deux comme elle d’un bout du monde à l’autre.

Et les préparatifs du mariage allaient leur train : les ouvriers de l’habitation réparaient, peignaient la maison de l’économe et, sous la direction de Charlotte et de Pouponne confectionnaient toutes sortes de meubles pour le jeune ménage. Pouponne avait réussi à mettre de côté une petite somme qui fut consacrée à son trousseau. Malgré sa fierté instinctive, la jeune fille connaissait les usages et savait qu’elle offenserait ses amis si elle refusait leurs cadeaux de noces. Monsieur Bossier lui fit présent d’une douzaine de couverts d’argent tandis que Charlotte voulut se charger de la toilette de la mariée et que Placide, ayant entendu parler du mariage qui se préparait, envoya à la jeune fiancée un joli collier en perles dont elle se para le jour de ses noces.